Ce jeudi midi, Mediapart était à la table du premier ministre luxembourgeois. Reconnaissons une certaine élégance à Xavier Bettel, le fringant dirigeant du nouveau gouvernement élu à la fin de l’année : il n’y a pas six mois, nous posions publiquement la question de l’exclusion de l’Union européenne de son pays, devenu à nos yeux le trou noir de la finance sur le continent. De passage à Paris pour rencontrer Manuel Valls, le Luxembourgeois en a profité pour se livrer à une opération séduction efficace en direction d’une partie de la presse. Étaient conviés, pour « une discussion ouverte et franche autour de la politique et des positions du nouveau gouvernement », des représentants du Figaro, des Échos, du Nouvel Observateur, de France Info et, donc, de Mediapart (voir notre boîte noire). Le Monde et Libération, invités, ne sont pas venus.

L’offensive de charme a eu lieu dans le cadre somptueux de la résidence de l’ambassadeur luxembourgeois à Paris, un hôtel particulier adossé au Champ de Mars (7e arrondissement), au cours d’un repas soigné et servi avec tout le luxe du protocole diplomatique : croustillant de langoustines, suprême de pintade, bavarois à la framboise, accompagnés d’un riesling luxembourgeois et d’un château Margaux grand cru. Et s’il est apparu comme un homme affable, ouvert et accessible, Xavier Bettel n’a bien sûr pas cédé un pouce de terrain sur les questions qui fâchent.
Le leader du parti libéral, ancien maire de la ville de Luxembourg, et aujourd’hui à la tête d’une coalition libéraux-socialistes-écologistes, s’est déclaré ravi de ses échanges avec Manuel Valls sur l’Europe, l’Ukraine, et « les liens qui unissent nos deux pays ». « Nous savons que notre pays ne serait pas ce qu’il est sans l’apport énorme des 80 000 Français frontaliers qui viennent travailler au Luxembourg tous les jours », a-t-il pris soin de rappeler (lire notre reportage avec ces travailleurs en Moselle).
Avant le déjeuner, au soleil dans le petit carré de jardin, la conversation s’est engagée sur les élections européennes du 25 mai. Le premier ministre a estimé qu’« il serait illogique » et « difficile » qu’à l’issue du scrutin, les chefs d’État européens ne proposent pas la présidence de la Commission à l'une des têtes de liste désignées par les partis. Un peu plus tard, en bon représentant du courant libéral, il a assuré qu’à ses yeux, les socialistes et les conservateurs menaient une politique assez similaire à Bruxelles, et qu’il ne voyait « pas beaucoup de différences » entre leurs candidats Martin Schulz et Jean-Pierre Juncker (qui fut premier ministre du Luxembourg pendant 18 ans avant de devenir le leader de l’opposition).
Toujours dans la lignée libérale, il a prévenu qu’il ne souhaitait pas que les électeurs « choisissent tel président de la Commission en se disant que, comme ça, on ne ferait plus d’effort budgétaire ». Effort tout à fait nécessaire à ses yeux. Comme est capitale la négociation du traité transatlantique entre l’UE et les États-Unis, même s’il ne trouve « pas opportun » que la Commission négocie en ce moment même, toute seule et secrètement. « Il ne faut braquer personne, prévient-il. Si le Parlement n’est pas associé aux discussions, on va dans le mur. »
Les questions européennes ont permis à Xavier Bettel de souligner qu’il « apprécie énormément François Hollande, qui travaille et qui connaît ses dossiers », et de raconter comment le président français l’avait présenté à ses homologues chefs d’État ou de gouvernement lors de son premier Conseil européen, en décembre. L’occasion aussi de glisser, comme il l’a fait durant tout le repas, quelques considérations personnelles : « Quand vous arrivez devant cinquante journalistes qui posent des questions en anglais, en allemand et en français, c’est un peu le stress », a-t-il ironisé en décrivant ses « genoux qui flageolent ».
Sympathique et naturel, l’homme a veillé à se dépeindre sous un jour moderne, assurant qu’« un premier ministre, ce n’est pas celui qui dicte d’en haut », se décrivant comme « un homme d’équipe », issu de grands-parents polonais, russe, luxembourgeois et français, qui gère lui-même son compte Facebook. Le premier ministre est aussi ministre de la communication et des médias, et des cultes. Au titre du premier portefeuille, il prépare une grande loi sur la liberté de l’information. Au titre du second, il veille à desserrer les liens entre l’État et la religion officielle catholique : si la traditionnelle messe de la fête nationale, le 23 juin, est maintenue, elle sera reléguée après une autre cérémonie, civile. Et Bettel se rendra à la cathédrale avec son compagnon, avec qui il est pacsé depuis sept ans. « Les propos haineux qu’on a entendus en France lors des débats autour du mariage pour tous, ça fait mal », déclare-t-il.
Mais cette fibre progressiste ne va pas, bien sûr, jusqu’à embrasser les critiques considérant son pays comme un paradis fiscal, dont l’OCDE, qui a classé le Luxembourg en novembre parmi les territoires non coopératifs. « Cette image me fait de la peine, assure le premier ministre. C’est réducteur. Sur 250 articles que je lis, 240 disent que nous sommes des voyous. Mais si c’était le cas, je ne vous aurais pas invités pour discuter avec vous ! » Et de vanter une place financière « en transition ».
Effectivement, il faut reconnaître que les choses évoluent, pas à pas. Le pays échangera des informations fiscales dès l’an prochain au sein de l’UE, il vient de cesser sa guérilla contre la transparence fiscale dans l’Union, et a signé un accord Fatca avec les États-Unis. Il a aussi accepté, sous la contrainte de l’OCDE, de réformer sa législation sur les titres au porteur. Même s’il ne supprime pas pour le moment ce système considéré comme le meilleur instrument de l’opacité financière, puisqu’il fait de tout porteur d’un bout de papier le propriétaire légitime d’une entreprise, sans aucune traçabilité.
En revanche, le pays ne compte en aucun cas revenir sur les très nombreuses astuces qu'il a mises en place pour attirer les entreprises sur son territoire. Nous avons publié un long article pour détailler ces ingénieuses solutions, fiscales pour la plupart, et fort controversées pour certaines d’entre elles. Il y a, il est vrai, urgence pour le Luxembourg. Dès le 1er janvier prochain, le pays devra gérer un manque à gagner estimé entre 600 et 800 millions d’euros par an, lorsque la TVA sur les services électroniques devra être payée dans le pays où se situe le consommateur, et non plus dans l’État d’accueil de l’entreprise qui fournit le service. Autrement dit, Apple ne pourra plus facturer une TVA entre 6 et 15 % pour les morceaux vendus sur iTunes, dont le siège européen est installé dans le Grand-Duché…
Pour remédier à ce trou financier à venir, la TVA passera de 15 à 17 % dans le pays. Et il lui faudra trouver d’autres arguments pour faire venir et garder les géants du Net. « Les gens ne viennent pas que pour les impôts. Amazon, qui emploie 600 personnes, va encore se développer, même après 2015 », plaide Bettel, qui déroule l’argumentaire officiel sur la main-d’œuvre internationale et qualifiée du pays, et sur sa stabilité fiscale et politique. Il n’empêche. Il n’est en rien disposé à modérer la politique d’accueil à bras ouverts des multinationales, au grand dam des pays voisins. « L’attractivité fiscale est importante », insiste-t-il, en indiquant qu’il fait chaque semaine un point sur le nombre d’entreprises s’installant sur son territoire. « On est plus attractifs, ce n’est pas interdit. Je ne vais pas augmenter la fiscalité pour faire plaisir à certains ! »
« On ne fait pas d’infractions à la loi », jure le premier ministre. Voire. La Commission européenne a demandé en mars des explications sur sa pratique très développée des « rulings », ces accords secrets entre une entreprise et l’administration fiscale, objets de toutes les interrogations. Bruxelles voulait aussi des explications sur le régime de taxation de la propriété intellectuelle, très faible au Luxembourg. Le pays s’est contenté de donner des indications générales, mais a refusé à la Commission d'examiner les décisions particulières qu'il avait prises en 2011 et 2012. Et il a surtout déposé un recours en annulation contre ces injonctions devant la justice européenne. De son côté, la Commission envisage elle aussi de saisir la Cour de justice (basée… à Luxembourg).
Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que Xavier Bettel ne soit guère favorable à une taxe sur les transactions financières à l’échelle de l’Europe (il plaide pour la mise en place de standards internationaux, qui s’appliqueraient en même temps partout dans le monde). Ni qu’il ne partage pas la volonté du gouvernement français d’imposer ses vues sur le repreneur d’Alstom. « Moi, je serais fier qu’un investisseur étranger veuille mettre de l’argent dans une entreprise de mon pays, affirme-t-il. Et il est délicat pour un gouvernement de s'intéresser de trop près aux discussions de deux entreprises privées. »
BOITE NOIREMediapart a été invité à ce déjeuner. J'ai accepté de m'y rendre parce que lorsque j'ai effectué ma série de reportages sur le Luxembourg en décembre, aucun membre du gouvernement n'avait eu le temps de me recevoir, trop pris par les premiers pas de la coalition alors toute neuve.
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