De notre envoyé spécial à Bruxelles
« C'est effarant. » L'eurodéputé Philippe Lamberts reconnaît avoir été surpris à la lecture du document publié lundi en intégralité par l'Autorité bancaire européenne (EBA). Dans un projet de règlement (un « acte délégué », dans le jargon), l'institution assouplit le plafonnement des bonus des banquiers, décidé en début d'année à Bruxelles au terme de plusieurs années de négociations.
« Ils sont prêts à accepter des exceptions pour des montants de rémunérations qui vont jusqu'à un million d'euros. Ils détournent l'esprit qui était le nôtre, quand nous avons adopté ce texte », réagit l'élu Philippe Lamberts, membre du groupe des Verts à Strasbourg.
Ce dernier avait gagné le surnom d'« homme le plus détesté de la City » après avoir introduit une proposition qui avait fait grand bruit : les bonus ne pourront pas dépasser 100 % du salaire de base, ou 200 % avec l'aval explicite des actionnaires de la banque. Cet accord, qui visait en particulier les salariés gagnant plus de 500 000 euros brut à l'année, avait été obtenu entre le conseil européen et le parlement, en février 2013 (lire la directive). L'essentiel du chemin paraissait donc avoir été fait. À l'origine, certains, au parlement, plaidaient pour une limitation plus ferme, à 50 % du salaire de base.
Que dit l'« acte délégué » de l'EBA (à lire ici) ? Il établit d'abord des critères pour identifier les « porteurs de risques » au sein de chaque banque. Sont concernés les membres de la direction, mais aussi tout employé qui gagne plus que 500 000 euros brut par an (parts fixe et variable), ou encore les 0,3 % des salariés de l'entreprise qui ont la rémunération la plus élevée.
Le seul critère du seuil à 500 000 euros permet d'identifier 19 642 personnes, sur un total de 1,5 million d'employés, au sein de 36 banques sur lesquelles l'EBA a travaillé pour ses simulations. Comme ce chiffre de 1,5 million d'employés représente la moitié du secteur bancaire européen, on peut en déduire que la population totale soumise à ces nouvelles règles d'encadrement des bonus devrait approcher la barre des 40 000. Mais l'EBA a pris soin, au terme d'une consultation de trois mois, de définir des possibilités d'« exclusion » de cette catégorie. En tout, pas moins de 12 000 banquiers – sur les 40 000 – pourraient y échapper.
Trois cas de figure ont été prévus. Pour exclure les salariés touchant entre 500 000 et 750 000 euros de la limitation des bonus prévue, la banque devra le notifier aux « autorités compétentes ». Entre 750 000 et un million d'euros, un accord préalable de ces autorités sera nécessaire. Quant à l'autorité bancaire européenne, elle ne devra statuer sur ces cas d'exclusion que pour les salariés touchant plus d'un million d'euros.
« Les rémunérations ne sont qu'une approximation pour définir les prises de risque. Des institutions pourraient établir que certains employés, qui auraient été identifiés à l'aide de ce seul critère quantitatif, ne peuvent pas impacter, dans la réalité, le profil de risque de leur institution, sous certaines conditions », se justifie l'EBA.
« Sur le principe, il y a vraiment un problème : si ce personnel n'affecte pas le risque de la boîte, quelle est alors la logique de lui verser une part variable à son salaire ? » s'interroge Philippe Lamberts. En théorie, le versement d'un bonus vient récompenser une prise de risque.
Interrogé par Mediapart, Michel Barnier, le commissaire européen chargé des dossiers de régulation financière, qui soutient le principe de la limitation des bonus, se refusait mardi à tout commentaire. Le texte n'est pas encore entré en vigueur, mais il reste peu de place pour de nouvelles négociations. La commission doit encore l'examiner, avant de l'adopter dans les trois mois – sans doute fin février – par le collège des commissaires. Le parlement européen devra ensuite à nouveau se prononcer sur le texte, en séance plénière à Strasbourg, en mars ou en avril, avant les élections de mai 2014. Mais avec une subtilité : les eurodéputés, à ce stade, ne peuvent plus qu'adopter en bloc, ou rejeter en bloc, un « acte délégué ».
Le Royaume-Uni a par ailleurs engagé une action en justice, en septembre, contre la limitation des bonus des banques, auprès de la cour européenne de justice, la plus haute instance juridique de l'UE. « Réglementer les rémunérations de cette manière va au-delà de ce que permet le traité européen », avait alors expliqué un porte-parole du Trésor britannique.
Le projet de plafonner les bonus des banquiers n'est pas qu'un geste politique. Il obéit à une logique économique défendue par bon nombre d'économistes : les rémunérations excessives de certains banquiers sont l'une des explications de la crise financière de 2008. Elles les ont incités à prendre davantage de risques à court terme. Ces derniers sont en effet intéressés aux profits de la banque, sous la forme de bonus, mais ne paient aucun « malus » en cas de perte. Ils ont donc tout intérêt à continuer à prendre des risques, puisqu'ils gagnent presque à tous les coups.
Selon un autre rapport récent de l'autorité bancaire européenne, le nombre de très hauts revenus (plus d'un million d'euros brut) est reparti à la hausse dans le secteur financier européen en 2012, comparé à 2011 (après une baisse continue en 2010 et 2011, sous l'effet de la crise). On compte 2 714 employés de ce type en Grande-Bretagne (dont 2 188 dans la seule banque d'investissement), 212 en Allemagne ou encore 177 en France. L'Hexagone est l'un des pays d'Europe où l'écart entre la part fixe et le bonus est le plus élevé.
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