Dans la chute de la maison Peugeot, une famille qui passe la main après deux siècles passés à la tête de ce qui était devenu l’un des principaux groupes industriels français, il devrait y avoir une leçon pour l’économie et la société françaises : lorsqu’on refuse d’embrasser la mondialisation de manière volontaire et délibérée, elle revient pour vous étrangler. Malheureusement, il y a fort à parier que le message sera perdu dans le brouhaha hexagonal, caricaturalement alimenté par Arnaud Montebourg qui s’affirme, de dossiers en interventions, comme l’idiot du village global.
En premier lieu, il convient d’écarter le sempiternel débat sur le « capitalisme familial » qui est au mieux anecdotique. Si les Peugeot ont perdu le contrôle de leur empire (mais pas de leur cagnotte personnelle), qu’ils vont désormais partager dans un attelage baroque avec l’État français et l’État chinois (à travers le constructeur Dongfeng), c’est avant tout parce qu’ils n’ont pas été à même de trouver parmi eux, depuis plusieurs générations, ou dans le petit vivier patronal français, les dirigeants capables de faire prendre au groupe sochalien le virage majeur qu’a connu l’industrie automobile à partir des années 80 du siècle dernier. Rappelons que la famille Toyoda dirige toujours le numéro un mondial Toyota, alors que sa participation au capital du groupe est devenue symbolique. La légitimité ne se réduit pas à un pourcentage actionnarial.
Et c’est ici qu’intervient la Citroën BX de Jacques Calvet. Énarque, ancien haut fonctionnaire du Trésor, fidèle collaborateur de Valéry Giscard d’Estaing rue de Rivoli, passé ensuite par la banque (BNP), Jacques Calvet se retrouvera à la tête de PSA Peugeot Citroën dans cette période cruciale, de 1983 à 1997, au moment où l’irruption des constructeurs nippons sur la scène internationale annonce l’éclatement des cadres traditionnels : les grands Européens chez eux, chacun sur leur marché national, les Big Three de Detroit en Amérique (avec des filiales européennes implantées presque par effraction au lendemain de la Seconde Guerre mondiale).
Au moment où Toyota invente « la machine qui a changé le monde » (titre du célèbre ouvrage du MIT consacré au Toyota Manufacturing System), révolutionnant non seulement les processus de production mais aussi le temps qu’il faut pour concevoir, développer et mettre en production une voiture, Jacques Calvet devient l’homme d’une croisade protectionniste : empêcher l’envahisseur japonais de mettre le pied en Europe. C’est aussi l’époque où Detroit, patrons et syndicalistes main dans la main, se situe en pointe dans le « Japan bashing » qui conduira les autorités américaines à imposer au Japon des mesures coercitives ou « volontaires » de protection de l’industrie automobile américaine, ainsi qu’une réévaluation brutale et spectaculaire du yen avec l’accord du Plaza de septembre 1985. Avec, évidemment, le résultat opposé à l’objectif visé. L’endaka (yen fort) contraint l’industrie nipponne à se muscler et à porter l’attaque chez l’ennemi en multipliant, après le pionnier Nissan dans le Tennessee, les unités de production dans les États fédérés où l’emprise de l’UAW est inconnue. Tandis que les Big Three réaliseront, beaucoup plus tard, qu’il est difficile de faire la course avec des béquilles.
En France, Jacques Calvet remporte une grand victoire : le gouvernement français claque au nez de Toyota la porte que Margaret Thatcher tenait grande ouverte. La première usine européenne du constructeur japonais sera donc installée au Royaume-Uni alors que pour différentes raisons, dont le souhait de ne pas « suivre » Nissan déjà implanté à Sunderland, le géant de Nagoya aurait préféré la France. Lionel Jospin ne commettra pas la même erreur quand Toyota choisira Valenciennes pour implanter un second site de fabrication sur le Vieux Continent. Vu de Paris, comme chacun sait, l’industrie britannique en général est morte et celle de l’automobile tout particulièrement. Well... En octobre 2013, la production mensuelle de véhicules outre-Manche a dépassé celle de l’Hexagone. Sur l’ensemble de l’année, l’industrie automobile britannique, tirée par les « transplants » japonais, talonne sa rivale française qui, avec moins de 1,5 million de voitures et utilitaires légers, a chuté au troisième rang européen derrière l’Allemagne et l’Espagne. Vous avez dit « attractivité » ?
Dans sa résidence secondaire de la côte normande, Jacques Calvet utilisait une vieille BX et lors de ses (très nombreuses) rencontres avec les journalistes, ne tarissait pas d’éloges sur cette voiture, occupant le segment clef du milieu de gamme. Calvet trouvait tellement de qualités à sa BX qu’il ne comprenait même pas, au début des années 90, que l’on s’étonnât de la durée de vie de ce modèle : lancée en 1982, la BX ne sera remplacée par la Xantia qu’en 1993 ! Onze ans.

Le paradigme de l’industrie automobile globalisée redéfini par les Japonais, suivis par leurs émules sud-coréens, est à l’opposé de cet assoupissement : un nouveau modèle tous les cinq ans au plus, avec un « restylage » entretemps, un délai de développement du véhicule réduit à 18 mois, un temps de production par véhicule tombé en deux décennies de près de quarante heures à une dizaine, un nombre limité de « plateformes » supportant le plus grand nombre possible de modèles, qui partagent le plus grand nombre possible de pièces communes (tout ce qui ne se voit pas), une segmentation du marché rebattue par l’apparition de nouvelles catégories (SUV, crossover, coupés, etc.), la création de marques de luxe (Lexus, Infiniti) afin d’occuper les niches les plus rentables et de tirer vers le haut l’image de l’entreprise. De la logistique imposée par le flux tendu à l’informatique embarquée (qui balbutie encore), toute la chaîne de valeur de la construction automobile, du plus modeste composant à l’assemblage final, a subi une révolution systémique. Et ce n’est pas fini.
Pour les constructeurs dits « généralistes », assurant l’essentiel de la production automobile mondiale (quelque 80 millions d’unités par an), une telle stratégie n’est possible qu’avec des volumes de production suffisants et une présence sur les principaux marchés : Amérique du Nord, Europe, Asie émergée et surtout émergente, Amérique latine. C’est « global motor », tel que l’avait rêvé (selon ses mémoires) Lee Iaccoca, patron de Ford puis premier sauveur de Chrysler, quand il envisageait une alliance entre trois constructeurs, un américain, un européen et un japonais. Le seuil minimal des quatre millions de véhicules par an, en vogue à la fin du XXe siècle quand la fusion (ratée) entre Daimler et Chrysler donnait le signal de la course à la mondialisation, a été enfoncé en une décennie. Toyota, le groupe Volkswagen (marques VW, Audi, Seat, Skoda et quelques autres) et General Motors se disputent le leadership mondial sur l’objectif (à brève échéance) des dix millions d’unités. Le numéro quatre mondial, l’Alliance Renault-Nissan, a dépassé en 2013 les huit millions de véhicules vendus (dont 535 000 pour le constructeur russe Avtovaz, nouveau venu dans l’Alliance).
Il faudrait relire aujourd’hui ce qui se disait et s’écrivait en mars 1999 dans la classe politico-médiatique française (sans même parler des bonzes syndicaux de Billancourt), les mêmes qui pleurent aujourd’hui sur le lait renversé chez PSA, lorsque Louis Schweitzer présentait à Tokyo le rapprochement entre Renault et Nissan, l’ancienne régie nationale privatisée et le numéro deux nippon au bord de la faillite. Comme quoi les énarques n’ont pas le monopole de l’aveuglement, et il arrive même que certains d’entre eux aient « the vision thing ». Venu du Trésor comme Calvet, élevé en cabinet ministériel (celui de Laurent Fabius) comme Calvet, de sensibilité de « gauche » contrairement à Calvet, Schweitzer, succédant à deux grands industriels (Georges Besse, assassiné par Action directe, et Raymond H. Levy) est obsédé par les handicaps congénitaux de Renault, trop petit, trop français, trop pauvre. À la défense de la ligne Maginot européenne façon Calvet, il oppose la guerre de mouvement. Et par chance (enfin, pas vraiment !), Renault a été privatisé avec succès (y compris auprès du personnel) en 1996. Condition indispensable pour s’asseoir à la table du Monopoly mondial.
Après l’échec de la fusion avec Volvo (qui le paiera plus tard en tombant dans l’escarcelle du chinois Geely), due notamment à l’intervention des prétendus « libéraux » de la droite française (Gérard Longuet lui-même), Schweitzer profite d’une très étroite fenêtre de tir (les quelques mois où l’action Renault vaut plus que celle de Nissan) et d’un coup de chance inattendu (le retrait de la course de Daimler, embourbé dans sa prise de contrôle ratée de Chrysler) pour mettre la main sur le numéro deux japonais. Et, dans la foulée, sur Dacia en Roumanie (qui lui permet de créer une nouvelle industrie « low cost ») et Samsung Motor en Corée du Sud (à la faveur de la crise financière asiatique). Le reste est histoire. Que serait Renault aujourd’hui sans ce basculement stratégique opéré en quelques mois ? Un autre Volvo ou un autre PSA ? « Sauvé » par le contribuable, combien de fois et à quel prix ?
À entendre les tremblements dans la voix d’Arnaud Montebourg, le sauvetage de PSA marquerait le retour de Colbert et de l’État stratège. En passant, si Colbert a promu la manufacture d’État (au 17e siècle), c’est l’Angleterre libérale qui a produit la révolution industrielle. Et si c’est dans le rétroviseur de M. Montebourg que se dessine la « stratégie » de l’État, il y a du souci à se faire.
Dans la présente opération, le gouvernement français se comporte d’abord comme un vulgaire fonds de « retournement ». Il entre, à hauteur de 14 % du capital, à un cours présentant une très forte décote. Si c’est une prime de risque, elle n’incline guère à l’optimisme. S’agissant de Dongfeng (partenaire industriel de PSA en Chine mais aussi de Nissan, Honda, Kia et désormais Renault), la mise est minime. Pour 800 millions d’euros, le numéro deux chinois (et numéro un du poids lourd) accède à un portefeuille de brevets considérable. En échange d’un accès élargi au marché chinois, désormais le premier au monde ? À voir.
La question que devrait se poser « l’État stratège », c’est pourquoi il ne s’est trouvé, en France ou en Europe, aucun investisseur privé, ni banquier, ni assureur, ni fonds d’investissement, ni autre industriel pour avancer des sommes aussi modestes afin de prendre part au redressement de PSA ? Ce qui donne une idée de l’état de ce capitalisme français pauvre en capital et de sa confiance dans l’avenir du site industriel France. Accessoirement, c’est une banque espagnole, Santander, qui met la main sur la banque PSA, à la faveur de l’opération. Le constat n’est pas nouveau : le sauvetage d’Alstom avait déjà soulevé les mêmes questions, il y a tout juste dix ans.
Le paradoxe, c’est qu’au moment de s’effacer la famille Peugeot fait enfin appel à un « car guy » pour prendre les rênes de l’entreprise. L’autre Carlos de l’Alliance Renault-Nissan, Tavares, centralien d’origine portugaise, fraîchement débarqué par Ghosn pour avoir manifesté publiquement son souhait de devenir calife à la place du calife. On fait déjà trembler les chaumières avec l’arrivée de ce « cost killer », le sobriquet dont le microcosme parisien avait aussi affublé Carlos Ghosn. De fait, et n’en déplaise au ministre du redressement productif (on ne rit pas !), pour pouvoir tirer des plans « stratégiques » sur la comète, il faut d’abord traîner ses guêtres dans les ateliers et mettre les mains dans le cambouis. La première phase du NRP (Nissan Revival Plan) passait par la fermeture de cinq usines au Japon, la suppression de plus de 20 000 emplois, l’élimination de centaines de fournisseurs, la cession d’innombrables participations passives, la réorganisation du réseau de distribution, etc. 15 ans plus tard, l’Alliance a recréé des milliers d’emplois, mais pas forcément les mêmes et pas aux mêmes endroits.
PSA n’a peut-être pas besoin d’un tel traitement de choc, mais la rentabilité de ses installations européennes n’en reste pas moins, comme chez Fiat, GM Europe ou Renault, au cœur du problème. On saura très vite si «l’État stratège » a l’estomac pour accompagner la cure de remise en forme.
BOITE NOIREChef de la rédaction du bureau de Tokyo de l'AFP de 1985 à 1989, j'étais aux premières loges pour observer l'adaptation de l'industrie automobile nipponne à la hausse du yen et le développement de la « lean production ». Revenu comme directeur en octobre 1998, dans le bureau toujours installé chez l'Asahi Shimbun, à un jet de pierre du siège de Nissan, j'ai été le témoin direct des premières années de l'Alliance. Celles-ci ont été décrites en 2003 dans Citoyen du Monde, livre que j'ai coécrit avec Carlos Ghosn et best-seller au Japon. Depuis, je garde toujours un œil sur « l'industrie des industries », même si je n'ai jamais écrit le livre sur la mondialisation de l'automobile promis à Louis Schweitzer. Faute de temps et parce que la cible se déplace sans cesse.
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