De notre envoyé spécial à Bruxelles.- Avions et trains à l'arrêt, barrages routiers, accès bloqués aux zones industrielles, des administrations et écoles fermées, le service minimum dans les hôpitaux… La Belgique est à l'arrêt lundi. Cette grève générale, qui s'annonce très suivie, est organisée par les trois syndicats du pays, tous opposés à la politique d'austérité du nouveau gouvernement de Charles Michel.
La journée du 15 décembre marque l'aboutissement – très provisoire – d'une mobilisation de fond, lancée le 6 novembre avec une manifestation monstre à Bruxelles (120.000 personnes dans la rue), poursuivie par des grèves tournantes à travers les neuf provinces de la Belgique. Depuis plus d'un mois, le royaume de 11 millions d'habitants traverse une période mouvementée, marquée par un bras-de-fer à l'issue incertaine entre l'exécutif de droite, à peine investi mais déjà impopulaire, et les syndicats très remontés.
1 - Les raisons de la colère: 11 milliards d'économies

Les grévistes tempêtent contre plusieurs points de l'« accord de gouvernement » conclu cet été. Ils rejettent le « saut d'index » pour 2015 – c'est-à-dire la suspension de l'augmentation des salaires ajustés à l'inflation, comme c'est la règle chaque début d'année en Belgique –, ou encore le report de l'âge légal de la retraite (aujourd'hui à 65 ans, repoussé à 66 ans en 2025 et 67 ans pour 2030). Le secteur de la culture est également mobilisé contre des coupes sèches et massives, dès l'an prochain. En tout, un paquet de 11 milliards d'économies sur cinq ans, censé doper la compétitivité belge.
« L'assainissement de 11 milliards, qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas, on doit le faire. Le gouvernement 'suédois' (le surnom de l'exécutif, ndlr) est une coalition de courage », se défend Bart de Wever, le patron des indépendantistes flamands (N-VA) membres de la coalition. Avec une dette qui frôle les 105% du PIB, la Belgique fait l'objet d'intenses pressions de la part de la commission européenne, qui exige davantage d'efforts (l'Union exhorte notamment depuis des années la Belgique à en finir avec son système d'indexation des salaires à l'inflation – lire ses recommandations).
En novembre, la commission a d'ailleurs menacé la Belgique de sanctions – exactement comme la France et l'Italie – si le pays ne revoit pas son projet de budget pour 2015, ou si des « réformes structurelles » ne sont pas prises d'ici mars. L'exécutif de droite, investi en octobre, a donc peu de marges de manœuvre. Les centrales syndicales, elles, réclament toutes le retour au dialogue social, avant de prendre de telles décisions. « C'est peu de dire que le nouveau gouvernement fédéral n'aura connu aucun état de grâce », résume Pascal Delwit, de l'université libre de Bruxelles au quotidien économique francophone L'Echo.
L'une des surprises du mouvement social en cours, est qu'il mobilise tout autant en Wallonie qu'en Flandre. Pourtant, le gouvernement de coalition investi en octobre au fédéral, est ultra-dominé par les partis flamands (trois sur quatre). A commencer par les grands vainqueurs des élections générales de mai: les indépendantistes de la N-VA. On aurait donc pu s'attendre à ce que ce gouvernement soit davantage contesté au Sud du pays (Wallonie) et à Bruxelles, qu'au Nord (Flandre). C'était sans doute l'un des paris de l'exécutif, pour déminer la contestation.
« Traditionnellement, les mouvements sociaux sont moins bien suivis en Flandre. Avec un gouvernement qui penche vers le Nord du pays (…), on pourrait s'attendre à ce que les syndicats flamandes soient moins enclins à contester l'équipe Michel. Ce n'est manifestement pas le cas », constate L'Echo dans son édition de samedi. « Contrairement aux espoirs initiaux de la majorité, la mobilisation sociale ne s'est pas donnée à voir comme asymétrique. La contestation sociale est tout aussi vive en Flandre qu'en Wallonie ou à Bruxelles », renchérit l'universitaire Pascal Delwit.

Autre spécificité de cette mobilisation, qui surprend les observateurs par son ampleur: le front uni des syndicats qui, depuis six semaines, tient sans accrocs. Aux côtés de la FGTB au discours musclé (les socialistes), figurent deux centrales à l'image d'ordinaire plus « responsable », preuve que le moment est particulier: les chrétiens de l'ACV-CSC et les libéraux de la CGSLB. Combien de temps ce front commun durera-t-il, après la journée du 15 décembre ?
Il n'est pas ministre au fédéral mais il est celui qu'on entend le plus ces derniers jours dans les médias belges, francophones comme flamands : Bart de Wever, le maire d'Anvers et patron de la N-VA, intervient comme s'il était premier ministre, et laisse les miettes à Charles Michel. L'opposition accuse d'ailleurs déjà le second, isolé sur la scène francophone, d'être le pantin du premier, tout puissant en Flandre.
Pour De Wever, l'affaire est simple: la Belgique n'a pas le choix, il n'y a pas d'alternatives à cette politique économique musclée, et c'est le PS (aujourd'hui le principal parti dans l'opposition) qui instrumentalise les syndicats. « Cette grève est purement politique, ce n'est pas du tout une grève sociale », juge De Wever. « L'objectif de la FGTB est de faire tomber ce gouvernement. Et ça c'est une vocation politique », renchérit Olivier Chastel, le président du MR (allié de la N-VA au gouvernement) dans un entretien à La Libre Belgique.
Face à De Wever, le secrétaire général de la FGTB, Marc Goblet, ex-ouvrier chauffagiste de 57 ans, socialiste plutôt bourru, en poste depuis septembre à peine, est devenu l'un des nouveaux visages de la contestation. « Nous ne sommes pas dans une grève politique: on est dans une grève syndicale organisée en front commun », répond Goblet à De Wever. Lui refuse de s'asseoir autour de la table avec l'exécutif, tant que le gouvernement n'aura pas formellement fait une croix sur le « saut d'index » - ce que l'exécutif exclut. Bref, c'est l'impasse. « Le gouvernement ne cèdera pas aux syndicats », prévenait-on côté MR, vendredi, à l'approche de la mobilisation du 15. Goblet parle déjà d'un nouveau « plan d'actions » en janvier.
Sur le fond, la stratégie de De Wever - couper dans le budget fédéral, pour réduire le périmètre de l'Etat fédéral et regagner des marges à l'échelle régionale - est explosive, pour l'avenir d'un pays exténué par des tensions communautaires croissantes. « C'était un coup de poker: introduire dans le gouvernement fédéral un parti comme la N-VA, qui prône la disparition de l'Etat belge. (…) C'était également devoir s'assurer que le parti nationaliste ne profiterait pas de sa position pour affaiblir cet Etat de toutes les manières et démontrer ainsi que la Belgique est décidément ingouvernable », écrit le correspondant du Monde à Bruxelles.
Dans un édito samedi, le quotidien Le Soir, un poil désabusé, résumait ainsi l'affaire: « On comprend les syndicats frappés d'un coup par une pluie de mesures honnies depuis des décennies. On comprend le gouvernement qui hésite à ouvrir l'accord de gouvernement, au risque d'y laisser entrer les démons communautaires. On comprend les patrons qui voient fondre leur position concurrentielle. Mais qu'auront gagné les uns et les autres, après six mois de grève? ». « Michel doit siffler la fin de la récréation », s'impatiente, de son côté, La Libre Belgique.
3 - Un débat de fond sur la fiscalité belge
C'est le débat décisif qui nourrit la mobilisation: les injustices de la fiscalité belge, cas très particulier en Europe. D'après une récente enquête de l'OCDE, la Belgique est le troisième pays membre de l'organisation, où le poids de la fiscalité est le plus lourd, après le Danemark et la France. Mais c'est surtout l'un des systèmes de taxation les plus inégaux d'Europe: le travail y est très fortement taxé, à l'inverse du capital. Pour ne rien arranger, le pays, souvent considéré comme un paradis fiscal, est l'un des seuls à avoir mis au point un mécanisme fiscal très avantageux pour les entreprises, et qui coûte cher à l'Etat - le système des intérêts notionnels (médiatisés par l'« affaire » Bernard Arnault en 2012).
La FGTB plaide, avec d'autres, pour un « glissement fiscal ». En clair: durcir les taxes sur le capital, et alléger d'autant celles sur le travail. De ce point de vue, le gouvernement ménage le suspense. Bart de Wever, pour la N-VA, a déjà dit et répété son opposition à la taxation des grandes fortunes. Mais il est « ouvert au débat » sur la taxation des plus-values boursières.
« Le 'tax shift' (glissement fiscal, ndlr) se traduira par une diminution des charges sur le travail et par l'augmentation de quelque chose d'autre. Dans le cadre de la réflexion fiscale, il y aura la question de la taxation du capital qui se posera. Le MR réfléchit à ce qu'il mettra sur la table à ce sujet », déclarait Olivier Chastel, le nouveau patron du MR, en fin de semaine. C'est d'ores et déjà l'une des vertus de la mobilisation : acter l'urgence d'une réforme fiscale en Belgique.
Les socialistes, dans l'opposition, ont beau jeu de monter au créneau. Mais certains ne manquent pas de leur rappeler que le gouvernement de coalition droite-gauche du socialiste Elio Di Rupo (décembre 2011 - octobre 2014) n'a rien modifié aux grands équilibres fiscaux du pays – et encore moins supprimé les « intérêts notionnels ». « Si (la taxation du capital, ndlr) est vraiment un moyen pour faire des miracles, pourquoi le PS ne l'a-t-il pas fait depuis 25 ans ? », ironise Bart de Wever.

Dans ce contexte de vives tensions et d'impopularité des partis au pouvoir, un « mouvement citoyen » vient de se former, qu'il faudra suivre dans les mois à venir. Après le G-1000 de l'historien David Van Reybrouck, « Tout autre chose », côté francophone, s'inspire du mouvement flamand « Hart Boven Hard » (le cœur avant la rigueur). Ancré à gauche, le collectif anti-austérité, qui rassemble environ soixante-dix personnalités de la société civile (activistes, comédiens, etc), veut « construire un large mouvement citoyen proposant des alternatives au modèle de société dominant » et « faire converger l'énorme potentiel d'imagination et d'action citoyenne en faveur de tout autres horizons » (leur appel est ici).
« Si le blocage persiste entre gouvernement et organisations syndicales, si la concertation reste au point mort, et la tension monte, 'Tout autre chose' aura un boulevard », croit savoir Le Soir.
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