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Gaël Giraud : « Keen nous sort de l'ornière »

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Gaël Giraud est économiste, directeur de recherche au CNRS, diplômé de l'École normale supérieure et docteur en mathématiques appliquées de l'École polytechnique. Tenant d’une économie critique du modèle néoclassique, il est l’auteur du livre Illusion financière (éd. de l’Atelier). Par ailleurs jésuite, Gaël Giraud s’est imposé dans le débat politique français en publiant, fin 2012, une note extrêmement sévère sur le projet de loi de séparation des activités bancaires, qu’il jugeait tout à fait insuffisant (lire ici sa note).

L’économiste a supervisé la traduction de L'imposture économique, le livre de l'économiste australien Steve Keen qui sort ces jours-ci. Il juge qu’il s’agit d’un « texte majeur qui fera date ». Dans un entretien à Mediapart, il explique en quoi le travail de l’universitaire australien lui paraît fondateur, pourquoi les économistes néoclassiques raisonnent sur un modèle de société qui n’existe pas, et comment leurs collègues plus critiques peuvent reprendre la main dans le débat.

Gaël GiraudGaël Giraud © D.R.


Mediapart. Pourquoi soutenez-vous le livre de Steve Keen ?

Gaël Giraud. La traduction française de l’ouvrage a été réalisée par l’un de mes doctorants, Aurélien Goutsmedt. Traduction que j’ai supervisée, et que j’ai eu donc beaucoup de plaisir à préfacer. Il s’agit d’un texte majeur qui fera date. Je crois qu’il est décisif que le public français puisse entendre la « voix » de Keen. Venue du monde anglo-saxon, elle rejoint certaines des aspirations les plus profondes des intellectuels français. Thomas Piketty avec son Capital au XXIe siècle, en un sens, tente une première percée hors de l’orthodoxie économique, mais il le fait « en douceur », en ménageant ce qui lui semble pouvoir encore être sauvé de la doxa initiale. Il reste en quelque sorte au milieu du gué, tout en indiquant aux autres la direction à suivre. Keen, lui, est déjà sur l’autre rive.

Dans le monde anglo-saxon, la publication, déjà ancienne, du livre ne semble pourtant pas avoir produit d’impact significatif dans le monde universitaire…
Ce n’est pas exact. Keen est l’un des chefs de file des courants qui tentent d’élaborer une économie alternative. Beaucoup de ces courants se retrouvent au sein de l’Institute for New Economic Thinking(INET), dont le prochain congrès mondial se tiendra à Paris, en avril 2015. À n’en pas douter, l’œuvre de Keen est actuellement l’une des pièces maîtresses de ce qui s’élabore dans ces cercles.

Il n’en demeure pas moins – et en cela vous avez raison – que la majorité du monde académique « dominant » reste imperméable aux critiques de quelqu’un comme Keen et aux explorations de l’INET. Mais ce n’est pas nouveau. Depuis ses origines, l’économie néoclassique, puisque c’est le nom que se donne cette orthodoxie, est aveugle aux critiques qui lui sont adressées, y compris de l’intérieur d’elle-même. Une bonne partie des critiques formulées par Keen remonte en effet à des travaux effectués par les pères fondateurs eux-mêmes de la discipline (Debreu, Sonnenschein, Gorman, Mas-Colell…) qui, parce qu’ils connaissaient mieux leur théorie que quiconque, ont compris qu’elle conduit à l’impasse, et l’ont dit. Mais ils n’ont pas été entendus par leurs épigones, lesquels continuent de réciter un catéchisme désavoué par ceux-là mêmes qui en ont écrit les fondements.

Quelle est la position de Steve Keen dans le paysage de la théorie économique ?
Steve est identifié comme faisant partie de la mouvance « post-keynésienne ». Cela signifie qu’il prend au sérieux la leçon de Keynes mais ne se cantonne pas dans la vénération du Cambridge des années 1930. L’une des caractéristiques de cette approche est qu’elle met l’accent sur le rôle joué par la monnaie et la dette, contrairement à la plus grande part des modèles néoclassiques, qui considèrent que nos sociétés sont fondamentalement des économies de troc. Certains de vos lecteurs trouveront cela bizarre mais c’est la vérité : la quasi-totalité des économistes néoclassiques prétend que la monnaie est neutre à long terme. Ce qui signifie que, si je multiplie la quantité de monnaie en circulation par deux (comme le fait actuellement la Banque centrale du Japon, par exemple), cela ne devrait pas avoir d’autre impact, à terme, que de multiplier par deux les prix et les salaires. En particulier, ni l’emploi, ni l’investissement ne seront affectés.

Une telle affirmation trahit une mécompréhension profonde du caractère intrinsèquement monétaire de nos sociétés. Aussi surprenant que cela puisse paraître, on la retrouve pourtant même chez un économiste français comme Piketty. Keen refuse d’endosser une telle fiction, et s’efforce de penser une économie où monnaie et dettes sont au cœur de la fabrique économique.

Est-ce la seule différence entre les post-keynésiens et les néoclassiques ?
Non. Une seconde caractéristique du courant de pensée alternatif où s’illustre Keen est l’importance qui y est accordée à l’incertitude à laquelle font face les entrepreneurs. L’économie néoclassique, là encore, raconte des contes de fées, en faisant l’hypothèse que les entrepreneurs anticipent parfaitement les cours de tous les biens et services et de tous les actifs financiers jusqu’à la fin des temps. C’est une manière particulièrement fruste de nier que l’incertitude est un élément majeur de la décision d’investissement et d’embauche, sans lequel on ne comprend tout simplement pas comment fonctionne le secteur industriel.

En France, Total serait sûrement ravi de connaître avec précision le cours du Brent, ne fût-ce que pour les 50 prochaines années. Compte tenu de l’importance des investissements nécessaires à l’exploration-production, cette information vaudrait de l’or. Et c’est justement parce que personne n’en dispose que le métier d’entrepreneur est à la fois difficile et passionnant. Par comparaison, les entrepreneurs de l’économie néoclassique sont des pantins omniscients, condamnés à produire mystérieusement du cash à court terme pour leurs actionnaires. L’économie néoclassique ne connaît à peu près rien de l’entreprise !

Steve Keen se querelle régulièrement avec Paul Krugman, prix Nobel d’économie, marqué à gauche et représentant des « néo-keynésiens ». Pourquoi ?

Comme Keen le montre fort bien dans son ouvrage, l’économie néoclassique peut prendre plusieurs visages. L’un d’eux est représenté par les économistes que Krugman lui-même a baptisés « économistes d’eau douce » parce que la plupart d’entre eux viennent de l’intérieur des États-Unis, de Chicago notamment. Cette même économie néoclassique est aussi incarnée, toujours selon Krugman, par les « économistes d’eau salée », qui viennent, pour l’essentiel, de la côte est des États-Unis, comme Krugman lui-même. Contrairement aux premiers, les seconds concèdent que les marchés (de biens, de capitaux, du travail) admettent des imperfections : les prix et les salaires, par exemple, ne s’y ajustent pas de manière instantanée à l’offre et à la demande. Les économistes d’eau douce, au contraire, raisonnent dans un monde imaginaire où aucune friction ne vient altérer l’absolue fluidité des marchés.

Mais comme le montre Keen, ce qui est commun aux deux familles est beaucoup plus grand que ce qui les sépare. Car les économistes d’eau salée croient, eux aussi, que, s’il n’y avait pas de friction, les marchés permettraient d’allouer le risque, le capital et les forces de travail de manière « optimale ». Pour les uns comme les autres, le monde est depuis toujours à l’équilibre, et ne s’en écarte que de manière temporaire à l’occasion de « chocs » exogènes qui ressemblent à un destin auquel personne ne peut rien.

Ils s’accordent aussi dans une foi commune dans les « anticipations rationnelles » : selon eux, tout se passe comme si ménages, entrepreneurs et investisseurs anticipaient depuis toujours, absolument parfaitement, l’évolution future de tous les prix jusqu’à la fin des temps. « Nous ne sommes pas fous, vous disent-ils, et nous savons bien que tout le monde fait des erreurs d’anticipation. Mais à long terme, et en moyenne, l’hypothèse d’anticipations rationnelles doit être vraie car ceux qui se trompent sont tôt ou tard éliminés des marchés. »

C’est avec ces croyances absurdes que Keen nous invite à rompre. Et dans ce contexte, Krugman n’échappe pas à la critique.

À la lecture du livre, on ne peut que se demander pourquoi les économistes acceptent de dissocier à ce point leurs travaux du monde réel ?
Depuis de nombreuses années, une bonne partie de l’économie néoclassique nous parle d’un monde qui serait peuplé de gentlemen anticipant parfaitement l’évolution des marchés  à tout instant. Dans un tel univers, la politique a évidemment perdu toute pertinence : tout ce qu’elle peut inventer a toujours déjà été anticipé par « les marchés ». Elle en est alors réduite à la tentative vaine, désespérée de prendre les marchés « par surprise », par ruse ou  par mensonge. Cette idée, issue du monde néoclassique, est profondément anti-démocratique puisqu’elle revient à nier toute légitimité à la volonté populaire. Elle a néanmoins fini par se répandre dans les salles de marchés, les couloirs de la haute fonction publique et jusque dans les états-majors des partis politiques !

Ici, une nuance s’impose. Dans la vraie vie, il est clair que « les marchés » n’anticipent pas grand-chose : avaient-ils vu venir un krach aussi monumental que celui de 2008 ? Non. Pour autant, les néoclassiques ne croient pas non plus que tout le monde connaît à l’avance le degré d’enneigement à Chamonix durant la première quinzaine de février 2020. Ils sont plus subtils que cela. Ils croient que le prix de la remontée mécanique sur les pistes à cette période peut être déduit, si l’on est suffisamment malin, par exemple des obligations météo qui protègent contre le risque d’une insuffisance de neige dans les Alpes, en 2020… Folie plus soft en apparence, mais qui n’en reste pas moins de la folie. Car, dans ce monde où les prix de marché sont supposés transmettre à tout instant toute l’information pertinente, il suffit bel et bien d’observer les prix d’aujourd’hui pour en déduire l’avenir.

Mais ces théories ont bien des conséquences concrètes ?
Dans la mesure où l’économie néoclassique constitue aujourd’hui le socle analytique de presque tous ceux qui, de près ou de loin, se forment en économie, les conséquences d’un tel dogmatisme sont considérables. J’en énumère simplement trois parmi beaucoup d’autres. Un : la « concurrence parfaite » est devenue l’alpha et l’oméga de la manière dont on pense la vie économique en Europe. Deux : le secteur bancaire, dissimulé derrière la fable qui veut que les dépôts fassent les crédits, est devenu intouchable, presque « sacré », spécialement en France. D’autant plus que l’économie standard ne permet pas de comprendre comment fonctionne vraiment le secteur bancaire et quelle place il occupe. Trois : la flexibilisation du marché du travail est devenue, sous l’euphémisme de « réforme structurelle », l’unique option de politique économique car, dans les modèles néo-keynésiens, ce sont les rigidités de l’emploi qui constituent les principales causes de sous-emploi et de récession.

Pourquoi tant d’économistes continuent-ils à croire à ces contes de fées ?
On pourrait aussi se demander : pourquoi tant de gens ont cru, pendant des siècles, que le soleil tournait autour de la Terre ? Pourquoi tant d’intellectuels russes ont-ils accepté les mensonges de l’Union soviétique ? Pourquoi tant d’Allemands ont-ils applaudi aux mises en scène dérisoires du Troisième Reich, dans un pays qui a mis au monde Bach, Kant et Schiller ? C’est un mystère… dont Hannah Arendt s’est peut-être approchée en évoquant la « banalité du mal ». Certaines structures institutionnelles, sociales, conduisent celles et ceux qui n’ont pas le courage de les remettre en cause à dire ou à faire des bêtises.

Pendant ce temps, l’urgence climatique n’est toujours pas prise au sérieux par la plupart des économistes néoclassiques, convaincus que les prix de marché finiront tôt ou tard, et forcément « à temps », par donner le bon signal pour que l’humanité consente enfin à réduire ses émissions de gaz à effet de serre. Pendant ce temps, nous continuons de détruire la société grecque au motif qu’elle aura le droit de renoncer à payer des dettes (qu’elle ne pourra, de toutes façons, jamais rembourser) le jour où elle sera devenue « compétitive ».

La question, pour moi, n’est donc plus tant : comment avons-nous fait pour en arriver là ? Mais : qu’attendons-nous pour passer sur l’autre rive ?

Paradoxalement, même en se coupant volontairement du réel, les économistes ont la prétention de conseiller les responsables politiques…
Si les politiques sont à la recherche d’une expertise, ce qui est le cas, évidemment, ils devaient se méfier avant tout des économistes néoclassiques ! En réalité, les économistes ont deux sources principales de légitimation, en dehors du débat universitaire, lequel est d’une grande pauvreté puisque, par construction, il est interdit de remettre en cause les dogmes même les plus insensés. La première, c’est de devenir conseiller du Prince. La seconde, d’être consultant pour une banque. Dans les deux cas, il s’agit de se rapprocher du pouvoir.

Le Prince et les banques ont-ils vraiment besoin des économistes ? Oui, mais pas du tout à cause de leur aptitude à réciter le catéchisme néoclassique. Aujourd’hui, les politiques ont un besoin urgent de conseil de la part d’économistes créatifs pour, ensemble, imaginer des voies de sortie hors de la trappe déflationniste dans laquelle le continent européen est en train de s’abîmer. Nous, économistes, avons là une responsabilité citoyenne considérable dans la manière dont nous conseillons les représentants légitimes des peuples.

« C’est la société civile qui finira par obliger l’économie universitaire à sortir de l’ornière »

Les diverses écoles critiques présentées à la fin du livre occupent-elles une place plus importante dans le débat théorique depuis la crise des subprimes ?
Leur positionnement n’a pas vraiment changé au sein du milieu académique, qui, dans son courant dominant, continue de les ignorer assez superbement, à quelques heureuses exceptions près, comme Krugman. En revanche, elles se sont elles-mêmes renforcées : de jeunes chercheurs y consacrent leur énergie et leur talent en dépit de l’interdit prononcé par certains de leurs aînés. Surtout, leur écho dans l’opinion publique est bien plus considérable qu’avant la crise. En témoigne notamment le succès du livre de Keen en Angleterre. Je crois beaucoup à l’éducation et la formation du grand public, des ingénieurs, des décideurs économiques et politiques, hors des cercles d’influence de la doxa. C’est la société civile qui finira par obliger l’économie universitaire à sortir de l’ornière où elle s’est elle-même enfermée.

La France est traditionnellement plus ouverte aux théories critiques du capitalisme. L’enseignement de l’économie leur offre-t-il plus d’espace ?
Il ne faut pas se tromper : Keen ne critique pas le capitalisme. L’économie qu’il tente de penser est une économie de propriété privée où une part substantielle des échanges sont des échanges marchands. Keen n’est pas plus marxiste que Piketty ou le pape François ! Simplement, il déconstruit pièce par pièce une théorie, parmi d’autres, du capitalisme. Que cette théorie soit dominante ne doit pas nous la faire confondre avec son objet. Sans quoi nous succombons à notre tour à sa prétention la plus exorbitante : se faire passer pour la vérité de ce qu’elle théorise.

Je ne sais pas si la France est plus accueillante aux alternatives à la doxa que les pays anglo-saxons. Un peu partout, des alternatives sont pensées et construites. Les économistes qui ont le courage de penser « hors de la boîte » rencontrent partout les mêmes problèmes : la difficulté à obtenir des crédits, l’indifférence de leurs collègues néoclassiques, la relégation parfois, la difficulté crucifiante pour les étudiants en économie, dont les meilleurs comprennent bien que le roi néoclassique est nu, mais hésitent parfois à le dénoncer par crainte de rater leur carrière universitaire.

Voir sous l'onglet prolonger de cet article les prochaines conférences de Steve Keen en France.

BOITE NOIRELes interviews de Steve Keen et de Gaël Giraud ont été réalisées à la fin du mois de septembre, par mail.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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