À huit milliards d’euros, ce serait vraiment le casse du siècle. Début janvier, au lendemain du Réveillon, quelque 500 000 cadres à la retraite âgés, ayant cessé leur activité professionnelle avant 1992, et leurs ayants droit (veufs et veuves), vont découvrir que l’organisme prestataire du régime de retraite des cadres ne leur a pas viré le quatrième versement trimestriel pour l’année 2013. Une mesure consécutive au passage au règlement mensuel « terme à échoir », en début de période, de toutes les retraites des cadres, payées jusqu’ici trimestriellement.
Comme toujours au pays de Descartes, on s’en voudrait de faire simple quand on peut faire compliqué. Il en va du paiement des pensions comme du reste. La retraite dite « de base », à la charge de la CNAV pour le régime général des salariés non-fonctionnaires, est versée mensuellement mais « à terme échu », en pratique (discutable, au demeurant) à partir du neuvième jour du mois suivant celui ouvrant les droits. En revanche, les retraites complémentaires des cadres étaient, jusqu’à la fin de cette année, payées généralement « terme à échoir », c’est-à-dire en début de période, mais par trimestre. À l’exception notable de ces cadres retraités avant 1992, dont la pension trimestrielle était encore « à terme échu ».
Le passage au 1er janvier au règlement mensuel des retraites complémentaires était souhaité par les partenaires sociaux, au nom de la simplification. À ce titre, la logique aurait voulu que la CNAV apporte également sa contribution, en passant la retraite de base à « terme à échoir », c’est-à-dire au versement en début de mois. Après tout, la retraite est un droit acquis qui n’est plus, à l’inverse du salaire, la contrepartie d’un travail effectué. Mais il faut croire que les trésoriers du régime général tiennent beaucoup à ces nombreux jours pendant lesquels ce qui est dû n’est pas payé. Même au très bas niveau actuel des taux d’intérêt, c’est toujours ça de pris. De la même manière, comme l’Agirc l’avoue encore dans une note explicative (que nous publions ci-dessous), la mensualisation a un avantage en cas de décès du retraité : le trop perçu « terme à échoir » sera au maximum d’un mois et non plus d’un trimestre.
Note Explicative 1 by Philippe Ries
La note explicative de l'Agirc © Agirc/Arcco
Pourquoi cette « réforme » (on a celle que l’on peut) aboutit-elle, pour 500 000 personnes très âgées, à se voir privées de ce qu’elles pouvaient légitimement s’attendre à percevoir ? Parce que l’Agirc en profite pour leur reprendre un « trimestre » d’avance touché il y a 21 ans et plus, au moment de leur départ en retraite. Cet « arrérage » avait été instauré en 1952 pour éviter que les cadres partant en retraite ne touchent leur première prestation « à terme échu » à la fin du trimestre ayant suivi celui de la cessation d’activité, soit une période pouvant aller jusqu’à six mois dans le pire des cas. Le régime complémentaire ayant été créé en 1947, les retraites étaient à la mesure des cotisations versées, modestes. Pour l’Agirc, ce trimestre d’avance faisait de facto des cadres des retraités payés « terme à échoir », une situation qui sera généralisée de jure en 1992 pour ceux qui partaient en retraite après date. Pourquoi n’avoir pas à l’époque étendu cette mesure au « stock » des retraités antérieurs ? L’habituelle insouciance bureaucratique, manifestement. Il faut attendre le 8 mars 2013 pour que la commission paritaire gérant le système saisisse l’occasion de la mensualisation, décidée par le législateur, pour instituer le paiement terme à échoir pour tous.
Selon l’Agirc, les retraités antérieurs à 1992 ne subiront « dans la réalité aucune perte de ressources », affirme la note explicative. « En 2013, vous aurez perçu, comme en 2012, quatre versements trimestriels. En 2014, vous percevrez douze versements mensuels. » «Tout au contraire, explique l’institution, un versement supplémentaire fin 2013 ou début 2014, a fortiori trimestriel, vous octroierait des ressources supplémentaires indues puisque dépassant l’équivalent global de quatre trimestres ou de douze mois d’allocations par an. » Et d’invoquer le précédent du passage à la mensualisation en 1979 par l’Arcco (régime complémentaire de tous les salariés, non cadres et cadres) et le jugement rendu par la Cour de cassation en 1988. Mais un certain nombre de ces pensionnés de longue date ne l’entendent pas de cette oreille.
Retraitée en 1990, cadre de l’édition parisienne, Hugette C. ne décolère pas. Elle a écrit, sur sa machine à écrire ou à la main, au président du GIE Agirc-Arcco, à Guillaume Sarkozy (frère de « l’autre ») qui dirige Malakoff-Médéric, une des sociétés gérant les retraites complémentaires, à Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO (cette centrale n’ayant pas signé l’avenant conduisant à la mensualisation), au défenseur des droits. Son argumentation est simple. Un, l’arrérage n’est pas un « trimestre » ni une « allocation » mais une rente viagère acquise jour après jour et non susceptible de restitution. Deux, la rétroactivité, après plus de vingt ans, est contraire à toutes les règles de droit, et notamment au code civil. Trois, des organismes, comme Malakoff-Médéric, récupèrent des sommes versées par d’autres institutions, dont elles ont pris la succession.
Elle a également écrit au premier ministre Jean-Marc Ayrault (qui a transmis à Marisol Touraine) pour attirer l’attention sur le manque à gagner en cotisations sociales (CSG et CRDS) et impôts sur le revenu que les cadres retraités d’avant 1992 n’acquitteront pas sur ces 8 milliards d’euros. Une perte de recettes que l’ancienne comptable en chef évalue à quelque 3 milliards d’euros. « Le fisc est fraudé, il n’y a pas de question », affirme-t-elle à Mediapart.
Autant d’arguments qui sont écartés, non sans une certaine indignation, par les responsables de l’Agirc interrogés par Mediapart. « Vous devriez vous intéresser au profil des gens qui se manifestent », conseille une porte-parole. « Ils revendiquent une ressource supplémentaire alors que nous sommes en situation tendue. » Derrière les querelles de chiffres (sur le nombre d’allocataires concernés et les sommes en jeu), au-delà de la controverse juridique, il y a en effet un enjeu social majeur. Longtemps prospères, les régimes complémentaires s’acheminent irrésistiblement vers le déséquilibre provoqué par les départs massifs en retraite des enfants du « baby boom » et la précarisation relative des actifs. La mensualisation, décidée en 2011 par les partenaires sociaux, permet de faire passer 8 à 10 milliards d’euros de la trésorerie du régime complémentaire vers ses réserves de moyen terme afin de faire face au déficit structurel qui s’annonce pour la fin de cette décennie et pendant la suivante. « Cela évitera des mesures plus douloureuses sur la valeur du point et bénéficiera à tous, y compris à ceux qui revendiquent aujourd’hui, s’ils sont encore vivants, ce que nous leur souhaitons », explique-t-on au service juridique de l’Agirc.
L’Agirc précise par ailleurs que les personnes concernées par le trimestre supplémentaire se chiffrent à 230 000 retraités en droits directs et 297 000 conjoints survivants. Et que les huit milliards, mis de côté en une fois, ne proviennent pas principalement de cet « arrérage » mais de la mensualisation de l’ensemble des pensions. Sur le plan juridique, le régime complémentaire estime que l’arrérage n’est pas une « libéralité » qui aurait été accordée quand les caisses étaient pleines mais bien un « trimestre » avancé sur les mêmes critères d’éligibilité que les droits à retraite ordinaires. Cette avance permettait en fait à cette population de se trouver dans la même situation que tous les autres retraités, payés légalement « à terme échu » mais pratiquement « terme à échoir ». « Il y a un risque de recours juridique, reconnaît un responsable, mais le risque que ce recours prospère me paraît exclu. » Quant au risque politique, il paraît bien faible. Quel gouvernement prendrait le risque de déstabiliser financièrement le régime complémentaire des cadres pour faire bénéficier des retraités aisés de ce que l’Agirc qualifie d’« effet d’aubaine » et d’« enrichissement sans cause » ?
Contestant les chiffres de l’Agirc, les protestataires estiment que l’essentiel des huit milliards viendra bien de leur poche, évaluant l’arrérage trimestriel des personnes concernées à une moyenne de 9 300 euros (ce qui donnerait en fait une somme globale proche de 4,5 milliards). Montant qui, ajouté à la retraite de base au taux maximum (devenu pratiquement impossible à obtenir pour les générations plus récentes et actuelles de retraités), donnerait une pension mensuelle moyenne de 4 500 euros pas mois (soit plus de deux fois le salaire médian en France). Difficile dans ces conditions d’aller pleurer misère devant l’opinion publique.
La vérité historique et sociologique veut que les cadres partis en retraite avant 1992 ont connu le « meilleur des mondes » : les années de forte croissance des Trente Glorieuses, le plein emploi, les largesses mitterrandiennes (retraite à 60 ans), des taux de remplacement (du dernier salaire) encore élevés, les très généreuses pré-retraites (avec garantie de ressources) accordées par les entreprises (surtout les grandes) quand les choses ont commencé à se gâter, l’allongement considérable de l’espérance de vie, la constitution à bon compte d’un patrimoine immobilier grâce aux taux d’intérêt réels négatifs (inflation des années 1970 et 80), de nombreuses prestations « sociales » sans conditions de ressources, etc. Liste non limitative. À tel point que les personnes âgées « économiquement faibles » des premières décennies d’après la Seconde Guerre mondiale ont laissé la place à une population du « troisième âge » dont le revenu moyen est le plus élevé de toutes les couches sociales.
Ce qui ne justifierait cependant pas un abus de droit (la justice tranchera de nouveau si elle est saisie) pouvant conduire à léser 500 000 personnes très âgées, et encore moins la grande discrétion des partenaires sociaux sur cette retombée pourtant prévisible de la négociation visant à préserver l'équilibre des régimes complémentaires. Dans les annonces concernant la mensualisation publiées par les gestionnaires des retraites, il faut bien chercher une information concernant la “reprise” du trimestre supplémentaire. Et l'Agirc ne s'est expliquée qu'après avoir enregistré les premières protestations. Comme si on avait cherché à passer furtivement, en pariant sur le très grand âge des allocataires concernés.
Au demeurant, s’il y a un enseignement à tirer, en attendant les éventuels développements contentieux, de cette affaire, il concerne (surprise, surprise !) l’opacité du système français des retraites, à l’abri de laquelle prospèrent les situations inéquitables : innombrables régimes spéciaux (à commencer par ceux, particulièrement iniques, de la classe parlementaire), différence de traitement entre les secteurs privé et public (à l’avantage du second), maquis impénétrable des nombreux régimes et gestions hasardeuses, transferts plus ou moins clandestins de l’un (le régime général) aux autres, etc. Une complexité qui n’est pas perdue pour tout le monde. Dans ce domaine aussi, un « choc de simplification » ne serait pas du luxe.
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