La séance ronronnait depuis deux heures et demie. Face à la poignée de sénateurs qui avaient accepté d’assister à la première réunion de la commission d’enquête sur l’écotaxe, le 8 janvier, les responsables de la société Ecomouv, chargée de mettre en œuvre le partenariat public-privé pour le prélèvement de la taxe poids lourds, ne cessaient d’esquiver. « Mais enfin, pouvez-vous nous expliquer ce qui fait que votre système est bon, qu’il marche, qu’il fallait vous choisir ? » En une question, le sénateur (UDI) Vincent Capo-Caellenas résumait la frustration de tout l’auditoire.

Depuis le début de la polémique sur l’écotaxe et la découverte du contrat de partenariat public-privé avec Ecomouv, les responsables de la société sont restés silencieux, laissant le gouvernement monter seul au front. Pour la première fois, ils avaient à s’expliquer sur leur rôle et les conditions dans lesquelles ils avaient obtenu ce contrat. Mais aux multiples questions posées, leurs réponses – ils étaient pourtant cinq à témoigner – sont restées la plupart du temps floues, évasives, parfois erronées.
Tout a d’ailleurs commencé par une erreur. Refusant d’endosser la moindre responsabilité pour les retards dans la mise en place du système de l’écotaxe, niant tous les problèmes techniques, les responsables d’Ecomouv se sont empressés de rejetter toute la responsabilité de la crise sur le gouvernement et sur l’État. « Nous sommes prêts. Nous avons fait tous les tests. Notre système a été homologué et est prêt à collecter l’écotaxe », a assuré d’emblée le vice-président de la société Ecomouv, Michel Cornil. Conscient de l’engagement, l’État prend ses précautions, d’autant que des doutes pèsent encore sur la fiabilité du système. Il a demandé des tests supplémentaires, selon nos informations, au grand soulagement de nombre de prestataires et de fonctionnaires. « L’homologation du dispositif par l’État n’a pas encore été donnée. Elle devrait probablement l’être bientôt », nous a confirmé jeudi le cabinet du ministre des transports.
La volonté des responsables d’Ecomouv de livrer son système le plus vite possible à l’État est aisément déchiffrable : dès réception, l’État, qu’il perçoive ou non le produit de la taxe poids lourds, lui devra 20 millions d’euros par mois. Et tous les défauts notés et toutes les modifications demandées seront à sa charge. Mais pourquoi présenter comme un fait avéré une homologation qui n’a pas encore été donnée ? Comment qualifier cette déclaration auprès d'une commission d’enquête parlementaire devant laquelle les responsables d’Ecomouv ont prêté serment ? Une volonté d’induire l’auditoire en erreur ?
Le malaise a plané à plusieurs reprises, les responsables d’Ecomouv se posant en victimes face à un État censé être inconséquent.
La première préoccupation des responsables d’Ecomouv était de tuer dans l’œuf tous les soupçons qui entourent le contrat. « Depuis novembre, le projet fait l’objet d’attaques infondées. Cette attitude a déstabilisé les salariés et les sous-traitants », a d’emblée attaqué Daniel Meini, président d’Ecomouv. Reprenant la chronologie des faits, Michel Cornil s’est empressé d’enfoncer le clou. Tout avait été parfaitement normal. Autostrade, société concessionnaire d’autoroutes en Italie, s’était portée candidate à l’appel d’offres lancé sur l’écotaxe « assisté par des partenaires qui avaient apporté leur soutien dès le début et qui par la suite sont entrés dans le capital d’Ecomouv », a-t-il expliqué.
C’était un peu réécrire l’histoire. Car Thales, désormais actionnaire de la société Ecomouv à hauteur de 13 %, était d’abord associé à Vinci. Ce n’est qu’après le renoncement de ce dernier qu’il a rejoint le consortium emmené par Autostrade. La SNCF, ou plutôt sa filiale Geodis, ne l’a rejoint quant à elle que quelques mois après le dépôt des candidatures. La présentation des faits par les responsables d’Ecomouv passait cela sous silence : il ne fallait absolument pas convenir qu’il y avait eu modification de la candidature après le dépôt. Ce fut le premier motif qui amena le tribunal administratif de Cergy Pontoise à annuler le contrat de partenariat public-privé en mars 2011, estimant que « l’évolution de la candidature était à la fois contraire au principe de transparence et aux principes de l’intangibilité des candidatures ». « Le contrat a été validé par le conseil d’État », ont insisté à plusieurs reprises les responsables d’Ecomouv, afin de dissuader les sénateurs d’aller au-delà dans leur questionnement.
De même, à les entendre, le cahier des charges n’a jamais été modifié pendant tout le processus de sélection des appels d’offres. En dépit de la procédure dite de dialogue compétitif choisie par la direction des infrastructures, qui permet de faire évoluer les demandes, les obligations et les moyens, le consortium n’aurait jamais demandé la moindre modification. Tous les candidats se seraient trouvés sur un parfait plan d’égalité. Même si selon nos informations, Autostrade modifia au dernier moment les détails d’exécution des travaux, les ramenant de 25 à 21 mois afin d'apparaître comme le plus rapide et de devancer ses concurrents.
Il fallut l’insistance pressante du président de la commission des lois, Jean-Pierre Sueur, pour que les responsables d’Ecomouv concèdent du bout des lèvres que « le cahier des charges avait changé ». Comment ? Qu’avaient-ils demandé ? Tout est resté dans le flou. Profitant des usages des commissions d’enquête qui consistent à additionner une série de questions tous azimuts, et à laisser les personnes y répondre après, les responsables d’Ecomouv ont oublié une série d’interrogations, dont celles-ci.
Mais pourquoi Autrostrade avait-il posé sa candidature à cet appel d’offres ? quelles références avait-il ? qu’apportait-il de nouveau ? ont demandé avec insistance des sénateurs. Outre la gestion de concessions autoroutières en Italie, « Autostrade a de grandes références dans les systèmes de péage. Nous avons développé des connaissances spécifiques dans les développements techniques », ont déclaré ses représentants. Par exemple ? « Nous avons mis en place un système de télépéage en Autriche en 2002 qui s’approche du système français. » « Mais les technologies ont changé depuis dix ans », a relevé le sénateur Louis Nègre. « Nous développons nos propres solutions innovantes », a expliqué un représentant d’Autrostrade.
Pourtant, lorsque les représentants d’Ecomouv ont décrit la répartition des rôles pour chacun des partenaires dans la perception de la taxe poids lourds, l’apport d’Autrostrade n’a pas sauté aux yeux. Thales (13 % du capital d’Ecomouv) est responsable de tout le système satellitaire, du système de contrôle, de la supervision technique. L’informaticien Steria (3 % du capital) est chargé du système financier, des systèmes centraux de gestion et de relations avec les clients et de la facturation. SFR (6 % du capital) assure la gestion des réseaux et des communications mobiles. La SNCF (11 % du capital) est chargée par le biais de sa filiale Geodis de la logistique des équipements embarqués (boîtiers) et de la maintenance sur le terrain. Et Autostrade (70 % du capital), dans tout cela ? Le groupe italien est chargé des ouvrages métalliques, de la pose des portiques et des bornes automatiques. Cela relève de prestations offertes par n'importe quel groupe de BTP.
Tout cela justifie-t-il une rémunération de 230 millions d’euros par an ? La question de confier le prélèvement d’une taxe à un groupement privé et de le rémunérer sur une base correspondant à 20 % du montant de l’écotaxe est un des sujets qui préoccupent le plus les sénateurs. Comment expliquer de tels montants ? Sur la défensive, les responsables d’Ecomouv ont parfois laissé échapper des informations de façon involontaire. Oui, il est possible de faire autrement : la Suisse a confié à la douane la responsabilité de percevoir une taxe poids lourds. Oui, le prélèvement de la perception de l’écotaxe coûte nettement moins cher en Allemagne car « le gouvernement allemand a exigé une baisse du taux de prélèvement ».
Mais tout ceci paraît impossible en France : il y a le contrat signé par l’État. Mais à quoi tout cela correspond-il ? Combien cela va-t-il leur rapporter ? Que demandent-ils à l’État pour le retard de la mise en exploitation ? Combien cela coûterait-il à l’État de racheter le contrat ? S’abritant derrière le secret des affaires et les secrets techniques et commerciaux, les responsables d’Ecomouv ont refusé de dévoiler devant les sénateurs les moindres détails financiers du contrat. Tout juste concèdent-ils qu’ils ont investi 650 millions d’euros.
Cette opacité dérange le rapporteur de la commission, la sénatrice PS Virginie Klès. « Je suis surprise du nombre d'éléments couverts par le secret commercial. L'objectif d'un partenariat public-privé est d'optimiser les finances publiques. Or, le citoyen français n'a aucun moyen de contrôle », s’est-elle étonnée.
La présidente de la commission d’enquête, la sénatrice UMP Marie-Hélène Des Esgaulx, qui le matin même siégeait à la commission chargée d’examiner la levée d’immunité parlementaire de Serge Dassault, était sur une tout autre ligne. S’étonnant de la grande patience dont faisaient preuve les responsables d’Ecomouv, elle les a pressés de demander le plus rapidement possible la livraison du système et de réclamer leur dû. Cela s’appelle sans doute le souci de l’intérêt général et des finances publiques.
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