Elle constitue le fondement de bien des débats autour de la santé économique de la France et de l’Europe, mais elle reste pourtant invisible. La question, fondamentale, de la concurrence fiscale entre États n’est que trop rarement abordée de front. C’est tout le mérite du livre d’Éric Walravens, publié le 17 avril (éditions Les petits matins/Institut Veblen), de sortir ce sujet des non-dits, d’en démonter les mécanismes, et de remettre en cause une logique qui contribue inexorablement à la ruine des États européens et à la perte de leur souveraineté.
« La compétition économique domine les relations entre États. La fiscalité en est l’une des armes privilégiées », écrit dès les premières pages l’auteur, journaliste économique à l’agence de presse belge Belga, qui tient par ailleurs un très bon blog sur Mediapart. « Le propos de ce livre est d’explorer les coulisses d’un chantage qui contribue à délégitimer l’impôt », souligne-t-il. Pour son premier livre, le journaliste s’est penché sur des sujets qui ont trop longtemps semblé sans intérêt à ses confrères. « Je m’occupe de la politique européenne, et j’ai toujours été frappé de voir à quel point, lors des conseils européens et des conférences de presse qui les suivent, les questions fiscales étaient reléguées au second plan, raconte Éric Walravens à Mediapart. Les seuls que cela intéresse à Bruxelles, ce sont les journalistes suisses et luxembourgeois. Mais pour eux, les questions d’impôts et de taxes représentent un intérêt national. »

À la faveur des récentes initiatives internationales, dont Mediapart se fait régulièrement l’écho, le sujet a un peu quitté le cercle restreint des paradis fiscaux. Au gré des révélations, sur la façon dont les multinationales s’exonèrent de tout impôt ou presque en Europe, ou sur l’exil fiscal de telle star ou de tel capitaine d’industrie, l’opinion publique prend lentement conscience de l’ampleur du problème. Les indignés d’un jour auront tout intérêt à lire ce livre, qui dresse un catalogue saisissant de toutes les dérives, la plupart légales, possibles en Europe. L’auteur s’est principalement concentré sur les efforts des Pays-Bas, de la Belgique, du Luxembourg et de l’Irlande pour attirer sur leur territoire les riches particuliers et les entreprises florissantes nés dans les pays voisins. Et les astuces, souvent racontées dans le livre par des acteurs les ayant défendues ou les ayant vues naître, sont légion.
Par exemple, qui sait que depuis qu’une ingénieuse niche fiscale a été votée en Belgique, en 2003, la production cinématographique belge a presque quadruplé ? Au détriment de la France principalement. La Belgique produit aujourd’hui près du tiers des films français, au grand dam des techniciens hexagonaux, privés d’une partie de leur travail par un système sophistiqué d’ingénierie financière. Ce système permet même à l’État belge de prendre en charge une grosse partie du salaire des stars des films tournés de l’autre côté de la frontière. Ce qui fait de Dany Boon « le fonctionnaire le mieux payé du royaume », ironise l’auteur.
La Belgique est aussi un « paradis fiscal accidentel », pointe-t-il : alors que l’impôt sur le revenu, et donc sur le travail, y est l’un des plus élevés au monde, le pays, qui connut le secret bancaire jusqu’en 2010, n’exige en revanche aucun impôt sur la fortune ou sur les plus-values aux riches détenteurs de capital qu’elle héberge. Il est donc en pointe dans la « chasse aux riches » en Europe, aux côtés notamment du Royaume-Uni, où une vieille règle datant de l’empire colonial « offre la possibilité – unique au monde – d’être résident britannique tout en déclarant un domicile à l’étranger ». Et donc de ne pas payer ses impôts en Grande-Bretagne. L’idéal pour des centaines de milliardaires issus de pays du Sud, qui ne payent pas non plus d’impôts trop importants dans leur pays d’origine. Un cran est encore franchi avec les « visas dorés », qui voient de petits pays européens comme Malte faire payer l’octroi de la nationalité à des chanceux très fortunés…
À des degrés divers, d’autres pays se sont aussi lancés dans cette chasse. Depuis 2004, une loi espagnole, surnommée « loi Beckham », permet d’offrir à certains étrangers un taux d’impôt sur le revenu de 24 %, « très inférieur au taux marginal de 45 % en vigueur à l’époque ». Et depuis 1992, c’est le Danemark qui permet aux chercheurs et à d’autres « professions hautement rémunérées » de ne payer que 25 % d’impôt pendant trois ans… Pour attirer les sportifs, les cadres, les stars, les investisseurs, on met ainsi au rebut le principe de progressivité de l’impôt. Et l'on contribue à une hausse inacceptable des inégalités. « En haut de l’échelle des revenus, l’impôt devient même régressif : les taux acquittés par les plus riches sont plus faibles que ceux des pauvres et des classes moyennes », souligne le livre.
Mais c’est surtout quand elle vise les entreprises que la compétition fiscale bat son plein. Le Luxembourg en a fait sa marque de fabrique, comme nous le détaillions récemment. L’Irlande est un autre cas d’école. À 12,5 %, l’impôt sur les bénéfices des sociétés y est déjà l’un des plus bas d’Europe. Mais l’industrie financière, particulièrement proche du pouvoir politique, sait y faire pour imposer ses vues : la loi de finances de 2012 contiendrait 21 propositions directement soufflées par le secteur financier, « et la loi de 2013 inclut une nouvelle série d’avantages » ! Et pour éviter d’ennuyer trop les géants du Net qui sont installés à Dublin, le pays a « oublié » de créer un cadre légal pour calculer, et donc contrôler, les prix de transfert employés par les multinationales. Or, comme Mediapart l’expliquait ici, le jeu sur les prix de transfert est justement un des domaines de prédilection des « Intaxables » comme Google ou Apple… Ajoutez à cela un montage fiscal connu sous le sobriquet de « double irlandais », qui s’allie lui-même avec le « sandwich néerlandais » aux Pays-Bas (où 6 000 sociétés en profiteraient), et vous obtenez la recette pour effacer la plupart des ardoises fiscales…
Là encore, la Belgique n’est pas en reste. Selon le PTB, parti d’extrême gauche, le brasseur AB Inbev, fleuron national propriétaire des marques Stella Artois, Corona ou Leffe, a payé en 2013… 0,002 % d’impôt (26 000 euros sur un bénéfice net de 5,98 milliards) ! Ce tour de passe-passe est notamment rendu possible par le principe des intérêts notionnels : depuis 2005, une entreprise finançant elle-même ses propres projets de développement peut déduire de ses impôts un certain pourcentage des sommes investies ! La logique ? Le gouvernement fait comme si l’entreprise avait emprunté de l’argent à une banque, cas dans lequel elle aurait eu le droit de déduire de ses impôts les intérêts versés à l’établissement financier… Un raisonnement tiré par les cheveux, mais qui a permis au gouvernement de l’époque de faire plaisir aux grandes entreprises, lesquelles lui suggéraient fortement de faire passer leur facture fiscale sous le taux de 4 %.
Les intérêts notionnels attirent bien sûr nombre d’entreprises étrangères. « Une arme de destruction massive pour les fiscs étrangers », résume un chercheur cité dans l’ouvrage. Et les sociétés du CAC 40, dont des entreprises où l’État français est actionnaire, sont les premières sur les rangs. « Un gratte-ciel de l’avenue Louise, à Bruxelles, accueille désormais deux holdings de Bernard Arnault, Hannivest et LVMH Finance Belgique, qui comptabilisent ensemble 6 milliards d’euros de fonds propres – et à peine 5 salariés, écrit Éric Walravens. À la même adresse, EDF avait domicilié dès 2007 sa filiale EDF Investment group, capitalisée à hauteur de 7,6 milliards d’euros. En 2011, cette structure a réalisé un bénéfice de 306 millions d’euros, sur lequel elle a acquitté un impôt de 900 000 euros (soit 0,3 %). (…) Auchan, Total, GDF Suez, Veolia et bien d’autres profitent désormais du régime, au grand dam du fisc français. »
Pour naviguer dans les méandres des lois existantes, les entreprises peuvent s’appuyer sur une petite dizaine de cabinets d’audit et de conseil, présents partout dans le monde. La lourde responsabilité de KPMG, PriceWaterhouseCoopers et autres « catalyseurs de concurrence fiscale », est analysée de façon convaincante dans un chapitre original, que nous vous proposons en intégralité dans les pages suivantes.
Le constat du journaliste est sombre : « Le débat sur l’impôt aujourd’hui n’est plus tellement un débat sur ce qui est souhaitable, mais sur ce qui est possible. Le système est-il juste ? La question devient très secondaire. Ceux qui peuvent – souvent les plus riches – passent entre les mailles du filet. Tant pis pour les autres. » Le système s’est particulièrement développé au sein de l’Union européenne, où la libre circulation des capitaux est un dogme, défendu notamment par l’autorité juridique suprême de tous les pays de l’UE, la Cour de justice européenne.
Éric Walravens, qui confie à Mediapart avoir « une inclinaison pro-européenne naturelle, sans doute comme tous les Belges », ne peut que pointer le « vice central de la construction européenne, où les règles de majorité et d’unanimité ne permettent pas de faire progresser au même rythme des dossiers qui devraient pourtant aller de pair ». Quand la libéralisation des marchés et des services est régulièrement renforcée par des votes à la majorité au sein de l’Union, les traités prévoient que l’unanimité des États membres doivent tomber d’accord lorsqu’il s’agit de valider des mesures d’harmonisation fiscale et sociale.
Il a ainsi fallu presque vingt ans de combat pour faire céder le Luxembourg et l’Autriche sur le secret bancaire, et encore à une échelle bien modeste. « L’Europe s’est transformée – d’abord informellement puis de façon institutionnalisée – en un espace où la libre circulation du capital est un droit absolu, écrit Walravens. Le seul espace au monde où la liberté du capital prime sur les considérations démocratiques nationales. »
Dumping fiscal. Enquête sur un chantage qui ruine nos États.
Éric Walravens. Les petits matins/Institut Veblen. 205 pages. 15 euros. Parution : 17 avril 2014.
Pages suivantes, des extraits du livre
Chapitre 7 – Les catalyseurs de la concurrence fiscale
« Cutting through complexity ». C’est le slogan de KPMG, l’un des quatre géants qui se partagent le marché mondial du conseil aux entreprises. Littéralement, « Couper à travers la complexité » : une nécessité pour le business à l’heure d’une mondialisation effrénée, alors que les multinationales doivent gérer des contraintes multiples, respecter des milliers de pages de législation et payer leurs taxes dans un nombre de pays d’autant plus important qu’elles deviennent tentaculaires. Pour s’en sortir, elles peuvent s’appuyer sur une foule de conseillers externes, en particulier ceux des Big Four, ces quatre cabinets qui dominent le secteur du conseil. PricewaterhouseCoopers (23 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2011), Deloitte Touche Tohmatsu (23 milliards), Ernst & Young (18 milliards) et KPMG (18 milliards)1.
À côté de ces géants, qui emploient à eux seuls près de 700 000 personnes dans le monde, prospèrent une vingtaine de conseils en stratégie et organisation, parmi lesquels le Boston Consulting Group, McKinsey et Bain. Leurs chiffres d’affaires sont moins imposants que ceux des quatre gros, mais s’expriment néanmoins en milliards d’euros. Ils emploient plusieurs milliers de personnes. McKinsey compte par exemple 9 000 collaborateurs. À côté d’une activité traditionnelle d’audit, ils offrent une large palette de conseils : gestion des risques, stratégies de développement, amélioration des performances et – c’est ce qui nous intéresse ici – optimisation fiscale.
Les experts du conseil conçoivent l’impôt comme un coût parmi d’autres pour l’entreprise. Leur objectif est de le minimiser de façon mesurable. Pour ce faire, les grands cabinets d’audit ont mis au point une méthode appelée TESCM, qu’ils promeuvent depuis quelques années auprès des multinationales : la tax efficient supply chain management. « Sa raison d’être est très simple, explique un ponte de KPMG dans une tribune publiée dans le Financial Times. Elle existe parce que les taux d’impôt, comme le travail, la propriété ou les coûts de transport, varient d’un pays à l’autre. Les entreprises n’ont reconnu que trop tardivement que l’impôt est un facteur critique pour la rentabilité globale de la chaîne de production2. »
Pour le dire autrement, les sociétés d’audit proposent aux entreprises d’appliquer le taylorisme à leur gestion fiscale. Ce ne sont plus les travailleurs qu’on aligne dans une usine, mais les pays sur un tableau Excel détaillant leurs avantages fiscaux, qu’il convient d’exploiter de façon systématique.
« À chaque étape, depuis les matières premières jusqu’au produit final, beaucoup de compagnies nous demandent ce que font leurs concurrents dans tel ou tel segment. Nous leur offrons donc un benchmarking par segment de la chaîne de production en termes d’efficacité fiscale », m’a expliqué un expert d’un des Big Four. La référence ultime en la matière est la multinationale pétrolière Shell. « C’est une société d’une grande efficacité. Elle compte six cents avocats fiscaux en interne. C’est incroyable ! Une société comme ça n’a même pas besoin de conseils extérieurs. À cet égard, Shell est la référence. Ils sont si bien organisés et leur taux d’imposition effectif est si bas, proche de zéro, globalement, que c’est la référence pour les autres entreprises. »
Diageo est l’une d’entre elles. Peu connue du grand public, la multinationale britannique commercialise pourtant certaines des marques d’alcool les plus populaires, comme Smirnoff, Johnnie Walker, Guinness et Baileys. Grâce à deux milliers d’entités légales, elle a réussi à limiter à 7 % sa facture fiscale globale. Mais pourquoi ne pas payer encore moins ? Ses dirigeants ont lancé un appel d’offres : le cabinet juridique qui lui permettra de faire baisser d’un point ce taux global remportera le marché.
Pour atteindre de tels objectifs, on analyse méticuleusement la chaîne de valeur d’une multinationale et on redécoupe ses activités. La propriété intellectuelle, la dette, les services administratifs et les quartiers généraux sont isolés et relocalisés en tenant mieux compte des différents régimes fiscaux. En répartissant ainsi leurs activités dans le monde, les sociétés peuvent réduire considérablement la part de leur bénéfice soumise à l’impôt. Dans le cas des géants de l’Internet, une très large portion est exemptée de taxes.
Flirter avec la légalité
Pour aider les multinationales à réduire leur contribution, les conseillers fiscaux ne manquent pas d’imagination. Depuis l’éradication des régimes les plus dommageables dans l’Union européenne, ils ont turbiné pour leur offrir de nouvelles échappatoires.
Les centres de services partagés (CSP, ou Shared Services Organizations, SSO) ont ainsi pris de l’ampleur ces dernières années. Il s’agit, pour une multinationale, de regrouper une série d’activités, comme la comptabilité, la gestion fiscale ou les ressources humaines, dans une filiale logée de préférence dans un pays à faible fiscalité. La Suisse s’est spécialisée dans l’accueil de ce genre de sociétés partagées. Toutes les filiales de la multinationale dans le monde paient ces services rubis sur l’ongle : autant d’argent qui échappe à l’impôt local sur le bénéfice et qui augmentera le bénéfice final de la multinationale. Les cabinets d’audit aident les entreprises à développer des filiales de services partagés. KPMG a, par exemple, mis sur pied un « institut des services partagés et de la délocalisation ».
En France, le sujet reste tabou. « Les groupes ne veulent surtout pas s’exposer et faire parler d’eux sur ces sujets qui impliquent réduction de coûts, plan social, délocalisation ou externalisation : ce sont des mots tabous que les groupes s’interdisent. Et c’est d’autant plus vrai que le groupe a de la visibilité, et donc en particulier pour ceux du CAC 40 qui réalisent des bénéfices », selon un expert de PwC cité dans Les Échos. « La rationalisation des process est menée de façon mondiale hors France. La plupart des groupes qui remettent à plat leur modèle opérationnel s’autolimitent sur le territoire français. » Il n’empêche : de plus en plus d’entreprises françaises y auraient recours.
Plus douteux encore que les services partagés, les montages hybrides sont une autre forme d’organisation en plein boom. Ils permettent aux sociétés de s’infiltrer dans les interstices fiscaux internationaux en profitant des nuances législatives. Les prêts à participation bénéficiaire en constituent le meilleur exemple. Leur particularité est que les intérêts ne doivent être payés que si l’emprunteur réalise un profit à partir de l’investissement. Un bel instrument financier, sans aucun doute. S’agit-il d’un prêt rémunéré par voie d’intérêts ? Ou est-ce une forme d’investissement qui donnera lieu au paiement de dividendes ? Cette ambiguïté offre de lucratives possibilités si elle est utilisée dans deux pays. Imaginons qu’une filiale luxembourgeoise octroie un tel prêt à une filiale belge. Par voie de ruling, le Luxembourg accepte de le requalifier en investissement. Les dividendes entre sociétés d’un même groupe n’étant pas taxés en Europe, ils sont payés librement par la filiale belge. Mais, du côté belge, l’administration continue de considérer que le versement est un prêt. Les intérêts payés sont donc déductibles. Exonération d’un côté, déduction de l’autre. La compagnie gagne sur les deux tableaux. Il existe de nombreuses autres formes de montages hybrides, reposant sur la qualification ambiguë des éléments de dette (actions ou prêt). Ici encore, les grandes firmes d’audit jouent un rôle important dans leur transmission.
Le secteur flirte en permanence avec les limites de la légalité. De leur propre aveu, les Big Four proposent des montages fiscaux dont ils estiment qu’ils ont une chance sur deux d’être jugés légaux3. Un salarié de PricewaterhouseCoopers a confié à une commission parlementaire britannique que certains schémas sont en réalité bâtis sur une hypothèse de légalité de 25 %. Autrement dit, on propose des montages dont il est hautement probable qu’ils soient illégaux. Cet état de fait semble toléré en matière fiscale. On imagine difficilement un moniteur d’auto-école conseiller à un jeune conducteur un virage serré qui aurait une chance sur deux d’enfreindre le code de la route.
En 2012, la filiale luxembourgeoise de PwC a été la cible d’un reportage de France 2 pour « Cash Investigation », dont les journalistes ont mis la main sur 47 000 pages de documents de travail. Ceux-ci dévoilent, schéma à l’appui, les montages fiscaux mis en place par les grandes entreprises pour échapper à l’impôt. La société s’est défendue en faisant valoir que les conseils prodigués aux clients « sont, sans aucune exception, conformes aux lois et aux règlements luxembourgeois, aux règles et traités internationaux ainsi qu’aux codes de déontologie auxquels PwC se soumet4 ». Difficile de le vérifier. (Des extraits du reportage de France 2 sont visibles sur Mediapart, à la fin de cet article, ndlr.)
Cependant, à plusieurs reprises, l’illégalité des pratiques a été établie par la justice. En mars 2013, Ernst & Young a reconnu que « certains employés » avaient offert à deux cents clients des montages fiscaux abusifs qui leur ont permis de réduire leur facture fiscale de plus de deux milliards de dollars. La firme a conclu une transaction avec la justice américaine pour seulement 123 millions !
Quelques années plus tôt, en 2005, KPMG avait accepté de payer 456 millions de dollars pour classer la plus importante affaire pénale en matière de fiscalité connue aux États-Unis. Neuf dirigeants étaient accusés d’avoir organisé au moins 11 milliards de fausses pertes fiscales, générant une perte de revenus de 2,5 milliards pour le Trésor américain. Les procédures visant les responsables ainsi que les sociétés impliquées se poursuivent aujourd’hui encore. Certains ont purgé des peines de prison, d’autres ont été acquittés.
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- Ce marché a connu une concentration impressionnante en quarante ans. en 1970, on parlait des « Big 8 », devenus au fil des années les « Big 6 », puis les « Big 5 », jusqu’à l’affaire Enron, qui fit imploser Arthur Andersen en 2002, ne laissant que quatre survivants.
- Stuart McDougall, « Tax emerges from Shadows », The Financial Times, 25 janvier 2011.
- Prem Sikka, « We are Light Years away from the Days of Cadbury Capitalism », The Conversation, 20 mai 2013.
- Pierre Sorlut, « France 2 cible l’optimisation fiscale », PaperJam, 11 mai 2012.
Malgré ces mises en cause répétées de leur crédibilité, les firmes d’audit pèsent dans le débat public. Fréquemment cités dans les médias, leurs experts apportent des éclairages sur des sujets divers. C’est particulièrement le cas en matière fiscale, où leur expertise est reconnue en dépit d’une évidente partialité. Une de leurs grandes spécialités est la diffusion de comparaisons entre pays sur les charges fiscales, où les taux élevés de prélèvements sont pointés du doigt. Le rapport « Paying Taxes » préparé par PwC et la Banque mondiale, par exemple, a une nouvelle fois servi à critiquer le niveau trop élevé de la fiscalité française. « La France est très mal positionnée dans les classements internationaux comparant les taux d’imposition des entreprises », ont résumé Les Échos1. En cause : des prélèvements sociaux particulièrement importants par rapport au reste de l’Europe. Ces classements stigmatisent généralement les pays à fiscalité élevée, présentés de façon plus ou moins explicite comme les mauvais élèves de la classe2. Jamais il n’est mentionné que les pays scandinaves, où les taux de prélèvements sont les plus élevés, sont aussi ceux où les indicateurs de bien-être sont les meilleurs. Cette pratique de comparaison systématique fait du secteur de l’audit un puissant catalyseur du climat de concurrence fiscale.
Certains cabinets ne cherchent même pas à se donner une apparence de neutralité. La journée de libération fiscale (« Tax Freedom Day »), parrainée par des instituts ultralibéraux à travers le monde et, en Belgique, par la filiale locale de PwC, offre un exemple flagrant de dérive idéologique. La firme a repris et développé ce concept, véhiculé à l’origine par la droite américaine, consistant à calculer « le jour où le travailleur moyen cesse de travailler pour l’État et commence à travailler pour lui-même ». Dans cette conception pour le moins étroite, l’État est un corps étranger qui ponctionne ses citoyens, tandis que les notions de redistribution et de service public n’existent tout simplement pas. En 2013, la Belgique a été « libérée » le 14 juin. La France a dû patienter un mois et demi de plus pour atteindre sa « libération », le 28 juillet. Ceux qui ont vécu celle de l’été 1944 apprécieront la confusion sémantique. Pas étonnant, dans un tel climat idéologique, que même la gauche s’abandonne à une rhétorique de « ras-le-bol fiscal ».
L’influence des cabinets de conseil ne se limite d’ailleurs pas à l’espace médiatique. Ils sont aussi consultés directement par les gouvernements, qui apprécient leur expertise globale. Ils ont ainsi été largement impliqués dans la prolifération des boîtes à brevets (« patent boxes ») à travers l’Europe, sollicités par des États désireux d’attirer les activités de recherche et développement. Ils sont également consultés pour assurer la promotion du pays auprès des investisseurs étrangers.
Via leurs filiales locales, les géants globaux de l’audit se muent alors en mercenaires de la compétitivité nationale, n’hésitant pas à jouer des coudes. Un responsable d’un grand cabinet m’a expliqué, par exemple, qu’il avait dû arbitrer une dispute entre ses filiales suisse et britannique : la seconde n’hésitait pas à encourager les clients de la première à se délocaliser à Londres pour profiter des largesses du gouvernement de David Cameron ! Ici encore, le secteur de l’audit agit comme un catalyseur de concurrence.
La proximité entre les gouvernements et les sociétés de conseil est d’autant plus grande que ces dernières recrutent fréquemment d’anciens hauts fonctionnaires. Dans certains pays, on frôle la consanguinité. Au Luxembourg, par exemple, la frontière qui sépare intérêts publics et privés est fine comme une feuille de papier à cigarette. Déjà très écoutés sous les gouvernements de Jean-Claude Juncker, les pontes de l’audit et du secteur financier ont encore gagné en influence sous le libéral Xavier Bettel. Son parti n’a jamais caché avoir écrit son programme électoral avec l’aide des Big Four, afin d’identifier de nouvelles niches susceptibles de rendre le paysage fiscal luxembourgeois encore plus attractif. Le patron de la branche locale d’Ernst & Young (EY), Alain Kinsch, faisait même parti de la délégation libérale dans les négociations gouvernementales3.
Pire encore, à Malte, le gouvernement a confié à un cabinet la responsabilité de gérer son programme d’achat de citoyenneté. Non content de monnayer le passeport Schengen, le gouvernement local a signé un contrat avec Henley & Partners – par ailleurs l’inspirateur de la mesure – pour recevoir les demandes de riches étrangers et délivrer les passeports. On croit rêver.
En Irlande, le patron de PwC, Feargal O’Rourke, descendant d’une influente dynastie politique, conseille à la fois le gouvernement en matière fiscale et les multinationales sur les façons de réduire leur facture. L’homme est très écouté, en particulier par Charlie McCreevy, le très libéral ministre des Finances de 1997 à 2004. « J’avais l’habitude de lui demander conseil sur des questions techniques, ce qu’il faisait gratuitement », se félicite celui qui deviendra commissaire européen aux services financiers4.
Certains cabinets sont prêts à aller loin pour satisfaire les gouvernements qui les engagent. Ainsi la filiale irlandaise d’EY a-t-elle réalisé une étude délibérément biaisée sur un projet européen d’harmonisation fiscale. Consciente que le projet d’assiette commune pour l’impôt des sociétés (Accis) nuirait à ses intérêts, l’Irlande a lancé un appel d’offres pour donner un vernis d’objectivité à sa position. « Quand l’Irlande a commandé son étude, on nous a adressé des questions pour savoir si nous voulions participer, m’a confié un responsable du concurrent Deloitte. Mais ça ne nous intéressait pas, parce que nous savions qu’elle avait été construite, lors de l’appel d’offres, de façon à répondre dans un sens négatif pour l’Accis. » La filiale d’EY a fait preuve de moins de scrupules. Elle a obtenu le marché et confectionné une étude sur mesure pour Dublin.
Catalyseurs de concurrence fiscale, les cabinets d’audit peuvent donc aussi agir, en service commandé, en agents anti-harmonisation. Loin de dissiper la complexité comme elles prétendent le faire, ces sociétés contribuent alors à préserver un système fragmenté, où les États sont mis en concurrence les uns avec les autres.
« Plus d’avocats fiscaux que de médecins »
La coopération et la justice fiscale ne figurent pas, il est vrai, en haute place dans le cursus des écoles de droit et de commerce qui fournissent au secteur du conseil le gros de ses contingents. Dans un article amusant intitulé « Candide chez Al Capone », un étudiant atypique du master en gestion fiscale de l’université de Bruxelles, Mohssin Shah, décrit « la redondance du discours fiscaliste, [dont] le mantra tient en quelques points », notamment le mépris du politique. Si les détails de la loi sont enseignés, c’est pour mieux les contourner. « Les bons fiscalistes ne fraudent pas, ils optimisent. Entre l’optimisation et la fraude fiscale, la seule différence est la case prison, s’amusent à me répéter mes professeurs ».
Cette évolution est récente. Si la communauté des fiscalistes a commencé à se développer dès l’entre-deux-guerres, elle n’a véritablement pris de l’ampleur qu’à partir des années 1980. La prolifération des stratégies fiscales agressives a suivi la mise sur pied, par les universités, de cours de droit fiscal qui étaient peu prisés jusque-là. La profession a connu par la suite une croissance exponentielle. « Nous avons aujourd’hui plus d’avocats fiscaux par tête que de médecins », note un fiscaliste néerlandais. C’est que le business de l’optimisation fiscale rapporte. La rémunération des intermédiaires peut représenter une part considérable de l’impôt non payé5. Certains imaginent de changer les mentalités dès l’école. Plutôt que de véhiculer une rhétorique de compétition globale chère à David Cameron, des professeurs de l’École de management de Grenoble veulent enseigner le pacifisme économique. Ils ont même signé un « Manifeste pour une éducation à la paix économique », dans lequel ils proposent de déconstruire le langage de la concurrence de tous contre tous6. Un projet qui n’est, selon eux, « pas utopique ». On laissera à chacun le soin d’en juger.
Utopique ou pas, une atténuation de la concurrence économique est une condition préalable au colmatage des failles béantes exploitées aujourd’hui par toute une profession pour éviter l’impôt. S’ils ne se perçoivent que comme concurrents dans une course globale, les États ne trouveront pas la cohérence nécessaire à un cadre harmonisé. À défaut d’un compromis mondial, des avancées sont possibles dans l’Union européenne, voire dans la zone euro. La crise économique prolongée que celle-ci traverse offre des occasions de repenser le système. Encore faudrait-il que les gouvernements s’en saisissent.
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- Elsa Conesa, « Fiscalité des entreprises : la France championne des prélèvements sociaux », Les Échos, 21 novembre 2013. 113.
- Précisons que ce n’est pas toujours le cas. Dans une étude sur les taux marginaux d’imposition en europe, un expert de KPMG note que « cibler les hauts revenus est une façon de faire entrer de l’argent pour les gouvernements et de donner le sentiment de faire quelque chose de juste et de nécessaire pour le redressement de leurs pays ». Voir Elsa Conesa, « Les contribuables aisés dans le viseur des États en 2013 », Les Échos, 10 octobre 2013.
- Véronique Poujol, « un Big Four en piste », PaperJam, 29 octobre 2013.
- Après huit années aux Finances, où il a poursuivi une politique fiscale ultra-agressive, Charlie McCreevy a maintenu le cap en tant que commissaire européen au marché intérieur et aux services financiers. À ce poste, il a freiné toutes les tentatives de régulation des marchés financiers. J’ai cherché à le contacter, mais en vain. L’homme, retiré de la vie publique, n’accorde plus d’entretiens. La citation est extraite d’un article publié par Bloomberg en octobre 2013.
- Le niveau précis de rémunération est évidemment difficile à établir avec précision. Dans un article publié en 1998, Forbes a révélé que Deloitte proposait à des PME de réduire à rien leur impôt en contrepartie d’une commission de 30 % sur l’impôt évité. Voir Janet Novack.
- « The Huslting of Rated Shelters », Forbes, 14 décembre 1998. 117. Raffi Duymedjian et Jean-Marc Huissoud (dir.), Manifeste pour une éducation à la paix économique, Presses universitaires de Grenoble, 2012.
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