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Evasion fiscale : le «double irlandais» est mort, vive la «patent box»

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C’est un symbole qui s’effondre. Et même si sa disparition ne règlera pas tous les problèmes dans le champ de la taxation des entreprises, il faudra se souvenir de ce mardi 14 octobre. En présentant son budget 2015, le ministre irlandais des finances, Michael Noonan, vient d’annoncer la mise à mort du « double irlandais ». Ce montage fiscal affublé d’un étrange sobriquet constitue la pierre angulaire des stratégies montées par quelques-unes des plus grosses entreprises mondiales pour échapper à l’impôt, comme Mediapart le répète depuis maintenant deux ans.

Michael Noonan, ministre irlandais de l'économie.Michael Noonan, ministre irlandais de l'économie. © Reuters - Cathal McNaughton

Plus aucune entreprise installant l'une de ses filiales ne pourra plus bénéficier du « double irlandais » à partir de 2015. Et celles qui sont déjà installées sur le territoire auront jusqu’à 2020 pour se mettre en conformité avec les nouvelles règles. Cinq ans de transition, certes, mais pour mettre en place une vraie révolution (même si les observateurs retiendront peut-être plus facilement le fait que, pour la première fois depuis huit ans, ce budget irlandais 2015 sort le pays des politiques d’austérité).

Les bénéficiaires les plus connus du montage fiscal irlandais sont les mastodontes du numérique, Google et Apple. Dans un article explosif d’octobre 2010 consacré au moteur de recherche, Bloomberg avait, le premier, jeté une lumière crue sur les manipulations comptables, tout à fait légales, autorisées par l’Irlande, pour faire s’évaporer des millions d’euros d’impôts. En trois ans, en passant par l’île européenne, le colosse du net avait réduit sa facture fiscale de 3,1 milliards de dollars dans le monde et atteint le taux réel de 2,4 % d’impôt sur les bénéfices. Le principe est simple : Google centralise l’ensemble de ses ventes de publicité européennes dans une filiale irlandaise. Cette filiale verse elle-même l’essentiel de ses bénéfices, sous forme de royalties, à une seconde filiale irlandaise, détenant les droits sur tous les brevets de Google.

Mais, une société enregistrée en Irlande peut être considérée comme étrangère d’un point de vue fiscal, si elle est présentée comme étant gérée depuis un autre pays. C’était le cas de la seconde filiale de Google, officiellement basée aux Bermudes. L’Irlande ne lui imposait donc aucune taxe. Les Bermudes, elles, n’appliquent aucun impôt sur les bénéfices des sociétés et exonéraient donc la filiale « double » de toute obligation fiscale…

Jusqu’ici, en Irlande, toute entreprise pouvant arguer que ses activités repose sur des brevets pouvait donc réduire drastiquement sa facture fiscale. Ce que Dell ou IBM ne se sont jamais privées de faire. Mais dans cet art d’éviter l’impôt, la star parmi les stars s’appelle Apple. Dans une enquête très éclairante de novembre 2012, le Sunday Times établissait que, grâce au « double irish », la compagnie était taxée en Irlande à un taux moyen de 1,9 % ! Un chiffre confirmé par ses dirigeants lors d’une audition devant le Sénat américain, au printemps 2013.

En mai de la même année, le sénateur démocrate américain Carl Levin publiait un rapport au canon établissant qu’une des filiales de l’entreprise, qui supervise l’ensemble des activités en Asie, en Europe, au Moyen-Orient, en Inde et en Afrique, ne paye nulle part d’impôt sur les sociétés… alors qu’elle a engendré 30 milliards de dollars de bénéfices entre 2009 et 2012, soit le tiers des profits totaux d’Apple ! Cette filiale, AOI, ne dispose en fait ni de bureaux, ni d’employés, c’est un pur montage. Domiciliée en Irlande, elle n’est pas prise en considération par le fisc américain. Mais son conseil d’administration se réunit à San Francisco et elle ne correspond donc pas non plus à la définition irlandaise de la résidence fiscale.

Un très rentable fantôme que les autorités irlandaises s’étaient déjà engagées à faire disparaître. Pourtant, pendant des années, elles avaient défendu bec et ongles leur statut de paradis fiscal pour entreprises, arguant que, à la suite d’Apple dès… 1980, plus d’un millier de multinationales se sont installées sur leur sol, où elles emploient plus de 280 000 personnes, directement ou indirectement. Résultat, selon le très sérieux bureau d’analyse économique américain, qui mesure les régimes d’imposition des entreprises américaines dans une cinquantaine de pays : en Irlande, les firmes US ont payé en moyenne en 2011, au titre de l’impôt sur leurs bénéfices, 2,2 % de taxes en Irlande (et 2,4 % au Luxembourg, et 3,4 % aux Pays-Bas) ! Bien loin du taux officiel de 12,5 % (lui-même bien faible comparé aux 29 % allemands et aux 33,3 % français).

Les choses n’ont commencé à bouger que très récemment. Le 1er octobre seulement, Le Monde révélait que le gouvernement réfléchissait à mettre fin à son montage fiscal star. Une décision pragmatique, commandée par le bouleversement du paysage international sur les questions de fiscalité des entreprises et par l’intense pression dont l’Irlande est la cible depuis des mois.

En juin, la Commission européenne a annoncé qu’elle lançait une enquête sur les rapports entre Apple et l’Irlande, comme Starbucks et les Pays-Bas et la filiale financière de Fiat et le Luxembourg. Depuis, la Commission a ouvert une nouvelle enquête sur les liens Amazon-Luxembourg, mais a aussi confirmé qu’elle avait de sérieux doutes sur le cas irlandais. Au nom du respect de la concurrence, Bruxelles estime qu’il y a des chances que le « double irlandais » permette en fait à certaines multinationales de bénéficier d’aides d’État cachées, inaccessibles à leurs concurrents nationaux plus petits. Selon ces premiers éléments d’enquête, il apparaît même qu’avant 991, Apple payait 0 % d’impôt dans le pays. Et il y a des chances que l’Europe ne lâche pas le morceau. La future commissaire européenne chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, a déclaré, lors de son audition devant le parlement européen, que la question était une « priorité importante » et que le « double irlandais » constituait « un arrangement très regrettable ».

Autre attaque de poids : il y a moins d’un mois, l’OCDE, le club des pays riches chargé par le G20 de coordonner la lutte contre les entreprises reines de l’optimisation fiscale, a aussi dévoilé son plan pour mettre un terme aux pratiques les plus douteuses. Les subtilités irlandaises y figuraient en bonne place et l’organisation ne cachait pas son intention de les rendre inopérantes dans les prochaines années. À l’époque, Michael Noonan jurait que l’Irlande n’avait « rien à craindre » des exhortations de l’OCDE.

Mais le revirement irlandais est sans doute surtout à mettre au crédit de la détermination affichée par le président des États-Unis. Barack Obama, comme tous les démocrates américains, s’est en effet ému cet été de la vague d’entreprises américaines annonçant leur déménagement vers la Grande-Bretagne ou l’Irlande pour des questions fiscales. Cette vogue de « l’inversion fiscale » est très rentable, et a suffisamment inquiété l’administration américaine pour qu’elle mette en place en urgence quelques règles compliquant la tâche des candidats au départ.

Pour l’Irlande, la situation devenait intenable. Selon le Financial Times, même l’Ibec, le syndicat patronal local, convenait que la situation devenait trop controversée et que les entreprises irlandaises ne gagnaient rien avec le « double Irish ». En revanche, l’abandon de cette mesure devenue un symbole devrait permettre au pays de conserver son taux d’impôt sur les sociétés de 12,5 %, le plus bas d’Europe et critiqué par de nombreux pays de l’UE. Présenté partout dans le pays comme un des piliers de l’économie irlandaise, ce taux a de très bonnes chances de rester stable dans les années à venir, ce qui permettra d’attirer toujours plus d’entreprises étrangères.

Mais Michael Noonan a pris soin de ne pas lâcher un avantage sans en annoncer un autre. Il a indiqué que l’Irlande allait mettre en place dès 2015 un système similaire à la « patent box » (« boîte à brevets »), déjà mis en place au Luxembourg et en Belgique, qui entrera en fonction en même temps en Grande-Bretagne. Ce régime fiscal est conçu sur-mesure pour aimanter les sociétés se reposant sur la propriété intellectuelle, tout comme le « double irlandais ». Le principe est de taxer très peu tous les revenus tirés de la propriété intellectuelle. Un système déjà hautement controversé au sein de l’Union européenne, la Commission ayant déjà annoncé à plusieurs reprises qu’elle allait se pencher dessus.

Pourquoi l’Irlande a-t-elle donc pris le risque de se retrouver avec un nouvel instrument fiscal douteux sur les bras ? Certainement pour une seule et unique raison : dans sa lutte contre les régimes fiscaux déloyaux, l’OCDE a buté sur un seul obstacle. Celui de la « patent box ». En effet, les discussions sur la suppression de ce régime sont dans l’impasse, comme nous le racontions ici. « Sur ce point, on est en échec, il n’y a pas de solution », reconnaissait un négociateur auprès de Mediapart. Selon nos informations, la Grande-Bretagne, le Luxembourg, les Pays-Bas et Chypre ont réussi à faire front face aux 40 autres pays engagés dans les discussions pour que ce régime ne soit pas supprimé. L’Irlande a manifestement suivi ces négociations de très près.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : HADOPI est toujours là, et partie pour rester


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