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Les grands patrons en leur miroir

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Poser une caméra dans leurs bureaux, laisser tourner, les faire parler pendant des heures – 2 h 30 à 3 heures d’interview par tête de pipe – puis présenter leur parole plein cadre, sans fard ni commentaires, sans contrepoint dénonciateur ou approbateur. En tirer un résultat d’apparence neutre, mais dont les choix de montage sont volontiers acides, faisant se télescoper fulgurances et banalités de café du commerce, justifications éhontées ou dénonciations mesurées du système. Le procédé, dont le résultat est présenté ce vendredi soir à 23 h 20 sur France 3 (et dimanche à 20 h 30 sur LCP-AN, suivi d’un débat) dans le documentaire La France des grands patrons, ne laisse pas indifférent. Les uns crieront éventuellement à la complaisance face au discours patronal, les autres salueront peut-être les choix du réalisateur, Laurent Jaoui, qui a tiré un parti étonnant des mots de la douzaine de grands patrons français, retraités ou non, qu’il a filmés.

« Je voulais me pencher sur un paradoxe, explique le réalisateur (secondé par Guillaume Delacroix, qui fut journaliste aux Échos avant d’être le correspondant en Inde de Mediapart) : « La France est un des pays qui a le plus de leaders mondiaux parmi ses grandes entreprises, mais ce n’est pas le pays où leurs dirigeants sont le plus appréciés, et c’est une litote. »

D’où son choix de laisser la parole, toute la parole, à Christophe de Margerie, l’emblématique patron de Total mort dans un accident d’avion en Russie le 20 octobre, Denis Kessler, figure du patronat qui dirige le réassureur Scor, Anne Lauvergeon, ex-leader d’Areva, et leurs homologues. On est fort loin du ton polémique, accrocheur et volontiers narquois popularisé à la télé par Cash investigation sur France 2. Rien ne viendra contredire les dirigeants...  « Je n’avais pas envie de faire un travail à charge ou à décharge. Nous sommes dans une ère de prise de position rapide, quasi épidermique. Mais avant de se mettre à juger, à théoriser, il faut comprendre », argumente le réalisateur.

Les patrons présentent donc leur vie, où il leur faut notamment aller de plus en plus vite dans la prise de décisions. « Je dois être agile, je dois m’adapter », témoigne Alexandre Bompard, PDG de la Fnac, qui a dû apprendre à vivre avec une « certaine forme de volatilité ». Lauvergeon raconte comme une anecdote préhistorique, et inimaginable aujourd’hui, les vacances d’été d’Ambroise Roux, la figure prééminente du capitalisme français des années 1970 à 1990, qui disparaissait dans sa villa bretonne « deux mois et demi, trois mois » tous les ans, sans être dérangé. Jean Peyrelevade, qui a dirigé le Crédit lyonnais de 1993 à 2003, s’arrête lui sur l’évolution des rapports avec les analystes financiers, devenus omniprésents, et avec les actionnaires, de plus en plus puissants.

« Vous êtes sous pression, ce n’est pas commode », glisse l’ex-banquier, qui dit sa crainte de suivre les effets de mode et le « conformisme » des actionnaires. Mais en ne les suivant pas, eux, et les autres dirigeants, on se met « à part, avec le risque d’être déclassé »« J’ai été assez surpris de l’évolution de leur métier, indique le réalisateur. Ce sont des gens passés du statut de grands seigneurs à la tête des entreprises franco-françaises à celui de dirigeants obligés de négocier constamment, avec les cultures des pays où ils sont implantés, et avec leurs actionnaires. Des gens dans le compromis… »

De grands voyageurs, aussi. Xavier Fontanet, ex-dirigeant du fabricant de verres de lunettes Essilor, assure qu’il parcourait 750 000 kilomètres par an, contre 900 000 pour un pilote d’avion. De quoi s’émerveiller d’être des « enfants du monde », certes. Mais surtout l’occasion de se demander, dans une économie mondialisée, où les sociétés françaises se sont installées aux quatre coins du monde et ne comptent plus sur l’Europe depuis longtemps pour leur croissance, ce que signifie être français. Denis Kessler fait remarquer que dans son groupe, on parle le plus souvent anglais, que son siège social peut être délocalisé du jour au lendemain et que le capital de son entreprise n’est plus détenu en majorité par des Français depuis longtemps…

« Une gêne de faire partie de l’élite, et d’être mal aimés. »

Laurent Jaoui assure n’avoir eu aucun mal à réunir les témoignages qui nourrissent son film. Seuls ont refusé Xavier Niel, qui a longuement hésité à s’afficher avec la fine fleur de l’establishment hexagonal, avant de renoncer, et Jean-Pascal Tricoire, président de Schneider Electric, en bonne partie déménagé à Hong Kong. « J’ai ressenti de la part de mes interlocuteurs non pas une envie, mais une urgence, presque un devoir de parler, de s’expliquer, indique le réalisateur. Ils sentent à quel point leur position est devenue critiquée et inconfortable. » Il décrit une fierté commune « d’en être arrivé là, mais aussi une gêne d’être ultra-privilégiés, de faire partie de l’élite. Et d’être à ce point mal aimés ».

Dans le film, certains dirigeants regrettent en effet le monde et les règles qui les ont fait rois. Anne Lauvergeon dénonce des « élites beaucoup trop fermées » quand Laurence Parisot, ex-patronne de l’Ifop et du Medef, regrette un système scolaire français qui « fabrique des castes ». Gérard Mulliez, fondateur octogénaire d’Auchan, s’indigne lui du niveau de rémunération de ses pairs : « Les grands patrons, ayant une confiance sans doute insuffisante en eux-mêmes, ont eu besoin de se faire payer extrêmement cher. » Il prône un salaire maximal ne dépassant pas « 20 Smic ».

Mais quels que soient leurs constats, les douze représentants du patronat interviewés se rejoignent pour regretter leur image, et pour afficher leur incompréhension face au procès qui leur serait fait en permanence. « Ici, on vous tape dessus », et on ne vous adresse « pas un remerciement », se plaint Fontanet, d’Essilor. « En France, on découvre les fleurons au moment où ils partent. Avant, c’est de la merde », grince Christophe de Margerie. Même s’il reconnaît ensuite qu’il est vrai qu’en France, à l’inverse de leur action dans le reste du monde, « les grand groupes créent du chômage et les PME créent de l’emploi ».

Et s’ils sont mal vus, expliquent-ils en chœur, c’est avant tout parce que les Français comprennent mal les aspects positifs de la mondialisation… « parce qu’on leur a mal expliqué », comme le dit en toute candeur le boss de Vinci, Xavier Huillard. Le même explique d’ailleurs que ses semblables et leurs entreprises sont les « garants du long terme », contrairement aux responsables politiques ! « Le politique ne sait pas faire les gestes douloureux dans le court terme, qui sont ensuite vertueux dans le long terme », théorise-t-il.

Sur la même ligne, Kessler s’étonne que les élus ne l’écoutent pas lorsqu’il leur demande de « mettre de l’ordre » dans leurs affaires, c’est-à-dire de mener à bien, et au plus vite, les réformes structurelles qui sont censées faire tant de bien aux économies nationales. Plein de la même apparente bonne volonté, Bertrand Collomb, l’ancien chef du cimentier Lafarge, appelle les politiques à « réduire les dépenses » et à « supprimer les secteurs où il n’y a pas de valeur ajoutée », comme on le ferait dans une entreprise saine. « Mais ils ne comprennent pas », soupire-t-il. Clairement, lui non plus.

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