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«Golden Road»: le trafic d'or entre Italie et Suisse se porte à merveille!

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Avril 2013, autoroute A9, entre Milan et Chiasso. À une vingtaine de kilomètres de la frontière suisse, dans la province italienne de Côme, un commando d’une dizaine d’hommes armés et cagoulés prend d’assaut deux véhicules blindés transportant une cargaison de lingots d’or. L’attaque est spectaculaire : deux poids lourds pilotés par les malfrats se placent en travers de l’autoroute, des clous à trois pointes sont jetés sur le bitume, des tirs de kalachnikov éclatent. Les fourgons sont criblés de projectiles.

L'autoroute A9, qui part de Milan vers la Suisse.L'autoroute A9, qui part de Milan vers la Suisse.

Les transporteurs se rendent, laissant les voleurs s’emparer de 240 kilos de métal jaune, d’une valeur de plus de 10 millions d’euros. La bande de malfaiteurs s’enfuit à bord de trois automobiles, qui seront abandonnées non loin de là. Le 13 janvier, les carabiniers italiens ont arrêté trois hommes soupçonnés d’être impliqués dans l’organisation de l’attaque.

Le précieux chargement voyageait d’Italie vers la Suisse. L’autoroute A9, qui relie la Lombardie au Tessin, est désormais appelée la Golden Road. Sur cet axe autoroutier transitent quotidiennement des véhicules blindés de transport d’or. Tous franchissent la frontière helvétique et déchargent leur cargaison en Suisse, en premier lieu au Tessin. Selon l’Institut national italien de la statistique (Istat), 146 tonnes de métal jaune ont traversé la Golden Road en 2012, enregistrant une hausse de 22 % par rapport à l’année précédente. Entre 2010 et 2011, l’augmentation était de 79 %.

En 2013, la quantité d’or transportée sur cette artère autoroutière s’élevait à 90 tonnes dans les dix premiers mois de l’année. Voilà qui ressort des statistiques du commerce légal.

Le trafic illégal, lui, échappe à toute statistique. Il est le fait de réseaux criminels opérant souvent « à l’ancienne », avec le vieux stratagème du coffre à double fond et de passeurs discrets. Tel cet Italien de 53 ans arrêté le jour de Pâques de 2013 près de la douane de Ponte Chiasso. Cent dix kilos d’or en lingots ont été découverts dans une cachette que l’homme avait bricolée dans sa voiture, un banal véhicule utilitaire choisi pour tromper la vigilance des gardes-frontière. Tout aussi artisanal était l’emballage enveloppant les lingots : papier journal et ruban adhésif.

La police ignore la provenance du métal jaune, les lingots étant dépourvus d’attestation de traçabilité et même d’indice sur sa pureté. Ancien membre de la Garde des finances (la police douanière et financière italienne), résidant en Suisse et représentant d’une société active dans le secteur des métaux précieux, le ressortissant italien devrait comparaître pour blanchiment devant le tribunal de Côme.

« Il ne s’agit pas d’un cas isolé », expliquait quelques jours après l’assaut, à la Radiotélévision suisse italienne, Alessandro Lucchini, commandant de la Garde des finances, à l’époque en poste à Ponte Chiasso : « Ces deux dernières années, les saisies d’or ont augmenté de façon exponentielle, du moins dans les passages de frontières de la province de Côme. » En 2011, la Garde des finances saisit 7 kilos d’or. L’année suivante, la hausse s’amorce avec 58 kilos confisqués. Et c’est le record en 2013 : les douaniers italiens mettent la main sur plus de 120 kilos dissimulés dans des voitures roulant vers la Suisse. C'est une belle prise, mais une goutte d'eau dans l’océan de l’or clandestin.

Selon les autorités italiennes, au moins 5 tonnes de métal jaune ont franchi illégalement la frontière tout au long de 2013, échappant à la surveillance policière.

Étrangement, la Direction d’arrondissement des douanes de Lugano affirme pour sa part qu’elle n’a pas connaissance du phénomène. Même réponse à Berne. L’Administration fédérale des douanes (AFD) se dit même plutôt surprise d’apprendre l’existence d’un trafic d’or illégal entre l’Italie et la Suisse : « Nous avons eu, ces dernières années, seulement quelques cas mineurs concernant la contrebande de l’or. Nous n'avons pas de données statistiques à ce sujet », déclare le chef du service de communication de l’AFD.

Un "compro oro" en ItalieUn "compro oro" en Italie © Reuters

L’explosion du commerce de l’or s’explique par la prolifération fulgurante en Italie de boutiques labellisées “Compro oro” (Achat d’or). Elles ont poussé comme des champignons, au plus fort de la crise économique. On estime à plus de 30 000 ces petits commerces. Ce phénomène s’est également développé en Suisse, où certains négociants n’hésitent pas à recevoir leur clientèle dans des lieux improvisés, souvent dans des hôtels discrets, à l’abri des regards. Les affaires se concluent sur parole. Aucun reçu ne signale ces transactions.

L’an dernier, un Italien sur quatre a franchi la porte des “Compro oro” pour vendre des bijoux de famille, montres et tout objet en or, y compris ces petites médailles que les nouveau-nés reçoivent en cadeau lors de leur baptême. En contrepartie, quelques centaines d’euros en liquide viennent secourir des familles en détresse. La crise de 2008 a accentué ce commerce privé d’or. Le chiffre d’affaires a de quoi donner le tournis : il est estimé à plus de 9 milliards d’euros par an.

« Les boutiques Compro oro ont tissé des liens avec le crime organisé, comme l’ont révélé de nombreuses opérations de police, qui ont mis au jour des affaires d’évasion fiscale, d’usure, de recel et de blanchiment. C’est dire à quel point ce type de commerce est exposé aux infiltrations criminelles », analyse Ranieri Razzante, professeur en législation antiblanchiment de l’Université de Bologne, consultant auprès de la Commission parlementaire italienne antimafia, et président de l’Association italienne antiblanchiment.

Inquiète de cette évolution, la commune de Tradate, dans la province de Varèse, près de la frontière tessinoise, a interdit en 2011 l’ouverture de nouveaux magasins, dans le but de « protéger les citoyens », peut-on lire dans l’ordonnance municipale, citée par Il Fatto Quotidiano, « contre une hausse incontrôlée de la criminalité, qui augmente proportionnellement à la diffusion et à la concentration de commerces Compro oro ». Ces enseignes représentent le premier chaînon d’un réseau qui fonctionne comme un vaste collecteur de métal jaune.

La multiplication de ces boutiques a eu pour effet de générer un surplus d’or dans les circuits commerciaux. Voilà pourquoi les quantités excédentaires prennent, légalement ou illégalement, le chemin de la Suisse. La place tessinoise, en outre, abrite trois des fonderies les plus prisées de la planète – Argor-Heraeus, Valcambi et PAMP – autorisées à transformer les bagues, les colliers, les monnaies et autres objets en lingots, estampillés et garantis selon les normes internationales. Ces trois usines sont situées dans la région de Mendrisio, nommée depuis le « Triangle d’or », où transite la moitié de l’or extrait au niveau mondial.

La place tessinoise, en outre, abrite trois des fonderies les plus prisées de la planète.La place tessinoise, en outre, abrite trois des fonderies les plus prisées de la planète. © (dr)

Des dizaines de sociétés internationales actives dans le commerce et le courtage de métaux précieux ont élu domicile à Lugano et à Chiasso. Nous avons contacté plusieurs de ces entreprises. Aucune n’a souhaité répondre à nos questions. L’une d'elles, basée à Chiasso, se trouve actuellement dans le collimateur des enquêteurs italiens, d’après L’Espresso et la Nazione. Cette société et son dirigeant, qui vit à Lugano, figurent dans des documents de l’enquête de la police italienne « Fort Knox » et se situeraient même, selon ces documents, au sommet de la pyramide.

Pour l’instant, les recherches sur cette société se poursuivent dans la discrétion entre l’Italie et la Suisse. Folco Galli, porte-parole de l’Office fédéral de justice (OFJ), confirme que la Suisse a reçu une commission rogatoire émanant des autorités italiennes, mais la Confédération n’a pas encore terminé son travail dans la procédure d’assistance judiciaire. À ce jour, aucune procédure judiciaire n’a été intentée contre les auteurs de ces trafics, ni au Tessin ni sur le plan fédéral.

Les investigations « Fort Knox » ont permis aux policiers italiens d’infiltrer le monde opaque des “Compro oro”. En automne 2012, les enquêteurs ont dévoilé l’existence d’une filière de blanchiment et de recel d’or. La récolte de bracelets, colliers, bagues, etc., s’intensifiait dans les districts d’Arezzo, Marcianise et Valenza, où se concentrait l’activité de fusion, puis de transformation des objets en barres d’or d’une taille de dix centimètres, facilement transportables. Ces barres d’or illégal sont ensuite transformées sur le sol suisse en lingots nantis d’une carte d’identité et frappés d’un sceau indiquant leur nouvelle provenance. Les voilà menant une nouvelle vie, propre et légale.

Entre 2011 et 2012, près de 4 500 kilos d’or auraient ainsi traversé la frontière suisse, avec une valeur de marché de plus de 170 millions d’euros. Une seule organisation criminelle aurait géré la quasi-totalité de ce pactole, répartis dans cinq cents comptes bancaires. L’équipe de malfaiteurs comptait 118 membres. Certains se procuraient la matière première à travers les “Compro oro” ; d’autres se chargeaient de la stocker ; d’autres encore effectuaient les transports vers la Suisse.

Chargé des enquêtes les plus complexes sur le trafic de l’or, le procureur Mariano Fadda avait mis au jour, entre 2006 et 2009, une autre affaire de contrebande de métal jaune pour une valeur de 90 millions d’euros, passé frauduleusement de l’Italie au Tessin. Les investigations avaient permis d’identifier les passeurs ou coursiers. Certains étaient des employés des raffineries tessinoises. Le cas le plus spectaculaire est celui d'un ancien directeur adjoint d’Argor-Heraeus, entreprise suisse active dans les métaux précieux et soupçonnée de blanchiment, en raison du raffinage d’or pillé de la République démocratique du Congo (RDC) en 2004 et 2005. Il voyageait avec 16 kilos d’or dissimulés dans sa voiture.

Comment l’or provenant du marché noir a pu être certifié et lavé de toute tache ? Dans les fonderies tessinoises, pour être admis comme client, il faut remplir divers formulaires, avoir un casier vierge, une bonne réputation et, surtout, prouver que l’or a une origine propre. Pour déjouer ces contrôles, les organisations criminelles ont dû user de complices. Qui sont-ils ? La question demeure pour l’heure sans réponse.

Les investigations policières ont pourtant mis en lumière une évolution. Avant de migrer vers l’Italie, le centre névralgique du commerce de l’or se situait en Suisse. Dans les années 1970, jusqu’à la fin des années 1990, l’or voyageait de la Suisse vers l’Italie. Et pour s’approvisionner, les orfèvres italiens faisaient appel aux contrebandiers...

C’est durant ces deux décennies que les banques suisses ont investi le marché de l’or, les plus importantes d’entre elles contrôlaient directement les raffineries : Argor était une filiale de UBS, Valcambi de Crédit suisse et Metalor, sise à Neuchâtel, appartenait à la Société de banque suisse (SBS). En 1968, ces trois instituts bancaires ont créé le Zurich Gold Pool qui, jusqu’au début des années 2000, était la principale place mondiale pour le commerce du métal jaune.

Ces dernières années, l’Italie est devenue l’un des plus grands exportateurs d’or du monde, voire le plus important. Ce n’est pas un hasard si le dernier sommet du LBMA (pour London Bullion Market Association), le lobby de l’affinage, s’est tenu l’automne dernier à Rome. Bien que, dans les années 1990, les grandes banques suisses aient abandonné leurs participations dans les raffineries, elles restent encore bien actives dans ce secteur, soit avec des participations dans des sociétés minières, soit en investissant directement dans le métal jaune.

C’est que l’or constitue un refuge en temps de crise. « Durant les périodes de forte instabilité économique, les fonds d’investissement offrant des dépôts d’or sont à la mode. à cet égard, les banques helvétiques restent des acteurs incontournables sur le marché aurifère mondial », explique Sergio Rossi, professeur ordinaire de macroéconomie et économie monétaire à l’Université de Fribourg. « Attirés par les augmentations spectaculaires des prix observées durant les dix dernières années – de 340 dollars l’once en janvier 2003, à 2 500 dollars l’once en décembre 2013, et un prix de 1 900 dollars l’once en septembre 2011 –, les investisseurs privés italiens ont massivement acheté de l’or, après l’éclatement de la crise financière globale et systémique en 2008 », rappelle-t-il.

L’explosion de la demande privée italienne a aussi contribué à alimenter le fleuve aurifère qui inonde le Tessin depuis quelques années. Préoccupés par le cours de l’euro et voulant tromper le fisc, les Italiens ont multiplié les achats de métal jaune sur la place tessinoise ces dernières années. « Il suffit de faire un tour à Lugano et Chiasso pour voir que, à côté du flux officiel d’or, il y en a un autre, parallèle, qui n’est pas enregistré par les statistiques nationales et qui est nourri par des transports plus ou moins petits, non quantifiables », expliquait déjà en 2011 Giuseppe Chiellino, journaliste du quotidien économique italien Il Sole 24Ore.

D’où l’apparition dans le canton du Tessin de sociétés proposant la location de coffres-forts avec un argumentaire comme celui-ci : « Nous offrons des services permettant la conservation de bijoux et métaux précieux en toute discrétion ; sans aucun compte bancaire et sans aucune obligation d’échanger des informations avec les autorités d’autres pays. » D’autres entités – comme la Pro Aurum, société internationale ayant son siège en Allemagne et des filiales à Zurich et à Lugano – proposent, elles, de déposer les lingots dans un coffre-fort loué dans un port franc de Zurich. Où les « frais de garde » se montent à 0,75 % de la valeur du métal jaune.

On peut déposer et revendre de l’or à l’intérieur de ces zones bénéficiant d’un statut fiscal spécial. La seule condition ? Il faut assurer une valeur plancher. Par exemple, le port franc de Zurich n’accepte pas de dépôt en or inférieur à 25 000 francs suisses. Le secret bancaire suisse est mort, dit-on. Vive le secret doré des ports francs !

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