La manipulation frénétique et irresponsable du prix de l’argent, référence cardinale dans une économie avancée, par les principales banques centrales, n’a pas fini de provoquer des dégâts collatéraux entretenant une instabilité chronique sur les marchés de capitaux… en attendant pire. Dernière victime en date, la tentative désespérée de la Banque nationale suisse de plafonner la hausse de sa devise face à l’euro. La BNS a finalement capitulé mercredi 15 janvier, annonçant brutalement l’abandon du cours plafond de 1,20 franc suisse pour un euro, provoquant dans les minutes suivantes une réévaluation vis-à-vis de la monnaie unique qui a dépassé au plus fort les 40 % (à 80 centimes de FS pour un euro) et un effondrement de la Bourse de Zurich.
Pour prendre la mesure de l’univers délirant dans lequel les politiques dites « non conventionnelles » de la Réserve fédérale des États-Unis, et ses homologues japonaise, britannique et finalement européenne, ont plongé la planète, il suffit de rappeler qu’en Suisse, on vous fait payer pour déposer de l’argent et on vous en donne pour l'emprunter. Dans son communiqué justifiant l’annonce, la BNS indique qu’elle porte de 0,25 à 0,75 % le taux d’intérêt négatif imposé sur les dépôts à vue au-delà du montant exonéré. Par ailleurs, elle indique qu’elle abaisse encore la fourchette négative du Libor à trois mois, taux qui sert de référence à tous les emprunts, « désormais comprise entre – 1,25 % et − 0,25 %, au lieu de −0,75 % et 0,25 % précédemment ». Le monde cul par-dessus tête.

Selon la BNS, « les disparités entre les politiques monétaires menées dans les principales zones monétaires ont fortement augmenté ces derniers temps et pourraient encore s’accentuer ». Très précisément le 22 janvier prochain, si l'on en croit les augures du marché (qui n’avaient néanmoins rien vu venir du côté de Zurich) quand Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, est censé céder enfin aux sirènes de « l’assouplissement quantitatif » affiché (et plus seulement furtif comme jusqu’ici) en annonçant un programme de rachat de dettes publiques de plusieurs centaines de milliards d’euros.
Face à ce « tsunami » monétaire annoncé, qui a déjà provoqué par anticipation la dépréciation de l’euro face au dollar en dessous de son cours d’introduction en 1999 (1,17 dollar pour un euro), la digue défendue depuis trois ans par la BNS ne pouvait que céder. Elle a préféré ouvrir les vannes sans crier gare, ce qui a probablement (on le saura très vite) provoqué la noyade de quelques fonds spéculatifs passés instantanément de la somnolence à la panique. Too bad, so sad.
Les autorités monétaires helvétiques ont justifié leur décision et son « timing » par la hausse du dollar, ayant quelque peu allégé la pression concurrentielle sur les exportateurs du pays qui auraient en outre mis à profit les années du « peg » (lien fixe avec l’euro) pour s’adapter. L’argument est peu crédible compte tenu de la très forte proportion du commerce extérieur de la Confédération réalisée non seulement avec la zone euro, mais aussi avec de nombreux pays dont la devise s’est également fortement dépréciée face au dollar. La chute de 13 % à mi-séance de la Bourse de Zurich atteste que cet argument passe plutôt mal auprès des investisseurs suisses.
Il faut rappeler que la « politique de changes » de la BNS, donnée en modèle à la BCE par tant de bons esprits chagrinés par « l’euro fort », a conduit la banque centrale de la Confédération à accumuler quelque 500 milliards de francs suisses supplémentaires en devises étrangères, surtout des euros, dans son bilan. Bilan qui équivalait fin 2014 à 85 % du PIB. Plus fort que la Fed et même la Banque du Japon. Sans parler de la BCE, pour laquelle ce ratio est d’environ 20 %. Quelle est la perte comptable enregistrée ce 15 janvier par la BNS sur ce portefeuille ? Heureusement, comme le fait remarquer le stratège « forex » de la banque américaine JP Morgan dans une première réflexion, la banque centrale avait annoncé début janvier un profit massif de 48 milliards de FS pour 2014. « Sans de tels profits l’an dernier, la BNS aurait été mise en faillite par la rupture du peg », écrit-il. Rappel salutaire : une banque centrale qui gave son bilan de devises débauchées ou de papier de qualité douteuse (la dette publique grecque, par exemple) peut faire faillite… et présenter la note au contribuable, évidemment.
Dans les faits, en s’aventurant dans les eaux troubles des politiques « non conventionnelles », la politique monétaire, vouée normalement à la régulation du prix de l’argent à court terme, a changé de nature : elle est devenue une politique budgétaire, puisqu’elle finance la dépense publique, et une « politique de changes », en fait de dévaluation compétitive, comme le démontrent clairement au Japon les « Abenomics » (qui s’y résument, d’ailleurs – lire ici). Faire d’une pierre deux coups n’est pas donné à tout le monde. Et trois, encore moins.
Les tribulations de la BNS font écho aux mises en garde des pays émergents, le Brésil notamment, qui dès l’engagement de la Fed dans le premier « QE » (il y en a eu trois… jusqu’ici) avaient évoqué une « guerre des monnaies » et même engagé des démarches, non suivies d’effet, pour que l’Organisation mondiale du commerce se saisisse du dossier. On n’a pas encore vu les conséquences en Asie de la dévaluation compétitive agressive poursuivie par le Japon, mais cela viendra bien assez tôt. Les autres effets collatéraux de la manipulation du prix de l’argent pour le compte des États banqueroutiers commencent à être bien documentés : « répression financière » pour l’épargnant moyen ou modeste, encouragement à la prise de risque inconsidérée afin de compenser la chute des rendements obligataires, formation de bulles spéculatives diverses et variées (des matières premières à « l’art » contemporain) qui finissent toujours par éclater, non sans avoir creusé encore les inégalités entre les « have » et les « have not », etc.
Il y a toutes les raisons de penser que l’assouplissement quantitatif « version Draghi » n’aura même pas sur l’économie européenne les modestes effets du premier « QE » de la Fed sur celle des États-Unis (pour les saisons 2 et 3, il fut pratiquement nul) : rôle beaucoup plus limité des marchés financiers, moins « d’effet richesse » dû à la hausse des actifs financiers, cadre budgétaire plus rigide, assainissement bancaire poussif. Mais, comme l’écrit ce 15 janvier Nick Andrews de Gavekal, « comme les faucons monétaires de Berlin le savent trop bien, la réalité est que le QE est un outil budgétaire travesti ». Pionnier des politiques monétaires non conventionnelles, « le Japon, bien sûr, a passé les vingt dernières années à glisser dans sa propre version de la stagnation séculaire. Les faucons de Berlin n’ont pas tort de penser que le QE va donner un résultat similaire dans des pays comme l’Italie et la France où persiste une résistance politique profonde aux réformes structurelles ». Accessoirement, comme la BNS ne sera plus là pour investir ses euros dans la dette plus ou moins pourrie des pays de la zone euro, il serait temps en effet que la BCE s’y colle.
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