Après des années d'impuissance face à la crise, sur fond d'une gestion intergouvernementale symbolisée par le tandem « Merkozy », le parlement de Strasbourg tente de reprendre la main, dans la dernière ligne droite avant les élections européennes de mai. Des eurodéputés enquêtent, depuis la fin 2013, sur le bilan de la Troïka, ce curieux attelage composé de la Commission européenne, de la BCE et du FMI, dans les quatre pays où cette structure inédite est intervenue – Grèce, Portugal, Irlande et Chypre. Le constat s'annonce sévère, si l'on en croit les premiers textes qui circulent.
Une délégation d'élus de la Commission des affaires économiques s'est rendue à Lisbonne en début de semaine, avant de rejoindre Nicosie à partir de vendredi. Des déplacements à Athènes et Dublin sont aussi prévus. À Strasbourg la semaine prochaine, des auditions publiques de plusieurs « poids lourds » sont attendues, à commencer, le 13 janvier, par Olli Rehn, le commissaire européen aux affaires économiques, Klaus Regling, le patron du mécanisme européen de stabilité (l'entité qui réalise les prêts aux États menacés de faillite), le 14, ou encore Jean-Claude Trichet (ex-président de la Banque centrale européenne) le 15.
L'entreprise, supervisée de concert par le conservateur autrichien Othmar Karas (PPE) et le socialiste français Liêm Hoang-Ngoc (S&D), doit déboucher sur un rapport qui sera débattu et soumis à un vote en séance plénière à Strasbourg, au plus tard en avril. Parallèlement, au sein d'une autre commission du parlement, celle des affaires sociales, le socialiste espagnol Alejandro Cercas s'est lui aussi lancé dans un rapport qui se concentre sur les conséquences sociales de l'action de la Troïka, et s'inquiète par exemple de l'affaiblissement des conventions collectives sous l'influence de la Troïka.
Dans leur projet de conclusions (encore parcellaires), Karas et Hoang-Ngoc « déplorent l'impréparation de l'UE » face à la crise, et rappellent que le taux de chômage des jeunes, comme les inégalités de revenus, ont grimpé dans les quatre pays sous assistance. En vrac, ils disent « regretter le manque de transparence lors des négociations » sur le contenu du mémorandum (l'inventaire des politiques qu'un pays s'engage à mettre en œuvre, en l'échange d'un prêt), mais aussi « regretter que les programmes intègrent des prescriptions détaillées en matière de réforme des systèmes de santé ou de coupes budgétaires ». Ils s'interrogent, plus loin, sur un éventuel conflit d'intérêts de la BCE, à la fois “conseiller technique” au sein de la Troïka et créditrice des quatre pays sous assistance.

Le parlement de Strasbourg n'en est pas tout à fait à son coup d'essai en la matière. En mars 2012, le groupe socialiste (deuxième force du parlement) avait convoqué trois représentants de la Troïka, qui s'étaient fait bousculer, le temps d'un échange avec la salle (lire notre compte-rendu). Au printemps 2012, le socialiste luxembourgeois Robert Goebbels s'était déplacé à Athènes avec une « troïka alternative », censée formuler des recommandations différentes de celles avancées par l'actuelle Troïka. Mais l'initiative en cours est plus ambitieuse puisqu'elle implique, a priori, l'ensemble des formations de l'hémicycle. Dans l'idéal, il s'agira de dégager la position officielle d'un parlement qui, statistiquement, penche à droite.
En l'état, la partie est loin d'être gagnée. Les délais sont serrés et c'est peu dire que certains traînent des pieds. Au 8 janvier, ni la BCE ni le FMI n'avaient répondu au questionnaire envoyé le 22 novembre dernier par les eurodéputés. Mario Draghi, dont le rôle dans la gestion de crise est décisif, ne semble pas pressé d'accepter une audition sur le sujet à Strasbourg. Si l'Italien se montre sur la défensive, c'est en partie parce que la BCE est de plus en plus mal à l'aise dans son rôle au sein de la Troïka (lire notre article). Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen, a poliment refusé de répondre aux sollicitations des élus, arguant du fait qu'il n'est pas directement « impliqué dans les interactions de ces institutions » membres de la Troïka (télécharger sa lettre ici).
Le Néerlandais Jeroen Djisselbloem, président de l'Eurogroupe, a quant à lui répondu au questionnaire (télécharger la lettre ici), mais ne semble pas enthousiaste à l'idée de se soumettre à une audition au parlement. Quant aux services d'Olli Rehn, du côté de la Commission, sans doute plus habitués à faire l'objet de questions de la part des eurodéputés, ils ont répondu dans les temps aux sollicitations des élus. Mais la démarche continue d'en agacer certains. « Je trouve ça bizarre que des parlementaires enquêtent sur le travail de fonctionnaires, alors qu'il y a bien des politiques – des commissaires européens, ou le patron de la BCE – qui sont responsables pour eux », râle un économiste membre des services du commissaire finlandais.
Au-delà de ces difficultés, les débats entre eurodéputés, d'ordinaire très divisés sur ces questions, s'annoncent musclés. Scénario probable : une majorité devrait se former, pour condamner le manque de transparence du fonctionnement de la Troïka, et son statut problématique au regard du droit. Les socialistes, les verts, la gauche unitaire européenne (GUE, groupe auquel appartient le Front de gauche), mais aussi les libéraux (centre droit) devraient se retrouver sur cet enjeu. En novembre 2012, le parlement européen exigeait déjà, dans une résolution adoptée à une large majorité (482 pour, 160 contre), de « renforcer les standards de “responsabilité devant les citoyens” » (democratic accountability), pour mieux encadrer les experts de la Troïka.
Pour le reste, il sera sans doute compliqué de concilier la position des socialistes – dont Hannes Swoboda, le président du groupe au parlement, vient d'appeler à l'« abolition des troïkas » en 2014 –, et celle des conservateurs du PPE pour qui, selon un document de travail de novembre, il convient de « se féliciter des succès accomplis par le déblocage des aides financières, qui a permis de répondre aux objectifs initiaux, à commencer par l'évitement d'un défaut désordonné, qui aurait eu des conséquences sociales et économiques très importantes ». En clair, il ne faut pas s'attendre à une condamnation massive des politiques d'austérité en place depuis des années.
Parmi les points attendus : les parlementaires vont-ils se risquer à prendre position dans le débat explosif sur le « multiplicateur keynésien » ? Le FMI (avec Olivier Blanchard, son économiste en chef) et la Commission (avec son « Monsieur euro », Olli Rehn) se livrent une bataille théorique depuis plus d'un an, lourde de conséquences pour l'avenir des pays concernés. Le FMI a reconnu en 2012 que ses services avaient eu tendance à sous-estimer l'impact récessif des coupes budgétaires, surtout lorsque plusieurs États voisins pratiquent la rigueur budgétaire en même temps. Ce que dément Rehn. Dans le projet de rapport de décembre, les auteurs, très prudents (et visiblement en désaccord), se contentent de « considérer que les multiplicateurs budgétaires sont difficiles à évaluer avec certitude », en référence à la querelle FMI-Bruxelles.
Autre sujet épineux : les élus oseront-ils enquêter sur les tensions internes à la Troïka ? Celles-ci sont manifestes depuis des mois (lire notre article) et recoupent – en partie – des débats économiques de fond. Ainsi, dans leur prérapport, les deux eurodéputés constatent par exemple que les priorités du FMI – la dévaluation interne, pour doper la compétitivité – et de la Commission – la réduction du déficit public – diffèrent. Ce qui pourrait aussi donner lieu à des échanges houleux lors des auditions.

Dans chacun des quatre pays sous assistance (l'Irlande vient de sortir du programme), les ministères des finances ont eux aussi répondu au questionnaire des eurodéputés. La démarche est bienvenue, mais les réponses fournies dépassent-elles le simple exercice de communication poli ? À en juger par le cas de la Grèce, dont nous avons décortiqué les réponses, il est permis d'en douter. Tout se passe comme si Athènes tremblait à l'idée de dresser, en grand, le bilan des trois premières années de programme (télécharger les réponses ici).
Voici d'abord comment l'exécutif grec justifie, après coup, le manque de légitimité démocratique du premier « mémorandum » d'austérité, signé en mai 2010. « La discussion au Parlement autour du projet de loi a été menée dans une procédure d'urgence », rappelle le ministre grec des finances, Yannis Stournaras, dans sa réponse au parlement. Les différents programmes d'austérité qui ont suivi ont d'ailleurs été adoptés de la même manière, en l'absence de tout dialogue social. « L’urgence de la situation et le délai extrêmement court imposé pour la signature de la convention d'emprunt, ainsi que le besoin de déboursement d'une première tranche de prêt avant le 16 mai 2010 (date de l'arrivée à échéance de 18 milliards d'euros d'obligations que l'État grec était dans l'incapacité de rembourser, ndlr) n'ont pas permis de consulter les partenaires sociaux sur les mesures », justifie le ministre.
Invoquer l'urgence : un peu facile ? Les partenaires n'ont pas été davantage entendus par la suite et les syndicats décident alors, à l'été 2011, de ne plus participer aux réunions organisée par la Troïka. « Il n'y a jamais eu de négociation », regrette Savvas Robolis, directeur de l'Institut du travail, centre de recherche des syndicats grecs. Or tout ce que prédisait ce centre de recherche s'est avéré par la suite. « Dès 2010, nous avons indiqué que les mesures allaient aggraver la récession et conduire à un million de chômeurs. La Troïka ne nous croyait pas. » Aujourd'hui, ce sont plus de 1,3 million de chômeurs que compte ce petit pays de 11 millions d'habitants... « La Troïka a imposé des mesures sans même consulter le principal centre de recherche économique du pays. Cela prouve bien que la Troïka a fondé sa politique sur des considérations idéologiques, sans s'appuyer sur un travail scientifique et documenté », dénonce Savvas Robolis.
Plus loin dans ses réponses, le ministre des finances reconnaît des erreurs d'appréciation macroéconomiques. « La zone euro n'a pas diagnostiqué à temps les raisons de la crise en Grèce et dans le Sud européen, en particulier leurs déficits croissants dans la balance des comptes courants », écrit Yannis Stournaras. Mais la Troïka a certainement aussi mal évalué la structure de l'économie grecque, qui repose en grande partie sur des micro-entreprises et des travailleurs indépendants, faisant peser le poids des mesures essentiellement sur les salariés, en premier lieu desquels les fonctionnaires – qui constituent une minorité de la population active. Dans le premier mémorandum d'austérité, la Troïka tablait ainsi sur un retour à la croissance en 2012 et un niveau de dette publique ramené à 150 % du PIB en 2013. Mais en 2013, la Grèce plonge dans une sixième année consécutive de récession et sa dette culmine à 175 % du PIB, malgré deux opérations d’effacement partiel de dette dans le courant de l'année 2012 !
Le ministre reconnaît « le coût socio-économique extrêmement élevé » de cette politique d'ajustement budgétaire : le revenu moyen disponible des ménages a baissé de 35 % depuis 2010, et le PIB a chuté d'un quart. Il reconnaît également que l'accent a été mis dans un premier temps sur les mesures budgétaires plutôt que sur les réformes structurelles : la réforme fiscale, écrit-il, aurait dû commencer plus tôt. Ce n'est pas une surprise pour nombre d'observateurs de la Grèce, qui soulignent depuis longtemps les incohérences de cette politique : dans une administration qui fonctionne désormais avec un personnel réduit et des salaires amputés de moitié, il est bien difficile de mettre en place des réformes de fond (lire notre reportage en mars 2012).
De là à dire que la Troïka a eu faux sur toute la ligne, le ministre des finances ne s'y risque pas. Selon lui, cet intense programme d'ajustement budgétaire – « le plus vaste et le plus rapide jamais entrepris dans un pays membre de l'OCDE » – a permis au pays de retrouver progressivement de la compétitivité et de créer un environnement favorable aux investissements. Des arguments qui auront du mal à convaincre, tant les entreprises étrangères hésitent encore à s'installer dans le pays. La lenteur du programme des privatisations en cours en est un exemple frappant (lire notre article). Sans parler du taux de chômage, qui continue de caracoler à 27 % : la baisse du coût du travail n'a à l'évidence pas relancé l'emploi.
Car l'effondrement des salaires a fini par toucher aussi le secteur privé, avec la baisse du salaire minimum à 580 euros brut par mois décidée dans le deuxième mémorandum d'austérité (mars 2012) et la suppression des conventions collectives. Le ministre des finances se défend, en indiquant les mesures prises par la suite pour aider les foyers en difficulté : des allocations, écrit-il, pour les chômeurs de longue durée et des revenus minimaux garantis en fonction des ressources des ménages. Des mesures dont les personnes concernées n'ont pas encore vu la couleur en ce début 2014. Au contraire, la casse sociale continue : aujourd'hui, un tiers de la population ne dispose plus de couverture santé (pour avoir un aperçu de la dégringolade sociale, voir nos précédents articles ici et là).
L'exercice de contrition sur le rôle et les conséquences de l'intervention de la Troïka en Grèce apparaît bien tardif. La visite prévue à partir de mercredi à Athènes des eurodéputés chargés de ce rapport d'évaluation a d'ailleurs été reportée – à la demande, d'après la presse grecque, du premier ministre Antonis Samaras. Il est vrai que cette visite coïncidait avec l'inauguration officielle de la présidence grecque de l'UE... La visite aurait « gâché la fête de la prétendue success story de Samaras et Stournaras, écrit dans un communiqué Nikos Chountis, le député Syriza (gauche) au parlement européen, car elle aurait été l'occasion d'entendre à nouveau des questions au sujet des énormes responsabilités de ceux qui nous ont liés aux mémorandums d'austérité et de ceux qui utilisent le peuple grec comme le cobaye d'une Europe néolibérale et autoritaire ».
Le porte-parole du Syriza Panos Skourletis renchérit : le gouvernement est « paniqué, a t-il indiqué, il tremble devant l'éventualité d'une discussion sur l'objectif et les conséquences du mémorandum ». Et le rapport de Yannis Sournaras ne change rien au programme : les représentants de la Troïka sont attendus à Athènes dans les prochains jours pour l'évaluation, comme de coutume depuis trois ans, de l'application des mesures d'austérité en échange du décaissement d'une nouvelle tranche des prêts UE-FMI. À moins de cinq mois des élections européennes, nul doute qu'une remise en cause complète de la mission de la Troïka ne serait pas de bon augure pour les deux partis qui ont mis en œuvre sa politique, PASOK et Nouvelle Démocratie.
C'est toute la question qui se pose aux eurodéputés : parviendront-ils à dresser un bilan objectif, à l'approche des élections, alors que la campagne électorale va exacerber les rivalités partisanes ? Les délais sont en tout cas si serrés, que certains redoutent un travail « bâclé ». À moins que les élus, prudents, ne se contentent de prendre date, afin de poursuivre le travail amorcé lors de la prochaine législature. De ce point de vue, le signal envoyé par le PS, qui a choisi de ne pas reconduire en position éligible l'eurodéputé Liêm Hoang-Ngoc pour les échéances de mai, n'est pas le bon.
BOITE NOIRELudovic Lamant, l'un des auteurs de l'article, est basé à Bruxelles tandis qu'Amélie Poinssot y a contribué depuis Athènes.
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