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L'envers des data centers (2/3) : la chasse au gaspi

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Vendredi 18 juillet, vers 19 heures, je lance une requête sur Google : « Mark Zuckerberg » (le fondateur de Facebook) + « Charbon » + « Greenpeace » (auteur d’une vidéo virale en 2010 fustigeant le charbon utilisé par le réseau social). Résultat : une occurrence. Une seule. C’est peu.

Résultat de la requête : Mark Zuckerberg   Charbon   GreenpeaceRésultat de la requête : Mark Zuckerberg Charbon Greenpeace

Pourtant, l’animation sardonique de l’ONG écologiste avait fait le tour de la planète, l’année où Facebook touchait le faîte de sa gloire et enregistrait son 750 millionième utilisateur.

Je tente alors « Facebook » + « Open compute », du nom d’un projet international de recherche pour réduire l’impact écologique du matériel informatique initié par le géant américain après 2010. Résultat ? 6,8 millions de résultats. Ça fait beaucoup. À l’évidence, Facebook ne plaisante pas avec son image environnementale. D’efficaces petites mains sont venues nettoyer les traces de suie que son aura digitale générait à l’excès. On ne rigole plus avec l’empreinte carbone d’Internet.

Résultat de la requête : Facebook   Open computeRésultat de la requête : Facebook Open compute

En 2013, en réponse à la campagne de protestation contre sa dépendance au charbon, Facebook ouvre un data center au nord de la Suède, non loin du cercle arctique. Un site suffisamment froid pour que l’air ambiant remplace la climatisation de la salle des machines. En 2014, il en inaugure un deuxième, de 27 000 m2, toujours à Luleå, comme le raconte le magazine Wired en juillet dernier.

Les serveurs y tournent à l’hydroélectricité, sont refroidis par air naturel et nimbés d’une lumière bleue qui leur donne l’air « cool », selon un site spécialisé. Le nombre de générateurs de sauvegarde a été réduit de 70 % par rapport aux précédentes installations.

L’espace de relaxation du data center est décoré aux couleurs des aurores boréales. L’un des étages est occupé par un immense « mur à ventilateurs » qui active la circulation de l’air à l’intérieur du bâtiment. L’air chaud est rejeté vers l’extérieur ou, s’il fait suffisamment froid dehors, récupéré et mélangé au souffle glacial entrant avant de repartir vers la salle des machines.

Vue intérieure du Data Center de Facebook en Suède (©Facebook).Vue intérieure du Data Center de Facebook en Suède (©Facebook).

Avec la modestie et la mesure qui caractérisent sa communication, Facebook déclare : « Nous sommes fiers de dire que c’est probablement l’un des data centers les plus efficaces et soutenables au monde. » Il mesure cela au moyen d’un indicateur de référence pour les fermes de serveurs, le power usage effectiveness (PUE), qui rapporte l’énergie totale consommée à celle dévolue aux seuls équipements informatiques. Plus il est vertueux, plus il se rapproche de 1.

Lors des phases de tests, le PUE du data center de Luleå a atteint 1,07, apprend-on. Facebook promet un système de suivi permettant de le surveiller « minute par minute » (dont je n'ai pas trouvé trace, en ce mois de juillet 2014).

En résumé : le plus gros réseau social au monde veut réduire son impact écologique en délocalisant ses salles des machines près des banquises polaires, ces mêmes icebergs qu’il fait fondre par sa contribution à la dépense énergétique mondiale et au dérèglement climatique. On peut trouver cette situation ironique.

« Comment rendre les data centers plus écolos ? demande Christophe Clouzeau, ergonome à l’agence Neoma interactive et initiateur du portail Web développement durable, Tout le monde est sur les dents. Ils sont tous sous la contrainte. » À cause de la transition énergétique ? « Pour réduire leurs factures d’électricité. »

Le monde du numérique prend-il au sérieux son impact énergétique et écologique ? Romaric David, informaticien, praticien de data centers et expert au sein du groupe de recherche EcoInfo de l’université de Strasbourg, prend trois secondes de silence avant de me répondre : « Je peux commencer par “c’est une bonne question” ? Savoir si les enjeux environnementaux sont suffisamment pris en compte par le monde informatique… Aujourd’hui, je pense que ça commence. Une des raisons est que le coût de fonctionnement des équipements peut être plus bas si l'on a une approche écoresponsable. On va chercher à acheter des équipements qui vont grosso modo consommer moins d’énergie pour réduire la facture d’électricité. »

Arrière d'un data center, à Aubervilliers (JL).Arrière d'un data center, à Aubervilliers (JL).

En 2011, lors de la conférence Paris Web – une réunion d’acteurs d’Internet –, Clouzeau présente un Powerpoint sur l’impact environnemental du numérique (son intervention est toujours en ligne ici). « Pendant vingt minutes, j’ai parlé face à des geeks dans un silence de mort, se souvient-il. J’étais mal à l’aise. À la pause déjeuner, plusieurs personnes sont venues me voir. Que fait-on ? J’étais incapable de répondre, alors que je travaille depuis 1996 pour une agence numérique. Le sujet était un peu neuf. »

Et aujourd’hui ? « Honnêtement, j’ai l’impression que la question environnementale surgit chez les geeks depuis environ six mois. » Dans le monde de l’édition, les parutions se multiplient : Impacts écologiques des technologies de l’information et de la communication du groupe EcoInfo ; La Face cachée du numérique (L’Échappée) pour le côté français. Côté américain : Tubes, a Journey to the Center of the Internet  d’Andrew Blum (lire notre prochain article) ; Smart Cities : Big Data, Civic Hackers and the Quest for a New Utopia d’Andrew Townsend. En juin, France Télévisions a diffusé un documentaire critique sur « la pollution cachée d’Internet ». Le débat se fait jour dans l’espace public.

Animation réalisée par Google pour expliquer le cheminement d'un mail.

Les usages d’Internet ne cessent de s’accroître, et de se diversifier. Les internautes postent en ligne de plus en plus de photos, d’images, de musique et de vidéos sur les réseaux sociaux (Facebook, Instagram, Soundcloud, Twitter…). Le Web est de plus en plus mobile, « embarqué » dans nos poches et nos sacs. Nos objets sont peu à peu connectés les uns aux autres. Urbanistes et collectivités locales ne parlent plus que de « réseaux intelligents » et de « smart mobility ». Plus le monde se met en ligne, plus il s’électrifie.

La puissance électrique des data centers dans le monde correspond à la capacité de production de 30 centrales nucléaires. Leur consommation s’élève à 2 % de la consommation électrique globale, selon certaines estimations. En 2011, Google utilisait 900 000 serveurs dans le monde. La consommation énergétique des infrastructures du Web (serveurs, data centers…) pourrait représenter, en 2030, l’équivalent de la consommation énergétique mondiale de 2008, selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe). Seuls 30 % de l’électricité consommée par un data center servent en moyenne aux systèmes informatiques. Le reste est consommé par la climatisation, les équipements de secours, de sécurité et l’éclairage.

La France compte environ 130 data centers. Un centre de données de 10 000 m2 consomme autant d'énergie qu'une ville de 50 000 habitants, selon une comparaison récurrente. La conférence Paris Climat 2015 veut obtenir des engagements de réduction de gaz à effet de serre pour que la hausse de la température globale ne dépasse pas 2 °C. Pour cela, les pays industrialisés, dont la France, devront avoir réduit leurs émissions de 80 % d’ici 2050. Or la consommation d’électricité dans le monde des fermes de serveurs (très majoritairement issue des énergies fossiles aujourd’hui) a explosé de 235 % entre 2000 et 2010. Rien ne garantit aujourd’hui que l’innovation technologique suffira à résoudre cette contradiction.

Data center de Yahoo, près des chutes du Niagara.Data center de Yahoo, près des chutes du Niagara.

Il existe deux grands types de data centers : les hangars qui hébergent des serveurs, gérés par des sociétés spécialisées (Interxion, Equinix, Telecity, Interoute…) et loués à des sites internet ou des intermédiaires (lire notre article précédent) ; et les sites dédiés aux mastodontes qui les possèdent et les gèrent en direct (Google, Amazon, Facebook…). L’enjeu de l’efficacité énergétique ne se pose pas pour eux de la même manière.

Le moteur de recherche Yahoo a ouvert en 2010 un data center de 18 000 m2 environ à quelques kilomètres des chutes du Niagara, au nord-est des États-Unis, pour s’y approvisionner en hydroélectricité. Il pourrait héberger jusqu’à 100 000 serveurs, et doit être renforcé par un autre centre de données situé au même endroit, aujourd’hui en projet. Y sont logés les activités de ses services de messagerie (mail et messenger) ainsi que le réseau de partage de photos Flickr. Ce data center de Lockport (État de New York) ne consacre officiellement que 10 % de son énergie à la climatisation de la salle des machines, le reste étant refroidi par l’air ambiant (système dit d’« air cooling »). La multinationale en attend une économie de 40 % sur ses factures d’électricité.

Comme pour Facebook, l’objectif de rationalisation des coûts se mêle à une offensive de communication « verte ». Cette vidéo promotionnelle illustre à merveille ce double discours :

Sur place, les riverains ont surnommé le centre « le poulailler géant », à cause de son apparence. L’autorité chargée de la fourniture de l’électricité a calculé que les 7,2 mégawatts (MW) réservés pour le nouveau data center permettraient de créer 16 emplois par MW, ce qui est inférieur à la moyenne historique de 18 emplois par MW dans cet État. Pour ce nouvel investissement (estimé à 168 millions de dollars), Yahoo a obtenu une ristourne fiscale sur dix-huit ans, avec une exemption totale de taxe sur la propriété pendant dix ans. En 2010, le département de l’énergie lui avait versé 9,9 millions de subventions pour construire son premier « poulailler géant ».

En France aussi, les géants des data centers communiquent beaucoup sur leurs investissements « soutenables ». Ainsi OVH, à la tête d’un gigantesque parc – treize en France dont un près de la centrale nucléaire de Gravelines (Nord), la plus grosse d’Europe –, construit-il depuis 2010 des centres de données sans climatisation (en optimisant les flux d’air et par la technique de « water cooling »). Ils vantent leurs « performances écologiques records » et leurs « data centers propres ». Ils affichent aussi des coûts énergétiques divisés par deux. « Comme tous les autres, ils doivent conserver leurs prix bas par un mix de solutions architecturales, gestion des flux ainsi que de matériel et de logiciel, analyse Christophe Clouzeau. La préoccupation environnementale vient tard dans leur développement mais ce n’est pas du bullshit. »

À l'intérieur du data center d'OVH, à Gravelines (©OVH).À l'intérieur du data center d'OVH, à Gravelines (©OVH).

La quête du sésame technologique « durable » est même devenue un critère de distinction entre sociétés, sur un marché très concurrentiel. En Suisse, Infomaniak s’applique une charte écologique : 100 % de son électricité provient de sources hydrauliques ; chaque employé s’engageant à pédaler pour venir au boulot à la saison chaude se voit offrir un vélo ; l’abonnement aux transports publics est offert ; les voyages en avion sont « compensés » par une taxe sur le CO2. Les serveurs sont remplacés tous les quatre ans par de nouveaux équipements plus économes en énergie. Ouvert en 2013, leur nouveau data center bannit la climatisation, utilise de l’air extérieur filtré et fait tourner des serveurs qui supportent une température pouvant monter jusqu’à 45 °C. En hiver, la chaleur des machines est récupérée pour chauffer les locaux.

À Lyon, la société DCI a équipé son data center d’une technique de rafraîchissement de la salle des machines par l’air ambiant et de récupération de chaleur développée par Schneider electric (« ecobreeze »). La start up Qarnot computing propose de disperser dans les bureaux et chez les particuliers des « mini-centres de calcul », sorte de data centers de poche, servant à la fois à traiter les données et à chauffer le lieu qu’ils occupent. À Paris, certains locaux de l’école Télécom Paris Tech en sont équipés, ainsi que des logements sociaux en construction dans le quartier de Balard.

Dalkia, filiale commune d’EDF et Veolia environnement, vient d’investir 3 millions d’euros (plus 1 million versé par le fonds chaleur de l’Ademe) dans un réseau pionnier de chaleur urbain alimenté par le data center d’un groupe bancaire à Marne-la-Vallée. Il doit servir à alimenter un parc d’entreprises en cours de construction, en association avec Euro Disney, sur le site de Val d’Europe. Concrètement, Dalkia rachète au data center la chaleur qu’il rejette, l’achemine via son réseau à ses clients – aujourd’hui un centre nautique. Leur objectif à terme est de chauffer 600 000 m2 d’espace : une pépinière d’entreprises, deux hôtels en construction et des logements collectifs. Pour Jean-Philippe Buisson, directeur régional Île-de-France de Dalkia, « c’est une première en France ».

Visualisation du réseau de chauffage de Dalkia à Val d'Europe.Visualisation du réseau de chauffage de Dalkia à Val d'Europe.

Mais chauffer des habitations grâce à des serveurs gérés par une société privée, est-ce vraiment sûr ? Qui garantit la pérennité de l’approvisionnement des clients ? Pour Jean-Philippe Buisson, de Dalkia : « Il faut un intermédiaire entre le data center et l’utilisateur. Par notre réseau de chaleur, nous apportons un complément d’énergie en cas de pic de consommation. » Aujourd’hui, s’approvisionner par réseau de chaleur/data center coûte un peu plus cher que de se chauffer au gaz, comme la majorité des foyers français. Mais à terme, le groupe compte sur la hausse annoncée des coûts de l’électricité et des énergies fossiles pour rendre son offre commerciale, garantie par un contrat de long terme, de plus en plus concurrentielle. Surtout que la fiscalité issue du Grenelle de l’environnement accentue cette tendance : la TVA des ménages sur leur facture d’énergie tombe à 5 % (au lieu de 20) si 50 % de leur approvisionnement en énergie est de source renouvelable. Ce qui est le cas si elle provient des data centers. Selon les calculs de Dalkia, à terme, sur le projet Val d’Europe, le volume annuel des émissions de CO2 évitées dépassera 5 400 tonnes (soit l’équivalent de 5 000 allers-retours entre Paris et New York en avion).

Il n’y aura pas de miracle. En dehors des barrages hydrauliques, l’alimentation des data centers par des sources électriques renouvelables restera marginale, met en garde l’Agence locale de l’énergie et du climat de Plaine Commune, qui a calculé : pour produire l’équivalent de la consommation d’un centre de 10 MW sur un an, il faut environ 860 000 m2 de panneaux photovoltaïques. Soit huit fois la surface au sol du Stade de France.

Pour Fabrice Coquio, président d’Interxion France, une multinationale de l’hébergement de données (lire notre précédent article), « la mission fondamentale d’un data center n’est pas de chauffer Mme Michu ». À l’entendre, un acteur de data centers « n’est pas là pour faire de la recherche et du développement ».

Pourtant, serons-nous bientôt tous chauffés grâce au cloud ? « C’est tout à fait possible dans certains cas, et pour un certain temps : on peut citer la fibre optique, dont l’efficacité énergétique est bien meilleure que celle du cuivre ; ou encore les processeurs, dont le nombre de calculs effectués par kilowattheure double tous les dix-huit mois, répondent Fabrice Flipo, Michelle Dobré et Marion Michot dans leur livre, La Face cachée du numérique (éditions L'Échappée). Mais pour combien de temps encore ? Ces progrès ne sont-ils pas compensés par l’explosion de la quantité de données ? Les “progrès” du secteur peuvent-ils permettre de résorber ses excès ? » 

Forcés de devenir moins énergivores pour rester rentables et sauvegarder leur acceptation sociale, les data centers acquièrent un nouveau rôle : jusqu’ici consommateurs – massifs – d’électricité, ils sont en train de devenir des producteurs d’énergie, pour eux-mêmes et les autres. Le monde du numérique ne fabrique plus seulement des données digitales. Il manufacture de la chaleur, qu’il peut revendre aux réseaux urbains et aux villes qui les entourent. Verra-t-on un jour des barrages hydrauliques Facebook et des parcs éoliens opérés directement par Google ? Ce ne serait pas illogique. C’est une révolution industrielle en cours. Elle porte sur des volumes potentiellement pharaoniques d’énergie et d’argent.

Et pourtant, si l’on écarte subventions et avantages fiscaux, cette révolution se passe entièrement dans la sphère privée. Les États semblent ne pas avoir de prise sur ces évolutions. Dans ces conditions, qui définira les nouvelles frontières de notre souveraineté énergétique ? Qui décidera où produire et consommer quelle quantité d’énergie, et à quels prix ? Une gestion collective des communs numériques et énergétiques est-elle encore possible ?

Pour garantir le respect du droit à l’énergie, mais aussi aux économies d’énergie et à l’information, la personne qui inspire le plus confiance n’est certainement pas Mark Zuckerberg.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Dieudonné – Le Mur disponible en torrent


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