Sortant la première du bois en offrant 7 milliards d'euros pour Portugal Telecom, la holding Altice, propriétaire en France de Numericable et bientôt de SFR, a provoqué une levée de boucliers patriotiques à Lisbonne. Un manifeste de personnalités allant de la droite conservatrice à la gauche de la gauche appelle à « sauver Portugal Telecom », tandis que les syndicats de l’entreprise, qualifiant le groupe de Patrick Drahi de « fonds vautour », exigent une solution nationale. Dégât collatéral de l’effondrement de l’empire Espirito Santo, la mise en vente des activités portugaises par le groupe brésilien Oi, épilogue d’une fusion « lusophone » ratée, marque la fin d’un rêve, celui de l’émergence d’un acteur significatif sur le marché mondial des télécommunications à partir de l’ancien opérateur historique d’un « petit » pays européen.

En fait, ce qui est en cause dans cet échec, ce n’est pas la taille du pays (des géants mondiaux sont nés en Suède, Finlande ou aux Pays-Bas) mais les mœurs d’un capitalisme lusitanien un peu provincial, qui prospéra sous la protection autarcique et colonialiste de la dictature salazariste mais n’est manifestement pas à la hauteur quand il faut affronter le grand large. Cette incapacité à faire émerger des entreprises de dimension internationale était dénoncée par Antonio Saraiva, le singulier « patron des patrons », dans l’entretien accordé à Mediapart à l’occasion du 40e anniversaire de la Révolution des œillets (lire ici). La vente des "bijoux de famille" à des intérêts étrangers (les aéroports au français Vinci, l’énergéticien EdP au chinois Trois Gorges, etc.), accélérée par la crise des dettes souveraines dans la périphérie de la zone euro, ne peut qu’accroître le malaise.
Dans le cas de Portugal Telecom, il y avait « du sens » à s’appuyer sur le savoir-faire et la réelle expertise technique d’un opérateur européen dans un domaine technologique (les télécoms) où le Vieux Continent se défend plutôt bien (GSM est ainsi une technologie et une norme d'origine européenne), en position de force sur un marché national pourtant très concurrentiel, pour valoriser une communauté de langue, d’histoire et d’intérêts économiques avec des puissances émergentes. Mais si, dans un univers où il faut « manger ou être mangé », PT est passé du statut de prédateur à celui de proie, il le doit beaucoup au contexte national.
Le premier constat est qu’en dépit d’une privatisation par étapes lancée en juin 1995 et complétée en 2000, le petit monde politique portugais n’a jamais cessé d’intervenir dans la gestion de l’entreprise, notamment le choix de ses dirigeants. Comme l’écrit Joao Duque dans Expresso, « nous nous sommes habitués, même après la privatisation, à voir ses mandataires sociaux presque tous désignés par les partis de gouvernement ». En la matière, le comble fut atteint par l’ancien premier ministre socialiste José Socrates, qui fit entrer dans les instances dirigeantes du groupe un homme tout juste sorti des « jeunesses » du Parti. Mais, comme déjà expliqué (lire ici), l’incarnation achevée de ce système est Henrique Granadeiro, dont le rôle fut déterminant dans la décision ahurissante de la direction de PT de placer la quasi-totalité des liquidités de l’entreprise dans le panier percé du Grupo Espirito Santo (GES) et tout spécialement dans Rioforte, holding en difficultés notoires (et aujourd’hui en phase de liquidation) portant les actifs non financiers de la famille Espirito Santo.
Ces quelque 900 millions d’euros, considérés comme perdus dans la débâcle de l’empire Espirito Santo, n’ont pas seulement conduit à mettre à l’encan l’action Portugal Telecom. À moins de 1 euro fin octobre, la valeur du titre, qui avait culminé à l'équivalent de 14 euros au pic de la bulle internet en 1999, est tombée à un cours inférieur à la première introduction en Bourse, presque vingt ans plus tôt. Cet investissement calamiteux, décidé sous la pression de Ricardo Salgado Espirito Santo, dont la banque BES possédait 10 % de PT, est intervenu en plein processus de fusion avec le groupe de télécommunications brésilien Oi, et l’a profondément déstabilisé. D’une opération dans laquelle les intérêts portugais apparaissaient en position d’acheteur de l’opérateur brésilien, on est passé à une réalité opposée. Ce sont les actionnaires familiaux de Oi qui ont pris le pouvoir, en commençant d’ailleurs par expulser Granadeiro de la présidence de PT, puis en limogeant Zeinal Bava, le directeur général de PT dont la promotion à la tête du nouvel ensemble n’aura duré que quelques semaines.
Or la présence sur le marché brésilien, vingt fois plus vaste que celui du Portugal, était depuis toujours au cœur du développement international de l’opérateur lusitanien. Dès 1998, PT y fait son entrée en remportant la vente aux enchères de Telesp Celular. Nouvelle avancée en 2002, le partenariat forgé avec Telefonica Moviles, filiale du géant espagnol, sur le marché brésilien de la téléphonie mobile. En créant Vivo en 2003, les alliés ibériques détiennent le premier opérateur de téléphonie mobile au Brésil et en Amérique du Sud, avec plus de 30 millions de clients (elle occuperait aujourd’hui un tiers du marché brésilien). Mais PT va céder cette position stratégique en vendant ses 50 % de Vivo à Telefonica en septembre 2010.
Il faut dire qu’entre-temps PT a traversé l’épreuve, transformée en psychodrame politique national, de l’OPA hostile lancée par la Sonae, conglomérat privé fondé et dirigé par Belmiro de Azevedo, un industriel et commerçant du Nord (Matosinhos, banlieue de Porto), pas très en cour dans les cercles politiciens lisboètes. L’offensive de la Sonaecom, petit acteur du secteur, était appuyée financièrement par la grande banque espagnole Santander. La contre-attaque conduisant à l’échec de la Sonae sera conduite par… Ricardo Salgado et le BES. La « famille » sera un des grands bénéficiaires de la manne financière considérable récoltée dans la vente de Vivo.
Mais la substitution d’un partenariat avec Oi à la copropriété de Vivo dans la stratégie brésilienne de PT allait se révéler une grave erreur, même avant les récents épisodes. Nombre d’experts estimaient que la sortie de Vivo sonnait le glas des ambitions internationales de l’opérateur portugais. La suite leur a donné raison. Porteur d’une dette supérieure à 15 milliards d’euros, l’entreprise brésilienne, ayant pris le pouvoir chez PT, s’est approprié la gestion des intérêts en Afrique et a décidé la cession des activités de PT au Portugal. Les actionnaires brésiliens de Oi ont besoin de se désendetter pour prendre part à une nouvelle phase de concentration sur leur marché domestique.
Que va devenir Portugal Telecom, pratiquement ramené à sa dimension nationale ? En offrant 7 milliards d’euros, Altice rachète essentiellement de la dette. Celle de PT est évaluée à 6,5 milliards d’euros. L’offre de la holding de Patrick Drahi exclut les centaines de millions d’euros dus par Rioforte à PT.

Une première manœuvre destinée à bloquer les ambitions « françaises » (Altice est enregistrée au Luxembourg) a été lancée par Isabel dos Santos, fille du président « à vie » angolais José Eduardo dos Santos et fondée de pouvoir (même si elle s'en défend) du clan prévaricateur qui met en coupe réglée l’ancienne colonie portugaise, avec en embuscade la Sonaecom, son associée dans NOS, le numéro deux du marché portugais des télécommunications. L’OPA de 1,2 milliard d’euros, non sollicitée mais « non hostile », selon Mme dos Santos, porte sur PT SGPS, structure cotée qui rassemble les actionnaires portugais de PT, détient la participation dans Oi et se trouve aussi être l’infortunée propriétaire de la créance de 897 millions d’euros sur Rioforte.
Ni le prix proposé aux actionnaires portugais de PT SGPS, inférieur au cours de Bourse actuel, ni les conditions posées à Oi (qui a déjà jugé l’offre inconsidérée), ni les problèmes évidents de concurrence (le même actionnaire chez les deux principaux acteurs du marché) ne permettront à l’offre d’Isabel dos Santos de prospérer en l’état. Mais il s’agit à ce stade d’une prise de position dans une partie d’échecs qui n’en est qu’à ses tout premiers mouvements. D’autres acteurs sont entrés en scène le 12 novembre, les fonds américains Apax Partners et Bain Capital, avec une offre (7,075 milliards d'euros) auprès de Oi supérieure de 50 millions d'euros à celle d'Altice. Ils ne sont sans doute pas les derniers.
Ce qui est significatif dans l’opération conduite par la fille du président angolais, prétendument au nom de la préservation des intérêts « nationaux »… du Portugal, c’est qu’elle pourrait ouvrir la voie à un démantèlement de Portugal Telecom, au bénéfice notamment de Sonaecom. Vieille histoire. D’entreprise stratégique, PT est ainsi devenue une simple proie, privée de la maîtrise de son destin, et une proie promise éventuellement au dépeçage. L’ineffable Anibal Cavaco Silva, longtemps premier ministre et qui achève son second mandat à la présidence de la République portugaise, personnalisation du « bloc central » qui gouverne si mal ce pays, s’est dit « surpris » de ce qui se passait autour de PT. Il n’est pas le seul, ni au bout de ses surprises.
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