L’attaque contre les pratiques illégales d’UBS n’a sans doute jamais été aussi spectaculaire. “La grande évasion fiscale”, un documentaire en trois épisodes diffusé ce mardi en prime time sur France 5 pour les deux premiers volets, et la semaine prochaine pour le dernier, illustre de façon frontale comment la principale banque de gestion privée suisse a organisé l’évasion fiscale de milliers de ses clients français. Le documentaire décortique aussi patiemment la guerre déclenchée par les États-Unis contre le secret bancaire suisse, suite à la mise au jour des filières américaines d’UBS pour organiser la fraude par un salarié, Bradley Birkenfeld, fin 2007. Enfin, le film de France 5 s’arrête sur l’affaire Cahuzac et ses conséquences, l’ex-ministre du budget ayant fait héberger son argent caché chez UBS à Genève.
Pas de révélations majeures dans ces trois fois 52 minutes pédagogiques et percutantes, surtout pour les lecteurs réguliers de Mediapart : l’immense majorité des informations distillées dans les films de France 5 ont été exposées, voire révélées, par notre site, au fil du dossier Cahuzac ou de notre série sur les carnets UBS. L’intérêt est ailleurs : dans le récit implacable et très bien mené des diverses facettes de cette histoire complexe, qui devient limpide au visionnage.
« Sur des sujets très compliqués de ce type, en télévision, il faut être simple et pédagogique, témoigne le réalisateur Patrick Benquet. Il faut savoir raconter des histoires, et construire une vraie dramaturgie. L’affaire UBS est tellement énorme qu’elle devient un fil conducteur facile à suivre. » Benquet sait de quoi il parle. Il est notamment le coauteur d’un excellent diptyque sur la Françafrique en 2010, qui éclairait de manière jamais vue les liens malsains unissant responsables politiques français et potentats africains.
Dans les trois volets de son enquête, le réalisateur utilise la même clé pour rendre lisible et accessible le dessous des cartes : des témoins. À ce titre, le premier épisode est le plus éclatant. Face caméra, posément, trois anciens salariés français de la banque déroulent leurs accusations. Parmi eux, Nicolas Forissier, l’ancien contrôleur interne d’UBS France qui a été licencié après avoir dénoncé les pratiques illicites de la banque (nous avions exposé son cas ici, en protégeant son identité à l’époque) et qui a gagné en première instance aux prud’hommes en juin 2012, et Stéphanie Gibaud, l’ancienne responsable marketing dont nous avons détaillé la situation le mois dernier, lors de son passage aux prud’hommes.
Mais Benquet fait aussi parler, pour la première fois à visage découvert, un autre ex-salarié, Olivier Forgues, dont le témoignage est accablant. Rappelant qu’il croyait alors travailler « pour la plus belle banque au monde », ce chargé d’affaires, qui démarchait des clients français pour le compte de la filiale parisienne d’UBS, raconte comment ils étaient, lui et ses collègues, en permanence incités à adresser ces riches cibles à ses homologues suisses, experts dans l’art de dissimuler de l’argent aux yeux du fisc français.
Ces trois témoins ont été renvoyés (pour la banque, Forgues a justement tenté de cacher l’argent d’un client en Asie, ce qu’il conteste farouchement), et racontent tous être depuis écoutés, surveillés et suivis de près. Par qui ? Dans son livre Ces 600 milliards qui manquent à la France, qui a déclenché l’affaire en France et a servi de base à l’enquête de Patrick Benquet, le journaliste de La Croix Antoine Peillon désigne les services secrets français. Il répète ces accusations dans le film.

Les faits égrenés par les trois anciens employés de la banque, calmes et sûrs de leur fait, créent un effet implacable. « Leur récit est traité à la façon d’un polar, précise le réalisateur. Ce sont des héros qui sont devenus des victimes. » Pendant de longs mois au moins, le temps que leurs accusations commencent à être relayées, et crues. Aujourd’hui, eux et les documents qu’ils ont accumulés sont au cœur des enquêtes menées par la justice et les douanes sur les pratiques de la banque. Il est tout à l'honneur de France 5 de mettre leur témoignage en valeur... y compris par une campagne de presse en forme de clin d'œil pour vanter son programme.
Le 31 mai dernier, UBS France a été mise en examen pour complicité de démarchage illicite, et placée sous le statut de témoin assisté pour les qualifications de blanchiment de démarchage et de blanchiment de fraude fiscale. Trois anciens cadres de la banque, dont l’ex-directeur général, l'avaient déjà été. Une semaine plus tard, c’est la maison-mère suisse, UBS AG, qui est mise en examen pour démarchage illicite. Le 26 juin 2013, l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP), le gendarme des banques, a infligé à la banque la plus forte amende de son histoire. Dix millions d'euros, assortis d’un blâme, pour son « laxisme » dans la mise en place du contrôle des pratiques de ses salariés.
Comme l’a relevé l’AFP, dans son dernier rapport sur ses résultats trimestriels paru il y a quelques jours en Suisse, la banque indique que « dans certains cas, le groupe pourrait s'engager dans la voie d'accords négociés », dans le cadre des poursuites judiciaires déclenchées en France et en Suisse. Dans l’Hexagone, UBS serait-elle prête à plaider coupable pour éviter d’être trop mise sur le gril ? C’est la voie qu’elle avait choisie aux États-Unis, en acceptant en 2009 de payer 780 millions de dollars d’amende et de livrer au fisc des détails sur 4 450 de ses clients américains. Un épisode qui a conduit le responsable juridique de la maison-mère à livrer de spectaculaires excuses devant le Sénat américain, le 17 juillet 2008.
Cette solution est loin d’être avancée officiellement du côté d’UBS France. Interrogé par le documentariste, après six mois de patience, son président Jean-Frédéric de Leusse balaye les accusations de ses anciens salariés, et menace même… de les poursuivre en justice ! Une séquence qui rendrait aujourd’hui la banque assez nerveuse. France 5, elle, a tout fait pour ne pas être attaquable juridiquement, en pesant scrupuleusement chacun des mots employés dans le documentaire.
Dans son enquête, Patrick Benquet reprend des routes explorées deux mois auparavant par Arte, pour comprendre pourquoi et comment la Suisse est devenue « ce petit pays qui vit de l’argent caché des autres ». Il croise donc lui aussi l’universitaire et ex-politique genevois Jean Ziegler, poil à gratter de la confédération, qui reprend, parfois au mot près, le discours assassin qu’il a développé sur Arte à propos de son pays. Parmi les autres personnages clés de l’enquête, on retrouve… Fabrice Arfi, le journaliste de Mediapart à l’origine des révélations sur le compte caché de Jérôme Cahuzac.
Notre confrère a largement l’occasion de développer les raisons pour lesquelles notre site condamne le maintien du « verrou de Bercy », cette exception française qui réserve au ministère de l’économie le monopole du déclenchement des poursuites pénales en matière de fraude fiscale. La loi qui aurait permis de faire sauter ce verrou, mais qui fait l’impasse sur la question, est votée solennellement le jour même de la diffusion du film de France 5. Ce travail impressionnant ne devrait pas faire vaciller les certitudes de nos responsables politiques sur la question. « Je ressors de plus d’un an de travail avec un grand pessimisme, constate Benquet. Cette enquête est démoralisante quant à la volonté ou la capacité de nos élites de changer le système. »
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