Pour qui veut savoir comment les tribunaux de commerce rendent malheureusement trop souvent la justice en France, c’est une affaire qui en révèle tous les ressorts. Une affaire emblématique des passe-droits que tolèrent parfois ces juridictions : installé sur un formidable pic rocheux qui domine toute la baie de Roquebrune-Cap-Martin, près de Menton (Alpes-Maritimes), l’un des grands palaces du sud de la France, l’hôtel Vista, va être racheté par la famille royale de l’émir du Qatar, alors que celle-ci n’a pas été soumise aux mêmes obligations et astreintes que les autres candidats au rachat.
Le plus étonnant dans cette affaire, c’est qu’il suffit de lire ce jugement pour deviner tous les passe-droits dont l’ancien émir du Qatar, Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, a profité pour mettre la main sur ce palace, qui va venir s’ajouter à toutes ces autres luxueuses acquisitions : le Palais de la Méditerranée et le Martinez en France, le Four Seasons à Florence ou la Cigale au Qatar… Voici ce jugement :
Au début, l’histoire est banale. En situation de redressement judiciaire, le palace doit faire l’objet d’une cession. Désigné par le tribunal de commerce de Nice, l’administrateur judiciaire impose donc des règles très strictes auxquelles devront se conformer tous les candidats qui souhaitent déposer une offre de rachat. Il est ainsi prévu que tous les candidats intéressés devront déposer leur offre au plus tard le 3 septembre 2014, 16 heures, avec un chèque de garantie équivalent à 10 % du montant de l’offre. Plusieurs candidats au rachat se mettent donc sur les rangs avant l’échéance annoncée, parmi lesquels deux hommes d’affaires, Philippe Journo, qui représente la Compagnie de Phalsbourg, un groupe spécialisé dans l’immobilier commercial, et Olivier Carvin, qui représente un groupe hôtelier dénommé Maranatha.
Mais une heure après la clôture des offres, les règles sont soudainement modifiées : l’administrateur judiciaire annonce aux candidats qui se sont mis sur les rangs que le délai est en fait repoussé jusqu’au 19 septembre suivant, étant entendu que tous ceux qui auront déposé une offre avant cette échéance – et seulement eux – auront la possibilité de l’améliorer jusqu’au 17 octobre.
La plupart des candidats en lice profitent donc de la circonstance pour faire une offre un peu plus attrayante. La compagnie de Phalsbourg, par exemple, relève son offre de 17 à 20,7 millions d’euros.
Dans les jours qui suivent le 19 septembre, nouvelle date butoir au-delà de laquelle aucune nouvelle offre ne peut être déposée, il semble donc probable que le palace va tomber dans l’escarcelle soit de la Compagnie de Phalsbourg, soit dans celle du groupe Maranatha. Et il semble proprement impossible qu’un nouveau candidat fasse une offre : d’abord, la date butoir est désormais dépassée ; de surcroît, des fuites ont eu lieu dans la presse, et le détail des offres des différents candidats au rachat est maintenant connu. Accepter l’entrée dans la compétition d’un nouveau candidat au rachat fausserait donc la sincérité de la vente.



Et pourtant, c’est ce qui advient. Le 14 octobre, un nouveau candidat au rachat se met sur les rangs. Il s’agit d’une mystérieuse société dénommée Société d’exploitation et de détention hôtelière Vista, contrôlée par une tout aussi mystérieuse société dénommée Sarl French Properties Management, représentée par une certaine Chadia Clot. Ces coquilles sont en fait la propriété de l’ancien émir du Qatar, Cheikh Hamad ben Khalifa al-Thani, qui est à tu et à toi avec une bonne partie du CAC 40 et dont les biens en France sont considérables. L’idée de la figure de proue de la monarchie qatarie est d’acheter le palace non pas pour en poursuivre l’exploitation mais pour son usage personnel et celui de ses proches.
Dans un premier temps, les autres candidats au rachat peuvent penser que leur rival n’a aucune chance, puisqu’il est hors délai. Et pourtant non ! Le 5 novembre, au terme d’un délibéré auquel participe notamment Fabien Paul, le président du tribunal de commerce de Lille, ce sont les Qataris qui l’emportent. Ce qui suscite une vive indignation dans toute la région, comme en témoigne par exemple cet article de Nice-Matin.
Et il suffit de lire le jugement lui-même pour comprendre à quel point l’émir a été avantagé. Primo, il est bien rappelé dans le jugement que selon « le dernier alinéa de l’article R631-39 du Code du commerce », « toute offre doit être communiquée à l’administrateur dans le délai qu’il a fixé ». Ce qui dans le cas présent n’a pas été le cas. Pourtant, le tribunal va passer outre.
Deuxio, le tribunal entérine le fait que les Qataris ont eu un avantage formidable sur leurs rivaux : connaissant le détail des offres en compétition, ils ont pu surenchérir et écraser la concurrence, en proposant 30,5 millions d’euros.
Tertio, le tribunal présidé par Fabien Paul va donner l’avantage aux Qataris, alors même que dans le jugement il est précisé que « l’offre est imprécise » sur plusieurs points : « sur la présentation du repreneur et ce dans la mesure où il ne dispose d’aucuns comptes et états financiers et qu’il ne connaît pas le bénéficiaire économique ultime des sociétés luxembourgeoises et hollandaises propriétaires finales des participations du repreneur et de son représentant légal la société French Properties ; sur le projet économique de la reprise ».
Quarto, on découvre également dans le jugement que si les autres candidats à la reprise ont dû, pour concourir, présenter une garantie bancaire – ce qui est une procédure coûteuse pour le requérant –, les Qataris, eux, ne se sont pas plus soumis à cette astreinte. « L’administrateur judiciaire réclame en outre que le repreneur adresse une nouvelle garantie autonome à première demande sur le prix offert conforme aux règles du droit bancaire français ou un chèque bancaire, celle fournie n’étant pas conforme », peut-on lire dans le jugement.
Bref, rien ne s’est passé dans les règles. Le repreneur a déposé une offre hors délai ; cette offre était imprécise ; elle a profité de la publicité entourant les offres rivales ; elle n’était pas assortie de la garantie bancaire exigée. Et pourtant… c’est elle qui l’a emporté.
Les candidats éconduits ont naturellement très mal pris la chose. « La Société Maranatha, estimant que les règles n’ont pas été égalitairement respectées, étudie l’opportunité d’introduire un appel-nullité contre le jugement du tribunal de commerce de Nice rendu ce jour (…). Le groupe Maranatha ne conteste pas le choix du repreneur mais le non-respect d'une procédure destinée à garantir l'égalité des candidatures, non-respect qui met en cause un principe de droit », a ainsi réagi dans un communiqué l’un des candidats.
« Il y a eu deux justices : l’une pour les repreneurs français qui devaient respecter toutes les règles ; l’autre pour les Qataris qui ont fait ce qu’ils voulaient avec la complicité des juges consulaires. C’est un pur scandale ! » nous a déclaré Philippe Journo, de la Compagnie de Phalsbourg.
Mais par avance, le président du tribunal de commerce de Nice, Fabien Paul, avait rétorqué à ces mauvais perdants, à l’occasion d’un discours de rentrée le 28 janvier 2013 (que l’on peut consulter ici) : « Depuis quelques mois surgissent à nouveau dans la presse des articles donnant la parole à des personnes s’interrogeant sur le fonctionnement de la justice consulaire. Or il nous faut bien constater à leur lecture que la plupart d’entre elles n’ont aucune connaissance approfondie du sujet et ce qui est plus contestable une vue particulièrement partiale de notre activité. »
Puisque c’est le président de la juridiction à l’origine de ce jugement qui l’assure…
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