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Paradis fiscaux : le face-à-face Juncker-Joly tourne court

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De notre envoyé spécial à Bruxelles.   « Il a créé le paradis fiscal le plus nuisible d'Europe. » Eva Joly résume sans détour le principal talon d'Achille de Jean-Claude Juncker, à l'approche d'un vote mardi 15 juillet à Strasbourg, qui doit propulser pour cinq ans le Luxembourgeois à la tête de la commission européenne. Depuis le début de la semaine, Juncker enchaîne les auditions devant les différents groupes du parlement européen, pour les convaincre de voter pour lui. L'ancien patron de l'Eurogroupe est devenu fin juin, malgré la bruyante opposition de Londres, le candidat officiel des chefs d'État et de gouvernement des 28. Il lui reste désormais à obtenir une majorité côté parlement, soit au moins 376 voix sur un total de 751 eurodéputés. Sauf grosse surprise, il devrait y parvenir.

Eva Joly a profité de cette opération séduction de Juncker au parlement pour tenter d'y voir plus clair sur ses convictions en matière de lutte contre les paradis fiscaux. Le point est capital : Juncker, une fois devenu président, ira-t-il dans le sens des annonces de la commission ces derniers mois, plutôt encourageantes, pour lutter contre le dumping fiscal, ou va-t-il noyer le dossier, pour protéger les intérêts du Luxembourg ?

« Je lis parfois que je serais un allié du grand capital, qui ne va rien faire qui puisse desservir les intérêts de la place financière du Luxembourg… C'est invraisemblable, s'est étranglé Juncker, dans un français toujours impeccable. On va faire tout ce qu'il faudra faire. » Mais dans le détail, les promesses de Juncker en la matière ne sont pas légion.

Jean-Claude Juncker le 8 juillet 2014 à Bruxelles. © European Union 2014 - European Parliament.Jean-Claude Juncker le 8 juillet 2014 à Bruxelles. © European Union 2014 - European Parliament.


L'ex-premier ministre luxembourgeois, écarté l'an dernier du pouvoir au Luxembourg après 18 années de règne, a d'abord apporté son soutien aux enquêtes déjà lancées par la commission sur la fiscalité avantageuse proposée par certains États membres à des multinationales. L'exécutif de José Manuel Barroso se penche actuellement sur des accords fiscaux douteux qui existent entre Apple et l'Irlande, Starbucks et les Pays-Bas et enfin la filiale financière de Fiat et… le Luxembourg (lire ici).

« Les problèmes gravitant autour des “tax ruling” (ces accords secrets entre États et multinationales – Ndlr) sont sérieux et je veux la transparence la plus intégrale. Je n'ai jamais organisé, en tant que personne, un “tax ruling” », a-t-il affirmé, en référence à son passé de chef de gouvernement luxembourgeois. Il s'est engagé à « faire du droit comparé positif », pour en finir avec cette concurrence fiscale à l'échelle du continent. « Trois procédures ont été engagées par la commission et d'autres suivront », a-t-il poursuivi. D'autres pays pourraient être visés, dont la Belgique. « Il faut revoir le paysage de la fiscalité des entreprises », a-t-il martelé.

Au-delà de ces déclarations de principe, bien accueillies par les élus écologistes, Juncker est resté flou. Interrogé par l'ex-candidate à la présidentielle française, Eva Joly, pour savoir s'il était « favorable à la transparence financière, pays par pays, pour l'ensemble des multinationales européennes et celles qui exercent en Europe », Juncker a répondu de biais, en assurant qu'il voudrait « beaucoup de transparence sur les entreprises qui vendent des armes ».

Eva Joly lui soumettait une vieille revendication de la société civile, qui consiste à obliger chaque multinationale opérant sur le sol de l'Union européenne (UE) à déclarer, entre autres critères, le nombre de personnes qu'elle emploie, pays par pays, les bénéfices qu'elle engrange dans chaque État, ou encore le montant d'impôt qu'elle y paie. Grâce à une directive européenne bientôt en application, les banques sont déjà soumises à cet exercice. L'idée serait de l'élargir à toutes les multinationales, afin d'identifier au plus près les techniques d'« optimisation fiscale » des uns et des autres – en rapportant, par exemple, le volume des bénéfices réalisés au Luxembourg à la main d'œuvre véritablement employée sur place.

Sur ce point, Eva Joly reste très dubitative quant aux engagements de Juncker : « Il arrive à maintenir une ambiguïté très forte. Sous couvert de promesse, je n'ai pas obtenu de véritable engagement sur la transparence des multinationales. Il est habile, il contourne, il prend la tangente », expliquait-elle à la sortie de l'audition. « Bien sûr que nous sommes pour la transparence sur les entreprises qui vendent des armes, mais ce n'est pas le seul enjeu, il n'a pas répondu ».

Juncker s'est tout de même engagé, lors du débat, sur un autre point qui pourrait, à terme, peser lourd : il a soutenu le principe d'un registre sur lequel il serait obligatoire d'inscrire les noms des bénéficiaires des trusts et autres sociétés opaques – des bénéficiaires qui sont en général très difficiles à identifier. Ce texte a été voté en mars dernier par les eurodéputés du précédent parlement (il fait partie de la nouvelle directive ant-blanchiment d'argent) et il entre désormais dans sa dernière phase de négociations à Bruxelles.

Le soutien de Juncker sur ce dossier est une avancée, alors que des États comme les Pays-Bas ou le Luxembourg devraient tout faire, dans les mois à venir, pour enterrer ce texte. « Si ce registre est mis en place, ce sera un coup fatal pour les paradis fiscaux », assure Eva Joly, qui rappelle par ailleurs que « le mouvement est fort, dans la société civile, pour créer un tel registre. »

Le groupe des Verts au parlement (51 élus dont six Français) devait analyser à huis clos, dans la foulée de l'audition de mercredi, les engagements de Juncker. Sur le fond, le collectif est divisé, entre ceux qui s'apprêtent à voter pour Juncker (parce qu'ils estiment logique que le chef de file du parti qui a remporté les élections européennes s'empare de la présidence de la commission) et ceux qui le rejetteront (parce que Juncker est un chrétien démocrate, donc un adversaire politique).

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SNCF Paris-Nord: un niveau de sécurité «très éloigné de l'objectif»

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Mediapart révèle un audit interne de la SNCF, réalisé fin 2012 et qui concerne le secteur Paris-Nord. Ce document confidentiel recense une pléthore d’anomalies sur la portion du réseau inspectée. Il détaille les innombrables manquements à la sécurité et la dégradation des infrastructures comme de la maintenance dans cette « zone ferroviaire » qui recouvre quatre départements. Au moment où les dirigeants de la SNCF contestent les conclusions du rapport fait par les deux experts mandatés par la justice après la catastrophe de Brétigny-sur-Orge (7 morts lors du déraillement du train Paris-Limoges, le 12 juillet 2013), ce document éclaire crûment la situation du réseau ferré.

La gare du Nord, un demi-million de voyageurs par jour.La gare du Nord, un demi-million de voyageurs par jour. © Reuters

Car à sa lecture, il apparaît que Brétigny n'est pas une malheureuse exception. Dans une autre « zone », celle de Paris-Nord, l'état du réseau apparaît presque tout autant dégradé. Et les formulations des experts judiciaires, qui ont constaté à Brétigny « un état de délabrement jamais vu ailleurs », font directement écho aux différents éléments de cet audit interne. Ce document, que nous publions en intégralité, vient contredire la communication de la SNCF et de Réseau ferré de France (RFF) qui « contestent formellement tout état de délabrement du réseau, à Brétigny comme ailleurs ».

Le document que publie Mediapart est l’avant-projet d’un audit de sécurité national opérationnel (ASNO), réalisé fin 2012 par la direction des audits de secteur de la SNCF. Les auditeurs ont procédé à l’inspection minutieuse du réseau ferré qui s'étend sur la gare de Paris-Gare du Nord (y compris la gare souterraine avec liaison sur le RER B), sur les départements de la Seine-Saint-Denis, du Val-d’Oise et de l'Oise, entre le 10 septembre et le 12 octobre 2012. Ce rapport confidentiel a été remis à la direction de la SNCF en novembre 2012. Il peut être lu ci-dessous :

 

Sa lecture présente un florilège d’anomalies. Au fil de ses 67 pages, rares sont les points positifs : paragraphe après paragraphe, tout semble aller de travers. Les appréciations s’échelonnent de « globalement affecté » et « partiellement affecté » à « fragile » voire « très fragile ».

Pire : l’évolution de la situation entre cet audit 2013 et un audit précédent réalisé en 2011 montre une absence de progrès, voire une détérioration de la situation (tableau page 8). En clair, les erreurs constatées fin 2010 n’étaient, deux ans plus tard, toujours pas corrigées. À la lecture de cet audit, l’impression générale est celle d’un laisser-aller pour le moins surprenant, cette portion de réseau irriguant la plus grande gare d’Europe, et transportant chaque jour plus d’un demi-million de voyageurs, dont quatre cent mille banlieusards, notamment les usagers du RER B. Revue de détail page suivante.

  • Maintenance

« Le domaine maintenance Voie est globalement affecté suite au constat de plusieurs anomalies partielles affectant un nombre important de sous-domaines… De nombreux points ne sont ni repris ni suivis… Des manques importants sont constatés. » Les contrôles et leurs suivis laissent visiblement à désirer : « Des tournées de conformité ne sont pas tracées voire pas réalisées… Il existe des défauts de surveillance des rails… Il existe des écarts dans l’application de la réglementation… Des procédures sont incorrectes… » (page 4). « De nombreuses erreurs ne sont pas redressées dans les délais, parfois de longue date. Un secteur n’est pas en capacité de connaître la liste des défauts classés en urgence. »

À Saint-Ouen, les dernières interventions de maintenance sur certains appareillages datent de 2004 et 2006 (page 26). La recherche d’anomalies sur les rails souffre parfois d’importants retards : ainsi, dans le secteur de Saint-Denis, « 256 kilomètres de voie n’ont pas été visités en 2011 » (page 29). Des inspections ne sont pas répertoriées : « Des visites ne sont pas intégrées dans les tableaux de suivi » (page 5). « La détection des incidents précurseurs existe, mais elle est incomplète » (page 9). « Plusieurs défauts repérés sur des rails n’ont été rectifiés qu’avec des semaines de retard » (page 29).

Travaux de maintenance à Compiègne.Travaux de maintenance à Compiègne. © (dr)

Dans le secteur de Creil, la maintenance de plusieurs installations présente carrément des mois de retard (page 38). Un défaut repéré sur un éclissage (sorte d’agrafe maintenant un aiguillage en place, dont la défection est la cause probable de la catastrophe de Brétigny) a été réparé avec deux jours de retard (page 29). Des aiguillages, qui doivent être contrôlés tous les quatre ans, ne l’avaient pas été depuis six ans (page 38). « D’autres installations n’ont pas subi de contrôles techniques depuis 2007, voire 2005 » (page 41). 

  • Chantiers

« Il est constaté des erreurs dans la mise en service des zones de chantier » (page 4). Cela signifie, en clair, que les chantiers sont mal balisés, ou qu’il existe des écarts entre la portion de voie à rénover et la portion de voie effectivement rénovée. Des ouvriers paraissent mal informés de la largeur réelle des trains, susceptibles d’entrer en collision avec des engins de chantier garés trop près des voies : « L’interdiction de stationner dans le gabarit d’une voie ferrée n’a pas de signification pour un transporteur non averti du risque ferroviaire » (page 20).

  • Outillage :

Sur les voies, les ouvriers ne travaillent pas toujours avec le matériel adéquat : « Des appareils de mesure ne sont pas vérifiés. Il existe des outillages non conformes » (page 5). Les agents chargés de vérifier les appareils électriques « n’ont jamais ce niveau de compétence » (page 11). Les outils ne sont parfois même pas répertoriés : un secteur « ne dispose pas de la liste exhaustive de son outillage ».

  • Sécurité du personnel 

Pas moins de trois quarts des chantiers inspectés présentent des risques pour l’intégrité physique du personnel, notamment des sous-traitants, à l’évidence mal informés quant aux conditions de sécurité. « Neuf chantiers sur douze visités font l’objet d’au moins une remarque : des mesures de prévention sont insuffisantes et ne permettent pas de garantir la sécurité de l’intervention. Des risques ne sont pas abordés. Des mesures de prévention sont imprécises » (page 6). Faute de respect des procédures, des ouvriers risquent de se faire faucher par les trains : « L’interdiction de l’accès à une partie de voie n’est pas toujours réalisée » (page 6). Dans un cas, la fiche répertoriant le passage des trains est périmée de plus de trois années : les ouvriers à l’ouvrage sur les voies pouvaient donc être surpris par un convoi (page 19). D’autres travaillent sans formation adéquate, l’un d’eux ayant été vu au volant d’un engin qu’il n’était pas apte à conduire : « Un agent de desserte manœuvre des appareils de voie pour lesquels il n’est pas habilité » (page 6). Des ouvriers ne portent même pas de casque (page 13).

  • Passage à niveau 

Même sur les très « accidentogènes » passages à niveau (plusieurs dizaines de collisions chaque année), les auditeurs s’étonnent que les erreurs relevées lors de précédentes inspections ne soient pas toujours corrigées : « Il existe un retard très important dans l’amortissement des anomalies détectées lors des visites » (page 4). L’audit déplore que des inspections soient réalisées « avant la période de poussée de la végétation, sans visite complémentaire » (page 5, page 40) : la végétation peut cacher, à la belle saison, la visibilité des panneaux signalant aux automobilistes la présence du passage à niveau. « Suite au constat de ces manques », des « relances » ont bien été effectuées, mais sont restées « sans suites » (page 40). 

  • Ponts et tunnels 

Les auditeurs constatent que, faute d’inspections, l’état réel de plusieurs ouvrages n’est pas connu, en particulier de deux ouvrages traversant la gare de Saint-Denis sur la ligne Paris-Lille (page 6). On ose espérer que ces ouvrages ont, depuis la remise de cet audit, été inspectés…

Les conclusions de cet audit sont sans appel : « le niveau de sécurité opérationnel de l’infrapôle de Paris-Nord est apprécié comme étant très éloigné de l’objectif » (page 6). Ce surlignage en gras est le fait des auditeurs eux-mêmes… On est donc loin de la communication lénifiante de la SNCF et de RFF, affirmant que « le réseau ferroviaire français fait l’objet d’une maintenance de très haut niveau et d’une surveillance constante qui exclut l’expression outrancière d’état de délabrement jamais vu », expression employée par les experts de Brétigny...

Interrogé par Mediapart sur le contenu de cet audit, Alain Krakovitch, directeur général de la sécurité de la SNCF, nous a répondu : « L’établissement qui a en charge la maintenance de l’infrastructure de Paris-Nord connaissait des difficultés, qui ont justifié un programme d’actions précises : un plan d’action post-audit, un suivi régulier, puis un audit de bouclage, réalisé entre le 23 septembre et le 11 octobre 2013. » Depuis la remise de l'audit, ajoute le directeur, « des points sont en progression, d’autres ne le sont pas encore suffisamment. Je suis de près cet établissement, nous faisons le point tous les six mois ».

Interrogé sur le fait que l'audit 2013 note que les erreurs déjà relevées dans l’audit 2011 n’avaient pas été corrigées, le directeur général de la sécurité explique qu'« il n’avait pas été constaté d’écart suffisant pour justifier une procédure de redressement ». « Nos audits sont extrêmement exhaustifs. Les écarts ne constituent qu’un faible pourcentage, la grande majorité des process se situent dans les normes. Et ces écarts ne signifient pas pour autant que la situation présente un risque », précise Alain Krakovitch.

L’audit publié par Mediapart relève cependant des anomalies persistantes « malgré la mise en place d’actions » « des écarts graves, bien que vus, restent en anomalies » (page 59). Même des « relances » sont restées « sans suites » (page 40). L’histoire des catastrophes dans les transports montre qu’elles sont rarement provoquées par une cause unique, plus souvent par l’accumulation de petites anomalies.

Accident de Brétigny-sur-Orge le 12 juillet 2013.Accident de Brétigny-sur-Orge le 12 juillet 2013. © Reuters

Lundi 7 juillet, la CGT a réagi au rapport des experts judiciaires en dénonçant une « recherche d’économies effrénée » au détriment du service public et de la sécurité. Selon le premier syndicat des cheminots, la fameuse réforme ferroviaire, contre laquelle le syndicat a bataillé lors d’une très impopulaire grève d’une douzaine de jours le mois dernier, « va multiplier les filiales et donc exacerber le manque de cohésion entre tous les services de la SNCF, ce qui va accentuer les dysfonctionnements ». Ministre des transports, Frédéric Cuvillier affirme au contraire que « la réforme ferroviaire doit venir gommer les difficultés ». Force est de constater, à l’examen de cet audit interne, que beaucoup d’anomalies concernent les sous-traitants, visiblement mal informés des risques comme de leur domaine précis de responsabilités. 

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Le show Montebourg à Bercy : entre Valmy et Renzi

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Personne ne manquait à l’appel. De Serge Dassault à Jean-Claude Mailly (FO), de Frédéric Saint-Geours, responsable de l’UIMM, aux patrons de PME, le ban et l’arrière-ban du patronat et des syndicats, des corps constitués économiques et sociaux de la République se pressaient, ce 10 juillet, dans la grande salle de conférences de Bercy pour écouter Arnaud Montebourg.

Depuis plusieurs jours, l’entourage du ministre de l’économie et du redressement productif avait distillé les petites phrases. Cela allait être un grand discours programmatique sur le redressement économique de la France, promettait-on. Celui où Arnaud Montebourg ferait entendre sa tonalité politique, trois mois après avoir choisi de rester dans le gouvernement de Manuel Valls. Rien donc n’avait été laissé au hasard, même la date. Juste après la « grande conférence sociale », juste après le vote à l’Assemblée nationale approuvant le pacte de responsabilité. Des moments qui risquent de peser très lourd dans la mémoire de la gauche, mais pas pour Arnaud Montebourg, apparemment.

© Reuters

Alors que la gauche, jusqu’au sein des rangs du parti socialiste, se désespère du revirement du gouvernement, et dénonce une alternance libérale qui ne dit pas son nom, le ministre de l’économie fait sa relecture politique des derniers événements. À l’entendre, toutes les concessions faites au patronat ces derniers mois, les 20 milliards du crédit impôt compétitivité emploi (CICE), les 40 milliards d’allégements supplémentaires consentis aux entreprises dans le cadre du pacte de responsabilité, l’abandon du compte pénibilité sous la pression du Medef, le départ d’une partie des fédérations syndicales refusant de continuer à cautionner plus avant le simulacre de la concertation sociale, ne signifient pas l’épuisement du modèle social-démocrate, la défaite de la gauche face à un libéralisme plus intransigeant que jamais, la perpétuation d’une lutte des classes au profit des plus riches. Tous ces concepts de gauche ne semblent pas être de mise dans l’analyse d’Arnaud Montebourg.

Toutes les dernières décisions du gouvernement relèvent, selon lui, d’une autre lecture : révolutionnaire. Le CICE, le pacte de responsabilité et tout le reste, c’est l’union des Français face à la patrie en danger, c’est la France révolutionnaire montant à Valmy pour tenir tête dans la guerre économique. L’audace est requise : « Cette union de tous les Français autour du made in France, cette bataille culturelle pour le patriotisme économique conduit la France peu à peu vers une transformation progressive de son modèle économique. Un moment tentés par le modèle anglo-saxon libéral et financier, nous voici en train de revenir à un modèle entrepreneurial solidaire, productif et innovant. Nous nous serrons les coudes pour renforcer et soutenir nos producteurs. Nous nous battons pour modérer nos coûts de production, nous nous organisons pour réinventer nos productions. » La salle écoutait bouche bée, vaguement interloquée.

Les talents oratoires d’Arnaud Montebourg ne suffisaient pas à masquer le malaise. Le fiasco de la grande conférence sociale planait dans l’assistance. Comment évoquer la grande union nationale autour des entreprises, quand les syndicats sont acculés à la politique de la chaise vide, quand le patronat ne cesse de montrer son visage le plus rabougri, réclamant toujours plus d’allégements, toujours plus d’aide, toujours plus de renonciation sociale sans s’engager sur la moindre contrepartie ?

Le ministre de l’économie ne pouvait éviter l’écueil. « En retour, la Nation et toutes ses composantes sont en droit d’attendre que cet effort crée des devoirs (...). Voilà pourquoi je lance un appel aux patrons petits et grands : c’est la première fois que les entreprises sont au centre de la préoccupation publique et politique, les Français vous soutiennent en faisant le sacrifice historique de 40 milliards de baisse d’impôts. C’est le moment de faire de cette politique un compromis historique populaire : donnez aux Français, en contrepartie, à voir votre sens patriotique en créant de l’activité en France, en embauchant autant que vous le pouvez et en investissant dans votre appareil productif », insista-t-il. Il y avait dans les mots quelque chose d’implorant, la légère vibration d’un responsable qui sait qu’il est en train de liquider sa base politique, de brûler ses vaisseaux, sans savoir s’il sera payé de retour. L’histoire de ce gouvernement.

Refusant l’impuissance de l’État, Arnaud Montebourg veut voir dans le décret du 14 mai une illustration que l’action politique est toujours possible en matière économique. Ce décret, pris dans l’urgence de l’affaire Alstom, permet à l’État de s’opposer à la prise de contrôle d’entreprises travaillant dans un certain nombre de secteurs stratégiques (eau, énergie, transport, télécommunications) par des groupes étrangers. Il vient d’être validé par la commission européenne, s’est félicité le ministre de l’économie. C’est à peu près la seule fois où Arnaud Montebourg a eu un mot aimable pour Bruxelles.

Pour le reste, il a très vite retrouvé un exercice bien rodé désormais : la critique féroce des politiques d’austérité imposées à toute l’Europe par la commission européenne, et de l’euro fort décrété par la Banque centrale européenne. Arnaud Montebourg cita sans se lasser les chiffres plus catastrophiques les uns que les autres de la croissance, du chômage, de l’investissement dans toute l’Europe. « Félicitations à l’Europe ! Nous sommes dans le tableau d’honneur de l’explosion du chômage », lança-t-il. Les économistes de toutes obédiences, de Joseph Stiglitz à l’OCDE en passant par l’économiste en charge du modèle multinational à la commission européenne furent invoqués à l’appui de la démonstration des erreurs européennes. « Nul ne devrait laisser l’économie à des comptables moralistes, surtout lorsqu’ils ont des idées rigides », lança-t-il. Avant de reprendre les accusations de Matteo Renzi, qualifiant le pacte de stabilité de pacte de stupidité. La règle des 3 % est d’urgence à oublier, selon lui, en ces temps de déflation.

Le président du conseil italien a manifestement frappé les esprits chez les socialistes français. Sa façon de prendre le pouvoir, ses critiques contre la politique européenne, ses tentatives pour se négocier des marges de manœuvre, son programme social-libéral font école. Alors qu’il vient de prendre début juillet la présidence de l’Union européenne, le gouvernement français s’est rangé derrière lui à Bruxelles. Arnaud Montebourg n’échappe pas à l’attraction italienne et met ses pas dans ceux de Matteo Renzi.

Matteo RenziMatteo Renzi © Reuters

La commission européenne a fait une première concession lors du dernier sommet en acceptant le principe d’une certaine flexibilité dans le retour aux critères de Maastricht. Mais pour Arnaud Montebourg, cette première inflexion doit se concrétiser dans les faits. Allant plus loin, il demande un nouveau partage entre les économies et la croissance. « Un tiers des économies réalisées serait affecté à la réduction du déficit public, garantissant notre sérieux budgétaire et la poursuite de l’assainissement des comptes publics ; un tiers serait affecté à la baisse des prélèvements obligatoires, ce sont là les engagements purs et simples du pacte de responsabilité et notre révolution compétitive ; un derniers tiers serait affecté à la baisse de la pression fiscale sur les ménages afin d’améliorer leur pouvoir d’achat », propose-t-il.

Ce nouveau pacte est sa façon de se démarquer – légèrement – de Manuel Valls. Le premier ministre a déjà promis un allégement fiscal de 5 milliards d’euros pour les ménages à partir de 2015. Le ministre de l’économie réclame 18 milliards pour les classes moyennes, « les grandes victimes de la crise ».

Mais ce n’est qu’un des points du grand programme d’Arnaud Montebourg. Le ministre de l’économie se donne pour mission d’être un « grand  transformateur » de l’économie. Il évoque tous les précédents, revendique toutes les expériences. De Colbert à Mendès France, en passant par Roosevelt et Marshall, personne ne fut oublié. Comme eux, son intention est de lutter contre « la rente et le monopole ».

En prenant le pouvoir, Matteo Renzi avait dressé un plan d’action gouvernementale, les grandes réformes – allant de la loi électorale aux lois sur le travail – qu’il entendait réaliser dans les premiers cent jours de gouvernement. Arnaud Montebourg a lui aussi sa « feuille de route », plus modeste : il entend présenter une grande loi « de croissance et de pouvoir d’achat » à la rentrée.

Une des mesures phares devrait être la remise en cause d’un certain nombre de professions réglementées (huissiers, avocats, pharmaciens, opticiens, notaires, etc). Cette réforme a toutes les chances de plaire à la commission européenne : dans tous les plans de sauvegarde, une des premières préconisations de la Troïka a été l’abolition de toutes ces professions protégées, considérées comme un obstacle à la concurrence. Le ministre de l’économie chiffre la suppression de ces monopoles à 6 milliards d’euros, qui « seront restitués en pouvoir d’achat aux Français ».

Dans son plan, le ministre de l’économie prévoit aussi un programme de grands travaux, destinés à relancer la croissance. Roosevelt avait lancé dans les années 30 son grand programme d’aménagement, la Tennessee Valley. Arnaud Montebourg veut lui aussi des barrages, des aménagements de ports, de la fibre optique partout.

Mais où trouver l’argent dans ces temps de restriction budgétaire ? L’État, dit-il, est prêt à mettre au service de ce grand projet ses rares ressources disponibles. Le ministre de l’économie veut aussi solliciter les fonds européens. Mais il compte surtout sur le privé. Tous ces projets doivent être réalisés sous le sceau de la grande alliance entre le public et le privé, le partenariat. Puisqu'on vous dit qu'il s'agit d’union nationale.

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Les licenciements chez Mory Ducros invalidés par la justice

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En donnant son agrément au plan de licenciements massifs chez Mory Ducros, l’administration n’a pas bien fait son travail. C’est la décision qu’a rendue le tribunal administratif de Cergy-Pontoise ce vendredi 11 juillet. Un jugement inespéré pour la CGT, la CFDT, la CFE-CGC et plusieurs centaines de salariés en cours de licenciement, qui avaient attaqué lundi 7 juillet l’agrément accordé en mars au plan par la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l'emploi (Direccte).

Nous avions détaillé ici cette action en justice, et en privé, avocats comme salariés ne se montraient pas très optimistes quant à leurs chances de succès, le passage devant le tribunal administratif étant plutôt présenté comme un préalable obligatoire aux contestations devant les conseils des prud’hommes. Ils ont pourtant gagné.

L’administrateur judiciaire chargé de la liquidation de l’entreprise, qui a déposé le bilan fin 2013, peut faire appel de la décision du tribunal. Elle n’annule de toute façon pas les 2 370 licenciements engagés. Mais elle ouvre le droit pour tous les licenciés de saisir les prud'hommes pour licenciement « sans cause réelle et sérieuse », ce qui devrait mener au versement d'importants dommages et intérêts. C’est l'AGS, le régime patronal de garantie de paiement des salaires et indemnités, qui devrait alors régler la note, et selon ses calculs, elle pourrait atteindre au moins 42 millions d'euros, d'après l’AFP.

« C'est une première avancée significative, se félicite Fiodor Rilov, l'avocat de la CGT, qui représente pas moins de 800 salariés. Mais la bataille n'est pas terminée : à l'audience, l'administrateur avait fortement laissé entendre qu'il ferait appel en cas de condamnation. Et surtout, nous allons continuer l'offensive aux prud'hommes, voire au tribunal de grande instance. »

Que reprochaient les syndicats, les salariés et leurs avocats à l’administration ? Selon eux, la « Direccte » n’avait notamment pas relevé que la première version du texte du PSE ne présentait aucune mesure de reclassement valable pour les salariés licenciés, ou que ni le comité d’entreprise de la société, ni le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) n’avaient été consultés dans les règles. Surtout, ce plan listait en fait presque uniquement les mesures d’accompagnement imposées par la loi, sans prendre en compte le fait que le repreneur (qui était aussi… l’actionnaire de l’entreprise en faillite), est en bonne santé financière, et qu’il aurait donc dû faire des gestes plus substantiels que ceux qu’il a proposés, en proportion de ses moyens. Mory Ducros et son actionnaire ont tout de même dépensé plus de 30 millions d’euros pour payer des indemnités de licenciement supplémentaires. L’État, lui, a prêté 17,5 millions d’euros à l’entreprise pour l’aider à repartir.

À l’audience de lundi, le rapporteur public, magistrat chargé d'éclairer le tribunal sur l'affaire, avait écarté plusieurs des arguments des syndicats. Mais il avait en revanche convenu que de sérieux doutes existaient sur la manière dont ont été choisis les salariés à licencier. Depuis des mois, l’employeur est en effet soupçonné de vouloir choisir presque nominativement ceux qu’il veut écarter, et notamment les anciens salariés de DHL, entreprise reprise en 2010 sous le nom de Ducros, un peu mieux payés que les autres salariés du groupe.

La faillite de Mory Ducros, numéro deux français du transport de colis par la route, a valeur de symbole : le plan de licenciement est l’un des plus gros du quinquennat de François Hollande, avec 2 800 départs sur 5 000 employés. L’entreprise avait été placée en redressement judiciaire en novembre 2013 après une faillite retentissante, et a été en partie reprise par le groupe Arcole Industries, son unique actionnaire, qui a relancé une entreprise nommé Mory Global. La décision du tribunal administratif ajoute un nouvel épisode à cette déjà très longue saga.

Ainsi, malgré des semaines de négociations avec les syndicats, Arcole industries avait présenté à la Direccte une « déclaration unilatérale », nouveauté de la loi de juin 2013 qui permet à un employeur de se passer des syndicats pour mettre en place un PSE. En effet, le délégué de la CFDT, syndicat majoritaire, avait refusé de signer le plan de licenciement, et avait été remplacé au dernier moment par le secrétaire général de la CFDT Transports. Plusieurs voix s’étaient aussitôt élevées pour douter de la légalité d’une telle manœuvre et Arcole avait décidé de ne pas prendre de risques.

Mediapart a par ailleurs  révélé lundi que la direction a tenté de se débarrasser en avril de tous les représentants syndicaux, avant de se le voir interdire par la justice, et que l’inspection du travail mène une enquête à Marseille sur l’emploi d’intérimaires, embauchés pour remplacer les salariés sur le départ.

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C’est une claque majuscule. Dans une série de six décisions rendues le 7 juillet 2014, le tribunal de commerce de Paris a rejeté toutes les accusations de Speed Rabbit pizza contre son concurrent principal, et numéro 1 du secteur en France, Domino’s pizza. Speed Rabbit (SRP) écope en outre de lourdes amendes pour procédure abusive et pour dénigrement. En tout, l’entreprise devra débourser environ 3,5 millions d’euros.

En mars 2012, le président de SRP, Daniel Sommer, avait assigné Domino’s (DPF) pour concurrence déloyale. Comme le résume le tribunal, il dénonçait les « pratiques illicites et délictueuses de son concurrent direct qui consistent à consentir à ses franchisés des délais de paiement anormalement longs, à leur accorder des abandons de créance injustifiés, des prêts au mépris des règles concernant le monopole bancaire et à racheter leurs fonds de commerce à vil prix ». Toute une série de reproches que nous avons rapportés en décembre dans une longue enquête, qui mettait en évidence plusieurs cas se rapprochant des accusations de Daniel Sommer.

À l’époque, le patron de SRP attaquait fort : « Domino’s a développé une stratégie globale d’éviction de la concurrence. Pour assurer son hégémonie et un monopole sur le terrain, elle multiplie les pratiques illicites et les fraudes aux financements des franchisés, pratique des prix abusivement bas, un marketing débridé et très dispendieux, et crée ainsi une barrière à l’entrée du marché de la pizza », lançait-il.

Outre le procès déclenché au nom de son entreprise, il avait aussi accompagné plusieurs de ses franchisés dans des actions en justice contre des magasins siglés DPF. Le 7 juillet, le procès principal et cinq de ces actions de franchisés ont été tranchés par le tribunal de commerce, composé de magistrats non professionnels en première instance. L’audience avait eu lieu en mai.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que le tribunal n’a pas suivi les argumentations des représentants de Speed Rabbit. Pour lui, rien ne prouve que « DPF a organisé une stratégie générale de délais de paiement illicites », que l’entreprise accorderait à ses franchisés sur la matière première des pizzas, afin de leur donner un avantage concurrentiel imparable.

Certes, de tels cas existent. Mediapart en avait détaillé plusieurs. Kamel Boulhadid, le principal franchisé qui détient 36 magasins, avait ainsi reconnu en 2009 devant la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) que Domino’s lui accordait des délais atteignant parfois plus de 200 jours, alors qu’ils ne sont pas censés dépasser 40 jours. Un ex-franchisé de Toulouse, Gilles Bourbigot, avait accumulé une dette de 1,4 million d’euros, notamment en raison de matières premières non payées. Mais pour les juges, rien ne fait « obstacle à ce qu’une entreprise (…) puisse dans l’exercice de son activité professionnelle consentir des délais ou des avances de paiement dès lors que ceux-ci sont étroitement liées à son activité commerciale ». Le jugement rappelle que la DGCCRF a mené une enquête sur la question, qui n’a abouti qu’à la rédaction de quatre procès-verbaux. Mais il oublie de dire que l’organisme avait aussi noté « des dépassements importants et quasi systématiques » dans les Pays de la Loire et en Ile-de-France.

Autre point clé de l’argumentation de Speed Rabbit, l’octroi de prêts par Domino’s à ses franchisés, qu’il estime contraire au code monétaire et financier lequel stipule que seules les banques peuvent prêter de l’argent contre des intérêts lorsque cette activité est exercée « à titre habituel ». Mais pour le tribunal, rien de gênant dans ces prêts accordés, dépassant parfois le million d'euros, puisqu’il s’agirait là de la relation normale entre franchiseur et franchisés.

Au contraire, les juges estiment que le coupable dans cette affaire, c’est Speed Rabbit, qui a démontré « une intention maligne de déstabiliser le réseau de [Domino’s Pizza] et d’exercer sur l'entreprise une pression injustifiée nécessairement préjudiciable à son activité économique ». Et les « procédures abusives » que le réseau aurait déclenchées vont lui coûter très cher : dans le dossier principal, SRP écope d’une amende de 1,3 million d’euros à ce titre. Et il doit encore payer, solidairement de ses franchisés très mal en point financièrement ou déjà en faillite, quelque 780 000 euros d’amende, pour les procédures jugées abusives et les frais de justice de ses concurrents.

Ce n’est pas tout. Le tribunal de commerce condamne aussi Speed Rabbit pour « actes de concurrence déloyale par dénigrement à l’encontre de DPF », et accorde à ce dernier un million d’euros de dommages et intérêts. Daniel Sommer paye là les fruits de son agitation médiatique, notamment sur son blog hébergé par Mediapart, mais aussi pour d’autres occasions remontant à plusieurs années. « Le bruit de fond entretenu par M. Daniel Sommer, président de SRP, sur son blog, faisant écho à un article de presse et stigmatisant la prétendue inertie des autorités face aux agissements allégués de DPF, ou à travers son compte Twitter, par des messages des 9 et 19 décembre 2012, excède largement la critique confraternelle qu’un agent économique peut porter sur son concurrent ou la discussion constructive que l’on peut entretenir sur son modèle économique », tranche le jugement.

Au total, dans ces six dossiers confondus, et en tenant compte des frais de justice de ses adversaires que le marchand de pizzas est tenu de rembourser, Speed Rabbit pizza devra débourser environ 3,5 millions d’euros. Un montant très important : pour rappel, Domino’s pizza annonce un résultat net d’environ 1,3 million par an… Et le jugement est exécutoire : l’argent doit être versé, même si Daniel Sommer a décidé de faire appel. Contacté par Mediapart, il s’interdit désormais de s’exprimer, et déclare simplement qu’il va cesser « de répandre la vérité » sur son blog et sur Twitter.

Domino’s pizza a également fait savoir qu’elle ne ferait aucun commentaire. Et on comprend que l’entreprise ne souhaite pas en rajouter, tant la victoire est totale. D’autant que le 21 mai, son ex-franchisé de Toulouse, Gilles Bourbigot, a lui aussi perdu sur tous les tableaux au tribunal de commerce de Paris. Il attaquait son ancien franchiseur, au motif que la vérité sur la rentabilité du concept, qu’il estime très faible voire inexistante, lui avait été cachée lorsqu’il avait monté ses magasins. Il a été condamné à payer toutes ses dettes, et à 100 000 euros d’amende pour procédure abusive. Soit un total de plus de 1,2 million d’euros. Il cherche aujourd’hui à contester le caractère exécutoire du jugement, pour ne pas avoir à payer une somme qu’il ne possède pas.

Dernier obstacle judiciaire qui s’est volatilisé pour Domino’s : en mars, au terme d’un accord à l’amiable, Kamel Boulhadid a renoncé aux deux plaintes qu’il avait déposées contre son franchiseur, pour rupture des relations commerciales et faux et usage de faux. Il menaçait de claquer la porte du réseau avec ses 36 magasins, au risque de le déstabiliser gravement. Il n’en est plus question aujourd’hui.

À lire les jugements, on pourrait comprendre que les accusations de Speed Rabbit reposaient sur du vent. Pourtant, comme notre enquête l’avait démontré, des faits illustrant les accusations de Speed Rabbit existent, même si ceux que nous avons recueillis ne sont pas suffisants pour accréditer la thèse d'une organisation systémique. Selon nos informations, plusieurs spécialistes en sont arrivés aux mêmes conclusions en étudiant de près le dossier. Au sein de l’administration d’abord, certains experts s’étonnent toujours de la propension de Domino’s pizza à accorder des délais de paiement irréguliers à ses franchisés, quoi que le tribunal de commerce en pense. Et dès décembre 2008, les commissaires aux comptes de l’entreprise eux-mêmes avaient tiré la sonnette d’alarme. Comme la loi les y oblige, ils avaient signalé au parquet deux points qui leur semblaient pouvoir constituer des délits. Faute de réponse à nos questions, il nous est aujourd’hui impossible de savoir de quels points il s’agissait, et ce que le parquet a fait de ces signalements.

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Espirito Santo : la déroute d’une famille «princière» dans le Portugal républicain

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Le patriarche Ricardo SalgadoLe patriarche Ricardo Salgado © DR

Comme Agnelli en Italie, aux plus belles heures de la Fiat, le nom Espirito Santo évoquait au Portugal une famille princière prenant ses aises dans les corridors du pouvoir républicain. L’empire financier, commercial et immobilier vacillant, dont le joyau est encore (pour combien de temps ?) la banque BES, première du pays par la taille du bilan, a nourri généreusement plusieurs centaines d’héritiers, habitués à mener grand train. Mais une désastreuse aventure angolaise, conduite par le patriarche, Ricardo Espirito Santo Silva Salgado, frappe la famille dans sa réputation et au portefeuille, au point qu’elle pourrait perdre une deuxième fois « sa » banque, que la nationalisation de 1975 lui avait arrachée.

Jeudi 10 juillet, la bourse de Lisbonne a connu une journée noire et le niveau d’inquiétude est remonté brutalement sur les marchés internationaux d’actions et d’obligations, après la confirmation de l’incapacité de filiales de ESFG, la holding qui détient un quart du capital de la Banco Espirito Santo, à faire face aux prochaines échéances de leur dette (notamment la banque privée installée en Suisse), contraignant même le Fonds monétaire international à y aller de son communiqué. La cotation de l’action BES, dont le cours a été divisé par deux depuis le début des difficultés, a été suspendue à la bourse de Lisbonne. Pour le Crédit agricole, deuxième actionnaire de BES avec près de 15 % du capital, c’est une fois de plus une sortie hors des frontières de l’Hexagone qui tourne mal, même si la banque verte n’est pas exposée à un risque de même ampleur qu’en Grèce, où l’épisode Emporiki lui avait coûté au total quelque 10 milliards d’euros.

Pour la Banque du Portugal, qui semble avoir enfin pris la mesure du danger pour la stabilité financière d’un pays sortant tout juste de trois années de « redressement », sous la houlette de la Troïka UE-FMI-BCE, c’est le quatrième scandale bancaire, après les affaires BPP, BCP et BPN, ce qui souligne à nouveau la piètre performance de la surveillance bancaire portugaise, quand Vitor Constancio, aujourd’hui numéro deux de la BCE, en était le responsable (lire ici). Et le contribuable portugais, déjà étrillé par la crise, a quelques raisons d’être inquiet à la perspective de devoir payer pour les turpitudes des « Messieurs de la famille ».

À l’origine des difficultés du Grupo Espirito Santo (GES), la filiale bancaire angolaise Banco Espirito Santo Angola (BESA). Afin de conquérir l’Eldorado angolais, ce qui impose de ne pas être trop regardant sur la « gouvernance » de l’ancienne colonie portugaise sous la tutelle de la famille dos Santos (le président à vie, José Eduardo, et sa fille Isabel), Ricardo Salgado s’en était remis à Alvaro Sobrinho, membre éminent de la nomenklatura du régime du MPLA, qui fut à la tête du directoire de BESA pendant plus de dix ans. La banque semble avoir servi pour l’essentiel à financer de nombreuses personnalités du régime dans des investissements incertains quant à leur destination et leurs performances. Résultat : les créances « à risque », douteuses ou « toxiques » sont estimées actuellement à 6,5 milliards de dollars. Finalement remercié en 2013, Sobrinho a été remplacé par un membre du bureau politique du MPLA, Paulo Kassoma, qui fut premier ministre et président de l’Assemblée nationale à Luanda. 

Le rôle très particulier joué par BESA est confirmé par le fait que le gouvernement angolais a dû accorder à la filiale locale de BES une « garantie souveraine » de 4,2 milliards d’euros. Selon une source bancaire proche du dossier, « la Banque du Portugal estime que cette garantie est solide, mais il y a une grande incertitude sur les conditions de son déclenchement ». D’autant que l’opacité la plus complète règne sur la gestion de Sobrinho et ses bénéficiaires. On sait seulement que l’ancien patron de BESA n’aurait pas oublié de financer ses entreprises personnelles, ce qui lui permet notamment de contrôler aujourd’hui, à travers sa société, Newshold, une partie de la presse portugaise : hebdomadaire Sol, quotidien « i », participation minoritaire dans la Cofina (quotidien populaire Correio da Manha, revue Sabado, etc.).

Mais au Portugal même, la gestion de Ricardo Salgado n’était pas très différente : on sait maintenant, après les informations enfin fournies par BES aux marchés, que la banque, au cours des dernières années, a avancé quelque 4 milliards d’euros, sous différentes formes, à des composantes du groupe Espirito Santo. Autrement dit, l’argent des déposants a servi à financer les opérations de la famille, dans des proportions que les principes de concentration des risques auraient dû interdire. On retrouve ici les pires errances du capitalisme de connivence (crony capitalism) telles que révélées par la crise financière asiatique, où une banque cotée et collectant l’épargne du public peut servir de tirelire à la famille qui la contrôle. Que le régulateur portugais n’y ait (apparemment) vu que du feu en dit long sur sa défaillance.

Après avoir assisté trop longtemps à l’étalage des querelles intestines au sein de la famille, notamment l’affrontement violent pour le pouvoir au BES entre Ricardo Salgado et son cousin, de dix ans plus jeune, José Maria Espirito Santo Silva Ricciardi, patron de la banque d’affaire BESI, la Banque du Portugal a fini par taper du poing la table. Pressée sans doute par le passage en revue par la BCE des actifs des banques européennes, qui sera suivi par de nouveaux (et cette fois-ci, espérons-le, crédibles) tests de résistance dans le cadre de la mise en place de l’Union bancaire. Continuer à repousser la poussière sous le tapis devenait impossible. 

Vitor Bento, un économiste à la tête du BES.Vitor Bento, un économiste à la tête du BES. © DR

Exit donc Salgado, la direction générale du Banco Espirito Santo devant revenir, si l’assemblée générale des actionnaires du 31 juillet le ratifie, à un économiste réputé, passé par le Trésor portugais et la Banque centrale, Vitor Bento. Il sera secondé à la direction financière par Joao Moreira Rato, actuellement à la tête de l’agence qui gère la dette souveraine du Portugal. On peut comprendre la nouvelle équipe, qui ne veut entrer en fonction qu’après l’arrêté des comptes du BES, mais compte tenu de la gravité de la situation, cette vacance du pouvoir à la tête de la banque n’est pas propre à rassurer. L’agence Moody’s a encore dégradé de trois échelons la notation de BES, dont le titre, qui s'étaiut effondré de 18% jeudi, a encore cédé 6% vendredi en fin de journée après la reprise de la cotation.

La stratégie des autorités portugaises consiste à isoler la banque – considérée comme solvable et solide, même si elle est encore à la peine, comme tout le secteur bancaire lusitanien en raison de la situation économique du pays – du groupe familial, clairement menacé de faillite. Dans cette approche, le Crédit agricole, associé aux décisions des autorités portugaises, avait d’ailleurs pris les devants, ayant cherché depuis 2011 à rompre les liens qui l’attachaient à la famille, indique une source bancaire proche du dossier. 

C’est ainsi que la banque verte est sortie des deux joint ventures avec la famille, ESAF et BES Seguros. Elle a surtout obtenu, en mai dernier, et au prix de très fortes tensions avec la famille, selon la même source, la dissolution de la holding Bespar, principal actionnaire de BES, et la division des actifs. À la suite de cette opération, financièrement neutre, selon la même source, ESFG détenait directement et indirectement 27,36 % du capital de la banque et le Crédit agricole 20,12 %. Participation ramenée à 14,6 % à la suite de la récente augmentation de capital de BES, à laquelle la banque verte n’a participé que de manière symbolique, pour 10 millions d’euros.

« Le Crédit agricole a rompu avec la famille, mais il reste dans la banque, pour ne pas ajouter à la crise », résume la même source. « Il serait beaucoup plus facile de prétendre laver plus blanc que blanc, mais cela n’aiderait ni le BES, ni la Banque du Portugal », ajoute-t-elle. Le risque financier n’est pas insignifiant, ne serait-ce que parce que la valeur de la participation dans le BES s’est effondrée, mais sans commune mesure avec la situation en Grèce, où le Crédit agricole avait était contraint d’assurer le refinancement de sa filiale Emporiki, privée d’accès au marché par la crise de la dette souveraine.

L’histoire de cette prise de participation dans la banque portugaise est toutefois digne d’intérêt, car on peut penser qu’elle contenait, en germe, la crise actuelle. Au début des années 90, quand le gouvernement portugais de l’époque a décidé de privatiser le BES, nationalisé en 1975, dans la foulée de la révolution des œillets d’avril 1974 (dont on vient de célébrer le 40e anniversaire), Ricardo Salgado a voulu racheter la banque de la famille, mais il n’en avait pas les moyens, raconte un familier du dossier. En leur faisant manifestement miroiter des coopérations mirifiques, il a réussi à enrôler le Crédit agricole dans l’opération, tout en s’assurant un contrôle exclusif. Minoritaire dans Bespar et ne pouvant vendre sa participation qu’à l’autre actionnaire, le Crédit agricole, bien qu’ayant quatre représentants au conseil d’administration du BES, n’était guère plus qu’un sleeping partner (partenaire dormant) dans la banque. Le groupe Espirito Santo est illustratif de ces empires édifiés au moyen de cascades financières, souvent abrités dans des paradis fiscaux (le Luxembourg pour ESI, une des nombreuses holdings de la famille) et qui permettent de dissocier l’exercice du contrôle et le risque financier. Voie ouverte à toutes les dérives.

Le premier ministre portugais Pedro Passos Coelho a assuré à la veille du week-end que l’État n’avait pas à intervenir et que « les contribuables portugais ne seront pas appelés à assumer des pertes privées », estimant que c’était aux investisseurs privés « de souffrir des conséquences de leurs mauvaises affaires ». Il a appelé le groupe familial à négocier le plus vite possible avec ses créanciers une restructuration de sa dette. Il est vrai que la famille détient encore des actifs considérables et qu’il serait particulièrement choquant que le contribuable contribuât à préserver la rente des héritiers d’une dynastie qui fut, avec les autres familles oligarchiques comme les Melo ou les Champalimaud, une grande bénéficiaire des largesses de la dictature salazariste.

Le pouvoir politique est évidemment concerné par une crise qui pourrait troubler le calme précaire régnant actuellement sur les marchés obligataires européens et qui a permis aux pays « périphériques » de la zone euro de bénéficier de taux d’intérêt favorables. À la gauche de la gauche, on estime que « la famille orange », couleur du PSD de Passos Coelho, va remplacer la famille Espirito Santo aux commandes du BES. Vitor Bento était membre du Conseil d’État entourant le président de la République Anibal Cavaco Silva, lui-même issu du centre droit. Il est réputé proche de Eduardo Catroga, ancien ministre des finances d'un gouvernement Cavaco Silva, qui fait figure d’éminence grise de la finance portugaise. C’est Catroga qui dirigea avec la Troïka la négociation du mémorandum du printemps 2011, au nom du PSD encore dans l’opposition au gouvernement socialiste de José Socrates, contraint de faire appel à une assistance financière internationale. 

Un investisseur étranger raconte qu’il avait été troublé, visitant, avant 2013, le « super-ministère » de l’agriculture et de l’environnement (démantelé depuis), en découvrant dans le bureau de la ministre Assunçao Cristas une console chargée de dossiers d’investissement, presque tous présentés par le groupe Espirito Santo. L’influence de la famille reste considérable. Si, à ce jour, Ricardo Salgado a été écarté de la présidence du futur « conseil stratégique » du BES, il en sera membre, comme son cousin José Maria Ricciardi, aux côtés d’ailleurs de représentants du Crédit agricole. Ce conseil stratégique chapeautera le conseil d’administration pour toutes les décisions majeures concernant la gestion de la banque.

Mis en cause dans de nombreuses affaires litigieuses allant de la fraude fiscale à l’évasion de capitaux et au maquillage de bilans, le patriarche a réussi jusqu’à présent à passer entre les mailles d’un filet judiciaire portugais, il est vrai, notoirement troué. Dans un des épisodes les plus révélateurs de ces dysfonctionnements, les juges avaient complètement blanchi les accusés du procès Portucale, l’abattage de milliers de chênes-lièges, arbre « national » protégé sur tout le territoire, pour faire place à la construction de deux parcours de golf et d’un lotissement immobilier par le Groupe Espirito Santo. Derrière tous les scandales bancaires qui ont éclaté depuis 2008 au Portugal, il y a manifestement ce sentiment d’impunité dont une petite oligarchie politico-financière se croit assurée. À juste titre, sinon à bon droit.

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Icade: la privatisation rampante d'un acteur du logement social

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Pourquoi la Cour des comptes s’est-elle tue pendant toutes ces années ? À quoi sert de constater aujourd’hui les « éléments de dissimulation », « les défauts d’information et de gouvernance », « les manques d’information au marché et aux instances de régulation », alors que les forfaits qui se déroulaient sous ses yeux sont depuis longtemps consommés ? Les questions se bousculent à la lecture des rapports préliminaires de la Cour des comptes sur Icade, une des filiales immobilières de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), auxquels Mediapart a eu accès.

La Cour des comptes a déjà fait un rapport très critique sur la gestion de la Société nationale immobilière (SNI), autre filiale de la CDC spécialisée dans le logement social. Un dossier largement documenté par Laurent Mauduit (lire ici, ou encore là). Mais celle-ci a également éprouvé le besoin de se pencher spécifiquement sur Icade. 

© dr


Trois rapports, pas moins – les rapports définitifs devraient être publiés à la rentrée –, ont été nécessaires pour passer en revue la gestion de la société entre 2006 et 2013. Ils détaillent tous les événements qui ont transformé cette filiale de la CDC, spécialisée dans le logement social intermédiaire, en une société foncière cotée en Bourse, échappant à sa tutelle, devenue un promoteur classique pariant sur l'immobilier résidentiel, le tertiaire et l'hospitalier. Ces rapports, auxquels Mediapart a eu accès, confirment largement nos enquêtes publiées depuis 2009.

L’histoire d’Icade ressemble en de nombreux aspects à celle du Crédit local de France, l’ancêtre de Dexia. Au fil des rapports de la Cour des comptes, on y retrouve à nouveau une poignée de hauts fonctionnaires et de dirigeants travaillant à la Caisse des dépôts ou au sein de l’État, oublieux du bien public et qui décident de se servir en organisant une privatisation rampante d’une activité juteuse pour leur seul bénéfice.

Les grandes manœuvres autour d’Icade commencent en 2002. À l’époque, la société immobilière vient juste de racheter les Entrepôts et magasins généraux parisiens (EMGP). La société possède surtout une grande emprise foncière aux portes de Paris, qui fait l’objet de spéculations récurrentes depuis les années 1970. À cheval sur un bout du XIXe arrondissement, Aubervilliers, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), ces terrains représentent une superficie de 76 hectares.

Selon les estimations, cela se traduit par près d'un million de mètres carrés de droits à construire, soit le tiers de La Défense… De quoi susciter les appétits des promoteurs en tous genres. L’arrivée d’une des filiales de la Caisse des dépôts, grand maître d’ouvrage dans la région parisienne depuis les années 1950, suscite donc un certain soulagement chez les municipalités de Plaine Commune. Toutes veulent y voir le retour du bras armé de la puissance publique, à un moment où l'on commence à parler du Grand Paris (voir le reportage de Carine Fouteau sur ce territoire).

Le président d’Icade, qui a réalisé cette opération, n’aura pas le temps de poursuivre ses projets. Fin décembre 2002, Jacques Chirac, alors président, choisit à la surprise générale de nommer Francis Mayer à la direction générale de la Caisse des dépôts, en remplacement de Daniel Lebègue. Francis Mayer ne connaît guère le monde des collectivités locales : il est spécialiste des finances internationales, animant notamment le Club de Paris. Selon la version officielle, c’est Rafiq Hariri, chef du gouvernement libanais, impressionné par Francis Mayer au moment des discussions sur la restructuration des dettes au Liban et de la stabilisation du système bancaire libanais – sujet sensible pour nombre d’hommes d’affaires qui y ont des comptes –, qui a recommandé le haut fonctionnaire à son ami Jacques Chirac.

À peine atterri à la Caisse des dépôts, Francis Mayer apporte dans ses bagages un proche, Étienne Bertier. Ancien journaliste à Libération, il est devenu un familier d’Edmond Alphandéry qui le nomme conseiller au Trésor en 1993, quand il hérite du maroquin des finances. Lorsqu’il est parachuté en 1995 à la présidence d’EDF, Étienne Bertier le suit et devient secrétaire général du groupe public. Alors qu’Edmond Alphandéry est nommé par la suite président du conseil d’administration de la CNP, groupe d’assurances filiale de la CDC, il recommande son proche collaborateur à Francis Mayer.

Le directeur de la Caisse des dépôts en fait lui aussi l'un de ses proches conseillers, avant de le faire, en 2003, nommer à la présidence d’Icade. Les deux hommes sont d’accord sur sa mission à Icade : il s’agit pour Étienne Bertier d’organiser la séparation des activités immobilières concurrentielles de la CDC. En d’autres termes, de lancer la privatisation d’Icade, selon un plan qui paraît avoir été organisé avec une minutie d’horloger, mais en ayant recours à une cascade d'opérations opaques et complexes afin de dissuader les curieux.  

Le rapport de la Cour des comptes commence à ce moment-là. Dès juin 2003, rappelle-t-il, une résolution est présentée lors de l’assemblée générale extraordinaire d’EMGP Icade, – alors seule filiale cotée d’Icade mais qu’elle contrôle à 82 % –, afin d’autoriser l’émission d’obligations remboursables en actions (ORA) pour lever 53 millions d’euros de capitaux. Cette émission, selon les dirigeants, est destinée à aider au financement de son ambitieux plan de développement.

En avril 2004, la filiale d’Icade lance son opération. Elle se propose de lever 40 millions d’euros par le biais d’une émission obligataire remboursable en actions à partir de 2010. Cela représente une augmentation à venir de 10,3 % du capital. Les titres bénéficient d’un taux de 4,20 %. « Ce taux peut être représenté comme relativement élevé », insiste le rapport, soulignant le peu de risque dans ce type d’opération. « À titre de comparaison, poursuit-il, le taux de l’emprunt tiré par Icade sur BNP Paribas (au même moment) ressortait à 2,7 %. » Pourquoi Icade a-t-il préféré réaliser une opération onéreuse qui amène à terme à une dilution de sa part dans la filiale, plutôt que d’emprunter moins cher ? Ce n’est que la première d’une longue série d’opérations réalisées au détriment des intérêts publics.

Icade, en tant que premier actionnaire d’EMGP, a décidé de souscrire à 87 % à l’émission d’ORA de sa filiale. À ses côtés se retrouve, à hauteur de 12 %, le fonds d’investissement Forum European Realty Income. À lire la description faite de ce fonds, on comprend que les magistrats de la Cour des comptes sont mal à l’aise de le voir côtoyer une filiale de la CDC. Celui-ci tient, il est vrai, de la caricature de la finance offshore : « Ce fonds a été primitivement enregistré à Jersey le 25 mars 2003, puis déplacé aux îles Caïmans. La société de gestion Forum European Realty Invest Management est basée dans l’État du Delaware. Le groupe dispose d’une antenne au Luxembourg (…) », détaille le rapport.

Mais les enquêteurs de la Cour des comptes ne sont pas au bout de leurs surprises. La filiale d’Icade, EMGP, a à peine bouclé sa première opération qu’un protocole est signé, le 30 août 2004, entre le PDG d’Icade, Étienne Bertier, et la société irlandaise City North, représentée alors par David Shubotan. Ce personnage, qui disparaît par la suite, est alors directeur d’une société de courtage dépendant d’une banque irlandaise et sera plus tard administrateur de fonds chez Goldman Sachs, jusqu’en 2012, précise le rapport.

Dans le cadre de l’accord signé ce 30 août 2004, il est prévu qu’EMGP lancera une nouvelle émission d’ORA qui sera réservée en partie (11 %) à City North. La société irlandaise, présentée comme ayant un grand savoir-faire dans l’administration et la gestion des parcs d’activité, est prête selon l’accord « à faire bénéficier EMGP de son expérience », pour l’aider à imaginer le futur de toute son emprise aux portes de Paris. Enfin, c’est comme cela qu’elle sera présentée au conseil d’administration. Afin de garantir son investissement, City North exige toutefois d’avoir une garantie de rachat (put) accordée par Icade.

Dans son rapport, la Cour des comptes raconte la « grande expérience » de City North. « Cette société de droit irlandais a été créée peu de temps avant la signature du protocole, soit le 29 juillet 2004 », note-t-elle. Son « capital est détenu par un groupe d’investisseurs composé pour l’essentiel des promoteurs du parc d’activité City West », installé près de Dublin (ce parc fera faillite lors de l’éclatement de la bulle immobilière en Irlande, en 2010). « La structure ne permet pas de connaître l’identité effective des détenteurs des ORA », note-t-elle plus loin. « Au moment de la signature, seules 100 actions sur les 20 millions d’actions de City North (…) auraient été souscrites, dont 99 par M. Gleeson », inscrit le rapport. Ce dernier deviendra le seul interlocuteur d’Icade.

Les enquêteurs se posent beaucoup de questions sur ce mystérieux personnage. « Un des éléments manquants de la période contrôlée (2006-2013) est la relation établie alors que M. Bertier était PDG d’Icade avec des investisseurs irlandais représentés à titre principal par F. Gleeson », écrivent-ils en préambule de leur rapport. Intrigués, ils ont cherché à en savoir plus. Leurs découvertes épaississent plus le mystère qu’elles ne l’éclaircissent. Francis Gleeson est un trader, spécialisé dans le négoce de céréales et de produits alimentaires, très lié à Marc Rich mais aussi au “milliardaire rouge” (décédé) Jean-Baptiste Doumeng, dont il a épousé la fille.

Travaillant comme directeur général de Novarco (négoce de céréales de Glencore), puis de la société Marc Rich Invest, créée par Marc Rich après son éviction de Glencore, Francis Gleeson a quitté ce domaine après que la structure a été rachetée dans les années 2000 par le groupe russe Alfa, propriété de l’oligarque russe Mikhaïl Fridman. Francis Gleeson se met alors définitivement à son compte et crée en Irlande la société Gilbro Invest. Celle-ci a plusieurs filiales, certaines à Nicosie, d’autres à Malte, dans les activités les plus variées, touchant au commerce international, mais aucune dans l’immobilier.

Comment un personnage naviguant dans le monde interlope du négoce international se retrouve-t-il associé, alors qu’il n’a aucune référence en ce domaine, à une filiale immobilière de la Caisse des dépôts ? Le rapport de la Cour des comptes ne le dit pas et semble même ne pas vouloir aborder de trop près cette question brûlante. Selon nos informations, Francis Gleeson est entré sur recommandation du directeur général de la Caisse des dépôts d’alors, Francis Mayer, qu’il semble avoir bien connu. Les deux hommes se seraient rencontrés grâce à des connaissances communes travaillant au Liban. Le nom d’Alexandre Djouhri, proche de Dominique de Villepin mais aussi de Claude Guéant, intime jusqu’à récemment d’Henri Proglio, ancien PDG de Veolia et aujourd’hui PDG d’Edf, au point de devenir actionnaire important de Veolia, est évoqué comme étant celui qui aurait permis les premiers contacts.

La recommandation de Francis Mayer semble en tout cas suffisante à Étienne Bertier, PDG d’Icade, pour lui permettre de s’abstraire de toutes les contingences. « Il doit être relevé que ce protocole a été signé par le PDG d’Icade avant toute consultation formelle du conseil d’EMGP, d’Icade, de la Caisse des dépôts auxquels le texte aurait dû être préalablement soumis », note le rapport de la Cour des comptes. Saisi le 1er septembre 2004, deux jours après la signature de l’accord, le comité d’engagement de la Caisse des dépôts émet alors plusieurs réserves. « Il demandait notamment que soit approfondie la recherche sur l’honorabilité et les comptes des investisseurs », relèvent entre autres les enquêteurs, qui s’étonnent aussi que les comités des risques, de la stratégie et d’audit d’Icade n’aient pas été saisis avant la réunion du conseil d’administration de la société.

D’autant que le protocole a été modifié : les acheteurs (City North) souhaitent disposer d’une option de vente (put) sur cinq ans de leurs ORA. En contrepartie, Icade aurait une option d’achat (call) sur dix-huit mois. Ces changements auront leur importance, comme le démontre la suite de l’histoire : ils sont au cœur de la manipulation pour organiser le détournement de richesses d’Icade et sa privatisation rampante. « Ces données étaient de nature à susciter des interrogations multiples, d’abord sur la qualité voire l’identité et les références des investisseurs eux-mêmes, mais aussi sur les éléments de montage, notamment la demande d’une option de vente », souligne le rapport. Avant de poursuivre : « Dans ces conditions, les délibérations et les conclusions du conseil d’administration d’Icade, le 2 septembre 2004, ne laissent pas de surprendre », écrivent les rapporteurs.

Ceux-ci prennent un plaisir cruel à citer des morceaux entiers du procès-verbal de cette réunion. Si certains (Jérôme Gallot notamment, membre de CDC Investissements) s’interrogent sur les motivations financières des investisseurs, d’autres (Dominique Marcel en particulier, autre membre de la direction de la Caisse) assurent « qu’Icade a pu obtenir toutes les assurances sur la surface financière et la qualité des investisseurs », se félicitant au passage « qu’il soit prévu dès maintenant une possibilité de sortie en cas de coopération infructueuse ».

Après un tel soutien, le conseil d’administration d’Icade approuve le protocole et le principe d’une nouvelle levée de fonds de 50 millions d’euros sous forme d’obligations remboursables en actions. Une émission « qui ne s’imposait pas », insiste la Cour des comptes, notant que la filiale d’Icade, EMGP, a déjà tous les financements nécessaires pour son plan d’investissement. Au pire, si la société avait vraiment besoin d’argent, il aurait été préférable d’avoir recours à un crédit bancaire, beaucoup moins cher, écrit en substance le rapport.

Le besoin de financer sa filiale n’est manifestement pas la préoccupation qui taraude le plus la présidence d’Icade, à lire la suite du rapport. Le protocole stipulait, rappelle-t-il, qu’Icade céderait à City North une partie des droits préférentiels de souscription au moment de l’émission. Pour cela, City North « aurait dû préalablement trouver elle-même les moyens de régler l’acquisition. Or elle ne disposait manifestement pas de disponibilités propres ni de capacité d’endettement », relève-t-il. Qu’à cela ne tienne ! Icade, qui veut manifestement faire affaire avec ces investisseurs irlandais de « grande expérience », change le protocole : la société se propose d’acheter elle-même les ORA réservées à City North avant de les lui rétrocéder. Et pour lui permettre de trouver un emprunt bancaire, elle accepte certaines modifications juridiques, qui reviennent en fait, selon la Cour des comptes, à ce que Icade soit la garante du prêt face aux banques. Ultime faveur : Icade accepte de rétrocéder à City North les ORA à un prix d’ami. « La plus-value qu’aurait pu obtenir Icade a été minorée », note le rapport.

Dix-huit mois s'écoulent sans que la coopération entre Icade et City North ne porte le moindre fruit, comme l’ont raconté à Mediapart des élus de Plaine Commune (voir les ténébreuses manœuvres autour d’Icade). En mai 2006, l’option d’achat consentie par la société irlandaise à Icade est sur le point d’expirer. Le directeur juridique d’Icade, qui vient juste d’être introduite en Bourse, fait deux notes pour avertir la direction et conseiller le rachat. Celui-ci lui semble raisonnable : 60 millions d’euros pour une émission à l’origine de 50 millions. « La plus-value pour City North aurait été de 10 millions d’euros », note la Cour des comptes.

Mais Francis Gleeson n’est pas du tout d’accord. Il conteste la proposition de rachat et menace d’ouvrir un contentieux contre la direction d’Icade. Lors du conseil d’administration d’Icade, Étienne Bertier ne manque pas d’insister sur ce risque juridique et souligne qu’il serait dommage pour Icade « de se priver d’un partenaire efficace ». Le conseil d’administration se range à l’avis du PDG d’Icade et décide de ne pas exercer l’option d’achat.

« Par un surprenant retournement, quatre mois plus tard, le conseil d’administration d’Icade du 16 septembre 2006 décide de mettre à l’étude le rachat des ORA détenues par City North », écrivent les rapporteurs de la Cour des comptes. Ils ajoutent : « City North se trouve alors en position de force puisque le PDG d’Icade avait sciemment laissé expirer l’option d’achat, il se retrouve dans l’obligation de devoir négocier le prix d’achat. » C’est ce qu’on appelle défendre l’intérêt de la Caisse, sans nul doute.

Tout semble déjà avoir été préparé. Icade a déjà commandé une étude sur le prix de rachat des ORA à la Société générale, étude qui lui a été remise le 4 septembre. La Cour des comptes relève, mais c’est une question d’habitude, que la banque a retenu pour la valorisation des ORA les critères les plus défavorables à Icade, et que son étude indique que « la possibilité offerte aux porteurs d’ORA de remonter au niveau d’Icade constitue une réelle opportunité ». À cette date-là, l’éventualité de céder une partie du  capital d’Icade contrôlé par la CDC n’a jamais été évoquée. « La seule explication de cette mention est donc que celle-ci fait implicitement référence à un accord liant Icade, les vendeurs et la CDC, assortissant le rachat des ORA à une promesse de cession ultérieure de titres Icade », insiste le rapport. Pourtant, Icade est déjà une société cotée, donc soumise à un certain nombre d’obligations d’information et de réserve.

La mécanique de privatisation, pourtant, continue sans anicroche. Dès le 19 septembre 2006, le comité d’investissement de la CDC donne un accord de principe à une cession directe de 5 % du capital d’Icade par la Caisse des dépôts aux porteurs d’ORA. Une fois de plus, le rapport souligne l’opacité dans laquelle tout se déroule au détriment des intérêts de la Caisse, sans que cela ne suscite la moindre question dans les différents organes de direction et de gouvernance : le conseil de surveillance de la Caisse des dépôts étant soigneusement tenu dans l’ignorance, comme depuis le début, de toutes ces opérations.

En dépit des faveurs consenties par Icade, Francis Gleeson, le seul représentant connu de City North, conteste à nouveau le prix offert. Alors que la société a acquis les ORA au prix unitaire de 348,7 euros, qu’Icade lui propose de les lui racheter au prix de 916,20 euros, « soit un montant nominal multiplié par 2,72 fois en deux ans », note la Cour des comptes, il juge le prix insuffisant. Marc-Antoine Autheman, administrateur d’Icade, est désigné comme médiateur. En moins de deux jours, un accord est trouvé. Icade s’engage à lui racheter son bloc d’ORA pour 135,2 millions d’euros, soit un prix de 926 euros par titre. « La plus-value pour City North s’élève à 84,3 millions d’euros, alors qu’elle n’aurait été que 10,1 millions d’euros en mai », s’étrangle la Cour des comptes, confirmant ainsi des chiffres que même la direction actuelle d’Icade niait.

Pour faire bonne mesure, au nom de l’égalité de traitement des investisseurs, les mêmes conditions de sortie sont offertes au fonds d’investissement, Forum European Realty investment, souscripteur de la première émission d’ORA en avril 2004. Ainsi la filiale d’Icade, qui a levé auprès de ces investisseurs extérieurs 55 millions d’euros environ, leur reverse-t-elle deux ans plus tard un total de 172 millions d’euros. La direction de la Caisse des dépôts ne lève pas un sourcil.

Le troisième étage du montage se met en place. Dès que l’opération de rachat est réalisée, la Caisse des dépôts décide de céder immédiatement plus de 6 % du capital de sa filiale Icade, ce qui fait tomber sa participation à 64,7 %. Quelque 3 % du capital sont réservés à des investisseurs institutionnels et 3,47 % aux « investisseurs irlandais », toujours représentés par Francis Gleeson.

La société City North a été dissoute dès la vente des ORA. C’est une autre société, Paris North Real Estate, créée le 4 septembre 2006 et détenue officiellement par deux filiales – une à Chypre, l’autre au Luxembourg – de la holding personnelle de Francis Gleeson, Glibro investment, qui se porte acquéreur. Le prix fixé pour les parts cédées par la CDC est de 134 millions d’euros, comparable au prix de rachat des ORA. Mais Paris North Real Estate n’a pas d’argent à nouveau. Elle finance son achat par un crédit souscrit auprès de la banque Palatine, filiale des Caisses d’épargne (voir article de Laurent Mauduit, Opération Bingo).

« Il est surprenant que la Caisse ait privilégié un investisseur opaque », s’étonne à nouveau le rapport, soulignant aussi que les conditions de vente ne sont à nouveau guère favorables à la Caisse.

Car deux changements importants sont en préparation pour Icade. La société s’apprête à adopter le statut de société d’investissement immobilier cotée (SIIC), statut fiscal très avantageux qui permet de reverser aux actionnaires toutes les plus-values réalisées par la société en franchise d’impôt. De plus, Icade et la Caisse ont déjà commencé à négocier avec le ministère des finances pour obtenir de pouvoir bénéficier des financements liés au livret A. « Deux conditions requises pour maximiser le produit susceptible d’être attendu pour la vente future du pôle logement », note le rapport de la Cour des comptes.

« Si donc les acheteurs étaient d’une manière ou d’une autre informés que ces deux éléments étaient en passe d’être réunis, alors ils auraient bénéficié d’informations les conduisant à affecter un fort coefficient de probabilité à la hausse du cours qui s’est effectivement concrétisée », jargonne le rapport. En français dans le texte, cela s’appelle un délit d’initiés et est passible d’un emprisonnement de deux ans.

Mais les différents intervenants de cette histoire donnent le sentiment qu'ils se croient intouchables. Le 14 décembre 2006, un nouveau conseil d’administration d’Icade se réunit. Le directeur général de la Caisse des dépôts, Francis Mayer, est décédé cinq jours auparavant. Son successeur, Augustin de Romanet, n’est pas encore désigné. Manifestement, il importe à certains de profiter de cet entre-deux pour expédier quelques affaires urgentes.

Expliquant sa stratégie ambitieuse de développement, son besoin de financement, le PDG d’Icade explique qu’il a besoin d’une augmentation de capital, qu’il faut envisager la privatisation de la société. Dominique Marcel à nouveau lui apporte son soutien. Invoquant les mânes du directeur général de la CDC, il rappelle combien ce projet lui tenait à cœur avant son décès et presse le conseil d’autoriser l’augmentation de capital qui ramènera la participation de la CDC en dessous de la barre des 50 %. Edmond Alphandéry, qui siège aussi au conseil d’Icade – on est entre amis – lui apporte son soutien. Le conseil suit naturellement cet avis. « Il ressort de ces échanges qu’Icade et la Caisse, d’un commun accord, se sont souciés en priorité des actionnaires privés par anticipation d’une ouverture de capital alors prévue à terme », insiste la Cour des comptes.

Tout ne se passera pas exactement comme prévu. À l’été 2007, Étienne Bertier est débarqué de la présidence d’Icade, en conservant toutefois le bénéfice de ses stock-options. Il est remplacé par Serge Grzybowski. Celui-ci, comme le dit la Cour des comptes, mandate avec l’accord de la direction de la Caisse le cabinet Ricol pour réaliser un audit sur les questions de gouvernance et de gestion des risques « au regard de l’historique des opérations menées ». Cette décision illustre, selon la Cour des comptes, le fait que « ces commanditaires nourrissaient des doutes voire des soupçons ».

À plusieurs reprises des administrateurs, relève-t-elle, s’inquiètent de ce rapport et demandent des informations. Finalement, la nouvelle direction d’Icade décide de réserver une communication très restreinte à ce rapport Ricol. Ni les comités d’audit de la société, ni le conseil d’administration d’Icade, encore moins le conseil de surveillance de la Caisse des dépôts n’en auront connaissance. Seul le président du comité d’audit d’Icade, Jacques Calvet, ancien PDG de PSA, en sera destinataire en dehors de la direction d’Icade et de la CDC.

Certains administrateurs d’Icade lui demandent des éclaircissements, lors d’un conseil en juillet 2008. Le rapport de la Cour des comptes retranscrit à nouveau cruellement le procès-verbal de la réunion : « Jacques Calvet suggère de penser à l’avenir de la société plutôt que de se lancer dans une procédure longue et incertaine. Le président et le conseil conviennent de s’en remettre à la sagesse de son avis. »  «Le conseil et moi-même n'ont été guidés, dans l'ensemble des opérations que vous évoquez, que par l'intérêt d'Icade d'abord  et de la caisse des dépôts et consignations ensuite», assure Etienne Bertier, ancien pdg d'Icade , dans une correspondance qu'il nous a dressée à la suite de la publication de cet article. ( voir onglet prolonger)

Ainsi, tout est promptement enterré. Les conditions opaques et sulfureuses dans lesquelles a été réalisée la privatisation rampante d’Icade ne seront jamais vraiment élucidées. Ni la direction d’Icade, encore moins la direction de la Caisse des dépôts n’entameront la moindre démarche pour tenter de faire la lumière sur ce ténébreux dossier. Aucun signalement au titre de l’article 40 ne sera fait auprès des autorités judiciaires. Et Étienne Bertier a pu empocher ses stock-options. Après tout, il ne s’agit que de l’argent public.

2e volet : Fric-frac sur le logement social.

BOITE NOIREA la suite de la publication du premier volet de cette enquête sur Icade, Etienne Betier, ancien pdg d'Icade de 2003 à 2007, nous a fait parvenir une correspondance publiée dans l'onglet prolonger.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Gardes à vue dans l'affaire Pasche à Monaco

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Selon nos informations, deux anciens dirigeants de la banque monégasque Pasche, filiale du Crédit mutuel jusqu’en novembre 2013, ont été placés en garde à vue le 8 juillet dernier. L'ancien directeur de la banque, Jurg Schmid, et son ancien directeur adjoint, Olivier Giaume (qui dirige aujourd’hui l’établissement, racheté par la banque luxembourgeoise Havilland), ont été entendus dans les locaux de la brigade financière de Monaco. Les deux hommes sont ressortis libres de cette première audition, sans être mis en examen. Contactés, ils n'ont pas souhaité répondre à nos questions.

En juin, Mediapart avait détaillé l'existence d'un système d'évasion fiscale et de blanchiment d'argent au sein de l'établissement monégasque (lire notre dossier complet). Les documents et l'enregistrement que s'est procurés Mediapart attestent de la connaissance par les deux anciens dirigeants de pratiques douteuses au sein de leur établissement. Des documents qui ont été depuis versés à la procédure judiciaire et qui ont conduit à ces auditions. En septembre 2012, le parquet monégasque avait ouvert une enquête pour blanchiment d'argent, et désigné l’été dernier un juge d’instruction pour enquêter. Les investigations ont été élargies, il y a peu, à des « omissions de déclarations de soupçons de blanchiment » auprès des autorités de contrôle.

La banque avait licencié, en juillet 2013, trois salariés qui s'étaient inquiétés des dérives mafieuses au sein de l'établissement monégasque (l’un d’entre eux était invité lors de notre dernier « Live »). Interrogée par Mediapart, Sophie Jonquet, l'avocate des lanceurs d'alerte, reste prudente : « Même si nous sommes satisfaits de cette avancée, je déplore les lenteurs de l'enquête ouverte depuis près d'un an. »

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Ecologie : « Sortir de l'idée du recyclage à l'infini »

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Après le « développement durable » et « la croissance verte », un nouveau concept fait florès en matière d’écologie : « l’économie circulaire ». Il balaie assez large et désigne à la fois la généralisation du recyclage, la prise en compte du cycle de vie des produits, la conception écologique des biens manufacturés afin d’en faciliter le retraitement, la chimie verte… C’est l’idée d’une activité vertueuse, qui viserait à réduire son impact environnemental tout en générant du profit. Une sorte d’idéal. 

Le problème, c’est qu’en l’état actuel de nos processus de fabrication industrielle, l’économie circulaire est inatteignable. Elle ne peut être au mieux qu’un but vers lequel tendre, alerte Philippe Bihouix, auteur d’un essai érudit et passionnant : L’Âge des low tech – Vers une civilisation techniquement soutenable (éditions du Seuil, collection anthropocène). Ingénieur, spécialiste des métaux, il démontre que le mythe du recyclage à l’infini est un leurre. Plus nos sociétés produisent et consomment des produits high tech (téléphones et ordinateurs portables, etc.), plus elles épuisent des ressources rares. Ces mêmes biens sont par ailleurs de plus en plus composites, donc de plus en plus difficiles, voire impossibles, à recycler. Les matériaux qui les composent sont trop inextricablement imbriqués les uns dans les autres pour espérer les séparer et les récupérer. C’est le cas des métaux utilisés sous forme chimique, mais aussi des nanotechnologies. Le problème concerne directement les énergies renouvelables, éoliennes, cellules photovoltaïques, ou encore la voiture à l’hydrogène – aujourd’hui en projet.  

Cela ne signifie pas qu’il faut revenir aux énergies fossiles et arrêter les filières de recyclage et de traitement des déchets, bien au contraire. Il faut revoir nos besoins en énergie pour les réduire drastiquement, martèle Bihouix. Il faut aussi développer une nouvelle culture technique : celle des « basses technologies ». De quoi s’agit-il exactement ? « Revenir à l’âge des Visiteurs, mais avec le dentiste », plaisante l’auteur. Mais encore ? La suite dans notre entretien vidéo ci-dessus. 

Philippe Bihouix, L’Âge des low tech – Vers une civilisation techniquement soutenable, Le Seuil, 336 p., 19,50 euros.

 

Retrouvez ici toutes nos “Boîtes à idées”.

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Le sinistre centenaire de l’impôt sur le revenu

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C’est un anniversaire important mais que les dignitaires socialistes français, oublieux des combats de leurs glorieux prédécesseurs, se sont bien gardés de commémorer : instauré par la loi du 15 juillet 1914, l’impôt sur le revenu vient juste d’avoir cent ans. Aucun oubli pourtant dans cette absence de célébration : si ni François Hollande ni Manuel Valls n’ont jugé opportun de saluer cet événement historique, c’est qu’en vérité, la politique fiscale qu’ils conduisent aujourd’hui tourne radicalement le dos aux principes de justice fiscale et sociale qui ont été à l’origine de la création du plus célèbre des prélèvements français.

En douterait-on, il suffit de consulter la passionnante étude que vient de publier à cette occasion l’Institut des politiques publiques (IPP). Retraçant l’histoire fiscale du siècle écoulé, elle établit une radiographie consternante de ce qu’est devenu l’impôt sur le revenu : un impôt croupion, qui taxe bien davantage les classes moyennes que les très hauts revenus.

Même si les dirigeants socialistes français d’aujourd’hui ont la mémoire courte, c’est peu dire, en effet, que ce 15 juillet 1914 est une date importance dans l’histoire fiscale française. Plus que cela : dans l’histoire même de la République. Car, dès les premiers soubresauts de la Révolution française, la question de l’égalité des citoyens face à l’impôt est au cœur du soulèvement populaire pour mettre à bas l’Ancien régime féodal. Dans le prolongement de la nuit du 4-Août, qui procède à l’abolition des privilèges, l’Assemblée constituante adopte ainsi, le 26 août 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui, en son article 13, érige un principe majeur : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » En clair, la République considère qu’un impôt progressif fait partie de ses valeurs fondatrices.

Joseph Caillaux.Joseph Caillaux.

Pourtant, cet impôt progressif, il va falloir attendre plus d’un siècle, après d’interminables controverses, pour qu’il finisse par voir le jour. Défendu dès 1907 par le radical Joseph Caillaux (1863-1944), le projet de création d’un impôt général sur les revenus alimente ainsi de violentes polémiques dans les années qui précèdent la Première Guerre mondiale. Résumant le point de vue virulent de la droite, Adolphe Thiers (1797-1877) y avait vu en son temps « l’immoralité écrite en loi ». Mais les socialistes de la SFIO se rallient à l’idée, et leur porte-voix, Jean Jaurès (1859-1914), met sa formidable éloquence au service de cette révolution fiscale.

Source: Institut des politiques publiquesSource: Institut des politiques publiques

Dans un discours remarquable, mais peu connu (dont on peut trouver de larges extraits sur le site de l’Office universitaire de recherche socialiste), prononcé le 24 octobre 1913 à Limoges, à l’occasion du congrès de la fédération socialiste de la Haute-Vienne, il a ces mots formidables : « Oui, nous voterons tous énergiquement, passionnément pour instituer l’impôt général et progressif sur le revenu, sur le capitalisme et sur la plus-value avec déclaration contrôlée. Nous le voterons parce que, quelle que soit la répercussion possible, et il en est toujours, les impôts ainsi établis sur le grand revenu et le grand capital sont moins fatalement répartis et pèsent moins brutalement sur la masse que les impôts directs qui atteignent directement le consommateur ou le paysan sur sa terre et sur son sillon. Nous le voterons donc et nous le voterons aussi parce qu’il serait scandaleux, je dirais, parce qu’il serait humiliant et flétrissant pour la France qu’à l’heure des crises nationales, quand on allègue le péril de la patrie, la bourgeoisie française refuse les sacrifices qu’a consentis la bourgeoisie d’Angleterre et la bourgeoisie d’Allemagne. »

Jean Jaurès, en 1904, par Nadar.Jean Jaurès, en 1904, par Nadar.

Mais dans le même temps, Jean Jaurès fait comprendre que, s’il soutient le projet radical, la SFIO a, pour sa part, une ambition beaucoup plus forte : « Eh ! bien, nous voterons l’impôt sur le revenu, mais il faut qu’il soit bien entendu que ce n’est pas ainsi que nous l’avions conçu, que ce n’est pas à cette fin que nous l’avions destiné. Nous voulions qu’avant tout, l’impôt progressif et global servît à dégrever les petits paysans, les petits patentés, de la charge trop lourde qui pèse sur leurs épaules. (…) Voilà à quoi nous destinions le produit de ces grands impôts sur la fortune, sur le revenu et sur le capital. Par là, nous ne servions pas seulement la masse des salariés, des travailleurs, mais aussi la production nationale elle-même, car à mesure que la masse gagnera en bien-être, la force de consommation s’accroîtra et, par suite, le débouché intérieur le plus vaste, le plus profond et le plus sûr sera ouvert à la production elle-même. »

C’est donc avec ce formidable appui que le ministre des finances, Joseph Caillaux, finit par faire voter cette loi du 15 juillet 1914, qui instaure pour la première fois en France un impôt général sur les revenus. Ou plus précisément, la réforme instaure un impôt à deux étages, avec un premier étage qui instaure des taux d’imposition proportionnels pour différentes catégories de revenus, et un deuxième étage, constitué d’un impôt général adossé à un barème progressif.

C’est ce jour-là que voit enfin le jour, dans les circonstances tumultueuses de cet été 1914, la grande promesse portée par la Déclaration des droits de l’homme. La grande promesse de l’égalité des citoyens devant l’impôt et de la justice sociale, résumée par ce principe : plus on est riches, plus on paie !

Las ! Un siècle plus tard, le bilan est proprement consternant. Car après être monté en puissance jusqu’au début des années 1980, l’impôt sur le revenu a ensuite été progressivement démantelé. Et François Hollande et Manuel Valls veulent continuer cette œuvre de destruction. Voilà en résumé ce qu’établit cette note très documentée de l’Institut des politiques publiques, que nous évoquions tout à l’heure.

Produit d’un partenariat entre la prestigieuse École d’économie de Paris et le Centre de recherche en économie statistique (CREST – un organisme adossé à l’Insee), l’IPP produit périodiquement des notes visant à évaluer les politiques publiques. Or, le moins que l’on puisse dire, c’est que la dernière note (n°12, juillet 2014), consacrée aux cent ans de l’impôt sur le revenu, est la bienvenue.

Cette note, on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

 

Cette note commence par des rappels historiques précieux. Elle pointe en particulier que l’impôt sur le revenu ne prend sa forme définitive qu’en 1949, avec la suppression du premier étage d’imposition (les impôts dits cédulaires, en fonction de l’origine des revenus) et l’instauration d’un nouvel impôt, dit impôt sur le revenu sur les personnes physiques (IRPP), qui restera en vigueur jusqu’en 1971. Puis, en 1971, une nouvelle réforme dessine les contours d’un impôt sur le revenu moderne.

Mais quelles que soient ces mutations au fil des ans, la note relève qu’il faut distinguer deux périodes : pour l’impôt sur le revenu, il y a un âge de stabilité qui va de 1950 à 1986 ; on entre ensuite dans une période de déclin.

Pour la première période, celle de la stabilité, la note dresse ces constats : « Après une montée en charge du barème entre 1946 (5 tranches) et 1949 (9 tranches), le taux marginal supérieur va rester inchangé à 60 % de 1946 à 1982 (exception faite des deux années 1964 et 1967 et sans tenir compte des majorations exceptionnelles). Le nombre de tranches et les taux sont restés quasiment identiques pendant 25 ans, entre 1949 et 1974 : le barème typique de cette période possède 8 à 9 tranches avec une progression simple et quasi-arithmétique des taux : 0 %, 10 %, 15 %, 20 %, 30 %, 40 %, 50 % et 60 %. Le barème de l’impôt sur le revenu a connu ensuite une période faste entre 1975 et 1986, prolongeant la logique des décennies 1950 à 1970 : la progressivité a été plus étalée sur 13 à 14 tranches avec des taux échelonnés par pas de 5 points entre 0 % et 65 %. »

La note ajoute : « Les années de 1975 à 1986 constituent la période où le barème de l’imposition des revenus est le plus progressif de l’après-guerre. En 1986, la 14e et dernière tranche présentait un taux marginal de 65 % pour les revenus supérieurs à 241 740 francs (soit environ 48 000 € en euros 2014). »

Puis, après 1986, tout bascule. Sous les effets de la vague libérale, la droite française se convertit à une politique de baisse des impôts à marche forcée. Et les socialistes lui emboîtent le pas. Par coup de boutoirs successifs, l’impôt sur le revenu va alors commencer à être démantelé et sa progressivité remise en cause, pour le plus grands profits des plus hauts revenus.

Ce démantèlement progressif de l’impôt sur le revenu, qui est pourtant au cœur des valeurs fondatrices de la République, la note la présente de façon saisissante en quelques graphiques ou tableaux qui, le plus souvent, parlent d’eux-mêmes.

Le nombre de tranche d’imposition qui culmine à 14 en 1983, garantissant la véritable progressivité du prélèvement, est d’abord spectaculairement réduit, comme le rappelle le tableau ci-dessous :

                              (Cliquer sur ce tableau pour l’agrandir)

En trente ans, la progressivité de l’impôt sur le revenu est donc gravement mise en cause, avec une réduction de 14 à 6 du nombre des taux d’imposition.

Mais il n’y a pas que la progressivité de l’impôt sur le revenu qui est remise en cause au cours de ces trois dernières décennies. C’est le poids même de cet impôt sur le revenu dans le système global des prélèvements obligatoires français qui est aussi radicalement allégé. En clair, l’impôt sur le revenu, seul impôt progressif dans le système français avec l’impôt de solidarité sur la fortune et les droits de succession, devient de plus en plus microscopique, tandis que les autres impôts, de nature proportionnelle et donc beaucoup plus injustes, prennent progressivement une part croissante, comme le résume ce graphique :

                              (Cliquer sur ce graphique pour l’agrandir)

Commentaire de la note : « En 2013, avec 68,5 milliards d’euros, les recettes de l’impôt sur le revenu ne représentent que 7 % de l’ensemble des prélèvements obligatoires. À titre de comparaison, la contribution sociale généralisée (CSG) représente 91,7 milliards d’euros (soit 4,3 % du PIB), 144,4 milliards d’euros pour la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) (soit 6,8 % du PIB) et 44,3 milliards d’euros pour l’impôt sur les sociétés (IS) (soit 2,1 % du PIB). Le graphique 2 présente la part des recettes de l’impôt sur le revenu dans le total des prélèvements obligatoires depuis 1914 : dans l’après-guerre, la part de l’impôt sur le revenu dans les prélèvements obligatoires a suivi une phase d’expansion jusqu’en 1981, dépassant 12 % des PO pour ensuite décroître jusqu’au début des années 2000 à environ 6 % des PO. »

Et ce qu’il y a de très spectaculaire, c’est que dans cette vague libérale qui a submergé la planète, la France a fait du zèle. Contrairement à une idée reçue, propagée par la droite, les milieux patronaux – mais tout autant aujourd’hui, par les hiérarques socialistes –, la France a démantelé son impôt sur le revenu bien au-delà de ce qui a été pratiqué dans les pays les plus libéraux, les États-Unis et la Grande-Bretagne en tête. La preuve, c’est cet autre graphique qui l’apporte :

                              (Cliquer sur ce graphique pour l’agrandir)

Et au profit de qui l’impôt sur le revenu est-il été progressivement démantelé ? C’est le constat le plus ravageur de cette note, qui établit précisément que depuis un siècle, les ultrariches (les 1 % les plus favorisés) ont été de plus en plus avantagés par des exonérations ou abattements successifs, cumulés avec la diminution de la progressivité de l’impôt. Dans le même temps, pour les 90 % des moins riches, le poids de l’impôt a fortement progressé, comme le résume le graphique ci-dessous :

                              (Cliquer sur ce graphique pour l’agrandir)

Du coup, on comprend pourquoi les socialistes ont eu la très pertinente idée, dans le milieu des années 2000, de faire leur autocritique et, tournant le dos à cette politique de démantèlement de l’impôt sur le revenu, de proposer de refonder en France un grand impôt citoyen et progressif sur tous les revenus, sur le modèle de la « révolution fiscale » préconisée par l’économiste Thomas Piketty.

Mais on comprend aussi la gravité du reniement dont s’est ensuite rendu coupable François Hollande en oubliant cette promesse de la campagne présidentielle et en annonçant qu’il en revenait à la politique de baisse de l’impôt sur le revenu, initiée par la droite française en 1986 et amplifiée par les socialistes en 2000. Versant de nouveau dans le clientélisme et le poujadisme antifiscal, François Hollande vient en effet de confirmer, lors de son allocution du 14 juillet (lire Hollande déroule son plan de campagne pour 2017), que de nouvelles baisses de l’impôt sur le revenu pourraient intervenir en 2015, après celles annoncées pour cet automne 2014 par Manuel Valls. En clair, la doxa néolibérale a repris le dessus, et le cap fiscal est de nouveau fixé sur des baisses d’impôts. Un cap très gravement inégalitaire, comme cette note l’établit.

Dans des formules gentiment diplomatiques, la note conclut de la manière suivante : « Proposer une nouvelle jeunesse à ce centenaire est un enjeu démocratique. » Mais pour l’instant, on n’en prend pas du tout le chemin. Au lieu de la « révolution fiscale » promise, c’est une contre-révolution qui est en marche. La grande réforme fiscale est tombée aux oubliettes, et selon la belle formule dont se sert Jean Jaurès dans ce même discours, c’est un peu « l’esprit de la République » qui est de la sorte piétiné.

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Tunisie : le français Latécoère verse des indemnités records à des syndicalistes licenciées

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Le bras de fer aura duré plus de trois ans. Il s’est achevé mardi 15 juillet par le paiement de lourdes indemnités de licenciements à des déléguées syndicales de l’usine LATelec à Fouchana, dans la banlieue de Tunis. 

En mars 2011 des ouvrières de LATelec, filiale de la multinationale toulousaine Latécoère, se regroupent en syndicat pour faire améliorer leurs conditions de travail. Le régime autoritaire de Ben Ali est tombé deux mois plus tôt, et la parole est désormais libre dans la société tunisienne, y compris dans les entreprises pilotées par des actionnaires étrangers. Le groupe aéronautique français Latécoère est installé dans la capitale tunisienne depuis 2005. Il y fabrique des câblages électriques pour les avions qu’il fournit principalement à Airbus et Dassault. Jusqu’à l’apparition du syndicat en mars 2011, 430 salariés, dont 200 intérimaires, sont payés au salaire minimum en vigueur, soit autour de 120 euros par mois. 

Dès le lendemain de la révolution, les salariés, constitués à 80 % de femmes, adhèrent en masse à ce nouveau syndicat directement affilié à l’UGTT, la principale centrale syndicale tunisienne. Menées par les déléguées Monia Dridi et Sonia Jbali, les ouvrières dénoncent des pratiques de « harcèlement sexuel », des heures supplémentaires non payées, et réclament des augmentations salariales conformes à leur niveau de qualification exigé – baccalauréat, bilinguisme français et arabe – ainsi qu’une extension de leurs congés payés, alors en dessous de la norme légale. 

Après huit mois de bras de fer, ces revendications sont finalement acceptées par les dirigeants de LATelec qui, tout en démentant les pratiques de harcèlement sexuel après avoir diligenté une « enquête interne », ratifient le projet de classification proposé par le nouveau syndicat en mai 2012. 

Mais durant l’été 2012, Latécoère opère un changement à la tête de l’usine de Fouchana. La nouvelle direction revient pas à pas sur les accords passés. « Il y a eu une volonté de nettoyer l’usine de ses syndicats », analyse-t-on du côté du comité de soutien français des ouvrières. À l’automne, 200 contractuelles sont licenciées et une centaine de titulaires sont mutées vers un autre site de production. Le groupe Latécoère rapatrie ses activités dans ses usines à Toulouse et au Mexique. La direction évoque avant tout un impératif économique : « Nous avions les carnets de commande pleins et avec les arrêts à répétition, le site de Fouchana était dans l’incapacité de produire dans nos besoins. »

Les ouvrières de LATelec durant un débrayage dans les murs de l'usine.Les ouvrières de LATelec durant un débrayage dans les murs de l'usine. © DR

Un nouveau syndicat, minoritaire, voit le jour au sein de l’entreprise et devient le principal interlocuteur de la direction. Le dialogue est alors rompu avec les déléguées affiliées à l’UGTT qui revendiquait, à sa création en 2011, près de 400 adhérents. Réduites au chômage technique durant des mois, les ouvrières tentent de médiatiser leur cause par des manifestations à Tunis et devant l’ambassade de France, le 30 mars 2013. 

Un mois plus tard, dix d’entre elles, dont deux déléguées syndicales UGTT, sont licenciées. Latécoère, par l’intermédiaire de l’ancien journaliste Jean-Christophe Giesbert, consultant en communication pour le groupe, avance aujourd’hui « des violences et une atteinte à l’outil de production » pour justifier les licenciements. Des licenciements nécessaires « au vu de la gravité des faits », affirme le groupe. 

Au bout d’un an de conflit, plusieurs des ouvrières mises à la porte sont réintégrées mais les évictions de quatre d’entre elles, dont les deux responsables syndicales, sont maintenues. Réclamant sans succès leur réintégration au sein de l’entreprise depuis, l’ex-salariée Houda Talgi, 29 ans, et la déléguée syndicale Sonia Jbali, 36 ans, entrent le 16 juin en grève de la faim. La méthode radicale suscite l’émoi des médias, et la demande de réintégration est largement diffusée en France par la CGT Latécoère et par deux comités de soutien très présents sur les réseaux sociaux. Le dialogue reprend fin juin 2014 entre les ouvrières et la direction de LATelec, et nécessite la médiation des secrétaires généraux nationaux de l'UGTT. 

Les négociations se déroulent dans « une grande tension », selon une proche du dossier, et finissent par aboutir à un accord historique, alors que l’état de santé des grévistes se détériorait de manière inquiétante. Deux des ouvrières sont réincorporées au sein de l’usine, et les deux déléguées syndicales, Monia Dridi et Sonia Jbali, perçoivent des indemnités équivalentes à 7 années de salaire.

Une demi-victoire pour les ouvrières. Comme l’a toujours souhaité LATelec, les deux militantes Monia Dridi et Sonia Jbali ne réintégreront pas l’entreprise. Ni aucune autre d’ailleurs, selon l’aveu de Monia Dridi, 32 ans. « Jamais je ne retrouverai un emploi. Lorsqu'on dit qu'on a travaillé à LATelec, on est sûr d’être refusée », expliquait-elle par téléphone avant la signature de l’accord. 

Pourtant, le montant des indemnités, soit une somme située aux alentours de 60 000 dinars (environ 30 000 euros) pour chacune des deux ex-déléguées, montre que le conflit n’a pas été vain et que les syndicats constitués après la révolution sont désormais capables d’instaurer un rapport de force avec des managers étrangers. 

« C’est la première fois que l’on voit des indemnités de licenciement aussi importantes. C’est six fois le montant de ce que peut proposer un tribunal des prud’hommes dans un cas similaire », détaille Charfedine El Kellil, avocat pénaliste et collaborateur de l’Observatoire social tunisien

Le conflit social de Fouchana est que le fruit d’un contexte d’explosion sociale dans le pays, où le taux de chômage reste supérieur à 15% depuis la révolution. Si les statistiques détaillées manquent dans le domaine, le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux a recensé à titre d’exemple plus de 59 mouvements sociaux en l’espace d’un mois en novembre 2013.

Les déléguées syndicales Monia Diri (à droite) et Sonia JbaliLes déléguées syndicales Monia Diri (à droite) et Sonia Jbali © DR

Avec l’accord obtenu par les ouvrières de Fouchana, la tendance n’est pas près de s’inverser. D’une part, la libéralisation de la parole et l’instabilité politique observée depuis janvier 2011 confèrent une position de force jamais vue à l’UGTT, qui tenait déjà un rôle de contre-pouvoir important depuis sa création en 1946. D’autre part, la législation tunisienne n’offre que peu de garanties aux travailleurs et reste très complaisante avec les investisseurs étrangers. 

« Dans chaque secteur, les syndicats procèdent à la comparaison avec un travailleur marocain et un travailleur européen, et c’est à chaque fois pour le travailleur tunisien que les conditions de travail sont le plus dégradées », explique Me El Kellil. « On a quasiment abandonné l’embauche en CDI, les entreprises enchaînent les CDD de 6 mois avec des délais de carence, et tout cela dans un cadre très légal. Le code d’incitation aux investissements promulgué sous Ben Ali avait fait de la Tunisie un paradis aux yeux des multinationales étrangères en proposant jusqu’à 80 % d’exonération fiscale. Le nouveau code adopté en 2013 promet encore plus d’avantages fiscaux ! » poursuit-il. 

Pourtant, d’après l’Observatoire social de Tunisie, près de 200 entreprises étrangères ont quitté le pays depuis la révolution, sur fond d’insécurité et surtout de l’émergence des syndicats dans le secteur privé. Des départs entrepris parfois dans la brutalité. En 2013, le groupe textile belge Jacques Bruynooghe Global fermait cinq de ses usines sans le moindre préavis, laissant 311 employés sans travail. Le groupe belge a été condamné depuis. 

Avec l’émergence des syndicats du secteur privé et la multiplication des mouvements sociaux, la Tunisie gomme peu à peu son image de « paradis » des investisseurs. Mais la culture du dialogue social, « encore embryonnaire » en Tunisie, et les pratiques de management en vigueur issues des années Ben Ali promettent d’autres bras de fer aussi radicaux que médiatiquesEn avril 2013, cinq syndicalistes de Teleperformance, le leader mondial des centres d’appels téléphoniques, qui emploie 6 000 personnes en Tunisie, avaient entamé une grève de la faim pour protester contre des licenciements jugés abusifs. Aujourd’hui encore, un autre salarié tunisois refuse de s’alimenter après son licenciement par une filiale de l’entreprise française Leman Industrie.

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Icade: fric-frac dans le logement social

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Ce fut sans doute la dernière décision de Dominique de Villepin comme premier ministre. Il y avait manifestement urgence à expédier cette ultime affaire courante. Le 15 mai 2007 – dernier jour du gouvernement –, Matignon publiait un décret au Journal officiel autorisant les bailleurs sociaux qui rachèteraient des logements sociaux déjà construits à bénéficier de conditions de financement identiques à celles des logements sociaux neufs. Comme l’avouait le directeur de cabinet de François Fillon dans une autre affaire pour justifier la signature d’un décret opportun au dernier moment : « D’une certaine façon, le ministre rend service à son successeur. Il laisse un dossier bouclé derrière lui. »

© Reuters

Matignon rendit donc service. Ce décret, resté dans la dénomination de la haute administration et du monde de l’immobilier comme le décret Icade, était une étape indispensable pour la suite, comme le souligne le deuxième rapport préliminaire de la Cour des comptes sur la gestion de la filiale de la Caisse des dépôts. Il assurait les financements de l’État (liés au livret A) plus une exonération de taxe foncière de 25 ans au lieu de 15 ans aux acquéreurs de logements sociaux déjà construits, rappelle-t-il. « Ce décret Icade a donc eu pour premier objet de faciliter les logements sociaux du groupe par des bailleurs sociaux », insiste-t-il.

La Cour des comptes revient, dans ce deuxième rapport, sur cette vaste opération de désengagement du logement social menée par Icade, avec l’appui de la Caisse des dépôts. Dans un autre rapport établi en janvier, dont Laurent Mauduit a longuement parlé (voir ici, ou encore ), celle-ci avait critiqué cette opération, accusant la Société nationale immobilière (SNI), autre filiale de la Caisse des dépôts, d'avoir agi contre l’intérêt des bailleurs sociaux en les amenant à payer ces habitations à un prix surévalué. Elle lui reprochait en outre de s’être trouvée en conflit d’intérêts, pour avoir eu les mêmes conseils qu’Icade et la Caisse des dépôts dans cette opération.

Juste avant son départ de la Caisse des dépôts pour le secrétariat général de l’Élysée, Jean-Pierre Jouyet avait rendu public un rapport commandé à deux experts – Sabine Baïetto-Beysson, inspectrice générale de l'administration du développement durable, et Pierre Hanotaux, inspecteur général des finances. Ce rapport blanchissait la SNI, jugeant cette opération parfaitement conforme aux intérêts de la CDC et des bailleurs sociaux. Jean-Pierre Jouyet avait pu quitter ainsi la Caisse, sans avoir à intervenir plus avant.

Cette défense ne semble pas avoir convaincu la Cour des comptes. Elle reprend les mêmes accusations et les complète, en regardant cette fois du côté du vendeur, Icade. Ses nouveaux constats viennent totalement appuyer les enquêtes publiées par Laurent Mauduit sur la SNI.

Pointant ce rachat, réalisé sur des références de prix de marché au plus haut, elle constate que « l’opération Icade a mobilisé à elle seule une grande partie des financements du logement social dans la région parisienne en 2008-2011 » sans qu’un mètre carré supplémentaire de logement n'ait été construit. « Les actionnaires privés (d’Icade) ont bénéficié des dispositifs publics mis en place pour garantir cette opération », critique-t-elle. Avant d’ajouter : « De concert, l’État et la Caisse ont activement soutenu cette opération », afin de la rendre possible. Elle se demande si tout cela correspond bien « à la mission d’intérêt public de la Caisse ».

Entre 2006 et 2007, les acteurs de cette affaire ont changé. Augustin de Romanet a succédé à Francis Mayer, décédé, à la direction de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) début 2007. En août 2007, Serge Grzybowski a remplacé Étienne Bertier à la présidence d’Icade. Mais le projet reste le même. « Icade s’était engagé dans le secteur immobilier concurrentiel. Il avait donc vocation dans cette optique à se défaire de son parc de logements sociaux, incompatible avec son nouveau modèle », constate le rapport de la Cour des comptes.

Si la direction d’Icade ou les administrateurs désignés par la Caisse des dépôts avaient eu quelque velléité de résistance, au sein du conseil de la société, plusieurs voix les auraient de toute façon rappelés à l’ordre. Parmi elles, un personnage paraît se faire souvent entendre : Francis Gleeson, représentant du premier actionnaire privé, North City Real Estate, aux côtés de la CDC, nommé administrateur « indépendant » (sic) au conseil d’Icade. Il pousse à une vente rapide des logements sociaux de la société, afin que celle-ci devienne une société foncière classique. Icade est une entreprise cotée depuis 2006 : il convient d’entendre ce que disent les investisseurs. 

Dès le début 2007, une réorganisation interne a eu lieu, amenant Icade à prendre le contrôle de toutes ses filiales de promotion et de développement (EMGP, Foncière des Pimonts), afin de renforcer son caractère d’opérateur immobilier classique. Dans la foulée, la société, conseillée par la Société générale, adoptait le statut de société d’investissement immobilier cotée (SIIC) qui lui permet de vendre son patrimoine accumulé parfois depuis des années, en franchise d’impôt sur les plus-values, à la condition que le produit de la vente soit reversé à ses actionnaires. Un dispositif sur mesure, peut-on dire.

Fin décembre 2007, la direction d’Icade semble encore envisager de sortir en douceur de son rôle de bailleur social. Un plan de cession courant sur la période 2008-2011 prévoit la vente de 14 000 logements en bloc pour environ 980 millions d’euros, soit 1 000 euros le mètre carré en moyenne, note le rapport de la Cour des comptes. Puis tout s’emballe. Dès le printemps 2008, le conseil parle d’une cession totale de son parc de logements sociaux. Cela représente quelque 45 000 logements, estimés à une valeur de 2,9 milliards d’euros.

Le très grand bailleur social de la région parisienne, 3F, dirigé alors par Yves Laffoucrière, l'ancien responsable de l'OPAC (Office public d'aménagement et de construction) du temps de la gestion chiraquienne de la ville de Paris, est approché pour reprendre en bloc les logements d’Icade, comme l’a raconté Mediapart à l’époque. Les négociations se déroulent dans la plus totale opacité, avant de capoter : les 3F jugent ce rachat beaucoup trop compliqué et surtout beaucoup trop cher.

Cet échec, à suivre ce que raconte le rapport de la Cour des comptes, met le conseil d’administration en émoi. Dès juillet, lors d’une réunion de comité, l’administrateur indépendant Marc-Antoine Autheman, alors directeur du Crédit agricole, exige « une clarification sur la stratégie d’Icade ». Le 9 octobre, cet administrateur insiste, indiquant « être en contact avec des acquéreurs potentiels ».

Serge Grzybowski, PDG d'IcadeSerge Grzybowski, PDG d'Icade © Reuters

« Les plus-values dégagées sur cette cession règleraient les problèmes du cours de Bourse d’Icade », indique-t-il selon le procès-verbal du conseil cité par le rapport. Des propos qui témoignent d’une grande vision stratégique. À cette date, il y a quinze jours que la banque Lehman Brothers s’est effondrée, le monde se demande alors s’il ne va pas assister à l’écroulement du système financier international. Mais au conseil d’administration d’Icade, on parle cours de Bourse.

Le seul fait notable que le conseil paraît avoir acté est que, dans cette tourmente mondiale, il allait être compliqué de trouver des acquéreurs pour les logements sociaux. L’affaire, cependant, ne paraît devoir souffrir le moindre délai : il y a urgence, semble-t-il, à transformer Icade en un « pure player » de la promotion immobilière. Le 11 décembre 2008, un nouveau conseil d’Icade se tient. Alors que la situation est confuse, le directeur général de la Caisse des dépôts, Augustin de Romanet, lance, sybillin : « En cas d’acquisition par une filiale de la Caisse, il faudra une attestation d’équité », selon les propos rapportés par la Cour des comptes.

La Caisse des dépôts a trouvé la solution : à défaut d’acheteurs extérieurs, ce sera une autre de ses filiales, la SNI, qui va être l’acheteur. Le 29 décembre 2008, un accord de confidentialité est signé entre Icade et la Société nationale immobilière. Cette dernière se propose de devenir le chef de file d’un certain nombre de bailleurs sociaux dans la région parisienne, en vue de racheter dans le cadre d’un consortium les logements sociaux d’Icade. « Aucune consultation préalable avec les collectivités concernées ou avec les organismes des logements sociaux n’a été engagée », relève le rapport. Tout se passe entre soi, au sein de la Caisse.

Pourquoi Augustin de Romanet se rallie-t-il au projet d’évolution d’Icade, qu’il avait critiqué à son arrivée à la Caisse des dépôts ? Pourquoi accepte-t-il que la Caisse des dépôts prête main-forte à sa filiale cotée ? Est-ce la perspective d’empocher des dividendes confortables ou autre chose ?

Il est vrai qu’Augustin de Romanet est sous la pression de l’Élysée. Très critiqué par Nicolas Sarkozy, il sait que celui-ci souhaiterait le remplacer par un proche à la direction de la Caisse des dépôts. Le directeur de la Caisse sait aussi que le dossier Icade est désormais

Augustin de Romanet , directeur général de la CDCAugustin de Romanet , directeur général de la CDC © Reuters
suivi de très près par le secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant. André Yché, le dirigeant de la SNI, est devenu le conseiller de l’Élysée en matière de logement social et il y va chercher des appuis lorsque la Caisse paraît faire de la résistance à son ambition de devenir le premier bailleur social de France. Pour terminer le tableau, le banquier Jean-Marie Messier, qui vient justement d’embaucher le gendre de Claude Guéant, Jean-Charles Charki, sera enrôlé quelques mois plus tard comme banquier conseil d’Icade et de la SNI.

Le rapport revient sur la situation étrange qui s’installe au sein de la Caisse. La SNI choisit les mêmes conseils que la Caisse des dépôts : la banque HSBC et le cabinet d’avocats Weil Gotshal (voir l’article de Laurent Mauduit sur le rôle de Frédéric Salat-Baroux, gendre de Jacques Chirac et avocat à ce cabinet). « Il est surprenant de voir le conseil de l’acheteur potentiel désigné de fait par le principal actionnaire du vendeur (…). Il aurait été plus légitime que les acheteurs fassent appel à des conseils extérieurs au groupe », écrit-il.

La SNI, selon la Cour des comptes, se retrouve en « conflit de mission », intervenant tantôt comme chef de file du consortium, tantôt comme acheteur direct de certains logements, tantôt comme associé d’Icade. Quelle mission a-t-elle privilégiée ? La suite prouve que ce flou n’a pas aidé à la transparence de la transaction.

Deux milliards d’euros ! Avant même d’avoir fait la moindre analyse du patrimoine vendu, le prix est fixé. « À ce stade, les estimations et les offres sont faites à l’aveugle », rapporte la Cour des comptes. Elle cite une lettre d’André Yché adressée à Christine Lagarde, ministre des finances, en ce sens. « Même si ce montant ne saurait constituer un engagement de la part de la SNI, il est mieux de voir qu’un consortium non encore constitué (il le sera un mois plus tard, ndlr) puisse être ainsi réputé proposer un ordre de prix par le truchement de son futur chef de file », écrit-il.

Les sociétés d’HLM de la région parisienne, qui ont été invitées « sur le seul choix de la SNI », note le rapport, à participer au

André Yché, pdg de la SNIAndré Yché, pdg de la SNI © dr
consortium formé pour conduire le rachat des logements sociaux d’Icade, protestent quand ils découvrent les prétentions d’Icade. On leur demande des fortunes qu’elles ne sont pas capables de payer. Des maires, des élus s’insurgent d’avoir à racheter une deuxième fois des logements sociaux que leurs communes ont aidé à construire, à un prix prohibitif. Ils s’inquiètent de voir tant d’argent engagé dans une opération qui ne créera pas un logement social de plus. 

Cette révolte menace de faire échouer à nouveau la vente. Il est rappelé alors que les acheteurs peuvent bénéficier des financements aidés, distribués par la CDC, dans le cadre du logement social. « La CDC n’est donc pas restée en retrait mais a facilité les achats, les financements rendus disponibles pouvant déterminer la volonté d’acquérir voire l’acceptation du prix d’achat, apportant son concours au vendeur », accuse le rapport. Il enfonce le clou, en démontant la défense de la direction de la Caisse des dépôts qui a fait valoir que ses administrateurs siégeant au conseil d’Icade s’étaient abstenus de participer à chaque vote lié à cette vente, afin d’éviter le conflit d’intérêts. « L’abstention était opportune mais sans rapport avec les entrecroisements d’intérêts entre les entités concernées », insiste-t-il.

Que ce soit Icade, la SNI ou la CDC, tous ont de fait intérêt à voir se réaliser cette vente des logements sociaux. Finalement, Icade lâche du lest et accepte de conserver certains programmes immobiliers dont les bailleurs ne veulent pas. Un accord est trouvé en novembre 2009. Le consortium emmené par la SNI va payer 1,637 milliard d’euros pour reprendre les logements sociaux d’Icade.

L’effort n’est qu’apparent, comme le relève la Cour des comptes. « La transaction envisagée au départ prévoyait la cession de 31 453 logements pour 2 milliards d’euros, soit 63 586 euros en moyenne par logement. (…) Dans le protocole final, il est prévu de céder 24 407 logements pour 1,637 milliard d’euros, soit 67 071 euros en moyenne par logement », écrit le rapport. En quelques mois, le prix moyen a augmenté de 6,2 %, en pleine crise financière et économique. Un exploit !

Logements sociaux à la Plaine Saint-Denis.Logements sociaux à la Plaine Saint-Denis. © DR

La Cour des comptes revient longuement sur les méthodes de calcul utilisées pour évaluer ce patrimoine. La référence à l’actif net réévalué, utilisée par les sociétés foncières privées, ne lui paraît adaptée à des bailleurs sociaux, « soumis à d’autres règles ». « Ce recours conduisait à renchérir le prix des biens vendus », dit-elle. En écho au rapport en défense de la Caisse des dépôts, qui avait jugé que la somme versée à Icade « paraît justifiée et raisonnable » et « ne constitue donc en rien une spoliation des acquéreurs », les magistrats de la Cour des comptes citent un autre avis d’expert, celui d’Associés en finance : « La cession permet de cristalliser un niveau élevé de plus-value pour l’actionnaire dans un contexte de crise immobilière. La transaction se fait au prix moyen de juin 2008, soit au plus haut du marché », avait-il écrit.

La Cour des comptes arrive au même constat. Les prix lui semblent d’autant plus élevés que, comme le note le rapport, « des acquéreurs ont eu de mauvaises surprises sur l’état des immeubles », les obligeant à engager des travaux qui n’avaient pas été pris en compte (voir Icade et ses locataires : une longue histoire de haine). Les bailleurs sociaux n’ont en effet pu visiter les immeubles et les logements qu’une fois l’offre déposée. « Le vendeur semble s’être exonéré des obligations contractuelles classiques », note le rapport. À chaque étape, tout a ainsi été fait au détriment des bailleurs sociaux.

Au-delà du prix, la Cour des comptes relève que cette opération va à l’encontre de la politique du logement social. À lire le rapport, la cession des logements d’Icade s’apparente à une opération d’affichage. Les logements rachetés, souvent classés en catégorie intermédiaire, ont été reclassés en logement sociaux. « Les communes ont pu ainsi afficher un taux de 20 % de logements sociaux (seuil fixé dans le cadre de la loi SRU – ndlr), notamment dans les Hauts-de-Seine », note-t-il.

Mais dans les faits, pas un mètre carré de logement social supplémentaire n’a été construit. De plus, la cession a abouti à faire disparaître des logements intermédiaires, alors qu’il y a pénurie de ces logements en Ile-de-France, souligne la Cour des comptes, reprenant une grande partie des critiques des élus de la région à l’époque. Le rapport insiste aussi sur le fait que l’opération Icade a mobilisé « des fonds représentant une année de production pour les bailleurs sociaux de l’Ile-de-France ». Des ressources qui « auraient pu être utilisées pour de nouveaux programmes de construction », dit le rapport.

L’appauvrissement est aussi pour les communes. Pour faciliter l’opération, l'État a accepté d’exempter les acheteurs des logements Icade de toute taxe foncière pendant 25 ans au lieu de 15. Face à la fronde des élus, la Caisse a réussi à obtenir un autre geste de l’État. Fin décembre 2009, la ministre des finances, Christine Lagarde, s’engageait à compenser intégralement ce manque à gagner pour les communes. La mesure n’a pas tenu deux ans. La compensation a déjà été ramenée à 60 %. Compte tenu des plans d’économie prévus par le gouvernement, le destin de cette disposition semble scellé. Certaines communes pourraient se souvenir encore longtemps de l’opération Icade. « De concert, l’État et la Caisse ont activement soutenu cette opération », tranche le rapport.

Tout cela répond-il vraiment à la mission d’intérêt public de la Caisse ?, se demandent les enquêteurs, qui relèvent que dans cette opération, la CDC n’a eu comme préoccupation que de « maximiser son gain », accusent-ils.

Car les seuls bénéficiaires de ce fric-frac dans le logement social ont été les actionnaires. « Les actionnaires privés ont bénéficié des dispositifs publics mis en place pour garantir le succès de cette opération », insiste le rapport. En 2010, la direction d’Icade a décidé de distribuer 206 millions d’euros, sous forme de dividendes exceptionnels, pour célébrer le succès de la vente de ses logements sociaux. En 2012, Icade a de nouveau accordé un dividende exceptionnel, l’amenant à verser aux actionnaires 86 % de son cash flow. La CDC en a profité : l’opération Icade a permis de lui faire remonter plus de 600 millions d’euros. Juste derrière elle, se retrouve la société North Paris Real Estate, qui n’a cessé pendant toute cette période de monter au capital d’Icade, pour arriver au-delà du seuil de 5 %.

Débarrassée de ses logements sociaux, Icade a réalisé sa grande ambition : devenir un promoteur classique. La société a lancé de multiples programmes de bureaux, de commerces sur les terrains si convoités de la zone de la Plaine Commune en Seine-Saint-Denis. Son président, Serge Grzybowski, a multiplié les acquisitions pour se hisser parmi les grands de la promotion immobilière. Fin 2009, juste après la conclusion de la cession de ses logements sociaux, la société a racheté à prix d’or la compagnie de la Lucette, une société foncière spécialisée dans les bureaux, filiale de la banque Morgan Stanley. À cette occasion, la banque américaine est entrée au capital, devenant le deuxième actionnaire derrière la Caisse. En 2013, après plus d’un an de bataille boursière, Icade a acquis la société Silic, spécialisée dans les parcs d’affaires locatifs.

À chacune de ces acquisitions, la participation de la Caisse a été un peu diluée, tombant aujourd’hui à un contrôle indirect de 37 % du capital de sa filiale. L’objectif fixé en 2004 a été atteint : Icade est désormais une société privée. Pourquoi la Caisse ne vend-elle pas le tout ? Icade n’a plus aucune vocation d’aménageur public et agit comme une société foncière normale. Sa présence, finalement, ne revient qu’à donner une garantie publique implicite aux actionnaires privés, un aléa moral qui se conjugue à tous les temps.

De tels succès valaient bien récompense. Étant dans la sphère publique, la rémunération de Serge Grzybowski est officiellement plafonnée à 450 000 euros par an. Mais il y a les à-côtés, comme le relève le troisième rapport de la Cour des comptes sur Icade. Chaque année, le PDG d’Icade se fait attribuer des bonus par son conseil : 112 000 euros en 2009, 68 000 euros en 2010, 120 000 euros en 2011. La Cour note que les critères d’attribution de ces bonus sont des plus fluctuants. En 2009, le conseil salue « la bonne gestion sociale du transfert des salariés », Icade ayant repris lors de la vente de ses logements sociaux une partie du personnel qui y travaillait. En 2012, il obtient un bonus pour le succès du rapprochement avec Silic, « alors que l’opération n’est pas encore achevée », s’étonnent les rapporteurs. Au bout du compte, « la rémunération du président d’Icade est supérieure à celle du directeur général de la Caisse des dépôts », relèvent-ils, jugeant cette disparité incohérente.

En se repositionnant sur l’immobilier tertiaire et résidentiel, Icade visait les marchés les plus profitables. Mais aujourd’hui, ce grand projet a quelques ratés. Avec la crise, le marché des bureaux est en difficulté et les rendements baissent. Il faut parfois plusieurs mois pour trouver les locataires d’une tour, même à La Défense, et en consentant d’importantes remises. Les centres commerciaux, déstabilisés eux aussi par la crise, les changements de mode de consommation et le e-commerce, ne sont plus la mine d’or qu’ils étaient auparavant. Et comme tous ceux qui se veulent les acteurs du Grand Paris, Icade presse les bailleurs sociaux de venir le rejoindre et de participer activement à l’aménagement de ces nouveaux territoires. Finalement, ce n’est pas si mal que cela, le logement social.

Le 14 janvier 2014, à quelques jours de la remise du premier rapport de la Cour des comptes sur la SNI, Francis Gleeson a démissionné du conseil d’administration d’Icade, mettant ainsi un point final à cette “fructueuse” collaboration. Sa présence ne s'imposait plus : au fil de l'année 2013, la société irlandaise qu’il représentait a vendu toute sa participation. À la mi-mai, il est devenu le dirigeant d’une coquille suisse spécialisée dans les placements. Celle-ci est basée dans le canton de Zoug, paradis fiscal suisse.

BOITE NOIRECe nouveau rapport de la Cour des comptes sur la vente des logement sociaux par Icade, rachetés en partie par la SNI, vient confirmer les enquêtes de Laurent Mauduit sur la SNI. La publication du premier rapport de la Cour des comptes sur cette société fait l'objet d'une plainte en diffamation déposée par la SNI et son directeur André Yché contre Mediapart et Laurent Mauduit. Six plaintes ont été déposées au total (lire ici).

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Bercy rappelle un peu à l'ordre la grande distribution

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À chaque guerre ses victimes collatérales. Dans le monde de l’agro-alimentaire, les plus petits acteurs (agriculteurs, PME) comme les plus grandes multinationales s’estiment pris à la gorge par la course au prix bas menée par les enseignes de la grande distribution, les centres E.Leclerc en tête. Le bras de fer entre producteurs et fabricants d’un côté et distributeurs de l’autre n’est pas nouveau, mais, en ces temps de crise, la fragilisation des revenus des consommateurs radicalise les débats.

Face à la fronde menée par une alliance presque contre-nature des agriculteurs et PME avec les multinationales, l’exécutif avait donc décidé de taper du poing sur table. Trois ministres, Arnaud Montebourg (économie), Stéphane le Foll (agriculture), et Carole (commerce et consommation) avaient invité jeudi soir à Bercy les représentants de la grande distribution à s’expliquer sur leurs pratiques commerciales visant à proposer des prix toujours plus bas. 

Les représentants présents de Carrefour, Intermarché, Leclerc, Auchan et Système U se sont fait taper sur les doigts par les ministres. Dans un communiqué, Bercy a en effet reconnu l’existence de pratiques irrégulières de la part des grandes surfaces. Les enquêtes de la répression des fraudes (DGCCRF) ont relevé l’existence de « demandes de baisse de tarif après signature du contrat, des menaces de rupture, de déréférencement » ou encore  « des rétrocessions de chiffre d’affaires injustifiées ». Affichant sa fermeté, le gouvernement a promis de boucler cet été le rapport de la répression des fraudes et de sanctionner les géants de la distribution en cas de pratiques assimilables à de l’extorsion.

Des menaces donc, mais c’est à peu près tout. Les producteurs sont « restés sur leur faim », a expliqué à l’AFP Yves Le Morvan, directeur général délégué de Coop de France. Ces derniers affichent leur colère depuis plus d’un mois. Dans une lettre envoyée le 11 juin dernier au premier ministre, les géants de l’agroalimentaire, représentés par l’association nationale des industries alimentaires (ANIA), les agriculteurs, par l’intermédiaire de la FNSEA, et les PME et coopératives via le mouvement Coop de France, dénonçaient avec inquiétude les agissements de la grande distribution. 

Selon ces fournisseurs, la grande distribution s’est lancée dans une « guerre des prix », qu’elle accompagne « d’abus » durant les phases de négociations et « de menaces de retraits de certains produits de leurs rayons ». D’après leurs calculs, la situation pourrait détruire près de 20 000 emplois en France.

Si peu d’éléments de la table ronde de Bercy ont filtré, une répétition générale avait eu lieu la veille, mercredi, en public, au palais Bourbon. Conviés par les députés de la commission des affaires économiques de l’Assemblée, l’ensemble des acteurs de la filière se sont dit leurs quatre vérités (l'intégralité de la réunion est à voir ici). Sur fond de conflit commercial, la question du pouvoir d’achat est restée centrale devant les députés.

La majeure partie du chiffres d’affaire des centres Leclerc est réalisée en « semaine 2 », lors du « versement des allocations », indique Michel-Édouard Leclerc. Une preuve de plus que le pouvoir d’achat du consommateur français se fragilise. Les ménages consacrent aujourd’hui 13 % de leur budget à l’achat de denrées alimentaires, soit le troisième poste de dépenses après le logement et le transport. 

Pas question donc pour les centres E.Leclerc de changer la politique des prix bas. Assis devant les parlementaires à côté de Jacques Creysse, représentant entre autres Auchan, Carrefour et Casino, il érige la grande distribution en « amortisseur de crise ». 

Mais pour les députés de la commission, la course effrénée aux prix initiée par Leclerc provoque un cercle destructeur d’emplois, chez les fournisseurs comme chez les distributeurs. « Auchan a supprimé 22 % de ses cadres et gelé ses investissements pour avoir les moyens de (les) suivre », explique Annick Le Loch, élue PS du Finistère.

Comment proposer des prix aussi bas aux consommateurs ? Les fournisseurs des grandes surfaces ont la réponse. Selon eux, les hypermarchés répercutent systématiquement leurs prix faibles sur leurs coûts d’achat aux producteurs, jamais sur leurs marges brutes. « Entre 2007 et 2008, il y a eu une augmentation de 7 % des prix des denrées alimentaires, suite à la hausse des cours des matières premières agricoles, c’est quatre fois plus de ce qu’on observait d’habitude. Pourtant en 2009, après l’effondrement des cours, les prix sont restés stables en rayon », rappelle devant les députés Olivier Andrault, spécialiste des questions alimentaires pour l’UFC Que Choisir. La tendance se poursuit depuis et pourrait s’expliquer par l’augmentation surprenante des marges que la grande distribution applique sur certains produits. Pour le poulet ou le porc, les hypermarchés appliquent en moyenne une marge brute de 42 %, constate Olivier Andrault.

 Selon un calcul de l’UFC Que Choisir, l’augmentation des marges équivaudrait depuis 2004 à 7,7 milliards d’euros de gains pour les grandes enseignes, au détriment des consommateurs. Faux, répond Michel-Édouard Leclerc : « On a grillé 0,8 point de marge depuis le début de l’année pour les baisses de volumes. »

La grande distribution est accusée de toute part d’abuser de sa position dominante. Jean-Philippe Girard, représentant l’ANIA, réclame aux pouvoirs publics un « durcissement des contrôles » et des sanctions plus sévères envers les distributeurs.

« On est face à une inflation des coûts et une déflation des prix, c’est impossible à tenir pour une entreprise » constate le président de l’ANIA, qui défend les intérêts de 12 000 entreprises agroalimentaires, dont des multinationales comme Coca-Coca, Nestlé ou Ferrero.

Mais les plus gros fabricants ne publiant pas leurs marges brutes enregistrées sur le marché français, difficile pour les députés d’estimer l’équilibre du rapport de force. « Il n’y a pas de déséquilibre, produit par produit, il y a 2 ou 3 entreprises qui représentent 80 % des marchés et qui font jusqu’à 20 % de marges nettes », se défend Jacques Creysse. Les distributeurs dénoncent au contraire des « blocages » de la part des multinationales dans les négociations fournisseurs-distributeurs. Celles-ci sont accusées d’appeler le gouvernement à l’aide en « s’abritant derrière les petits », dans un étonnante « alliance du matou et de la souris », ironise Michel-Édouard Leclerc.

Car mercredi, au sein de l’assemblée, les députés font bloc pour alerter sur la situation de certaines PME et des agriculteurs exploitants, incapables d’imposer un rapport de force dans cette course au prix. Pour Michel-Édouard Leclerc, le salut des producteurs doit venir par la valorisation-produit, le marketing et l’innovation, c’est ce que fait « tout entrepreneur digne de ce nom ». Les ministres vont dans ce sens en demandant jeudi aux distributeurs de mettre plus en avant les produits d’origine française, en particulier pour les filières les plus fragiles (lait, fruits et légumes, œufs, produits de la mer). 

Les comparateurs de prix et le CICE aussi dans le viseur 

La valorisation des produits de qualité passerait ainsi par une meilleure identification, voire presque « une éducation » du consommateur. Là encore, les méthodes d'E.Leclerc empêcheraient une telle démarche. Unanimement, les professionnels du secteur ciblent Michel-Édouard Leclerc sur l'une de ses armes de communication favorites : la publicité comparative des prix. Vivement critiqués par les trois associations de fournisseurs, mais aussi par les autres acteurs de la distribution car jugés « destructeurs de valeurs » et sources de « déstructuration des efforts de production et de contrôle sanitaire », les comparateurs de prix seront mieux surveillés, promet Carole Delga. Les sites qui garantissent « une information exacte et loyale des consommateurs » resteront en place. 

Pas de modification non plus au programme pour le Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) qui offre des exonérations de charges aux distributeurs. En 2013, Carrefour a perçu 90 millions d’euros, selon la section CFDT du groupe, grâce à ce dispositif de soutien aux entreprises créé par Jean-Marc Ayrault. La FNSEA souhaiterait que les grandes enseignes utilisent cette manne financière pour diminuer leurs marges. Mais le CICE ne prévoyant pas de réelles contreparties, les moyens d’actions sont maigres pour le gouvernement. Le sujet n’a d’ailleurs été que « très brièvement évoqué » jeudi en présence des ministres, rapporte Bercy. 

Affichant sa volonté de fermeté, le gouvernement n’a en réalité que peu de marges de manœuvre pour apaiser les tensions entre les acteurs de la filière. La grande distribution, à part des exceptions prêtes à relever certains prix comme Système U, semble rester inflexible. Michel-Édouard Leclerc clôturait à sa manière la réunion de mercredi à l’Assemblée : « Si c’est pour faire remonter les prix, non, je ne le ferai pas. Vous pouvez en parler pendant 20 ans, mais ce sera sans moi… »

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Arnaud Montebourg ou l’atermoiement illimité

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La nuit, l’énorme cheval d’arçon long de 70 mètres qui enjambe à Bercy la voie express rive droite et plonge ses pieds dans la Seine, ressemble à un vaisseau fantôme, avec ses quais déserts plongés dans l’obscurité et ces cabines allumées tard dans la nuit. « Un monument à la Kafka, à l’architecture soviétoïde, conçu par un architecte communiste », écrivent les auteurs d’une enquête sur le ministère des finances (Thomas Bronnec et Laurent Fargues, Bercy au cœur du pouvoir, Denoël, 2011) : 206 000 m² de bureaux, 40 kilomètres de couloirs, des forêts de papier couverts de tableaux Excel, de courbes qui ne s’inversent pas, de camemberts affligés et de séries statistiques unanimes ; l’économie est à l’arrêt, le taux de croissance atone, le chômage continue d’augmenter, l’endettement se poursuit faute de rentrées fiscales suffisantes.

Bercy, ministère des Finances.Bercy, ministère des Finances.

À l’extrême pointe du navire, le bâtiment Colbert abrite les appartements privés des ministres. Surnommé « la pile », la façade de verre fumé surplombe le viaduc de Bercy et s’enfonce dans la Seine. À ses pieds, deux navettes fluviales sont amarrées en permanence, prêtes à conduire les ministres et leurs collaborateurs à Matignon, à l'Élysée pour le conseil des ministres et à l’Assemblée nationale pour défendre un projet de loi ou répondre aux questions au gouvernement. Sept minutes seulement les séparent des centres du pouvoir.

Prévenu de mon arrivée, le douanier de la grille d’entrée m’accompagne au sixième étage. Depuis sa promotion au ministère de l’économie, Arnaud Montebourg a vu les bureaux de ses collaborateurs s’étendre sur deux étages, mais lui n’a pas changé d’appartement. Il occupe toujours ce vaste appartement au mobilier design et impersonnel.

Le grand salon qui donne sur la Seine – très lumineux le jour – semble, le soir, laisser entrer par les hautes baies vitrées l’immensité de la nuit. De l’autre côté de la Seine, les quatre bâtiments en angle de la BNF se dressent dans l’obscurité comme des livres ouverts. Entre la forteresse Bercy et la Bibliothèque de France, des points lumineux indiquent les ponts et ponctuent, entre les deux rives de la Seine, un espace qui semble vide…

Arnaud Montebourg est assis sur un long canapé, face à moi. Assis, c’est beaucoup dire, car le nouveau patron de Bercy ne tient pas en place : tour à tour jovial, menaçant, péremptoire, sarcastique, il ne cesse de se lever en se penchant au-dessus des longues tables basses couvertes de livres (L’histoire de France de Michelet, une biographie de Kennedy, mais aussi deux brochures de Léon Trotski et de Simone Weil…, des livres d’art et L’Intranquille de Gérard Garouste…) ; il ne se lasse pas d’argumenter, de plaider, de prêcher même. Il se fait pédagogue, procureur, stratège dessinant de ses bras des mouvements de troupes invisibles prenant en tenaille quelque bastion du pouvoir. Il se lève. Arpente la pièce. Met en joue un adversaire imaginaire en joignant le geste à la parole : « Si tu bouges, tu es mort. »  Il se rassied. Se déchausse. Consulte son Blackberry sans cesser de parler. Reprend l’impitoyable réquisitoire qu’il instruit depuis deux ans contre un exécutif auquel il appartient. Les cibles changent. Hier, c’était Ayrault, surnommé « Bob l’éponge » ; aujourd’hui, c’est une certaine politique sans audace ni ambition… La liste est longue des fossoyeurs de la République, l’armée grise des comptables, les bons élèves de l’Union européenne, les défaitistes et les transfuges capables de sacrifier à leur destin personnel les « bijoux de famille » de la France.

Le vieux parti socialiste moribond n’est pas épargné, ni les grands corps de l’État, soupçonnés de défaitisme voire d’intelligence avec l’ennemi. Montebourg n’a pas de mots assez durs contre l’arrogance de la technocratie omnisciente, la trahison des clercs… Les occasions ratées. Les promesses non tenues.

Combien de fois l’envie de tout plaquer l’a-t-elle assailli depuis deux ans, comme en ce jour de novembre 2012 – nous étions assis à la même place – lorsque, désavoué par Matignon dans l’affaire Florange, il rédigea sa lettre de démission. La blessure est encore à vif. Florange pour Montebourg, c’est le moment où tout a basculé. À partir de Florange, « ils » ont piétiné leurs promesses, détruit leur crédibilité. La trahison a été signée là. Tout le reste est venu avec…

Sur la nationalisation provisoire de l’usine sidérurgique, tout le monde était d’accord. Guaino était pour ; Bayrou. Borloo… Toute la gauche. Mélenchon était pour. Qui a brisé le consensus républicain ? C’est de là qu’est venue la poussée du FN. Aux municipales de mars 2013, toute la région et la ville de Florange sont passées au FN. Après dix ans d’analyses sur le 22-Avril, des centaines de rapports et autant de colloques, tout a été écrit. Les classes populaires démoralisées votent en fonction de l’espérance qu’on leur donne, de la promesse qu’on leur fait de les protéger, au moins de la possibilité de croire dans l’institution républicaine…

Il évoque la loi Florange, engagement du candidat socialiste aux ouvriers d’Arcelor Mittal, lorsque François Hollande s’était rendu sur le site, en février 2012. La loi visait à empêcher la restructuration d’une entreprise si l’outil industriel était en bonne santé. Arnaud Montebourg en fut l’un des dix premiers signataires avec Jean-Marc Ayrault, Laurent Fabius et d’autres…

Arrivé à Bercy en tant que ministre du redressement productif, Arnaud Montebourg avait une ambition folle, la volonté de « changer de modèle industriel », de l’énergie à revendre, les cartons plein d’« idées et de rêves » forgés dans la campagne des primaires socialistes, entouré d’une jeune garde de militants enthousiastes et d’experts prêts à forcer le destin. À Bercy, aidé de ses commissaires du redressement productif en région, il allait arrêter l’hémorragie industrielle, créer la Banque publique d’investissement, lancer de nouveaux plans industriels, réconcilier la France et son industrie. Et sceller une nouvelle alliance : celle des inventeurs, des ingénieurs et des créateurs, capable de mener à bien la troisième révolution industrielle. Dans l’ardeur des commencements, les mots se bousculaient. Sur une nappe en papier, il griffonnait un plan de bataille. Je l’ai conservé. Tout y est déjà : le « réarmement de la puissance publique » ; le « Patriotisme économique » ; « La réorientation de la politique européenne » ; les « Biens stratégiques nationaux ». Mais aussi les « nouveaux objets de la France industrielle » qu’il présentera chaque mois à Bercy… Déjà sur ce schéma, deux récits se dessinent : le patriotisme économique et l’esprit de conquête. L’État stratège et l’État architecte, participatif, voire coopératif.

Schéma griffonné par Arnaud Montebourg sur un coin de table, le 8 août 2012.Schéma griffonné par Arnaud Montebourg sur un coin de table, le 8 août 2012.

Dans les discours du nouveau ministre du redressement productif, la guerre économique et l’épopée des inventeurs sont deux récits qui vont alterner et parfois se contredire.

Le « patriotisme économique » est un terme apparu en 2003 dans un rapport parlementaire du député UMP Bernard Carayon, membre du courant de la droite populaire. Il s’inscrit dans un champ lexical où se retrouve le concept de « danger extérieur » (Bruxelles et son ingérence, la concurrence déloyale de la Chine et des pays émergents, l’empire américain, l’Allemagne de Bismarck), et toute une syntaxe guerrière (« bataille », « front », « bras armé », « puissance »).

L’épopée des inventeurs exalte le génie français et les grandes aventures industrielles du passé (Ariane, Airbus et le TGV). Ce génie doit s’entendre à la fois comme discipline, art de l’ingénieur, (le génie civil et militaire) que comme talent hors du commun des inventeurs, des grands scientifiques, (Pierre et Marie Curie, Pasteur, les frères Montgolfier, Niepce, Becquerelle, les frères Lumière, les grands capitaines d’industrie…). Il met en scène l’ingénieux Louis Gallois, Ulysse moderne aux mille expédients, capable d’affronter tout à la fois la baisse de compétitivité, la désindustrialisation et la concurrence déloyale des Chinois et des Coréens.

Le premier récit permet d’afficher la détermination de l’État, de mobiliser l’opinion en désignant un ennemi, de réveiller et de stimuler l’orgueil national. Le second est plus en phase avec la troisième révolution industrielle. Le premier exalte le pouvoir de l’État central et s’appuie sur la conception d’un État stratège où l’action publique est hiérarchique et verticale. Ce récit ne connaît que des victoires et des défaites, jamais d’expérimentations. Le second invite à repenser l’intervention de l’État à l’âge des réseaux. C’est un État networker, qui agence, met en relation, dégage des horizons d’action. Dans un monde qui se présente à bien des égards comme une terra incognita (mondialisation, nouveaux rapports de forces géostratégiques, pays émergents, épuisement des ressources naturelles, troisième révolution technologique, défis écologiques…), l’épopée des inventeurs invite les citoyens à faire l’expérience d’un nouveau monde, à déchiffrer les nouveaux rapports au temps et à l’espace, les nouvelles formes de coopération dans le travail, la production et la distribution de l’énergie, les réseaux de transports, mais aussi la santé, l'habitat…

En Une du « Parisien Magazine », le 19 octobre 2012.En Une du « Parisien Magazine », le 19 octobre 2012.

Tout oppose bien sûr la geste guerrière, d’inspiration néolibérale, et l’épopée de l'ingéniosité, dans sa version néorooseveltienne. L’une finira par avaler l’autre. La Nation efface peu à peu le Peuple dans sa diversité d’intérêts et de situations. La France éclipse la gauche. Et l’appel au patriotisme gomme l’exigence du changement, devenu inversion, retournement voire simple mouvement. Tout cela finira dans l’ambiguïté et la confusion que préfigurait déjà l’exposition warholienne du robot ménager et de la marinière.

De mois en mois, le discours évolue. La grammaire change, les alliances se renversent, le front se déplace. C’est une guerre de mouvement dont l’objectif n’est plus le changement mais le pouvoir. Hier, on jouait l’Élysée contre Matignon. Maintenant, on joue Matignon contre l’Élysée. On pratique la VIe République de l’intérieur de la Ve. Les primaires sont à l’horizon. Son alliance avec Manuel Valls ? Un mouvement stratégique visant à ouvrir la seconde période du quinquennat. Contre la promesse d’une réorientation de la politique d’austérité, il aurait échangé son soutien à la nomination de Valls à Matignon. Le tournant vallsien de Montebourg est pris dans le plus grand secret dès octobre 2013, dans cet appartement donnant sur la Seine. Les conjurés se réunissent sous les auspices d’Aquilino Morelle, alors influent conseiller du président à l’Élysée. Une réunion de deux heures au cours desquelles le programme du futur gouvernement est rédigé. Aquilino Morelle prend des notes qui seront reprises – « partiellement… » – dans le discours de politique générale de Manuel Valls du 8 avril 2014. À la veille du deuxième tour des municipales, Arnaud Montebourg adresse une lettre à François Hollande. Elle mettra en fureur le président, car le ministre pose deux conditions à son maintien au gouvernement : la réorientation de la stratégie macro économique de la France et le départ de Jean-Marc Ayrault.

C’est la Blitzkrieg de Montebourg, une guerre éclair qui veut casser « la dorsale libérale » du gouvernement, incarnée par Jean Marc Ayrault, Pierre Moscovici, Jérôme Cahuzac en son temps et d’autres. Affaibli par le résultat des élections municipales, bouleversé, raconte-on, par la perte du bastion socialiste de Limoges, le président se range à l’avis des conjurés et, contre toute attente et toute logique électorale, nomme Manuel Valls à Matignon. Pour la première fois, un président de la République se voit imposer le choix de son premier ministre.

La crise politique en France est le produit de deux maux dont les effets n’ont pas cessé de s’enchevêtrer : la révolution néolibérale et la Constitution gaulliste de 1958. L’une a mis du temps à s’imposer en France, l’autre agonise depuis l’instauration du quinquennat, en 2002. Faute de déconstruire la logique néolibérale, les socialistes ont adopté ses présupposés. Faute de trancher le nœud gordien de l’élection au suffrage universel du président de la République, la gauche manque à sa mission émancipatrice (élever le niveau démocratique du pays) et à sa culture horizontale et parlementaire, foncièrement hostile au centralisme et au bonapartisme qui est l’ADN de la droite.

Entre le logos néolibéral élyséen et l’ethos autoritaire de Matignon, la voie d’une politique de gauche est étroite mais Montebourg ne la laisse à personne. À ceux qui lui reprochent son tournant vallsien, ses appels à l’union nationale, aux patrons patriotes, « petits et grands », sa légitimation du CICE et du pacte de responsabilité, ses silences lors des grands attaques de Valls contre les Roms… (même si en privé, l’avertissement est tombé : « ne nous entraîne pas là dedans… »), il tient à défendre l’ancrage à gauche de sa politique. N’a-t-il pas obtenu « à l’arraché » la création d’un comité d’économistes anti-austérité composé entre autres de Joseph Stieglitz, le prix Nobel américain, et du keynésien Jean-Paul Fitoussi ? N’a-t-il pas fait signer à Manuel Valls un décret de contrôle des investissements étrangers en France, une arme de « démondialisation », et obtenu la nationalisation partielle d’Alstom après celle de PSA ? Ne s’apprête-t-il pas à lancer ses grands travaux, un programme de construction de barrages, dans la grande tradition du New Deal. Montebourg revendique son amitié avec Jean-Claude Mailly, le leader du syndicat FO, et brandit comme un bulletin de victoire, un tract de la CGT qui le félicite d’avoir sauvé Ascometal.

Dans son récent discours-programme du 10 juillet 2014, il ne se prive pas de morigéner les porteurs de pin’s du Medef et ne retire rien de ses philippiques contre les familles Peugeot et Mittal.

Car il croit au pouvoir du verbe. Il en joue avec habileté, véhémence et efficacité. Pour lui, la communication structure l’action, les paroles agissent, les mots sont des actes. Montebourg goûte le clairon, il ne s’en cache pas. Les premiers mots de son discours du 10 juillet sonnent comme un appel à la mobilisation : « Une feuille de route dans le langage militaire, c'est une orientation stratégique… »  Il cite la France (39 fois), parle de mobilisation (12 fois), de patriotisme (9 fois), d’effort (12 fois), de redressement, de sacrifice…

La politique, à ses yeux, consiste à poursuivre la guerre par le verbe. Et dans cette guerre, le rythme compte autant que le sens. Le langage l’a élu et l’exalte… Sans aucun doute la plus grande voix du gouvernement. Une citation d’Habermas ou de Roosevelt et il embrase son auditoire…

Pris dans la tenaille des programmes d’austérité, Montebourg n’a pas le choix. Faute d’État-providence (welfare state), les espoirs de redressement sont reportés sur l’entreprise providence (welfare corporate). La « révolution compétitive » « consacre l'entrepreneur comme l'un des piliers de la Nation ». À l’ordo-libéralisme allemand s’oppose un national-libéralisme. Au néolibéralisme anglo-saxon s’oppose le patriotisme économique. Le réarmement de la puissance publique marque le pas, mais Montebourg, lui, ne désarme pas. Il hausse le ton, comme il l’a fait le 10 juillet.

Contre la haute trahison du PDG d’Alstom, coupable d’avoir voulu sauver sa peau face à la justice américaine en cédant un bijou de famille industriel à General Electric, il brandit l’arme de la nationalisation et obtient la montée de l’État au capital de l’entreprise, comme il l’a fait auparavant chez PSA. Au sein du gouvernement, il est le seul à militer ouvertement contre le traité transatlantique. Et sur la politique étrangère de la France, il ne se gène pas pour dire que l’exécutif est sur une pente « néocon » !

Deux ans après sa nomination à Bercy, Arnaud Montebourg a changé. On ne saurait dire si l’expérience du pouvoir l’a mûri ou usé. Gouverner par gros temps n’est pas chose aisée : il faut fixer un cap tout en naviguant à vue, faire preuve d’audace et de responsabilité, conformément à cette souveraineté limitée qui est celle des États européens, contenue par le corset des règlements tissés par le traité de Maastricht. Il faut de la volonté et du tact, de l’énergie et de la patience, des qualités d’imagination et d’administration. Montebourg a montré en deux ans qu’il n’en manquait pas. Reste qu’il n’est ni président, ni premier ministre.

De la démondialisation au patriotisme économique, du New Deal au pacte de responsabilité, du retour de l’État à la bataille du made in France, il y a loin de la coupe aux lèvres. À son corps défendant, le général de la démondialisation s’est mué en sergent recruteur d’une guerre ambiguë, menée au nom d’une France inféodée à Bruxelles, et soumis aux intrigues des grands corps de l’État, à l’entre-soi des élites. De la Tennessy Valley Authority, créé par Roosevelt en plein New Deal, Manuel Valls n’a retenu qu’un mot, autorité. L’interventionnisme de l’État n’est que le cache misère d’une politique d’insouveraineté qui en est réduite à en appeler au consensus et à la protection du « patron patriote » devenu le seul vecteur du changement. Ce pouvoir n’a donc plus rien à défendre que la vieille union nationale… Il ne croit plus au dissensus qui est l’aiguillon des démocraties vivantes.

La déception gagne les rangs de ses supporters. Ses plus proches collaborateurs s’interrogent. Le pacte avec le droitier Manuel Valls en ébranla plus d’un. L’affaire Aquilino Morelle, qui fut le directeur de campagne de Montebourg pendant les primaires, et qui, de l’Élysée tissa les intrigues et les manœuvres de ce gouvernement improbable, a fini de déciller les plus incrédules. Ceux qui l’ont accompagné depuis les primaires socialistes font grise mine. Tout ça pour ça !

L’alliance avec Manuel Valls ne passe pas. Lors des primaires socialistes, il avait invoqué l’éthique de responsabilité contre l’éthique de conviction pour justifier son soutien à François Hollande plutôt qu’à Martine Aubry. C’est donc que la conviction n’y était pas… Le voilà désormais en compagnie des députés contestataires. Le pacte vallsien a fait long feu…

Que Montebourg songe à partir n’est pas un scoop. Il y songe depuis les premiers mois, depuis l’acceptation du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG), depuis le conflit avec Moscovici sur la Banque publique d’investissement (BPI), depuis la trahison de Florange et les longs mois d’abattement qui ont suivi, depuis l’affaire Cahuzac et l’échec de la loi bancaire, depuis le pacte de responsabilité sans contreparties, depuis l’alignement de Valls sur la politique d’austérité… L’arme de la démission n’est pas seulement un moyen de faire pression, c’est le ressort de l’intrigue, le « ticking time bomb scenario » de la série 24 heures. Comme Jack Bauer, Montebourg est un formidable tenseur narratif d’un quinquennat qui en manque décidemment. C’est pourquoi Hollande ne lui en tient pas rigueur. « Romanesque. Romanesque… »

Son surmoi politique, ce n’est ni Roosevelt ni Colbert, c’est Kafka. Montebourg ou l’atermoiement illimité. S’il démissionne, il sort du champ et meurt à la politique. S’il reste, il est comptable de la déroute annoncée. Leader sans peuple, stratège sans armée, il se tient sur la crête d’un renoncement sans cesse différé. Il donne sa démission tous les soirs. La reprend tous les matins.

Arnaud Montebourg.Arnaud Montebourg. © Reuters

Il faut savoir gré à Arnaud Montebourg d’une forme de sacrifice au nom d’une certaine idée de la politique : il doit faire la preuve qu'il y a encore du pouvoir alors que le système politique est en pleine décomposition. Bien sûr, ce sacrifice n’est pas dénué d’ambition personnelle, mais le sacrifice n’en est que plus cruel. Montebourg est en charge non pas seulement du redressement de l’économie mais de l’impossible résurrection du politique. Et cela est d’autant plus tragique qu’il le fait, qu’il ne peut le faire que sous régime hollandiste, au nom de ce néolibéralisme qui, justement, met fin un peu partout à l'exercice du pouvoir politique. L’arpenteur Montebourg n’a pas le choix : faute de remembrer le cadastre politique, il est condamné à mesurer la distance croissante entre les décisions du Château et les attentes du village, les paroles et les actes.

Une anecdote suffira à montrer la difficulté de l’entreprise : le 16 juin dernier, Michel Sapin, tout juste déclaré « ami de la bonne finance », présidait à l’installation du comité Paris Europlace 2020 composé des dirigeants des plus grandes banques (la Société générale, BNP-PARIBAS), de Christian Noyer (président de la Banque de France), de Jean-Paul Huchon pour la région Ile-de-France, du représentant des assurances, du patron de l'autorité des marchés financiers (AMF), de l'économiste néolibéral Jean-Hervé Lorenzi, et de l’inévitable et omniprésent Christophe de Margerie, PDG de Total, arrivé en retard… « Où est mon ami aux moustaches ? » s’égaye Michel Sapin en début de réunion.

Après que le gouverneur de la Banque de France a affirmé qu’il fallait « lutter contre tous les projets qui mettent à mal le modèle de banque universelle », Jean-Laurent Bonnafé, le patron de BNP-Paribas, rend hommage à la direction du Trésor « qui a œuvré pour sauver le modèle des banques universelles ». Michel Sapin à son tour remercie le directeur du Trésor, Ramon Fernandez, « un serviteur dont on a tous pu apprécier le dévouement et qui sera peut-être un jour à votre place… ». À son tour, il le félicite d’avoir préservé le modèle de banque universelle en ajoutant : « Je pense qu’ici, autour de cette table, tout le monde vous en est reconnaissant. »

On savait que le lobby des banques s’était mobilisé contre la promesse de campagne de François Hollande de « séparer leurs activités de crédit de leurs opérations spéculatives », une mesure au cœur de la réforme bancaire prônée par Arnaud Montebourg pendant les primaires. Qu’ils se réjouissent d’avoir atteint leur objectif, il n’y a là rien d’étonnant. Qu’ils félicitent le directeur du Trésor, un haut fonctionnaire français, appartenant au corps des administrateurs civils, d’avoir œuvré en ce sens est déjà une information troublante, mais que le ministre des finances et des comptes publics se réjouisse, en leur présence, de l’échec d’une réforme voulue par son propre gouvernement, c’est plus que de la duplicité. C’est une preuve supplémentaire que la scène politique est complètement désinvestie et disqualifiée.

BOITE NOIREChristian Salmon, chercheur au CNRS, auteur notamment de Storytelling – La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007, La Découverte), collabore de façon à la fois régulière et irrégulière au fil de l'actualité politique nationale et internationale, avec Mediapart. Ses précédents articles sont ici.
En mai 2013, il a publié chez Fayard La Cérémonie cannibale, essai consacré à la dévoration du politique. On peut lire également les billets de blog de Christian Salmon sur Mediapart.

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A Bruxelles, l'hypothèse Moscovici fait grincer

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Philippe Lamberts a un avis tranché sur la question : « C'est de la folie furieuse. » Le successeur de Daniel Cohn-Bendit à la tête du groupe des Verts au parlement européen imagine un véritable scénario catastrophe, si l'arrivée de Pierre Moscovici à Bruxelles se confirme au poste de commissaire européen aux affaires économiques.

« Il va vouloir acheter sa crédibilité, en se montrant plus catholique que le Pape, c'est le niveau zéro de la stratégie politique du côté des Français… Vraiment, je ne comprends pas leur choix, assure cet élu belge, qui redoute un énième tour de vis “austéritaire”. Et si les Français font ce choix, qu'ils mettent au moins quelqu'un de compétent et de crédible ! Après son passage à Bercy, tout le monde a bien compris que Moscovici n'était pas la bonne personne pour le poste. »

Ce poste, l'un des plus exposés de la commission européenne, a été occupé, au plus dur de la crise de la zone euro, par le très rigide Finlandais Olli Rehn, devenu l'une des bêtes noires des adversaires de l'austérité. Depuis fin mai, Olli Rehn est redevenu eurodéputé, remplacé pour les trois prochainss mois par son compatriote Jyrki Katainen.

François Hollande n'a sans doute pas entendu les mises en garde du groupe des Verts européens lors de son passage à Bruxelles, mercredi. Mais le chef d'État s'est une nouvelle fois refusé, à l'issue du conseil européen, à dire qui il pensait envoyer à Bruxelles pour les cinq années à venir, au grand dam des soutiens de Moscovici, qui s'attendaient à un geste. Tout au plus a-t-il expliqué qu'il communiquerait son choix à Jean-Claude Juncker d'ici la fin juillet. Ce dernier aura jusqu'à fin août pour composer son équipe, à partir des propositions des capitales.

Pierre Moscovici, en marge d'un Eurogroupe à Bruxelles, en mars 2014, sous l'œil de Mario Draghi (BCE). ©CE.Pierre Moscovici, en marge d'un Eurogroupe à Bruxelles, en mars 2014, sous l'œil de Mario Draghi (BCE). ©CE.


L'ex-patron de Bercy est en concurrence, en particulier, avec deux femmes : l'ex-ministre Elisabeth Guigou et l'eurodéputée Pervenche Berès, actuelle chef de la délégation du PS français au parlement. Au-delà des histoires de personnes, Paris insiste surtout sur les compétences attribuées au futur commissaire : l'objectif est d'obtenir « un grand portefeuille économique » au sein du prochain exécutif, comme l'a expliqué le chef de l'État fin juin, afin d'assurer la « réorientation » de l'Europe chère au PS. Il faut dire que la politique économique française est dans le collimateur de la commission, et qu'il pourrait être bien utile, en cas de crise, d'avoir un relais influent au sein de l'exécutif pour défendre les intérêts hexagonaux.

Deux indices, ces derniers jours, ont donné un peu plus de corps à ce scénario. Il y a d'abord eu la promesse faite par Jean-Claude Juncker aux sociaux-démocrates du parlement, assurant que le prochain commissaire aux affaires économiques fera partie de leur famille politique. Moscovici s'est donc trouvé en première ligne, aux côtés du Néerlandais Jeroen Djisselbloem, l'actuel président de l'Eurogroupe, qui est aussi social-démocrate.

De manière plus discrète, les Français avaient finalement accepté, la semaine dernière, de ne pas bloquer la candidature de la Danoise Helle Thorning-Schmidt à la présidence du conseil européen. Paris a longtemps été réticent à ce sujet, le Danemark n'étant pas membre de la zone euro. En échange de ce soutien de dernière minute, les Français semblaient avoir obtenu la garantie du poste de commissaire aux affaires économiques. Mais l'échec du sommet de mercredi risque de tout remettre à plat.

Tandis que l'hypothèse Moscovici se précise, d'autres eurodéputés – plutôt à droite, cette fois – sont montés au créneau. Pour l'élue MoDem Sylvie Goulard, qui a suivi de près les chantiers du « 6-pack », puis du « 2-pack », des textes qui renforcent la discipline budgétaire au sein de la zone euro, « la France ne peut pas prétendre avoir le portefeuille de la surveillance macroéconomique ». Tout simplement parce qu'« un commissaire ne doit pas être soupçonné de complaisance ». Un Moscovici se trouverait en effet dans la position d'analyser les effets, depuis Bruxelles, des réformes qu'il a lui-même mises en place quelques années plus tôt.

« On ne nomme pas un tenancier de bar à la tête d'une œuvre de salubrité publique », a estimé de son côté l'eurodéputé UMP Philippe Juvin, qui rappelle que « pendant les deux ans où (Pierre Moscovici) a été à Bercy, la France a été dégradée deux fois par les agences de notation et placée sous “surveillance renforcée” par la commission européenne. »

C'est aussi ce qu'a laissé entendre, de manière plus élégante, l'influent ministre des finances allemand, Wolfgang Schaüble. À ses yeux, les difficultés que connaît Paris pour ramener son déficit sous la barre des 3 % du PIB ne sont pas compatibles avec l'exercice, par la France, d'un portefeuille économique au sein de la prochaine commission. Cette sortie, en amont du sommet de mercredi, avait crispé la délégation française. Vendredi, le même Schaüble, qui semble se délecter de souffler le chaud et le froid à Bruxelles, a fait marche arrière, assurant qu'il n'avait rien contre la candidature de Pierre Moscovici à ce poste. Les élus conservateurs allemands du PPE, la délégation la plus influente du parlement, ne se sont, eux, pas prononcés sur le cas Moscovici.

« Si l'on ne s'entend pas en amont sur un programme précis (avec les démocrates-chrétiens du PPE – Ndlr), on risque d'avoir un commissaire social-démocrate qui avale des couleuvres tout au long du mandat », mettait en garde l'eurodéputée PS Isabelle Thomas, en début de semaine dans Mediapart. Surtout si le futur commissaire n'a pas la main, par exemple, sur la nomination du patron des services économiques (le chef de la « DG ECFIN », dans le jargon). « Si l'on se place du point de vue de Juncker, là, c'est sûr que ce serait un choix intelligent, renchérit Philippe Lamberts, le co-président des Verts européens. Cela permettrait de mouiller totalement les sociaux-démocrates dans sa politique économique. »

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BNP Paribas : appel au réveil de la Belgique, actionnaire de référence

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Tandis que la classe politique belge s’adonne à son jeu de patience favori, la formation d’un nouveau gouvernement, des voix se font entendre outre-Quiévrain pour que la Belgique, premier actionnaire de BNP Paribas avec 10,3 % du capital, exige de la direction de la banque qu’elle se constitue partie civile et porte plainte contre les responsables de tous niveaux, y compris les mandataires sociaux anciens ou actuels, dont les agissements ont conduit à faire supporter aux actionnaires une amende de 6,4 milliards d’euros (près de 9 milliards de dollars).

Depuis que la sanction des violations répétées de la loi américaine est tombée, au terme d’une longue négociation avec la justice new-yorkaise, la direction de BNPP fait comme si l’affaire ne devait rien coûter à personne : ni aux clients, ni aux personnels de la banque, ni aux contribuables des pays où la banque a son siège (la France) ou d’importantes filiales (Belgique et Italie notamment), ni même aux actionnaires puisque le dividende sera maintenu bien que l’amende représente plus d’une année de bénéfice. La seule victime serait le ratio de capitalisation, en raison d’une baisse limitée des fonds propres. « Mais les fonds propres, à qui appartiennent-ils sinon aux actionnaires ? », s’indigne Paul Goldschmidt, citoyen belge et ancien haut fonctionnaire de la Commission européenne dans le domaine financier.

Le siège de BNP Paribas à Issy-les-Moulineaux, près de Paris, en juin 2014Le siège de BNP Paribas à Issy-les-Moulineaux, près de Paris, en juin 2014 © Reuters

Dans une « lettre ouverte aux autorités belges compétentes » dont Mediapart a reçu copie, cet expert passé auparavant par la meilleure des écoles, Goldman Sachs, estime que « étant donné l’ampleur du préjudice direct subi (+/- 640 millions d’euros, soit 10 % du total), du manque à gagner dû aux limitations opérationnelles temporaires imposées par les autorités américaines et enfin des dommages considérables non chiffrables causés à la réputation de la banque, il semble légitime que la Belgique préconise une action en justice à l’encontre de tous ceux qui partagent la responsabilité de ce fiasco majeur. Cela s’impose d’autant plus qu’au-delà des violations des lois américaines, des fautes lourdes auraient été commises au titre du non-respect des règles internes de la banque, de la réglementation financière et de l’information dues aux actionnaires ».

« Que BNPP s’appuie sur la jurisprudence Kerviel et fasse la même chose que la Société générale », a expliqué M. Goldschmidt à Mediapart. Nul n’ignore que la Société générale a obtenu au civil la condamnation du « trader » Jérôme Kerviel, seul poursuivi, à lui rembourser les 4,5 milliards d’euros de pertes imputées à des opérations spéculatives. Jugement cassé en appel, un nouveau procès devant établir le partage exact des responsabilités dans l’ampleur de la perte, entre la banque et son ancien employé. Mais dans le cas de BNNP, souligne M. Goldschmidt, « le préjudice minimum est précisément établi, à 6,4 milliards d’euros », et d’autre part, écrit-il dans sa lettre ouverte, « le comportement fautif des intervenants – qui a généré un préjudice bien supérieur à 6,4 milliards d’euros – devrait être d’autant plus facile à  établir que la banque a elle-même reconnu sa culpabilité devant la justice américaine dans le cadre du règlement transactionnel de la pénalité ». 

Jean-Laurent Bonnafé, DG de BNP ParibasJean-Laurent Bonnafé, DG de BNP Paribas © Reuters

Ce « plaider coupable », que les banques américaines avaient réussi à éviter tout en acquittant à ce jour collectivement plus de 100 milliards de dollars d’amendes pour des comportements délictueux liés à la crise des « subprimes », change en effet radicalement le contexte juridique pour les investisseurs désireux de se retourner contre les responsables d’errements qu’ils font payer par leurs actionnaires. C’est bien pourquoi le patron de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, s’était élevé contre le précédent détestable (pour lui et ses pairs) de cet aveu de culpabilité par les banquiers étrangers, Crédit suisse puis BNPP. Jusqu’ici, les règlements transactionnels excluant une reconnaissance de culpabilité rendaient très difficile l’engagement de contentieux par les actionnaires s’estimant lésés. C’était d’ailleurs l’objectif recherché.

« Même si, comme dans l’affaire Kerviel, il est irréaliste de penser que les éventuels coupables soient en mesure de dédommager la banque (et ses actionnaires) à hauteur du préjudice subi, leur condamnation servirait néanmoins d’avertissement, bien plus efficace que toute mesure législative ou réglementaire que les autorités publiques – nationales ou européennes – pourraient prendre pour améliorer la gouvernance du secteur financier », écrit encore Paul Goldschmidt dans sa lettre ouverte.

Comme il est peu probable que la direction actuelle de BNP Paribas initie une démarche qui pourrait conduire à mettre en cause ses actuels ou anciens dirigeants, notamment Michel Pébereau, son « président d’honneur » directement associé, comme l’a expliqué (lire ici) Martine Orange, à la vie de la filiale suisse à l’origine des opérations sanctionnées par les autorités américaines, M. Goldschmidt soutient qu’il reviendrait alors à l’État belge, en tant qu’actionnaire de référence, d’initier une plainte en justice, en s’efforçant d’enrôler d’autres grands investisseurs institutionnels. 

En France même, des gestionnaires de fonds d’investisseurs institutionnels, notamment à la compagnie d’assurances d’un des grands réseaux bancaires, auraient souhaité une action en justice en dommages et intérêts contre BNPP. Mais entre banquiers hexagonaux, cela ne se fait manifestement pas. En revanche, il est possible qu’une entrée en scène de l’État belge, premier actionnaire de la banque, change la donne. Le cabinet Deminor, spécialisé dans l’activisme actionnarial, soulignait dès le 16 mai dernier, avant la tombée de la sanction américaine, « la chance unique pour l’État belge de promouvoir la bonne gouvernance sur les marchés internationaux », en pointant notamment la gestion calamiteuse du contentieux par les hauts dirigeants de BNPP et en particulier le refus manifeste, pendant trop longtemps, de coopérer avec la justice américaine.

Sur ce dernier point, on peut penser au demeurant que la responsabilité est partagée par les autorités françaises, un « régulateur captif » qui, comme toujours, vole au secours de ses « protégés » sans poser de question et des politiques prompts à enfourcher la rossinante de l’anti-américanisme (primaire ou secondaire). Un thème favori de cette « défense » de BNPP est la mise en cause d’une prétention d’extraterritorialité de la loi américaine. Pour Paul Goldschmidt cependant, les dirigeants de BNPP ont fait « une très mauvaise analyse de la situation ». La question de la compétence de la juridiction américaine est pourtant très simple : « sauf en numéraire » (autrement dit des valises de billets verts), « le dollar n’a aucun moyen de quitter les États-Unis », explique-t-il. « Dès qu’il y a paiement en dollars, la transaction se fait aux États-Unis », via des chambres de compensation américaines. Il n’y donc pas d’extraterritorialité et au demeurant le droit international, à tort ou à raison, ignore le sujet.

Armée de tous ces éléments, sans compter ceux que pourrait révéler une enquête judiciaire, la Belgique va-t-elle sortir de son rôle de « sleeping partner » profondément assoupi ? Ce n’est pas gagné. Le 17 juillet, le ministre des finances sortant Koen Geens, qui expédie les affaires courantes en attendant la formation du nouveau gouvernement (pas demain la veille si la « tradition » est respectée) s’en est expliqué devant la nouvelle chambre des députés. Tout en rappelant que l’État belge n’était devenu actionnaire de BNPP qu’en 2008 et par accident (il fallait vendre, certains diront brader, Fortis, menacée de faillite, à la banque française), M. Geens s’en est remis à l’assemblée générale des actionnaires. « Ne sous-estimez pas l'importance de l'assemblée générale », a-t-il dit. Réponse surréaliste. Ladite assemblée générale n’aura lieu qu’en mai 2015 et l’expérience prouve que dans la « gouvernance d’entreprise » en Europe continentale, elles ne sont que des chambres d’enregistrement à peine troublées par des protestataires bruyants mais sans influence sur les votes  (comme l’assemblée générale de la SocGen suivant l’affaire Kerviel l’avait démontré – lire ici). 

D’autant que le comportement des deux administrateurs envoyés au conseil de BNPP par la Belgique laisse perplexe. Arguant de leur « indépendance », Emil Van Broekhoven, un professeur honoraire d’université, et Michel Tilmant, un ancien banquier d’ING placé là, dit-on, à la demande du milliardaire Albert Frère, un Flamand et un Wallon donc (toujours la « tradition »), estiment qu’ils n’ont de comptes à rendre à personne. « Nous ne rapportons pas à la SFPI (bras financier de l’État belge) et pas plus au ministre des finances ou à qui que ce soit d'autre, a affirmé publiquement M. Van Broekhoven. Les choses qui ne sont pas rendues publiques, nous ne pouvons pas les partager », précise-t-il. Toujours le surréalisme. L’indépendance des administrateurs « indépendants » se mesure par rapport au management de la banque, pas du ou des actionnaires auxquels ils doivent leur place au conseil d’administration.

Ainsi que l’a fait observer, au cours de l’audition de Koen Geens, le député écologiste Georges Gilkinet : « Je n'ose imaginer qu'un administrateur désigné par Albert Frère, une fois nommé, n'aurait plus de comptes à rendre. » La première décision d’un nouveau gouvernement belge sortant de sa torpeur devrait être de révoquer ces administrateurs « indépendants » et de les remplacer par des personnalités décidées à défendre les intérêts de leurs mandants.

Comme l’écrit Paul Goldschmidt en conclusion de sa lettre ouverte, « ne pas réagir avec tous les moyens à la disposition de l’actionnaire serait léser une deuxième fois le contribuable belge. Ceci ne pourrait que renforcer le sentiment, en Belgique et à l’étranger, que les hauts responsables du secteur financier bénéficient d’une impunité qui contraste de manière indécente avec les efforts de redressement que les pouvoirs publics imposent aux citoyens pour rétablir l’équilibre budgétaire, stimuler l’emploi et améliorer le pouvoir d’achat ». CQFD !

BOITE NOIRELa lettre ouverte de Paul Goldschmidt, qui n'a pas encore été publiée en Belgique, où l'auteur blogue pourtant régulièrement dans le quotidien francophone La Libre Belgique, m'a été transmise par des membres de la communauté financière française, dont beaucoup sont choqués que la haute hiérarchie de BNPP échappe à toute sanction. J'ai ensuite contacté directement M. Goldschmidt, qui est par ailleurs membre de l'institut Thomas More. Ici le lien vers son blog : http://www.paulngoldschmidt.eu

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Les socialistes préparent l’omerta sur la vie des affaires

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C’est une proposition de loi liberticide que les députés du groupe socialiste ont déposée le 16 juillet 2014, sur le bureau de l’Assemblée nationale : sous le prétexte de lutter conte l’espionnage dont les entreprises peuvent être victimes et de défendre leurs intérêts économiques, le texte, qui est une variante de la réforme envisagée par la droite sous Nicolas Sarkozy, constituerait, s’il était adopté – et même si ses auteurs s’en défendent –, une grave menace pour la liberté de la presse, et pour les lanceurs d’alerte ayant connaissance de dérives au sein d’un établissement industriel ou d’un groupe financier. Alors que dans le monde entier, de nombreuses grandes démocraties entérinent des législations progressistes pour accroître la transparence sur les questions d’intérêt public, la France avance, elle, à reculons, et protège le vieux capitalisme opaque qui est, de longue date, l’un de ses signes distinctifs.

Cet inquiétant projet visant à organiser l’omerta sur la vie des affaires n’est, certes, pas récent. Voilà des lustres que le patronat et les milieux financiers parisiens en rêvent. Faute d’obtenir la dépénalisation de la vie des affaires qu’ils ont longtemps espérée, ils ont fait de cette réforme visant à instaurer un délit de violation du secret des affaires l’un de leurs chevaux de bataille. Et sous le quinquennat précédent, celui de Nicolas Sarkozy, la croisade a bien failli aboutir. Comme l’a fréquemment chroniqué Mediapart (lire en particulier Une proposition de loi pour organiser l’omerta sur l’économie), un élu de l’UMP, Bernard Carayon, s’est longtemps fait remarquer en bataillant pour obtenir une telle loi sur le secret des affaires. Après avoir écrit un rapport en 2003 (on peut le télécharger ici), à la demande du premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, il a souvent mené campagne pour l’adoption de dispositions liberticides, protégeant les entreprises de la curiosité légitime des citoyens et donc des journalistes.

Et il a été à deux doigts d’y parvenir. Le 23 janvier 2012, l’Assemblée nationale a en effet voté, avec les seules voix des députés de l’UMP, une proposition de loi dont il avait pris l’initiative, avec le soutien du ministre de l’industrie de l’époque, Éric Besson, et qui avait pour objet d’instaurer un nouveau délit, celui de violation du secret des affaires. Rendant compte de cette délibération des députés (lire L’Assemblée nationale vote l’omerta sur les entreprises), ma consœur de Mediapart en pointait tous les dangers. Elle signalait d’abord que la notion même de secret des affaires, telle qu’elle était définie dans la proposition de loi, était dangereusement extensive.

Ce secret des affaires était en effet ainsi défini : « Constituent des informations protégées relevant du secret des affaires d’une entreprise, quel que soit leur support, les procédés, objets, documents, données ou fichiers, de nature commerciale, industrielle, financière, scientifique, technique ou stratégique, ne présentant pas un caractère public, dont la divulgation non autorisée serait de nature à compromettre gravement les intérêts de cette entreprise en portant atteinte à son potentiel scientifique et technique, à ses positions stratégiques, à ses intérêts commerciaux ou financiers ou à sa capacité concurrentielle, et qui ont, en conséquence, fait l’objet de mesures de protection spécifiques destinées à informer de leur caractère confidentiel et à garantir celui-ci. »

Pour mémoire, cette proposition de loi de Bernard Carayon peut être téléchargée ici ou consultée ci-dessous :

Du même coup, c’est le droit à l’information des citoyens qui s’en trouvait menacé. Et ma consœur le montrait également, en s’interrogeant sur les enquêtes que Mediapart n’aurait pas pu publier dans le passé, sans enfreindre la loi, si une telle législation répressive avait à l’époque existé. Au diable l’enquête sur le scandale Adidas-Crédit lyonnais ! À la poubelle, les enquêtes sur les ramifications luxembourgeoises du groupe Bolloré ! À la poubelle aussi, nos enquêtes sur toutes les dérives de ce qu’il est convenu d’appeler le « private equity », c’est-à-dire le secteur particulièrement opaque des fonds d’investissement qui spéculent sur le dos des PME non cotées ! Et à cette liste d’entreprises dont il serait devenu défendu de parler, il aurait fallu bien d’autres noms : Elf, Vivendi, BNP Paribas… Au diable, en somme, l’investigation économique indépendante qui, en France, n’est pourtant guère florissante…

Les sanctions prévues par cette proposition de loi étaient en effet très lourdes. « Le fait de révéler à une personne non autorisée à en avoir connaissance, sans autorisation de l’entreprise (…) une information protégée relevant du secret des affaires (…) est puni d’une peine de trois ans d’emprisonnement et de 375.000 euros d’amende », prévoyait le texte. Et Bernard Carayon ne manquait jamais une occasion de rappeler que les journalistes devraient bientôt se dispenser d’être trop curieux. Dans un entretien au Nouvel Observateur, il faisait en effet valoir que « les professionnels de l'information [seraient] appelés à être aussi de bons patriotes ».

Mais pendant un temps, on a pu penser que les choses allaient en rester là. Pour le plus grand déplaisir de ces milieux d’affaires, mais pour la plus grande satisfaction des citoyens attachés à l’indispensable transparence sur les sujets d’intérêt public. L’élection présidentielle a, en effet, monopolisé toutes les attentions. Et le débat parlementaire autour de cette sulfureuse proposition n’a pas dépassé l’examen du texte en première lecture devant l’Assemblée.

Résultat : après l’élection présidentielle et l’accession de François Hollande à l’Assemblée, la réforme a paru définitivement enterrée. Cela semblait d’autant plus probable que, dans les mois précédant le scrutin, la proposition de Bernard Carayon avait déchaîné une vive polémique. Tous les syndicats de journalistes l’avaient dénoncé. Même l’Association des journalistes économiques et financiers (Ajef), qui n’est pourtant pas réputée pour être rebelle, avait dit son indignation, par la bouche de son président, Serge Marti : « Il est à craindre que quelques scandales récents (Mediator, implants mammaires…) n'auraient pas éclaté avec une telle loi », s’était-il à juste titre insurgé.

Mais voilà ! En ce domaine comme en tant d’autres, il n’a pas fallu attendre longtemps pour que les dirigeants socialistes tournent casaque. Dans le cas présent, c’est l’éphémère ministre des finances, Pierre Moscovici, qui s’est surtout distingué à Bercy pour son empressement à devancer les moindres désirs des milieux patronaux, qui a tombé le masque le premier. Dès le 1er octobre 2012, il a ainsi organisé au ministère des finances une première réunion interministérielle pour examiner la possibilité d’exhumer cette réforme en faveur du secret des affaires (lire Moscovici exhume le secret des entreprises).

Pendant quelques temps, on a pu, cependant, rester incrédule, pensant que Pierre Moscovici conduisait de dérisoires intrigues pour essayer de séduire les milieux d’affaires, mais que cela ne préjugeait en rien des intentions réelles du gouvernement.

Et pourtant si, tout est là ! Car depuis plusieurs mois, les choses se sont soudainement accélérées. Et les menaces sur le droit à l’information des citoyens se sont renforcées.

D’abord, une très inquiétante jurisprudence a commencé à s’installer, venant consolider ce secret des affaires, avant même qu’il n’ait force de loi. Dans le courant du mois de mars 2014, le site marseillais d’information Tourmag (adhérent, comme Mediapart, du Syndicat de la presse d’information indépendante en ligne, le Spiil) a ainsi été condamné par la Cour de cassation, pour avoir brisé le secret des affaires et révélé un plan social qui concernait 484 personnes et que comptait mettre en œuvre le tour opérateur TUI (groupe Nouvelles frontières). On peut se reporter aux informations sur ce sujet de nos confrères de Marsactu, également implanté à Marseille.

À l’époque, le Spiil avait très vivement réagi, dans un communiqué (que l’on peut consulter ici) : « Depuis plusieurs années, la liberté d’expression et de l’information, garantie par la loi sur la presse de 1881, est mise en danger par des décisions de justice au plus haut niveau, celui de la Cour de cassation. Les incursions de droits spéciaux – protection de la vie privée, responsabilité civile (article 1382 du Code civil), par exemple – dans le droit de la presse se font de plus en plus fréquentes. Ce mouvement s’accélère. Ces derniers jours, Atlantico (écoutes Sarkozy) et Mediapart (affaire Bettencourt) ont été sanctionnés sur le fondement de la protection de la vie privée. Mais aussi il prend de l’ampleur. TourMaG, site de presse spécialisé dans l’actualité économique du secteur du tourisme, vient d’être condamné pour avoir publié des informations économiques et sociales incontestées concernant TUI, un opérateur économique majeur de ce secteur. Pour la première chambre civile de la Cour de cassation, il s’agirait d’une violation du Code du Travail et de la loi de 2004 pour la confiance dans l’économie numérique. Demain, quel autre droit spécial viendra ainsi fragiliser l’autonomie du droit de l’information ? »

Et puis au même moment, les partisans d’une réforme instaurant une chape de plomb sur les entreprises, pour les mettre à l’abri de toute curiosité, sont repartis à la charge. D’abord, comme Mediapart s’en est fait l’écho (lire Secret des affaires : un projet de directive organisera l’omerta), la Commission européenne a mis au point, dès le moins de novembre 2013, une proposition de directive européenne en ce sens.

Pour mémoire, voici ce projet de directive. On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous :

Et puis, sans attendre que cette directive aboutisse, un groupe de travail informel s’est constitué peu après autour de Jean-Jacques Urvoas, président socialiste de la commission des lois à l’Assemblée nationale, pour élaborer une nouvelle proposition de loi, transposant sans attendre le futur texte européen.

C’est donc ce groupe de travail qui a fini par accoucher de la nouvelle proposition de loi sur le bureau de l’Assemblée

Cette proposition de loi, on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

Preuve que ce n’est pas une initiative solitaire, elle porte la signature de son principal concepteur, Jean-Jacques Urvoas, mais aussi celle de Bruno Le Roux, président du groupe socialiste à l’Assemblée, de Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire du parti socialiste, ou encore de Pierre Moscivici. Traduisons : le danger d’une nouvelle loi liberticide s’est brutalement rapproché.

Dans l’exposé des motifs, les signataires s’appliquent certes à rassurer et prétendent que le secret des affaires sera juste une protection pour sauvegarder les intérêts économiques ou technologiques des entreprises, mais ne pèsera pas sur le droit à l’information des citoyens. Ils soulignent que le secret des affaires ne sera pas opposable « à toute personne dénonçant une infraction, à l’image des journalistes ou des lanceurs d’alerte ». « Avec ces nouvelles dispositions législatives, la dénonciation de violation de la loi demeurerait possible et rien ne s’opposerait au dévoilement d’un scandale tel que celui du Mediator, les médias ne risqueraient aucune condamnation. Comme l’a parfaitement établi la Cour européenne des droits de l’Homme, la presse joue un rôle fondamental dans notre vie démocratique, ce texte n’y changera rien », explique l’exposé des motifs.

Mais on comprend sans peine que cette garantie n’en est pas une, pour de très nombreuses raisons.

D’abord, pour les journalistes qui conduisent des investigations économiques, la recherche d’informations ne se limite évidemment pas à celles qui ont trait à des infractions pénales. Il y a ainsi beaucoup d’informations qui sont à l’évidence d’intérêt public tout en portant sur des faits qui ne sont entachés d'aucune illégalité mais que la direction d’une entreprise souhaite cacher. Comme dans l’affaire Tourmag, la préparation d’un plan social entre précisément dans ce cas de figure : les journalistes pourraient-ils donc être poursuivis pour violation du secret des affaires s’ils révèlent une information de cette nature ? Même interrogation : la presse pourrait-elle toujours dévoiler les généreux plans de stock options ou autres golden parachutes que les figures connues du CAC 40 s’octroient périodiquement et qui choquent, à bon droit, l’opinion ? Si certaines de ces rémunérations font l’objet d’obligations légales de transparence, ce n’est pas le cas pour toutes…

En clair, une loi instaurant un secret des affaires aurait pour effet d’installer progressivement une jurisprudence interdisant, de facto, à la presse de faire son office.

Et pour les lanceurs d’alerte, l’effet serait tout aussi dissuasif. Car beaucoup d’entre eux, qui alertent la presse, n’ont pas toujours connaissance du caractère délictueux des faits qu’ils veulent dénoncer. Ou alors, ils n’ont connaissance que d’une partie de ces faits, sans savoir précisément l’incrimination pénale dont ils pourraient faire l’objet. Avec une loi sur le secret des affaires, ils seraient donc vivement conviés, par prudence, à se taire.

La loi risquerait de jouer un rôle d’inhibiteur d’autant plus fort que la proposition socialiste prévoit aussi des sanctions très lourdes, en cas d’infraction. « Le fait pour quiconque de prendre connaissance ou de révéler sans autorisation, ou de détourner toute information protégée au titre du secret des affaires au sens de l’article L. 151-1 du code de commerce, est puni de 3 ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende. La peine est portée à 7 ans d’emprisonnement et 750 000 euros d’amende lorsque l’infraction est de nature à porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité ou aux intérêts économiques essentiels de la France », édicte-t-elle.

De surcroît, les contrevenants pourraient être passibles de « l’interdiction des droits civiques, civils et de famille », de « l’interdiction, suivant les modalités prévues par l’article 131-27 du Code pénal, soit d’exercer une fonction publique ou d’exercer l’activité professionnelle ou sociale dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de laquelle l’infraction a été commise, soit d’exercer une profession commerciale ou industrielle, de diriger, d’administrer, de gérer ou de contrôler à un titre quelconque, directement ou indirectement, pour son propre compte ou pour le compte d’autrui, une entreprise commerciale ou industrielle ou une société commerciale ».

Avec un tel arsenal répressif, on comprend qu’un potentiel lanceur d’alerte y regarderait à deux fois avant de jouer son rôle citoyen. La décision du groupe socialiste de reprendre à son compte la proposition de loi que le Medef avait dictée à l’UMP, à quelques petites variantes qui ne changent pas grand-chose, est donc d’autant plus stupéfiante que dans le même temps, la grande loi promise par François Hollande pendant sa campagne présidentielle sur le secret des sources des journalistes – et offrant un statut protecteur aux lanceurs d’alerte – est sans cesse différée (lire La loi sur le secret des sources des journalistes est de nouveau reportée). Alors que le projet de loi devait être examiné le 16 janvier, le débat a été repoussé au 14 mai, avant d’être de nouveau différé sine die.

Dès le premier report, en janvier, les syndicats de journalistes avaient fait part de leurs très vives inquiétudes. Le SNJ s’était dit « surpris et choqué » (on peut lire son communiqué ici). De son côté, le SNJ-CGT avait interpellé « le gouvernement pour connaître les raisons inavouées (inavouables ?) à ce jour, de cette décision aussi soudaine qu’intolérable et qui constitue un très grave retour en arrière malgré les engagements au plus haut sommet de l’État ».

Quelles raisons inavouables ? Sans doute sont-elles aujourd’hui un peu plus transparentes : contre le droit à l’information des citoyens, les dirigeants socialistes semblent privilégier l’omerta souvent défendue par les entreprises. Et ce choix est d’autant plus préoccupant que le capitalisme français est, parmi les grandes démocraties, l’un des plus opaques, et le journalisme d’investigation sur les entreprises est sans doute, en France, l’une des formes de journalisme parmi les plus sous-développées.

Que l’on veuille bien examiner en effet les règles de fonctionnement du capitalisme français. Il a importé du modèle anglo-saxon tout ce qui a trait à l’enrichissement des mandataires sociaux (stock-options…) et les principales règles de gouvernance, et surtout celles du profit pour l’actionnaire (share holder value) Toutes les règles…, mais pas celles de la transparence, auxquelles les marchés financiers accordent beaucoup d'importance. Sur ce plan, les milieux d’affaires parisiens ont gardé les règles d’opacité qui étaient la marque du vieux capitalisme français, truffé de passe-droits et de conflits d’intérêts. Le secret des affaires, s’il devait être instauré, viendrait donc conforter ces mauvais penchants.

Et dans cette culture française assez peu démocratique, celle de la monarchie républicaine, la presse a souvent été placée dans une situation de dépendance, croquée qu’elle a été, titre après titre, par les grands oligarques du système parisien. Et le résultat est celui que l’on sait : alors qu’il existe une forte tradition de journalisme d’investigation économique dans la plupart des grands pays anglo-saxons, la France ne peut pas en dire autant. L’enquête en économie est peu fréquente, et les journaux économiques se limitent, le plus souvent, a être une presse de « services » et très peu – ou pas du tout – d’investigation.

Le résultat,  c’est qu’il est difficile de pratiquer l’investigation. Et que l’on s’y expose souvent à de très fortes rétorsions. Si je peux m’autoriser à citer ma propre expérience, voici ce dont je peux moi-même témoigner : pour avoir conduit une longue et difficile enquête prémonitoire sur les Caisses d’épargne, j’ai été mis en examen douze fois en 2009 (comme Edwy Plenel, en sa qualité de directeur de la publication), avant de gagner cette confrontation judiciaire et de faire condamner la banque pour poursuites abusives. Si une loi sur le secret des affaires avait existé à l'époque, sans doute aurais-je été condamné à ce titre, car j’avais révélé de nombreux faits sur la banque, qui n’étaient pas illégaux, mais qui ont conduit à la crise gravissime de la banque.

Et cette « judiciarisation » du travail journalistique est constante. Pour ne parler que de la période récente, j’ai encore fait l’objet, voici quelques semaines, de deux plaintes en diffamation initiées par la Société nationale immobilière (SNI – filiale de la Caisse des dépôts), et par son président, André Yché, visant pas moins de six articles apportant de nombreuses révélations sur les dérives du premier bailleur social français. Dans le contexte présent, je sais que Mediapart et moi-même pourrons, lors du procès, apporter les preuves nombreuses du sérieux de nos enquêtes en même temps de leur bonne foi. Mais avec une loi sur le secret des affaires, nous irions tout droit vers une condamnation, aussi sérieuse que soient nos enquêtes.

Voici l’effet pernicieux auquel cette loi pourrait conduire, si un jour elle devait être adoptée : elle renforcerait encore davantage l’opacité du capitalisme français et l’anémie de la presse économique. De tous les grands pays, la France est déjà celui qui avait la conception la plus extensive du « secret défense », auquel se heurte périodiquement la justice, quand elle cherche à faire le jour sur des contrats de corruption ; elle va maintenant avancer en éclaireur pour organiser le secret des affaires. C’est, en somme, une proposition de loi très dangereuse pour les libertés publiques et le droit de savoir des citoyens, qui est pourtant un droit fondamental, garanti par la Déclaration des droits de l’homme.

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UBS mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale

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C’est l’étape judiciaire qu’UBS espérait ne pas avoir à affronter. Ce mercredi, la banque suisse a été mise en examen pour blanchiment aggravé de fraude fiscale, indique l’AFP. Un rebondissement majeur dans le dossier où elle est fortement soupçonnée d’avoir organisé l’évasion fiscale vers la Suisse de centaines de ses riches clients. Dans sa série sur les « carnets UBS », Mediapart a longuement raconté les pratiques illégales qui avaient cours en interne jusqu’à la fin des années 2000. L’action de la justice va même plus loin, puisque selon l’AFP, elle vise des faits qui auraient été commis entre 2004 et 2012.

Le 31 mai 2013, UBS France avait déjà été mise en examen pour complicité de démarchage illicite, et placée sous le statut intermédiaire de témoin assisté pour les qualifications de blanchiment de démarchage et de blanchiment de fraude fiscale. Une semaine plus tard, c’est la maison mère suisse qui a été mise en examen pour démarchage illicite. Et le 26 juin 2013, l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP), le gendarme des banques, avait infligé à la banque la plus forte amende de son histoire. Dix millions d'euros, assortis d’un blâme, pour son « laxisme » dans la mise en place du contrôle des pratiques de ses salariés.

Le juge Guillaume Daïeff, en charge de l’instruction de l’affaire, est allé plus loin. La mise en examen sur les qualificatifs de démarchage illicite pouvait encore être présentée comme un raté mineur par l’établissement, puisqu’il concerne des banquiers suisses qui ont courtisé et recruté des clients français dans l’hexagone, ce qui leur est interdit. Mais le qualificatif de blanchiment aggravé de fraude fiscale est bien plus gênant : il vise l’organisation active par la banque de filières d’évasion fiscale servant à cacher l’argent de ses clients au fisc français. Le juge a encore récemment entendu d'anciens employés suisses d'UBS.

Jusqu'ici, UBS était soumise à 2,875 millions d'euros de caution, mais elle a vu cette caution réévaluée à 1,1 milliard d'euros. Selon une source judiciaire citée par l'AFP, cette nouvelle caution suit les réquisitions du parquet et correspond à « 42,6 % de la dernière année de bénéfices après impôts » et à « 2,8 % des fonds propres d'UBS ». Dans une réaction transmise à Mediapart, UBS conteste cette caution « d'un montant sans précédent et injustifié ». « Nous considérons que tant les bases légales du montant de la caution que sa méthode de calcul sont profondément erronées et UBS AG compte faire appel de ce montant », indique l’établissement. Qui assure par ailleurs, dans une étrange formulation : « Au cours de ces dernières années, nous avons fait tout ce que nous pouvions pour résoudre cette affaire. » La banque regrette enfin « que cette affaire soit devenue un processus hautement politisé ».

Jusqu’à aujourd’hui, la banque avait toujours démenti avoir mené un processus organisé de fraude. Elle devra désormais s’expliquer devant le juge. Comme nous l’avions raconté début juillet, la situation s’était récemment tendue entre ce dernier et UBS. Longtemps, les deux parties ont discuté de l’évolution possible de l’affaire. La banque souhaitait négocier un accord financier avec la justice, en acceptant de reconnaître les faits de démarchage illicite, mais surtout en s’assurant que les faits de blanchiment de fraude fiscale ne soient pas retenus. Le juge Daïeff n’aurait pas été contre une procédure de plaider-coupable, qui lui permettrait de conclure rapidement son enquête, lui qui espérerait condamner la banque française à payer une forte amende, jusqu’à 200 millions d’euros. Mais selon un récent article très informé des Échos, les négociations entre UBS et le magistrat ont été interrompues il y a peu. La banque n’aurait pas accepté de reconnaître sa culpabilité sur la question du blanchiment, ce que prévoit pourtant le système de plaider-coupable à la française. Ce mercredi matin, le quotidien économique indiquait que la justice était déterminée à aller jusqu’au procès.

C’est dans ce contexte que le juge a décidé de la mise en examen. Le 20 juin, c’est le patron d’UBS Belgium qui avait été inculpé pour blanchiment d'argent, fraude fiscale et exercice illégal de la profession d'intermédiaire financier. Les locaux de la filiale ont été perquisitionnés et, selon le parquet belge, l’enquête a été alimentée par des dénonciations « très précises » d’anciens salariés, licenciés ou démissionnaires. La banque est donc accusée par la justice dans quatre pays. Aux États-Unis, UBS avait en effet accepté dès 2009 de payer 780 millions de dollars d’amende et de livrer au fisc des détails sur 4 450 de ses clients américains. Un épisode qui a conduit le responsable juridique de la maison mère à livrer de spectaculaires excuses devant le Sénat américain, le 17 juillet 2008. En Allemagne, ce sont deux parquets régionaux qui enquêtent, notamment à partir de données figurant sur un disque dur vendu à la justice par un ancien salarié.

La pression est d’autant plus forte pour la banque qu’un de ses anciens dirigeants se trouve aux États-Unis et pourrait coopérer à la rentrée prochaine avec la justice américaine. Ancien chef de la gestion de fortune d'UBS, Raoul Weil est soupçonné par les autorités d'avoir aidé des milliers d'Américains à échapper à l'impôt, pour un préjudice de plusieurs milliards de dollars. Il avait été viré par UBS en 2009 et était considéré comme un fugitif aux États-Unis. Arrêté en octobre dernier en Italie, puis extradé aux États-Unis, Weil a été libéré contre une caution de plus de neuf millions de dollars. Mediapart a déjà raconté comment l’homme avait orchestré une grand-messe à Zürich en 2006, où il appelait les salariés à récolter les « big potatoes » que représentaient les fortunes moyennes, qui étaient les clients les plus rentables pour la banque.

Le dossier judiciaire a en partie été déclenché suite aux dénonciations d’anciens salariés, notamment Stéphanie Gibaud, l’ex-responsable du marketing d’UBS France, dont nous avons longuement raconté l’histoire, et que nous avons récemment invitée pour un « live ». Par ailleurs, du côté des prud’hommes, quatre décisions (le dossier de Stéphanie Gibaud est toujours pendant) ont déjà sanctionné le licenciement de cadres d’UBS France, qui assurent tous avoir été mis à la porte après avoir dénoncé les pratiques de la banque. Cette dernière a fait appel dans trois des cas.

Le cas le plus emblématique est sans doute celui de Nicolas Forissier. Les prud’hommes ont jugé, le 19 juin 2012, que l’ancien contrôleur interne d’UBS France, qui dénonçait des pratiques illicites, avait été licencié « sans cause réelle et sérieuse ». Nous avions détaillé son cas, en protégeant son identité à l’époque. La banque a fait appel de la décision, qui devait donc être rejugée à la mi-juin. Lors de l’audience, UBS avait demandé que le jugement soit repoussé à plus tard. Le temps d’être fixée sur son propre sort judiciaire, sans doute.

LIRE NOS PRINCIPAUX ARTICLES SUR LE DOSSIER UBS :

 

BOITE NOIREMise à jour - 21h20 : ajout de la réaction d'UBS.

Correction - 22h30 : une première version de cet article laissait entendre que c'est la filiale française d'UBS qui a été mise en examen, aors qu'il s'agit de la maison-mère suisse.

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Prêts toxiques : le Conseil constitutionnel donne raison à l'Etat contre les collectivités

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Le Conseil constitutionnel et le gouvernement viennent d’interdire aux collectivités locales la méthode la plus efficace qu’elles avaient trouvée pour contester en justice les prêts toxiques que de nombreux élus avaient contractés avec des banques, Dexia en tête, dans le courant des années 2000. Dans une décision rendue jeudi 24 juillet, le Conseil a validé la loi définitivement adoptée par le Sénat le 17 juillet, qui vise à sécuriser les contrats de prêts structurés souscrits principalement par les collectivités. Elle valide rétroactivement les contrats qui ne mentionnaient pas le taux effectif global (TEG) du prêt, comme elles y étaient pourtant obligées. « Une loi d'amnistie bancaire aux frais des collectivités », a dénoncé le groupe UMP de l'Assemblée nationale en saisissant la plus haute juridiction française. Au motif de l’intérêt général, les parlementaires n’ont pas été entendus. « L’intérêt des collectivités et des contribuables locaux a été ignoré au profit des seules finances de l’État », regrette dans un communiqué l’association Acteurs publics contre les emprunts toxiques (APCET), qui fédère les élus en guerre contre leurs banques depuis 2009.

Comme Mediapart l’a déjà raconté, l’enjeu est lourd : environ 1 500 collectivités locales et établissements publics sont concernés par les emprunts toxiques. L’addition totale pour eux devrait dépasser les 10 à 12 milliards d’euros. Plus de 300 contentieux sont en cours, touchant principalement Dexia, mais aussi le Crédit agricole, la Société générale, Royal Bank of Scotland.

Ces produits toxiques ont tous une caractéristique commune : leur risque est imprévisible. Ils sont bâtis sur une combinaison de prêts bancaires classiques et de dérivés de crédit, qui peuvent être fondés sur des taux, sur les parités de change entre différentes monnaies ou sur des indices boursiers ou industriels. Comme nous le détaillions dès 2008, ces paramètres sont difficiles à appréhender sur le court terme, et deviennent totalement imprévisibles pour les durées de 25 ou 30 ans sur lesquelles ils ont souvent été souscrits. Au fur et à mesure de la diffusion de la crise financière à partir de 2008, les collectivités locales ont vu la note s’envoler. Pour des prêts qui leur coûtaient au départ moins de 4 ou 5 % par an, certaines villes ont vu le taux de leur crédit dépasser les 20 %.

Or, plusieurs collectivités ont trouvé la faille, et ont réussi à faire annuler leur prêt en justice, grâce à une technique très simple : contester la façon dont le taux effectif global (TEG) du prêt avait été calculé et leur avait été communiqué. Étant donné la complexité des produits vendus aux villes et aux départements, le TEG est souvent faux ou absent sur les contrats.

Les décisions de justice se multipliaient en défaveur des banques

La méthode est efficace. Le 4 juillet, la ville d'Angoulême, qui avait assigné Dexia pour faire annuler un emprunt de 16 millions d'euros, a obtenu en justice le remboursement de 3,4 millions d'euros. En mars 2013, c’est le département de la Seine-Saint-Denis, qui avait engagé une action au civil contre la banque Depfa, qui a gagné. Son prêt de 10 millions d’euros, contracté en 2006, était indexé sur les variations du franc suisse par rapport à l’euro. Or, le cours de la monnaie suisse a explosé de près de 30 % en 2008-2009.

Le tribunal de grande instance de Paris a cassé le contrat de prêt en raison de l’absence du TEG, et a ordonné que le taux d'intérêt appliqué soit le taux légal de… 0,04 %. La banque a fait appel. En février de la même année, le tribunal de grande instance de Nanterre avait condamné Dexia pour les mêmes motifs et obligé la banque à renoncer à son prêt consenti, déjà, au département de Seine-Saint-Denis.

Les procédures se multipliaient. Et l’État avait des sueurs froides. Car c’est désormais lui qui est détenteur, sous le nom de Sfil, de la majorité de la branche française de Dexia, qui a fait faillite. Une étude d’impact commandée par le gouvernement chiffrait le risque financier pour la Sfil, et donc pour les finances publiques, à une somme allant jusqu’à 17 milliards d’euros. Risque écarté pour l’État, puisque la loi votée le 17 juillet valide rétroactivement les contrats ne mentionnant pas, ou mentionnant mal, le TEG.

Lors du débat à l’Assemblée, Christian Eckert, le secrétaire d’État au budget, avait assuré qu’il ne s’agissait « pas de faire de cadeau mais de sortir d’une situation où beaucoup de fautes ont été commises, par certaines collectivités mais aussi, et c’est indéniable, par des banques ». Il avait aussi concédé : « Et l’État n’a-t-il probablement pas vu complètement le risque financier dans lequel il s’engageait » en reprenant Dexia. « Il s’agit certainement de la moins mauvaise solution, avait-il plaidé. Laisser prospérer des dossiers aussi complexes devant des juridictions aussi surchargées, avec les procédures d’appel, de contentieux qui peuvent remonter toujours plus haut, n’aurait en aucun cas résolu le problème des collectivités territoriales. »


Des collectivités bientôt en faillite ?

Le gouvernement a dû s’y reprendre à deux fois : il avait déjà fait voter une loi presque similaire fin 2013, mais cette dernière avait été sévèrement retoquée en décembre par le Conseil constitutionnel, notamment parce qu’elle interdisait à toutes les personnes morales (et donc les entreprises, les associations, ou même les particuliers ayant souscrit une société civile immobilière) de contester un prêt pour erreur ou absence de TEG. Cette fois, a approuvé le Conseil constitutionnel, la loi ne porte que « sur des emprunts dits structurés souscrits par des personnes morales de droit public ». « Eu égard à l'ampleur des conséquences financières », le principe de la rétroactivité est justifié par « un motif impérieux d'intérêt général », a tranché l’institution.

« Sans doute le Conseil a-t-il été très sensible à l’étude d’impact chiffrant les pertes pour les finances publiques à 17 milliards, mais il méconnaît ainsi le coup porté aux finances locales ! », peste auprès de Mediapart Christophe Greffet, le président de l’APCET et vice-président du conseil général de l’Ain. « Il y a de petites collectivités qui n’auront pas les moyens de payer dans les années à venir, à moins de se placer sous la tutelle financière de l’État », prévient-il. Peut-être se résoudront-elles plus banalement à augmenter sévèrement les impôts locaux…

L’APCET dénonce « l’abandon des collectivités » et regrette qu’« il soit procédé au transfert des pertes financières résultant de ces contrats de l’État ou de banques purement privées aux autres personnes morales de droit public, sans que ces pertes ne soient concomitamment compensées à leur juste hauteur ». En effet, l’État a bien prévu la création d’un fonds de soutien aux collectivités, mais il ne sera doté que de 100 millions d'euros par an pendant 15 ans. Mais il y a des conditions : les collectivités locales doivent au préalable avoir trouvé un compromis avec les banques, sous la forme d’un remboursement anticipé, qui comprendra toutes les pénalités prévues dans le contrat de prêt. De nombreuses collectivités auront du mal à sortir la somme en une fois. D’autant que le fonds n’en remboursera au maximum que 45 %.

« À ce stade, nous ne pouvons que réclamer que le fonds de soutien de l’État soit beaucoup mieux doté », revendique Christophe Greffet. Dans son communiqué, son association assure qu’elle envisage « de recourir à tous les instruments juridiques à leur disposition afin de faire entendre raison à l’État dans ce dossier ».

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Egypte, Syrie, Ukraine, Palestine… toujours rien.

Succès de la consultation publique sur un volet sulfureux de l'accord UE-USA

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Un an après leur lancement, les négociations sur l'accord transatlantique patinent. Les points de désaccord entre Bruxelles et Washington pour former la plus grande zone de libre-échange au monde s'accumulent, par exemple sur la libéralisation des services financiers (lire notre article), ou encore sur l'accès des Européens aux marchés publics américains.

Mais c'est sans doute l'un des volets les plus techniques du « TTIP », le nom de code de cet accord contesté, qui symbolise le mieux les incertitudes qui pèsent sur l'avenir du texte tout entier : le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur. C'est une procédure assez répandue – on la retrouve dans plus de 3 000 traités internationaux –, à laquelle les États-Unis tiennent beaucoup : il s'agit d'offrir des garanties juridiques à des entreprises, pour les encourager à investir à l'étranger.

S'ils s'estiment lésés, des groupes privés sont autorisés à poursuivre des États devant des tribunaux ad hoc et parfois, comme Mediapart l'a déjà décrit ici, obtenir gain de cause. Les sommes en jeu sont énormes, à tel point que certaines capitales y pensent désormais à deux fois avant de modifier tel ou tel aspect de leur législation, dans les secteurs de l'environnement ou du social en particulier, de peur de se perdre en justice après coup.

Le commissaire européen au commerce Karel De Gucht, lors d'un discours sur le TTIP, en janvier 2014.Le commissaire européen au commerce Karel De Gucht, lors d'un discours sur le TTIP, en janvier 2014. © Commission européenne.


Au printemps 2014, sur fond de campagne pour les élections européennes, la contestation n'a cessé d'enfler contre ce mécanisme baptisé « ISDS » (en français : règlement des différends entre investisseurs et États). La commission européenne a alors fait un geste : elle a gelé les négociations avec Washington sur ce point, le temps d'ouvrir une consultation publique pour recueillir les positions des uns et des autres, qui s'est achevée le 13 juillet.

Le contenu des réponses sera décortiqué tout au long de l'été, mais l'exécutif européen a déjà publié une première information de taille : il a reçu près de 150 000 réponses – une première pour ce genre d'exercice très technique, et d'ordinaire ultraconfidentiel. Il est rare que le volume des réponses dépasse, en général, quelques milliers de contributions. Et l'immense majorité des réponses émane, non pas d'ONG spécialisées ou d'organisations patronales, mais d'individus – ils sont 148 830 à avoir participé.

Une majorité des réponses à la consultation vient de citoyens britanniques. © EC.Une majorité des réponses à la consultation vient de citoyens britanniques. © EC.


Cette participation n'est pas totalement une surprise : plusieurs ONG avaient mis en place des réponses types pour « faciliter » le travail des citoyens et activistes lambda (voir par exemple ces sites ici ou ). En Grande-Bretagne, en Autriche et en Allemagne, d'où émanent le gros des réponses, ces dispositifs ont fait le plein – et toutes ces contributions risquent donc d'aller dans le même sens : il faut sortir l'ISDS de la feuille de route des négociations et au passage, liquider le reste du TTIP en chantier.

Ce n'est évidemment pas l'avis du commissaire au commerce, le Belge Karel de Gucht, qui a livré une interprétation toute particulière de cette consultation, mardi, devant un panel d'eurodéputés à Bruxelles : « Un grand nombre des réponses sont identiques. C'est intéressant. Je ne sais pas comment on fait cela, a ironisé le commissaire. C'est une façon de contourner le système (…). C'est la raison pour laquelle il est important que nous fassions aussi une analyse qualitative des réponses, et il faut peut-être considérer que les réponses identiques ne sont qu'une. »

L'attitude du commissaire était prévisible, mais elle n'a pas manqué d'agacer les ONG. « Les dizaines de milliers de citoyens qui se sont exprimés, à travers les outils créés par la société civile pour rendre cette consultation accessible, verraient ainsi leur expression démocratique ignoré, pour le simple fait d'avoir répondu la même chose qu'un autre citoyen ? Un bel exemple de démocratie et de transparence ! » raille Michel Cermak, du collectif belge CNCD.

« En répondant massivement, les citoyens européens ont montré leur vigilance et leur volonté de s'insérer dans les cadres de débat proposés par la DG commerce. Mais celle-ci s'apprête à passer outre leur expression claire d'un refus inconditionnel de l'inclusion de ces clauses nuisibles dans le projet de traité », lit-on dans une lettre adressée jeudi par Attac et l'Association internationale de techniciens, experts et chercheurs (Aitec) à Fleur Pellerin, chargée du dossier au sein du gouvernement français.

Et les deux associations d'interpeller directement la secrétaire d'État : « Trouvez-vous acceptable que cette expression légitime soit tout simplement ignorée et que le droit de participation démocratique de dizaines de milliers de citoyen-ne-s européen-ne-s soit ainsi nié ? » Fleur Pellerin, en déplacement à Ouagadougou après le crash d'Air Algérie, n'était pas joignable dans l'immédiat pour répondre aux questions de Mediapart.

Au-delà de ce désaccord comptable, les rangs des adversaires d'ISDS ne cessent de grossir. Le nouveau patron de la commission du commerce international au parlement européen, Bernd Lange, y est opposé : « Nous voulons un accord, mais sans ISDS », a affirmé ce social-démocrate allemand (lire notre article). De manière plus surprenante, Jean-Claude Juncker, le futur président de la commission, a lui aussi émis des réserves. Le Luxembourgeois s'est ainsi déclaré favorable au TTIP devant les députés, à Strasbourg, le jour de son élection, tout en mettant en garde, dans un document qui fixe ses lignes directrices pour les cinq ans à venir : « Je n'accepterai pas que la jurisprudence des tribunaux au sein des Etats membres de l'UE soit limitée par des régimes spéciaux qui concerneraient les différends avec investisseurs. »

Extrait des engagements de Jean-Claude Juncker, en tant que futur président de la commission européenne.Extrait des engagements de Jean-Claude Juncker, en tant que futur président de la commission européenne.


En mai dernier, interrogé sur le sujet par Mediapart, Jean-Claude Juncker, alors candidat en campagne, s'était montré moins catégorique, estimant qu'il fallait « trouver le bon équilibre ». Le Luxembourgeois a donc durci le ton sur le sujet, même si sa formulation reste ambiguë, comme le note le Wall Street Journal : insister sur le fait que les tribunaux nationaux doivent prévaloir, ne signifie pour autant que l'on rejette l'ISDS à tous les coups.

La secrétaire d'État française observe quant à elle une position différente, à première vue moins prudente que celle de Juncker. Lors d'un déplacement à Bruxelles en juin, la secrétaire d'État avait exhorté à « dédramatiser » le dossier du TTIP et avait refusé à s'opposer frontalement au mécanisme ISDS. À l'inverse de Nicole Bricq, sa prédécesseure, plus sceptique sur le dossier. La position des uns et des autres sur l'ISDS est cruciale pour l'avenir du texte tout entier, car on imagine mal Washington accepter un texte a minima, vidé de ce mécanisme de protection des investisseurs.

L'accord de libre-échange avec les États-Unis n'est pas le seul en négociation ces jours-ci à Bruxelles, qui intégrerait cette procédure contestée. L'ISDS figure au menu d'une dizaine de textes en chantier, qui font nettement moins de bruit dans les médias et auprès de certains activistes. C'est tout le paradoxe du moment : la mobilisation anti-TTIP se cristallise depuis plusieurs semaines sur le volet ISDS, mais d'autres accords, intégrant l'ISDS, pourraient être validés à Bruxelles bien plus vite que le texte entre l'UE et les États-Unis…

Dans le collimateur, l'accord de libre-échange avec Singapour, qui semble prêt, et surtout celui avec le Canada (baptisé « CETA » dans le jargon européen). En début de semaine, Karel De Gucht, le commissaire au commerce, a répété qu'il espérait un accord sur le texte d'ici au 25 septembre, date d'un sommet prévu à Ottawa. Une fois le texte finalisé, et validé par les capitales, il serait ensuite soumis aux eurodéputés à Strasbourg. Fruit d'une négociation difficile, de 2009 à 2013, le texte de CETA – officiellement en cours de traduction, mais qui n'a toujours pas été rendu public – pourrait servir de modèle au futur TTIP.

L'avenir de CETA est encore loin d'être joué, mais l'attitude de la commission laisse songeur : à quoi bon vouloir accélérer en fin de mandat sur l'accord avec le Canada, tant que les réponses à la consultation publique sur l'ISDS n'ont pas été analysées ? Les négociations pour CETA ont duré plus de quatre ans : les négociateurs n'en sont plus à quelques mois près.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Egypte, Syrie, Ukraine, Palestine… toujours rien.

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