Il y a un an à peine, personne n’aurait parié sur cette annonce. Il y a deux ans, elle aurait été simplement jugée inconcevable. Et pourtant, ce mercredi 29 octobre à Berlin, 93 pays ont proclamé leur engagement à adopter en 2017 ou en 2018 l’échange automatique d’informations fiscales. Et donc à porter un coup très sévère au secret bancaire et à la fraude fiscale. L’échange automatique est en effet l’outil le plus puissant pour la transparence fiscale. Il est perçu depuis des années par les associations luttant contre la fraude comme un des objectifs ultimes à atteindre.
Ce système fait qu’une fois par an, les établissements financiers d’un pays rassemblent les informations financières (solde des comptes, intérêts, dividendes et autres revenus) qu’ils détiennent sur des ressortissants étrangers ayant ouvert des comptes chez eux, puis les communiquent à leur administration fiscale, qui les transmet à son tour aux pays où résident ces riches clients. En clair, de quoi leur ôter sérieusement l’envie de tenter de frauder le fisc. De plus, selon les règles adoptées mercredi, les banques devront connaître et communiquer l’identité des bénéficiaires réels des comptes détenus par des trusts (dont Jersey est notamment le champion), des fondations ou d’autres sociétés-écrans chargées de brouiller les pistes.
L’événement berlinois s’est déroulé sous l’égide de l’OCDE, le club réunissant 34 pays riches, qui a été chargé par le G20 de coordonner la lutte mondiale contre l’évasion fiscale, et qui a monté un très actif forum fiscal mondial réunissant plus de 120 pays. Ce forum s’est engagé frontalement contre les paradis fiscaux, comme nous l’avons raconté en 2012, puis en 2013. Il faut saluer les avancées rapides qu’il a obtenues.
« Qu’un aussi grand nombre de juridictions aient décidé d’échanger automatiquement des renseignements relatifs aux comptes financiers montre qu’un changement profond est possible lorsque la communauté internationale unit ses efforts au service d’un objectif ciblé et ambitieux, s’est félicité le secrétaire général de l’OCDE, le Mexicain Angel Gurria. Le monde est pour les fraudeurs un terrain dont les dimensions se réduisent rapidement. »
Cinquante-huit pays (dont 51 qui ont signé à Berlin) ont accepté de mettre en place l’échange automatique au plus tard en septembre 2017. Parmi eux, des territoires qui méritent sans aucune ambiguïté le qualificatif de paradis fiscal, comme les Bermudes, les îles Vierges britanniques, le Liechtenstein ou Jersey. Certains, Luxembourg en tête, sont les territoires européens qui ont lutté de façon acharnée pendant des années pour préserver leur secret fiscal. Hormis l’Autriche, qui a obtenu un report d’un an, tous les pays de l’Union européenne feront partie de cette première vague, suivant logiquement l’adoption de l’échange automatique au sein de toute l’UE, validée définitivement le 14 octobre.
Trente-cinq autres pays se sont donné jusqu’en 2018 pour les suivre, parmi lesquels la Suisse (qui avait officiellement rendu les armes en mai), la Chine, les Bahamas, Monaco, Singapour, Hong Kong, ou l’Arabie saoudite. Jusqu’au tout dernier moment, des négociations ont été menées pour qu’un maximum de pays signent, parfois directement sous la conduite du responsable des questions fiscales de l’OCDE, le Français Pascal Saint-Amans, très actif sur le terrain depuis 2009 (lire ici son interview à Mediapart l’an dernier). Les Bahamas, Belize, Brunei et les Émirats arabes unis sont ainsi montés in extremis dans le train. Une réussite pour Saint-Amans, qui coordonne par ailleurs les efforts de plus en plus pointus de la communauté internationale pour empêcher les multinationales de frauder leurs impôts.
Pour des centres financiers offshore qui ont, depuis des années, voire des dizaines d’années, bâti leur fortune sur l’évasion fiscale de leurs clients, cet engagement est révolutionnaire. « C’est un aboutissement remarquable », a salué dans Les Échos le ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, qui jouait les puissances invitantes et a lancé tout le processus, avec l’Allemagne et la France, en 2013. Son homologue français Michel Sapin s’est, lui, félicité dans Le Monde de cette « étape décisive et irréversible dans la lutte contre la fraude fiscale » et de ce « changement d'époque ».
Finalement, seuls cinq pays n’ont pris aucun engagement, se plaçant de facto sur une liste noire de territoires non coopératifs : les confettis que sont Vanuatu et Nauru (Océanie) et les îles Cook (océan Pacifique), mais aussi le royaume du golfe Bahreïn, et le Panama, seul centre financier d’envergure à rester farouchement hors du jeu de la coopération internationale.
Le rouleau compresseur américain
L’effondrement spectaculaire du secret bancaire dans le monde a été rapide. En 2009, de nombreux pays avaient accepté de céder à l’échange à la demande, en répondant au cas par cas aux questions des administrations fiscales ou des autorités judiciaires de pays partenaires, la plupart du temps soigneusement sélectionnées.
Mais c’est surtout à partir de 2010 que les choses ont bougé, lorsque les États-Unis ont voté la loi Fatca (Foreign Account Tax Compliance Act), suite aux révélations des pratiques des banques suisses, dont UBS, sur leur territoire. Entrée en application en juin 2014 dans une bonne centaine de pays, Fatca impose unilatéralement l’échange automatique pour les banques hébergeant des clients américains. Faute d’échange de données, tous les gains réalisés aux États-Unis sont taxés à 30 %.
Après avoir plié devant le rouleau compresseur américain, et après des années de résistance, le Luxembourg et l'Autriche ont ensuite accepté, en mars, de renoncer à leur secret bancaire pour leurs voisins européens. C’est cette nette victoire qui a été entérinée définitivement le 14 octobre au sein de l’UE.
Combien ces évolutions pourraient rapporter aux États, à la recherche du moindre sou en cette période de disette budgétaire ? Impossible de le déterminer avec certitude, mais l’OCDE a calculé que, depuis 2009, pour la vingtaine de pays engagés dans le processus, 29 milliards d’euros d’impôts supplémentaires ont été collectés. Dans l’Hexagone, à la fin mai 2014, plus de 24 000 contribuables indélicats avaient lancé les démarches pour régulariser leurs comptes occultes, même si seulement 6 300 dossiers étaient complets. Plus de 80 % de ces dossiers concernaient de l’argent caché en Suisse.
Sur le papier, les riches particuliers désireux de cacher leur fortune au fisc ont bien du souci à se faire, tant les solutions qui leur étaient jusqu’à présent facilement accessibles vont devenir risquées. Mais ils ont encore de longs mois pour se retourner, et pour explorer les pistes qui leur seront encore ouvertes. Car bien sûr, les solutions de l’OCDE ne règlent pas tout. Il faudra en premier lieu s’assurer qu’elles fonctionnent dans la réalité, ce qui nécessitera des contrôles stricts, demandant du temps et de l’argent. Car rien ne dit que des pays comme la Chine, Singapour ou Hong Kong (par exemple) soient aussi décidés qu’ils le clament aujourd’hui à abandonner leur souveraineté sur ces questions clés.
Mais même si c’est le cas, il restera toujours quelques gros trous dans le filet anti-fraudeurs élaboré par l’OCDE. À commencer par le fait que, pour les comptes ouverts avant 2016, l’échange d’information ne concernera que ceux qui abriteront plus de 250 000 dollars ! Le cas des États-Unis, qui, du haut de leur puissant Fatca, ont carrément obtenu d’être dispensés de signer les accords élaborés par l’OCDE, est tout aussi problématique. Car si Fatca garantit au fisc américain d’obtenir les informations qu’il cherche, le texte est en revanche bien plus léger sur les obligations des États-Unis envers leurs partenaires.
Autrement dit, les banques américaines ne devraient pas être tenues de transmettre toutes les données qu’elles détiennent à d’autres pays… Fort ennuyeux, d’autant que de nombreuses sociétés enregistrées dans le Delaware, paradis fiscal interne au pays (lire ici notre enquête), ne sont que des coquilles vides très peu contrôlées, servant à dissimuler l’identité de fraudeurs.
Autre point noir : la Suisse a obtenu que les informations échangées par tous les pays soient uniquement destinées au fisc, et ne puissent pas être exploitées par la justice des pays partenaires. De même, elle a imposé que la « réciprocité » soit de mise : les pays ne transmettront d’informations qu’aux pays qui feront de même pour eux. Ce qui exclut clairement du dispositif les pays en développement, qui sont rarement en mesure de mettre sur pied les systèmes nécessaires à l’échange d’informations. Or, les pays pauvres sont les plus grandes victimes de l’évasion fiscale, que leurs élites pratiquent allègrement. Et puis, cette notion de réciprocité n’est pas toujours pertinente : l’intérêt pour la Suisse, par exemple, de disposer d’informations venues d’Afrique est assez limité, alors que l’inverse est fondamental pour garantir la répartition juste des ressources sur ce continent violemment en proie à la corruption.
Le Tax justice network, l’ONG sans doute la plus exigeante dans la lutte contre l’évasion fiscale, tient un décompte précis et technique des failles dans la législation que les pays signataires se sont engagés à mettre en place. Et elle reste relativement pessimiste. Dans un rapport méticuleux, l’ONG salue certes ce qu’elle désigne comme « un premier pas pour en finir avec le secret bancaire ». Mais elle pointe les multiples façons qu’auront encore les fraudeurs de s’en sortir. Elle signale par exemple que ne seront pas prises en compte les informations concernant la détention d’entreprise ou de biens immobiliers, ni d’or ou de tableaux stockés dans un coffre-fort ou dans un port franc.
De même, les trusts ou fondations gérant des avoirs financiers, mais gérés par une seule personne, sont exclus du champ d’échange automatique. Et puisque seules sont concernées les données financières, le TJN signale que de l’argent investi dans des voitures de luxe, des yachts ou des jets privés, mais aussi des propriétés immobilières de luxe, échappera toujours aux regards indiscrets du fisc. Qui, dépourvu de moyens de vérification efficaces, n’aura de toute façon pas d’autre choix que de croire comme parole d’évangile les informations délivrées par les riches fraudeurs eux-mêmes aux institutions financières qui ont constitué leurs sociétés-écrans. La transparence complète et totale n’est pas encore pour demain.
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