Est-ce le signe d’une négociation sur le point d’aboutir ? Ou celui d’une rupture ? Dans son discours de politique générale au parlement grec, vendredi 5 juin dans la soirée, le premier ministre Alexis Tsipras a, en tout cas, essayé d’obtenir un soutien politique total pour avoir la main la plus forte possible face aux créanciers internationaux. Tout en souhaitant qu'un accord proche soit trouvé, il n’a cessé de souligner combien la proposition européenne était inacceptable. « Nous voulons un accord économique viable et socialement juste. Le temps de responsabilité est venu pour tous », a-t-il indiqué après avoir insisté : « Après la décision d’hier de reporter le paiement au FMI à la fin du mois, c’est clair pour tout le monde… personne ne souhaite la rupture. »
En décidant de ne pas honorer le remboursement de 300 millions d’euros au FMI le 5 juin, comme il était prévu, le gouvernement grec s’est engagé dans une épreuve de force ultime. Il met un terme à cinq mois de discussions, tout aussi stériles que oiseuses, pour porter le sujet au niveau politique. Le nœud gordien dans lequel l’Europe tentait de l’enfermer est tranché. Celle-ci est désormais placée devant un ultimatum posé par le gouvernement de Syriza : soit elle accepte un plan de sauvetage crédible, soit la faillite de la Grèce est imminente.

« Techniquement, le report de cette échéance n’est pas un facteur déclencheur d’un défaut », a essayé de rassurer l’agence de notation Fitch, après l’annonce du gouvernement grec. Mais cela pourrait le devenir si la Grèce, qui a décidé de regrouper toutes ses échéances de juin pour ne les payer qu’en une seule fois, se retrouve dans l’incapacité de rembourser 1,6 milliard d’euros au FMI le 30 juin. Même si ce regroupement est possible, il paraît de très mauvais augure pour les observateurs financiers : la Zambie a été le dernier pays à y avoir recours en 1980.
Le FMI avait proposé à la Grèce, qui a déjà utilisé des subterfuges pour payer ses échéances de mai, cette possibilité de regrouper tous les paiements, dans l’attente d’un accord sur le plan d’aide, présenté depuis des semaines comme imminent. Mercredi, les responsables grecs avaient repoussé cette proposition. Jeudi matin, le ministre des finances, Yanis Varoufakis, assurait encore que le gouvernement grec, bien que totalement asphyxié financièrement, honorerait l’échéance du lendemain. Dans la journée, le gouvernement renversait totalement sa position et annonçait le report du paiement. « Nous avons l’argent. Mais nous préférons le garder pour payer les salaires et les retraites », a expliqué le ministre de l’économie, George Stathakis, vendredi matin.
Alors que tout le monde s’accorde à estimer que la zone euro est à nouveau sur le fil du rasoir, la commission européenne a tenté vendredi de donner le change. « Le gouvernement grec a utilisé un dispositif prévu dans les statuts du FMI, aussi nous n’avons pas demandé d’explication », a déclaré la porte-parole de la Commission. Ce ton badin semble faire écho à l’étrange déclaration de Jean-Claude Juncker en 2011 : « Vous devez mentir, quand cela devient important. » Et la situation risque de devenir vraiment importante.
Car avec ce revirement, le gouvernement grec met tout le monde sous pression. Persuadé que la solution pour la Grèce, au-delà de toutes les arguties économiques, passe par le politique, il demande désormais à tous les responsables grecs comme européens une clarification politique. « Les responsables européens, ont expliqué différents membres du gouvernement, ne nous ont pas laissé le choix. »
Cette semaine de négociation, présentée comme celle de la dernière chance, entre les créanciers internationaux et la Grèce a abouti à un projet, perçu comme un ultimatum par Athènes. Sous la pression du gouvernement américain, de plus en plus inquiet de la façon dont pourrait évoluer la zone euro, Christine Lagarde, au nom du FMI, Jean-Claude Juncker pour la commission européenne, Mario Draghi en tant que président de la Banque centrale européenne, se sont retrouvés le 1er juin dans la soirée à Berlin pour tenir une réunion d’urgence avec Angela Merkel et François Hollande. L’objectif affiché était d’établir un programme d’aide crédible pour la Grèce, en tentant de mettre un terme aux « objectifs contradictoires et irréalistes » des uns et des autres, dénoncés par Alexis Tsipras dans sa tribune au Monde publiée le 31 mai.
Faute de résoudre leurs différends, les responsables institutionnels ont préféré les cacher sous le tapis. Ainsi, la question de la restructuration de la dette grecque que le FMI réclame depuis des mois contre l’avis des Européens, premiers concernés pour avoir choisi de sauver leurs banques plutôt que l’Europe en 2012, a été soigneusement repoussée à des temps meilleurs. À l’inverse, le FMI qui se montrait bien plus intransigeant que les Européens sur les réformes des retraites ou du système social, comme sur le niveau d’excédent budgétaire, a été entendu.
Résultat ? Le projet européen d’aide à la Grèce passe par plus d’austérité, plus de réformes sociales, plus de privatisation (voir le détail ici). Cette proposition de cinq pages prévoit que le budget grec dégage un excédent primaire de 1 % cette année, 2 % en 2016, 3 % en 2017, 3,5 % en 2018. Pour arriver à atteindre ces objectifs totalement irréalistes – il faudrait que la croissance grecque soit d’au moins 5 % par an –, la Troïka (même si elle n’en a plus le nom) demande une hausse de la TVA portée à 23 %, sauf pour les médicaments et les produits alimentaires de première nécessité. Elle exige une nouvelle réforme des retraites et de la fonction publique. Elle veut imposer de nouvelles privatisations comme celle de l’électricité, etc.
Toutes les « lignes rouges » fixées par le gouvernement grec sont franchies. Fait plus troublant : ces exigences ne sont que pour accorder le déboursement des 7,2 milliards d’euros promis dans le cadre du plan d’aide de 2012, et qui ne sont plus versés depuis un an. Qu’en sera-t-il pour le troisième plan de sauvetage estimé au minimum à 50 milliards d’euros et jugé inévitable pour maintenir la Grèce à flot par la suite, si la Grèce reste dans la zone euro ?
La proposition européenne, publiée jeudi, a été reçue comme une provocation en Grèce. D’autant plus qu’elle a ignoré totalement le projet de 47 pages, présenté par le gouvernement grec dès lundi. Celui-ci propose de réaliser un excédent budgétaire de 0,3 % cette année, de 1 % l’an prochain, de 1,5 % en 2017. Pour rétablir les finances publiques, il avance l’idée d’augmenter la TVA, portée à 6 %, 11 % et 23 %, selon les produits. Il s’engage sur une réforme des retraites, passant par la suppression quasi immédiate des pré-retraites à l’allongement de l’âge de la retraite, mais dans le temps, sans toucher au niveau de la pension minimum. Sans s’opposer aux privatisations, il préconise que l’État garde une participation significative dans les entreprises stratégiques. Enfin et surtout, il reprend le mécanisme d’échange de la dette, avancé par Yanis Varoufakis en février, afin d’obtenir une restructuration de la dette. Pas une de ces propositions n’a été retenue.
« Il est clair que l’opinion publique européenne et internationale estime que le gouvernement grec a proposé un cadre réaliste », a réaffirmé Alexis Tsipras devant le parlement. Quelques heures auparavant, plusieurs économistes dont Joseph Stiglitz, Thomas Piketty, James Galbraith et l’ancien premier ministre italien Massimo d’Alema, ont apporté leur soutien au projet grec, en reprochant à l’Europe de s’accrocher à un programme d’austérité qui avait échoué. « Un accord revisité de long-terme avec les institutions créancières est nécessaire : sinon la faillite est inévitable, faisant courir de grands risques aux économies européennes et mondiales et même au projet européen que la zone euro était censée renforcer », ont-ils écrit dans une tribune publiée dans le Financial Times, avant de prévenir : « La façon dont la Grèce sera traitée enverra un message à tous les autres partenaires. »

Lorsque les responsables grecs ont découvert le projet européen, le tollé a été général. Les uns après les autres, les responsables de Syriza sont montés au créneau pour dénoncer un projet indigne, contraire à tout ce que l’Europe avait fait miroiter. « C’est le genre d’accord que vous proposez quand vous ne voulez pas d’accord », confiait Yanis Varoufakis. Le 4 juin dans la soirée, le premier ministre Alexis Tsipras faisait la synthèse de l’indignation générale : « Le plan présenté par les créanciers ne peut servir de base à un accord. »
Dès vendredi matin, les principaux membres du gouvernement donnaient le ton des discussions à venir. « Nous n’avons pas mandat pour discuter d’une sortie de l’euro », rappelait le ministre de l’économie George Stathakis. Un message envoyé à destination d’une partie des membres de Syriza de plus en plus tentés par une sortie de l’euro. (Un vote interne s’est tenu il y a quinze jours sur cette question : 90 personnes étaient contre 70 pour.) « Mais nous ferons tout pour changer les termes de l’accord », poursuivait-il à destination des responsables européens. « Les créanciers veulent nous imposer des mesures dures. S’ils ne reviennent pas sur cette proposition de chantage, le gouvernement devra rechercher des solutions alternatives, des élections », prévenait de son côté Dimitris Stratoulis, ministre délégué à la Sécurité sociale.
Rappelant à chaque fois le mandat pour lequel il a été élu – en finir avec la politique d’austérité –, le gouvernement grec a décidé de demander une clarification politique pour déterminer son action future, afin de savoir s’il doit ou non trouver un compromis avec les Européens, quel qu’en soit le prix. Selon un sondage, une large majorité des Grecs (70 %) soutiennent la façon dont leur gouvernement mène les négociations face à leurs créanciers. Mais ils se divisent sur la suite : 45 % disent vouloir rester dans la zone euro, quand 35 % n’excluent pas d’en sortir.
Silencieusement, la population se prépare au pire. Depuis décembre, plus de 25 milliards d'euros ont été retirés des banques. Le mouvement ne cesse de s'accélérer. Au cours des sept derniers jours, les Grecs ont retiré plus de 3,4 milliards d'euros, dont 700 millions pour la seule journée du 5 juin. Au bord de l'effondrement, le système bancaire grec ne dépend plus que des fonds d'urgence (ELA)versés par la banque centrale européenne. Ceux-ci représentent 80 milliards d'euros, soit 60% du montant des dépôts. «Le temps presse pour nous. Mais il presse pour tout le monde», a insisté Alexis Tsipras.
Au parlement , une partie de la gauche et la droite nationaliste soutiennent les positions du gouvernement et parlent de sortir de la zone euro. La nouvelle démocratie (droite) et le Pasok, en revanche, ont critiqué durement Syriza. « Les mesures proposées [par les Européens] sont plus dures que celles que nous avions obtenues », a dénoncé l’ancien premier ministre Antonios Samaras, demandant de nouvelles élections.
Les Européens ne cachent pas, depuis des semaines, le souhait de voir se tenir de nouvelles élections. Ils en espèrent soit une défaite complète de Syriza, soit le départ de la frange la plus dure du parti. À leurs yeux, cette solution permettrait de former un gouvernement modéré associé avec To Potami, voire un gouvernement d’union nationale avec Nouvelle démocratie. Bref, un gouvernement avec lequel il serait possible de transiger et d’imposer des conditions, s’il veut rester dans la zone euro.

La déconfiture de Syriza, recherchée avant même l'élection du parti, aurait, aux yeux des responsables européens, aussi l’immense mérite de servir d’avertissement aux Espagnols ou Italiens, tentés par « l’aventurisme des partis populistes ». Leur calcul, cependant, pourrait être déçu. Selon les derniers sondages, Syriza conserve un très fort soutien, avec 45 % des intentions de vote contre 21,4 % pour la droite de Nouvelle démocratie.
Même si les responsables européens tentent d’afficher une relative sérénité face à la Grèce, ils se retrouvent placés au pied du mur par la décision du gouvernement de Syriza. Ils ne peuvent plus différer leur choix : veulent-ils ou non que la Grèce reste dans la zone euro ? Et si oui, quelles concessions sont-ils prêts à faire ?
Le sujet divise les Européens, comme au temps de la crise de l’euro de 2011-2012, même si, cette fois, ils prennent plus de précautions pour ne pas exposer leurs lignes de fracture au grand jour. Se rangeant aux côtés des Américains, de plus en plus préoccupés par la situation européenne, Jean-Claude Juncker et Mario Draghi et peut-être François Hollande – mais il est si discret qu’on ne sait ce qu’il pense – défendent un assouplissement en terme d’austérité de la politique européenne et un accord avec la Grèce. La sortie de la Grèce de la zone euro aurait des conséquences incalculables, préviennent-ils. Elle pourrait mettre en péril l’euro et toute la construction européenne.
En face, il y a les tenants d’une position intransigeante face à la Grèce, emmenés par le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, la Finlande et la Lituanie. Le ministre allemand des finances ne fait pas mystère de sa volonté de voir la Grèce sortir de la zone euro. Dès l’annonce des élections anticipées, il faisait savoir que cette sortie serait beaucoup moins problématique qu’en 2012. Depuis, il ne cesse de torpiller, à coup de déclarations intempestives, la moindre avancée qui s’esquisse sur le dossier grec. Au milieu, il y a Angela Merkel, qui hésite comme en 2010-2011. Tiraillée entre sa base électorale, totalement acquise aux positions de Wolfgang Schäuble, et les pressions de ses alliés, elle temporise. En durcissant le ton, Alexis Tsipras l’oblige désormais à prendre position.
« La Grèce n’est pas inscrite au débat du sommet du G7 », a assuré Jean-Claude Juncker. Ils en parleront pourtant. Le sujet risque d’être au cœur des discussions des chefs d’État des principaux pays occidentaux, lors de leur réunion dans l’hôtel de luxe Schloss Elmau en Bavière, comme elle le fut la semaine dernière lors de la réunion des ministres des finances du G7. Difficile de prédire ce qui peut en sortir, tant les rebondissements se succèdent depuis des années sur ce dossier. La stratégie adoptée par l’Europe depuis six ans semble, cependant, en voie d’épuisement : le risque imminent de faillite de la Grèce et la décision du gouvernement grec de poser un ultimatum ne lui permettent plus de jouer une nouvelle fois la montre et tenter de repousser les problèmes devant eux, dans l'espoir d'une solution magique.
BOITE NOIRECet article a été réactualisé samedi matin, après la publication des montants des retraits bancaires. 700 millions d'euros ont été retirés dans la seule journée de vendredi.
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