Actualisation lundi matin: Plus de 80% des deux millions de personnes qui se sont déplacées aux urnes dimanche, ont répondu « oui » aux deux questions du référendum catalan. Un « succès », selon Artur Mas, le président de la Catalogne, tandis que le ministre de la justice du gouvernement espagnol a qualifié l'initiative d'« acte de propagande », « stérile et inutile ».
De notre envoyé spécial à Barcelone. Quelque 5,4 millions de Catalans sont invités aux urnes dimanche pour un vrai-faux référendum sur l'indépendance de la région. Les nationalistes, qui haussent le ton depuis deux ans, devront se contenter de cette consultation au rabais, sans valeur juridique. Ceux qui se déplaceront vont répondre à une double question : voulez-vous que la Catalogne devienne un État ? Et cet État doit-il être indépendant ?
Artur Mas, le patron de la Generalitat (l'exécutif catalan), a dû renoncer, mi-octobre, à la tenue d'un référendum en bonne et due forme, après la décision du tribunal constitutionnel d'exiger sa suspension. Les juges, saisis par le gouvernement de Madrid, avaient rappelé que la constitution de 1978 empêche l'exécutif catalan d'organiser de sa propre initiative une telle consultation. Mais Artur Mas, leader de la droite nationaliste, pour ne pas perdre la face, a proposé cette alternative, qu'il décrit comme l'étape d'un « processus participatif ».

Dans la partie d'échecs en cours entre Madrid et Barcelone, cette consultation, même dénuée de toute valeur juridique, pourrait être une nouvelle preuve de la force des nationalistes catalans. La manifestation massive du 11 septembre dernier, jour de la Catalogne, avait rassemblé, selon ses organisateurs, 1,8 million de personnes dans les rues de Barcelone. Le coup d'après ? Peut-être des élections anticipées, déclenchées par CiU (la droite catalane au pouvoir), avec l'appui de l'ERC (la gauche républicaine, pro-indépendance, en tête dans les sondages), pour former une assemblée constituante…
Dans un entretien à Mediapart, Andreu Missé, rédacteur en chef du mensuel Alternativas Economicas, juge que l'indépendance de la Catalogne représenterait « une fausse sortie de crise ». La revue partenaire d'Alternatives économiques en France s'est lancée en 2013, en plein marasme espagnol. Elle a consacré un dossier très complet, en mai dernier, à l'économie du « problème catalan », confrontant les voix d'économistes favorables et opposés à l'indépendance de cette communauté autonome, qui produit près de 20 % du PIB de l'Espagne, pour 16 % de sa population (contre 8,2 % et 8,4 % pour l'Écosse par rapport à la Grande-Bretagne).
À vos yeux, il existe une contradiction majeure entre l'élan politique, de plus en plus fort, vers l'indépendance, et la réalité économique de la Catalogne, de plus en plus imbriquée au reste de l'Espagne. Que voulez-vous dire ?

Depuis une vingtaine d'années, le sentiment indépendantiste s'est beaucoup développé. La Catalogne a renforcé sa « conscience nationale ». Il y a eu un saut qualitatif très net après la décision du tribunal constitutionnel de 2010 (qui établit que le concept de « nation catalane » n'a pas de valeur juridique, ndlr). Et dans le même temps, l'économie catalane « s'espagnolise ». Prenez la Caixa (troisième banque d'Espagne, ndlr). Il y a trente ans, c'était un réseau presque exclusivement catalan. Aujourd'hui, les deux tiers de son activité se font en dehors de Catalogne. C'est la même histoire pour Banco Sabadell, Gas Natural ou Abertis (groupe de BTP, ndlr).
Un autre facteur explique cette évolution : l'immigration, venue d'Espagne et d'ailleurs. Un seul chiffre : en 1975, près de 39 % de la population de Catalogne était née hors de Catalogne. Dans des pays comme les États-Unis ou l'Argentine, même lors des grands pics migratoires, jamais la population "étrangère" n'a dépassé la barre des 30 %. Cela contribue aussi à « espagnoliser » l'économie. En résumé, il y a cette mentalité qui se propage, de vouloir « compter sur nous-mêmes », sur les plans politique et culturel, mais la réalité économique est totalement différente. C'est un processus qui va à l'encontre des réalités économiques du terrain.
Des économistes favorables à l'indépendance sont plus nuancés : ils montrent que la Catalogne est de moins en moins dépendante, ces dernières années, de l'économie espagnole, et de plus en plus des flux internationaux. En 2000, les exportations au reste de l'Espagne représentaient 57 % du total des exportations catalanes, contre 45 % en 2012. L'évolution est nette.
L'indicateur des exportations est trompeur. En se développant dans le reste de l'Espagne, les entreprises catalanes ont aussi racheté des entreprises, à Valence, à Séville ou ailleurs. Par conséquent, leurs activités à Valence ou Séville ne sont plus considérées comme des exportations. Dans les faits, les intérêts de la Catalogne sont plus que jamais liés à ceux de l'Espagne. Toute l'histoire du « catalanisme » a toujours été de vouloir moderniser l'Espagne, parce que la Catalogne, avec sa bourgeoisie industrielle, s'est toujours considérée comme plus moderne que le reste du pays. Mais depuis quelque temps, les nationalistes ont radicalisé leur discours. Ils disent qu'on ne peut plus rien faire de l'Espagne, qu'on ne se comprend pas.
En Écosse, ce sont plutôt les milieux populaires qui sont favorables à l'indépendance. En Catalogne, on a, à l'inverse, l'image d'une bourgeoisie des grandes villes, qui se mobilise pour rompre avec Madrid. Est-ce correct ?
C'est plus compliqué. Il faut distinguer entre les partis d'un côté, et les citoyens de l'autre. À ma grande surprise, plusieurs partis de gauche sont devenus très indépendantistes : la CUP (un parti d'extrême gauche, ndlr), ou encore une partie des écologistes d'ICV. Sans oublier l'ERC, évidemment (le parti de centre-gauche en tête dans les sondages, ndlr).
Des amis de ma génération, qui étaient il y a quarante ans des communistes poursuivis par le franquisme, sont aujourd'hui des indépendantistes radicaux. C'est quelque chose que j'ai du mal à comprendre. Et par ailleurs, sur le terrain, tout le monde peut en faire l'expérience à Barcelone : dans le quartier de Sants (où se déroule l'entretien, ndlr), qui est un quartier populaire, il y a des drapeaux de l'indépendance (« estelada brava ») partout aux balcons. Si vous vous promenez dans des quartiers chics, comme dans la commune de L'Hospitalet, vous n'en verrez presque aucun.
Artur Mas (CiU) au premier plan, et Oriol Junqueras (ERC), deux leaders du camp souverainiste, en décembre 2013. © Reuters.
La question du « pillage fiscal » (expolio fiscal) est centrale dans le débat économique sur l'indépendance. Certains Catalans ont l'impression de donner plus à Madrid, via leurs impôts, qu'ils n'en reçoivent, en termes de prestations publiques. Ce débat est-il pertinent ?
Il y a eu un glissement rapide, dans les termes du débat : on est passé de la dénonciation d'un « déficit fiscal excessif », à l'idée d'un « pillage », jusqu'au slogan : « ils nous volent ». D'abord, il faut dire que c'est un calcul très compliqué. En résumé, deux méthodes se sont imposées : celle qui s'intéresse aux flux monétaires – l'argent qui rentre en Catalogne, l'argent qui sort – et celle qui comptabilise les flux de bénéfices. Globalement, elles font apparaître, effectivement, un déficit défavorable à la Catalogne. Mais ces outils sont très simplificateurs.
Dans l'idéal, il faudrait faire la somme des "balances fiscales" – c'est-à-dire établir, secteur par secteur, dans la santé, dans l'éducation, etc., ce que les Catalans versent au budget national, et ce qu'ils récupèrent, en matière de services publics, de prestations, etc. C'est presque impossible. Prenons l'exemple de l'épidémie d'Ebola : si un cas est détecté en Catalogne, on l'emmènera à un centre de dépistage à Madrid. C'est une réalité – dont profite en théorie n'importe quel citoyen catalan – que les flux monétaires ne prennent pas en compte.
Au-delà de la méthodologie, est-ce un bon indicateur ?
Ce que je n'aime pas dans ce débat, c'est que l'on suppose que la distribution des recettes et des dépenses est injuste, à jamais. Il est possible que cette distribution, aujourd'hui, soit injuste. C'est même sûrement le cas. Mais voyons-donc ce qui est mal fait, et comment on peut corriger cela. C'est comme si l'on disait : je n'aime pas la manière dont Bruxelles répartit les fonds d'aide structurelle aux États-membres, donc je sors de l'UE. Là encore, il est possible que la répartition soit inéquitable, c'est même sûrement le cas – les Britanniques profitent d'un « chèque » avec lequel il faut en finir, par exemple. Mais il y a d'autres scénarios qu'une sortie de l'UE, qui passent par la négociation.
Mais Madrid n'est pas ouvert à la négociation.
Depuis 1986, six accords de financement régionaux ont été conclus. À chaque fois, les deux parties, ici et à Madrid, ont dit : génial ! Et après six accords « géniaux » de ce type, tu ne peux pas dire, tout d'un coup, que c'est la catastrophe totale, comme le font certains indépendantistes.
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que le grand allié des indépendantistes, et leur grande chance, c'est le gouvernement actuel de Madrid. L'exécutif et les grands partis espagnols n'ont jamais assumé la réalité pluri-nationale de l'Espagne. Bien sûr qu'il y a des cultures différentes, des vies politiques différentes. Et en même temps, nous avons une longue et importante histoire avec l'Espagne. L'un n'empêche pas l'autre. Mais le gouvernement actuel ne fait aucun effort pour tenir ces deux réalités ensemble. À l'inverse, l'un des ministres de Mariano Rajoy, José Ignacio Wert (ministre de l'éducation, ndlr), est venu expliquer, en 2012, qu'il fallait « espagnoliser » les élèves catalans. C'est totalement contre-productif.
Ce débat sur le « pillage fiscal » repose aussi la question de la solidarité au sein d'une société… Est-ce que les partis de gauche pro-indépendance reprennent cet argument du « pillage » ?
En réponse à ces critiques, un discours s'est développé à gauche, qui consiste à dire: ce sera bon pour la Catalogne, mais ce sera bon aussi pour l'Espagne. C'est ce que dit Oriol Junqueras, par exemple (le patron de l'ERC, ndlr). À mes yeux, cela ne tient pas. On ne peut pas dire à la fois que les Catalans apportent beaucoup d'argent au budget espagnol, et dans le même temps, que si l'on devient indépendants, cela aidera le reste de l'Espagne. Il faut aussi préciser que depuis le scandale de corruption qui frappe Jordi Pujol, qui est quand même le père de ce nationalisme catalan (il a reconnu cet été détenir un compte caché en Andorre, ndlr), les critiques sur le mode « l'Espagne nous vole » sont un peu retombées.
Le véritable défi démocratique qu'il faudrait mener, à vous lire, ne concerne pas tant la relation entre la Catalogne et Madrid, que celle qui lie les États-nations en crise aux multinationales de plus en plus puissantes. « La formation d'un nouvel et petit État représenterait un recul dans la bataille pour contrôler les grandes multinationales », écrivez-vous.
Oui. Et j'ajoute qu'un État membre de la zone euro n'a pas de levier, seul, sur sa monnaie. Qu'il ne maîtrise pas totalement ses budgets, qui se décident en grande partie à Bruxelles. Que son économie sera impactée par un accord de libre-échange en chantier entre l'UE et les États-Unis. Bref, les niveaux d'intégration économique de la Catalogne dans l'UE sont très importants, et je ne crois pas que le débat sur l'indépendance réponde à tous ces enjeux, qui sont pourtant majeurs.
BOITE NOIREL'entretien a été réalisé dans les locaux d'Alternativas Economicas à Barcelone le 21 octobre. Il n'a pas été relu.
La vidéo dans l'article a été réalisée pour la campagne Ara es l'hora (« Le moment est venu ») portée par les deux associations très organisées qui militent pour l'indépendance de la Catalogne, Omnium et l'Assemblée nationale catalane. Cette vidéo accompagne le « marato 9-N », une campagne d'appels téléphoniques (« un appel, un vote ») pour mobiliser le maximum d'électeurs, le 9 novembre.
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