Quantcast
Channel: Mediapart - Economie
Viewing all articles
Browse latest Browse all 826

L’Etat de droit et le droit des Etats

$
0
0

Deux décisions de justice récentes, celle d’un juge new-yorkais ayant conduit l’Argentine au « défaut sélectif » et condamné la Russie à verser 50 milliards de dollars aux anciens actionnaires du groupe pétrolier Yukos, viennent illustrer le conflit entre l’État de droit et les « droits » revendiqués par les États. En l’occurrence, le « droit » de l’Argentine à récidiver, ce pays ayant renié par huit fois, depuis le XXIe siècle, les engagements pris librement vis-à-vis de ses créanciers. Et le « droit » des poutiniens au pouvoir à Moscou d’utiliser l’expropriation forcée pour exercer une vendetta politique contre un oligarque, Mikhail Khodorkovski, devenu contestataire.

Outre leur valeur intrinsèque, ces deux événements ont le mérite d’éclairer le débat sur les négociations laborieuses en cours entre les États-Unis et l’Union européenne sur un accord transatlantique de libre-échange, le fameux Tafta ou TIPP, dont un des chapitres les plus controversés concerne précisément une clause limitant le pouvoir discrétionnaire des États face aux intérêts privés, au profit d’un arbitrage. Débat au demeurant largement fantasmagorique comme on les adore dans le microcosme hexagonal, les négociations en question ayant fort peu de chances d’être conclues dans un avenir prévisible, et un éventuel accord entre « techniciens » encore moins d’être ratifié au niveau politique. Pour une raison simple : le très faible président américain Barack Obama, que les prochaines élections de mi-mandat en novembre vont réduire définitivement au statut de « canard boiteux » (lame duck), ne peut prendre aucun engagement. L’absence d’un « fast track » donne à un Congrès qui lui est hostile le pouvoir de dépecer le résultat d’une négociation commerciale.

Mais cette polémique artificiellement gonflée par des antimondialistes cherchant à se refaire une santé (et alimentant au passage une machinerie xénophobe qui sait en faire son miel bien mieux qu’eux) a le mérite de souligner la confusion entourant la notion de souveraineté nationale. Si l’État de droit contraint l’arbitraire des États à l’intérieur des frontières des pays démocratiques, comment justifier qu’il n’en aille pas de même hors desdites frontières ?

N’en déplaise à Mme Kirchner, une dette est un contrat, un acte de droit, avant même d’être une transaction financière. Comme tout contrat, il mentionne la juridiction compétente en cas de conflit entre les parties au contrat. En l’occurrence, pour une part substantielle de la dette publique argentine, les tribunaux new-yorkais. Compte tenu du passé de banqueroutier chronique de ce pays, ce n'est pas étonnant.

En 2001, le gouvernement péroniste argentin de l’époque, ayant parachevé la ruine d’un pays jadis prospère par la gestion irresponsable de cette « famille » politique, a décidé de déchirer ce contrat. À noter qu’une bonne partie des 500 000 détenteurs de ces « obligations » (obligation de rembourser ce qui est dû) étaient des épargnants modestes, italiens et allemands notamment, égarés dans la pampa argentine par leurs conseillers bancaires. À noter également que la spoliation des investisseurs étrangers s’accompagna d’un raid sur l’épargne des argentins, dont les comptes en dollars ont été bloqués, puis convertis de force en pesos dévalués, et les fonds de pension soumis à une brutale répression financière. Sans compter bien sûr le coût social de la grave crise économique qui s’ensuivit.

« L’accord » (en 2005, prolongé en 2010) sur la restructuration d’une dette de plus de 80 milliards de dollars relevait du chantage de la part des autorités argentines : « my way or the highway ». Entre tout perdre et ne récupérer, à très long terme, qu’une partie de leur mise, l’immense majorité des porteurs de la dette publique de Buenos Aires, fortement encouragés par leurs banquiers, ont choisi le moindre mal : une décote record de 65 % sur les sommes qui leur étaient dues.

Pendant les années qui ont suivi ce « triomphe », les gouvernements péronistes du couple Kirchner, Nestor puis Cristina, ont bénéficié d’une conjoncture exceptionnelle, le boom des matières premières agricoles dopées par la demande chinoise faisant pleuvoir sur l’Argentine, transformée en grenier à soja, une manne inespérée. Qu’en ont-ils fait ? Rien, sinon poursuivre dans la voie populiste inscrite dans leurs gènes. De la manipulation des chiffres de l’inflation (deux fois plus élevée que l’indice officiel) à la mise au pas de la banque centrale, les gouvernants de Buenos Aires ont cédé à la tradition consistant à casser le thermomètre et blâmer le messager. Jusqu’à ce que la réalité se rappelle à leur bon souvenir, sous la forme de la crise sociale ayant suivi de peu la réélection de Cristina pour un second mandat.

Son gouvernement a alors accepté ce qu’il refusait impérieusement jusque-là : rembourser l’intégralité de sa dette vis-à-vis du FMI, indemniser le groupe pétrolier espagnol Repsol exproprié de ses intérêts en Argentine, conclure un accord avec les créanciers publics du Club de Paris. Tout cela, dans l’espoir de retrouver un accès aux marchés financiers internationaux et la confiance d’investisseurs étrangers dont la participation est nécessaire pour mettre en valeur le nouveau potentiel énergétique du pays.

Le problème est que lorsque l’on veut tenir à l’écart les vautours, il ne faut pas laisser traîner de carcasses. Dès 2005 (lire ici), la stratégie des fonds spéculatifs qui viennent de pousser l’Argentine en « défaut sélectif » était inscrite noir sur blanc, fondée sur le précédent péruvien. Contrairement aux futiles élites politiques argentines, Paul Singer et ses homologues prennent la peine de lire les contrats qui conditionnent leurs investissements.

Les anciens actionnaires de Yukos, rassemblés dans la holding GML Ltd, se sont armés d’une patience au moins égale en attaquant le gouvernement russe devant la cour permanente d’arbitrage de La Haye, qui leur a donné partiellement raison le 28 juillet, en leur accordant un peu moins de la moitié des dommages de 114 milliards de dollars réclamés pour le démantèlement de Yukos, autrefois premier producteur de pétrole russe, au profit de Rosneft, élément essentiel avec le géant gazier Gasprom du complexe énergétique au cœur de la machine politico-policière de Vladimir Poutine. Pour Tim Osborne, le président de GML, le jugement de la cour reconnaît que la campagne pour détruire Yukos, prétendument pour irrégularités fiscales, avait « des motifs politiques ».

Tout comme le gouvernement de Buenos Aires, et à peu près dans les mêmes termes, celui de Moscou a évidemment mis en cause l’impartialité des juges, l’un des affidés de Poutine assimilant même le jugement aux sanctions prises en « Occident » contre la Russie pour son soutien aux insurgés « pro-russes » de l’est de l’Ukraine. La Russie n’ayant aucune intention de payer avant le 1er janvier 2015, comme le jugement lui en fait obligation sous peine de pénalités financières, les anciens actionnaires de Yukos se préparent maintenant à une longue guerre de mouvements pour faire saisir, à travers la planète, des actifs liés à l’État russe, Rosneft et Gasprom figurant parmi les cibles privilégiées. Les « holdouts » de la dette argentine avaient prouvé avec le « Libertad » (lire ici) que ces saisies peuvent intervenir dans les endroits les plus improbables et sur les actifs les plus inattendus.

À ceux qui voudraient introduire une dimension « morale » dans ces affaires de droits et de rapports de force, on souhaite bien du plaisir. Transformer le couple Kirchner et la classe politique argentine d’un côté, le pouvoir mafieux moscovite de l’autre, en parangons de vertu ne manquerait pas de sel. On peut seulement regretter que les promesses mensongères faites aux électeurs par des politiciens peu scrupuleux n’aient pas la solidité juridique d’un contrat. N’est-ce pas, « Moi, président » ?

Plutôt que d’invoquer une « souveraineté » à l’abri de laquelle des gouvernants se croient autorisés à abuser, ruiner, embastiller voire éliminer leurs « concitoyens », il serait préférable de développer un droit transfrontalier supranational et les mécanismes de sa mise en œuvre. S’agissant du traitement des dettes souveraines, c’est ce qui avait été tenté au début des années 2000, en ayant notamment le cas de l’Argentine à l’esprit, par le FMI, à l’initiative de sa première directrice générale adjointe de l’époque, l’économiste américaine Anne Krueger.

Ce mécanisme de restructuration de la dette souveraine (MRDS) tenait compte de la mutation intervenue depuis la crise latino-américaine du début des années 1980 dans le mode de financement des dettes souveraines, gagné à son tour par la « désintermédiation » en passant de l’emprunt auprès de syndicats de banques internationales à l’émission d’obligations vendues aux investisseurs, institutionnels mais aussi particuliers. L’objectif était précisément d’imposer une discipline collective entre les créanciers face à un débiteur défaillant, pour neutraliser la tentation de certains « passagers clandestins », les fonds dits « vautours », de se faire rembourser sur l’argent économisé auprès de tous les autres dans le cadre d’une restructuration.

Comme nous l’avions expliqué (lire ici), le sabordage de cette initiative par l’administration de George W. Bush procédait en partie de la pression de Wall Street soucieuse de conserver des voies de recours juridiques. Mais la protection contre les créanciers offerte par ce mécanisme aux débiteurs souverains ne venait évidemment pas sans conditions. Notamment celle de mener une politique économique responsable. Ce qui, dans le cas de l’Argentine, revient manifestement à demander la lune. Il est évidemment beaucoup plus facile d’agiter l’opinion publique sur le thème de la souveraineté nationale offensée, comme le gouvernement Kirchner s’y obstine, par exemple en attaquant le gouvernement des États-Unis devant la Cour de justice internationale de La Haye. Une gesticulation aussi désespérée et pathétique que l’appel de François Hollande à l’intervention de Barack Obama dans le cas BNP Paribas. Et qui relève d’une conception singulière de l’indépendance de la justice.

Et enfin, c’est encore du côté de Buenos Aires et de Moscou que l’on trouvera la meilleure justification à l’inclusion dans les négociations du TIPP d’un chapitre sur la protection des investissements et le mécanisme de règlement des différends entre investisseur et État, le sulfureux (pour certains) ISDS. Chez les adversaires de cette négociation, la présentation du dossier est à peu près aussi objective que celle, en son temps, de la directive sur l’achèvement du marché intérieur dans les services, dite Bolkestein. Mêmes protagonistes, mêmes objectifs, mêmes méthodes. Maintenant comme hier, le sujet mérite mieux. 

De quoi s’agit-il ? Essentiellement de rationaliser, clarifier et préciser des dispositifs, lesquels ne sont en aucun cas la révolution copernicienne qui menacerait les prétendus « services publics à la française », voire la souveraineté des États. Comme le rappelle la Commission européenne, en charge de la négociation du TIPP comme de la politique commerciale en général, les États membres sont parties, depuis un demi-siècle (bonjour la nouveauté !), à quelque 1 400 accords bilatéraux incluant un dispositif de protection des investissements (sur un total de 3 400 existant dans le monde). De même que la directive dite Bolkestein s’inspirait des « quatre libertés » fondatrices de l’intégration européenne, ces accords contiennent « quatre garanties » jugées fondamentales pour ceux qui acceptent d’investir leur argent dans un pays d’accueil : traitement national (pas de discrimination contre les « étrangers »), expropriation toujours possible mais motivée et indemnisée, traitement équitable et protection du transfert de capital, c’est-à-dire le droit de récupérer sa mise. On a du mal à trouver cela choquant.

Mais ces quatre garanties sont aussi des contraintes : elles définissent les limites des recours qu’un investisseur pourrait introduire contre les décisions d’un État dans le cadre d’une procédure d’arbitrage. L’ambition de la Commission est d’utiliser la négociation TIPP pour améliorer les dispositifs existants et leur donner une référence multilatérale à travers l’engagement des deux premières puissances commerciales de la planète. On jugera au résultat qui, une fois encore, se situe à un horizon fort lointain sinon hypothétique. Et on répétera, une fois encore, que cette négociation bilatérale entre Washington et Bruxelles, comme toutes les autres du même type, est une conséquence regrettable du délitement du cadre multilatéral. Délitement attesté par le récent échec à Genève de l’accord “Doha Light”, qu’on nous avait présenté comme un succès « historique » à la conférence ministérielle de l’OMC à Bali en décembre dernier. Aux propagandistes de l’antimondialisme, on rappellera aussi que le mécanisme de règlement des différends de l’OMC est justement une procédure d’arbitrage qui a permis dans le passé aux plus faibles de faire valoir leurs droits face aux plus forts (y compris les États-Unis). Un excellent modèle pour un dispositif multilatéral de protection des investissements, s’il devait exister un jour.

L'acceptation d'un arbitrage aurait pu éviter, par exemple, au gouvernement de Mme Kirchner de se déconsidérer, une fois de plus, avec le dossier Repsol. Après avoir exproprié le groupe pétrolier espagnol de sa participation dans YPF, le producteur national argentin, et refusé longtemps toute compensation, Buenos Aires est venu à résipiscence et a accepté de verser 5 milliards de dollars d’indemnités. Avant de se jeter dans les bras (parcimonieusement ouverts d’ailleurs) de l’américain Chevron, faisant justice de l’argument souverainiste invoqué pour bouter dehors les Espagnols. En droit des affaires comme dans d’autres domaines de la loi, ce sont les peuples, toujours victimes en dernier ressort des voyous qui les gouvernent, qui auraient avantage au contrôle des juridictions « nationales » par un droit international mis en œuvre par arbitrage.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La page d’accueil des sites web est morte


Viewing all articles
Browse latest Browse all 826