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Forte hausse du nombre de chômeurs en novembre

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La courbe ne s'inverse pas, bien au contraire, et l'augmentation du chômage s'accélère. Selon les derniers chiffres de la Dares, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi en catégorie A augmente de 0,8 % au mois de novembre, soit 27 400 personnes supplémentaires, pour s’établir à 3,48 millions. Pour les autres catégories, la Dares enregistre une baisse de 0,1 % du nombre de demandeurs d’emplois ayant exercé une activité réduite de 78 heures ou moins au cours du mois (catégorie B) et une baisse de 0,5 % de ceux qui ont exercé une activité réduite de plus de 78 heures (catégorie C).

Il n'empêche, toutes catégories confondues, le nombre de demandeurs d'emploi s'établit à 5 478 600. 

Au total, selon la Dares, le nombre de demandeurs d’emploi tenus de faire des actes positifs de recherche d’emploi (catégories A, B, C) augmente de 0,4 % (+22 100) en novembre. Sur un an, il est en hausse de 6 %. 

Sur un an toujours, le chômage (catégorie A) des moins de 25 ans augmente de 1,5 %, celui des 25-49 ans de 4,9 % et celui des 50 ans ou plus de 11,1 %.

Le chômage s'installe par ailleurs dans la durée. Catégories A, B et C confondues, les chômeurs dans cette situation depuis plus de 3 ans augmentent de 18,9 % en un an. La part des demandeurs d'emploi inscrits depuis un an ou plus en catégories A, B, C explose elle aussi, avec une hausse de 9,3 %.

Le Nord-Pas-de-Calais est la région la plus touchée concernant les moins de 25 ans, avec un taux catégorie A de 20,1 %, la région est suivie par la Basse-Normandie (20 %) et la Haute-Normandie (19,9 %).

Retrouvez ci-dessous notre dernier live consacré au travail en miettes :

  • 1. État des lieux d'un salariat atomisé

Avec :

Fiodor Rilov, avocat spécialiste du droit du travail. Il a été le défenseur des salariés dans plusieurs grands conflits sociaux (Continental, Mory-Ducros, Goodyear, Samsonite, Trois Suisses, etc.).
Danièle Linhart, sociologue, directrice émérite de recherches au CNRS. Spécialiste de la modernisation du travail et de l'emploi, elle travaille sur les nouvelles formes de pénibilités. Elle publie en janvier La Comédie humaine du travail, chez Erès. 
Jacques Rigaudiat, économiste, ancien conseiller de Michel Rocard, ancien conseiller social de Lionel Jospin, aujourd'hui membre de la Fondation Copernic.
Françoise Milewski, économiste à l'OFCE, membre de l'Observatoire de la parité entre les femmes et les hommes (sa biographie ici).

  • 2. État des luttes sociales

Avec :

Frédéric Dippah, ancien chef d'entreprise prestataire de Chronopost qui s'est fait laminer par cette sous-traitance (ici notre article).
Christian Lahargue, ancien secrétaire CGT du CE de l'usine Continental de Clairoix (ici notre article).
Isabelle Maurer, au chômage, membre du Mouvement national des précaires et des chômeurs. En octobre 2013, sur France 2, elle avait renvoyé dans les cordes Jean-François Copé (article ici).
Karl Ghazi, responsable de CGT-commerce et du Clic-P, l’intersyndicale (CGT, CFDT, Sud, CGC et Unsa) qui lutte contre toute extension du travail dominical et du travail de nuit (lire notre enquête ici).

  • Notre grand témoin : Pierre Joxe

Ancien ministre, il a exploré en tant qu'avocat les différentes juridictions sociales (dont les prud'hommes) pour en dresser un état des lieux accablant (ici notre article).

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Affaire Pérol: la justice se libère de ses entraves (1/3)

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Cela devrait déclencher un séisme dans les milieux financiers français mais aussi dans les cercles dirigeants de la « Sarkozie » : le juge Roger Le Loire pourrait, dans les prochaines semaines, prendre une ordonnance renvoyant devant un tribunal correctionnel François Pérol, le président de la banque BPCE et ex-secrétaire général adjoint de l’Élysée sous la présidence de Nicolas Sarkozy, pour y être jugé pour « prise illégale d’intérêt ». De nombreux indices suggèrent que le magistrat qui a conduit l’instruction pourrait prendre cette décision : d'abord, le Parquet national financier (PNF) a pris, dès le 7 novembre, des réquisitions en ce sens (lire Affaire Pérol : vers un procès pour prise illégale d’intérêt). Ensuite, le dossier d’instruction – que Mediapart a pu consulter – a mis au jour des faits nouveaux.

Ce dossier d’instruction, comprenant quelque 150 pièces (procès-verbaux d’audition, échanges de mails…), a d'une part l'intérêt de montrer comment fonctionne notre démocratie (et notamment comment la justice peut parfois marcher totalement de travers). D'autre part, il propose en creux, une plongée dans le monde consanguin de la haute finance et des sommets de l’État : au travers de l’affaire Pérol, on pénètre dans les coulisses du capitalisme à la française et on y découvre des scènes stupéfiantes.

Cette instruction du juge Roger Le Loire tranche en effet avec l’enquête préliminaire ouverte suite aux plaintes déposées par les syndicats CGT et Sud des Caisses d’épargne, quand François Pérol avait quitté l’Élysée pour prendre, au début de 2009, la présidence des Caisses d’épargne et des Banques populaires, puis la présidence de BPCE, la banque née de la fusion des deux précédents établissements. À l’époque, on était encore sous la présidence de Nicolas Sarkozy et la procédure avait été pour le moins expéditive.

En droit, il s’agissait d’établir si François Pérol s’était borné à avoir des contacts avec les différents responsables de ces établissements, pour éclairer les choix du président de la République, ou si, outrepassant cette fonction, il avait contribué à peser sur l’avenir de ces deux banques, en organisant lui-même leur mariage, pour ensuite prendre la présidence de la banque unifiée.

En clair, il s’agissait d’établir si François Pérol avait lui-même exercé l’autorité publique sur ces deux banques, avant d’en prendre la direction, ce que les articles 432-12 et 432-13 du Code pénal prohibent : « Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. »

Dans un « édito vidéo » que Mediapart avait mis en ligne dès le 19 mars 2009, voici comment nous résumions le scandale de ce « pantouflage » hors norme :

Or, l’enquête préliminaire s’est déroulée dans des conditions scandaleuses. A l’époque, un seul témoin a été entendu, François Pérol, comme si cela suffisait à la manifestation de la vérité. Et lors de son audition, le 8 avril 2009, devant la brigade financière – audition dont nous avons pu prendre connaissance –, François Pérol a pu expliquer sans être contredit qu’il s’était borné à éclairer les choix de Nicolas Sarkozy, sans jamais être impliqué dans la moindre décision. Ce qui a donné lieu à ces échanges étonnants:

« Avez-vous eu, en tant que secrétaire général adjoint de la présidence de la République, à suivre le rapprochement des deux groupes et/ou l'apport de 5 milliards d'euros par l'État ?, lui demande le policier de la Brigade financière.

— Le rapprochement a été annoncé en octobre 2008, j'en ai été informé de même que les autorités de régulation et de contrôle, par les deux présidents de l'époque, Messieurs Milhaud [le président de l’époque des Caisses d’épargne] et Dupont [le président de l’époque des Banques populaires], la veille ou le jour de l'annonce officielle. J'en ai informé le président de la République. Dans le contexte de crise, ce que les autorités de régulation ont dit aux deux groupes, c'est qu'il fallait aller vite pour exécuter cette opération et que les discussions soient menées rapidement, répond François Pérol.

— Aviez-vous une mission de surveillance ou de contrôle sur ces deux entreprises ou leurs filiales ? insiste le policier.

— Non, répond le banquier.

— Avez-vous eu à proposer directement aux autorités compétentes des décisions relatives à ces entreprises, en particulier dans leur rapprochement et/ou à propos de l'apport de 5 milliards par I'État ?

— Non.

— Avez-vous formulé un ou des avis aux autorités compétentes sur des décisions relatives à ces entreprises, en particulier dans leur rapprochement et/ou à propos de l 'apport de 5 milliards par I'État.

— Non. Mes avis sont destinés au président de la République et au secrétaire général de la présidence. »

Le dialogue a ainsi duré quelque temps, sans que François Pérol n’en dise plus. Et peu de temps après, sans qu’aucun autre témoin ne soit entendu, sans qu’aucune perquisition ne soit conduite pour trouver les documents concernant l’affaire, l’affaire avait été classée sans suite par le parquet… Le patron de BPCE n’aurait donc jamais été rattrapé par la justice si les deux syndicats, ne se décourageant pas, n’avaient pas de nouveau déposé plainte, cette fois avec constitution de partie civile, ce qui a conduit à ce qu’un juge indépendant, Roger Le Loire, soit chargé du dossier Pérol.

L’enquête préliminaire s’est même passée dans des conditions encore plus scandaleuses que cela, car certains des acteurs de l’histoire ont secrètement eu connaissance de certaines de ces pièces, alors qu’elles sont théoriquement inaccessibles quand il n’y a pas de parties civiles. Ces fuites suspectes, c’est, ultérieurement, l’enquête du juge Le Loire qui les a fait apparaître.

Entendu dans le cadre de cette instruction le 12 décembre 2013 par un officier de la brigade centrale de lutte contre la corruption, Bernard Comolet – qui avait pris brièvement la présidence des Caisses d’épargne lors de la chute de Charles Milhaud avant d’être évincé à son tour par François Pérol – a été interrogé sur la présence d’un CD-Rom trouvé à son domicile, à l’occasion d’une perquisition réalisée le matin même. Car dans ce CD-Rom, les policiers ont retrouvé « des pièces de procédures relatives à l’enquête en préliminaire sur la nomination du président du groupe BPCE ».

Prié de dire comment il était entré en possession de ce document, Bernard Comolet a répondu : « J’avais demandé à l’un des avocats de la Caisse d’épargne d’Île-de-France s’il savait où en était la procédure à l’encontre de François Pérol. En réponse à cette demande, il m’a fourni ce CD en me disant que j’y trouverais les éléments de réponse. Je m’intéressais à cette procédure car je m’attendais à être entendu. »

Qui est cet avocat qui a transmis ce CD-Rom à Bernard Comolet ? L’a-t-il transmis à d’autres dirigeants des Caisses d’épargne, et notamment à François Pérol ? Et comment cet avocat a-t-il obtenu un tel document accessible à l’époque qu’aux membres du parquet de Paris ? L’interrogatoire de Bernard Comolet n’évoque pas plus avant ces questions. Il suggère juste qu’il y a eu des phénomènes de porosité entre certains cercles de la haute magistrature et certains cercles du pouvoir ou de la haute finance.

Le parquet avait donc classé sans suite, en septembre 2009, cette enquête préliminaire, considérant que François Pérol s'était borné « à informer et donner un avis au président de la République sur le rapprochement des groupes Banques populaires et Caisses d'épargne, sur le soutien financier de l'État et sur l'explication à donner à l'opinion publique ».

À la suite des nouvelles plaintes de la CGT et de Sud Caisses d’épargne, le juge d'instruction Roger Le Loire s'est saisi du dossier, et a rendu une ordonnance en date du 18 juin 2010 (que l'on peut télécharger ici), estimant qu'il y avait « lieu à informer ». Un tantinet ironique, l’ordonnance du juge tourne en dérision l’enquête préliminaire : « Cette enquête relativement succincte s'est limitée à la seule audition de Monsieur François Pérol et (…) dès lors il n'est pas possible en l'état sans procéder à des investigations complémentaires contradictoires de dire quel a été le rôle exact de ce dernier dans le rapprochement des groupes Caisses d'épargne et Banques populaires, ainsi que dans l'attribution du soutien financier dont ils ont bénéficié de la part de l'État. »

Mais malgré cela, la justice est encore restée longtemps entravée. Et il a fallu que l’affaire – sans doute la plus grave qui ait eu lieu en France en matière de « pantouflage » ces dernières années – remonte jusqu’à la Cour de cassation, avant que le juge ait enfin le droit d’instruire.

En clair, alors que le pantouflage controversé de François Pérol intervient au début de 2009, les investigations judiciaires ne sont menées que quatre ans plus tard. Et encore, sans l’obstination des deux syndicats, sans la pugnacité de quelques rares journaux, dont Mediapart, qui a fait l'objet de poursuites en diffamation (voir notre Boîte noire), sans doute l’affaire aurait-elle fini par être étouffée.

Mais ensuite, quand un juge est saisi du dossier et peut enfin instruire, quelle différence ! De l’enquête de Roger Le Loire peu de choses ont transpiré. Mediapart a révélé le 24 mars 2013 que quelque temps auparavant, le domicile de François Pérol avait fait l’objet d’une perquisition (lire Affaire BPCE : un proche de Sarkozy perquisitionné). Et pour finir, on avait appris que François Pérol avait été mis en examen le 6 février 2014 pour « prise illégale d’intérêt » (lire François Pérol mis en examen pour prise illégale d’intérêt). Mais du détail des investigations judiciaires, rien ou presque n’avait transparu dans la presse. Et pourtant, avec le recul, on se rend compte que d’un seul coup, la justice s’est donné tous les moyens d’établir les faits en cause.

Il y a eu ainsi des perquisitions dont on n’a jamais parlé. Au domicile de François Pérol, mais aussi dans son bureau, au siège de la banque BPCE. Mais aussi, le 13 février 2013, au domicile marseillais de l’ex-patron des Caisses d’épargne Charles Milhaud ; au domicile parisien de l’ancien patron des Banques populaires, Philippe Dupont, ou encore au siège de la Caisse des dépôts et consignations. Une autre perquisition policière a été conduite le 12 décembre 2013 au domicile de Bernard Comolet, au cours de laquelle les policiers ont découvert un 357 Magnum, mais le banquier leur a présenté un port d’armes en règle.

Enfin, en présence d’un représentant du bâtonnier de Paris, une dernière perquisition a eu lieu le 9 janvier 2014 au cabinet de Me François Sureau, qui a longtemps travaillé aux côtés de Me Jean-Michel Darrois (avant de devenir avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation) et qui, dans cette fonction, a été le conseil d’abord de Charles Milhaud, puis de François Pérol.

En plus de ces perquisitions, il y a eu de nombreuses auditions. Ce fut le cas de l’ex-président de la commission de déontologie de la fonction publique, Olivier Fouquet (commission qui a été emportée dans la tourmente à cause de cette affaire) ; de Bernard Comolet et de son bras droit de l’époque, Alain Lemaire ; de Philippe Dupont et de son bras droit de l’époque, Bruno Mettling ; de Dominique Ferrero, l’ancien patron de Natixis ; de Stéphane Richard, à l’époque directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy et actuel patron d’Orange ; de Me François Sureau ; de Xavier Musca, qui, à l’époque des faits, était directeur du Trésor et a remplacé ensuite François Pérol à l’Élysée ; d’Augustin de Romanet, à l’époque directeur général de la Caisse des dépôts et actuel patron d’Aéroport de Paris ; de Claude Guéant, à l’époque secrétaire général de l’Élysée ; et même d’Alain Minc, l’éminence grise de Nicolas Sarkozy et d’une ribambelle de patrons dont… celui des Caisses d’épargne !

Ce sont donc ces investigations qui ont fini par convaincre le juge d’instruction qu’il disposait de suffisamment d’indices graves et concordants pour mettre en examen François Pérol pour « prise illégale d’intérêt ». Elles pourraient maintenant le conduire à prendre une ordonnance de renvoi en correctionnelle. Preuve qu’après avoir longtemps été entravée, la justice a repris un cours normal.

A suivre, le deuxième volet de notre enquête : Ces mails confientiels qui ont guidé l'enquête judiciaire

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne, puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous eûmes révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes, en qualité d'auteur des enquêtes, ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte-rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne: un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris le décision, à la fin de 2006, de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits Conseils (Stock, 2007) et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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Recours pour excès de pouvoir contre la privatisation de l’aéroport de Toulouse

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Emmanuel Macron imaginait sans doute que la privatisation de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, ne nécessitant pas le vote d’une loi à la différence des privatisations futures des aéroports de Nice et de Lyon, serait une simple formalité. Erreur ! L’affaire fait de plus en plus de vagues. Après de très violentes polémiques à l’Assemblée nationale, le ministre de l'économie va devoir affronter une nouvelle épreuve, judiciaire celle-là, puisque le Conseil d’État examinera lundi un recours en référé pour excès de pouvoir.

Il faut dire que l’histoire de cette privatisation a commencé par un grave faux pas du ministre, pris en flagrant délit de mensonge. Annonçant début décembre au journal La Dépêche que l’aéroport de Toulouse-Blagnac allait être vendu au groupe chinois Symbiose, composé du Shandong Hi Speed Group et Friedmann Pacific Investment Group (FPIG), allié au groupe canadien SNC Lavalin, Emmanuel Macron avait fait ces commentaires : « Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas d’une privatisation mais bien d’une ouverture de capital dans laquelle les collectivités locales et l’État restent majoritaires avec 50,01 % du capital. On ne vend pas l’aéroport, on ne vend pas les pistes ni les bâtiments qui restent propriété de l’État. [...] Nous avons cédé cette participation pour un montant de 308 millions d’euros », avait dit le ministre de l’économie.

« Celles et ceux que j'ai pu entendre, qui s'indignent de cette cession minoritaire de la société de gestion de l'aéroport de Toulouse, ont pour profession d'une part d'invectiver le gouvernement et d'autre part d'inquiéter les Français », avait-il aussi déclaré dans la foulée, en marge du congrès de l'Union nationale des professions libérales.

Or, Mediapart a révélé le 7 décembre, en publiant les fac-similés du pacte d’actionnaires conclu à l’occasion de cette privatisation, qu’Emmanuel Macron avait menti (lire Aéroport de Toulouse : les preuves du mensonge). En effet, ce pacte ne lie pas l’État à la Région, au département et à la ville de Toulouse, pour former une majorité de 50,1 % au sein du capital de la société ; mais il lie l’État au groupe chinois Symbiose. Ce pacte d’actionnaires précise de plus que les trois membres du directoire de la société seront désormais désignés par l’investisseur chinois. Au terme d’une clause stupéfiante, l’État a même accepté d’abdiquer tous ses pouvoirs : « L’État s’engage d’ores et déjà à ne pas faire obstacle à l’adoption des décisions prises en conformité avec le projet industriel tel que développé par l’acquéreur dans son offre et notamment les investissements et budgets conformes avec les lignes directrices de cette offre », précise la clause 2.2.2.

Le mensonge du ministre lui a donc valu d’abord d’être très vivement interpellé à l’Assemblée nationale, dès le 9 décembre. C’est l'écologiste Noël Mamère qui a mené la charge en brandissant les clauses de ce contrat que Mediapart avait mises en ligne, en reprochant au ministre de l’économie d’avoir travesti la vérité.

Dans une réponse pour le moins maladroite, Emmanuel Macron – qui a toujours refusé de parler à Mediapart (lire notre « boîte noire ») – a été contraint de confirmer la plupart de nos informations. Il a admis que le groupe chinois était domicilié dans un paradis fiscal ; et il n’a pas nié que son allié canadien, SNC Lavalin, venait d’être radié pour dix ans par la Banque mondiale pour des faits graves de corruption.

Somme toute, sa seule défense, en recul, a été de faire valoir que le pacte d’actionnaires garantissait aux collectivités locales une… minorité de blocage au sein du capital de la société Aéroport de Toulouse. Ce qui n’a évidemment plus rien à voir : au début le ministre voulait faire croire à l’opinion que les actionnaires publics restaient majoritaires ; et le voilà contraint d’avouer que ces actionnaires publics ne disposent plus que d’une... minorité de blocage !

Ce mensonge public du ministre a ainsi donné des armes aux détracteurs de ce projet de privatisation. Et dans la région de Toulouse, ils sont très nombreux. Sous la coordination d’un avocat, Christophe Lèguevaques, un collectif d’élus et de citoyens de tous les courants de la gauche (PS, Front de gauche, Europe Écologie-Les Verts…) et de toutes les collectivités concernées (Région, département et ville de Toulouse) s’est donc formé pour faire échec à cette privatisation. Ce collectif comprend également l’Union syndicale Solidaires de Haute-Garonne, la FSU du même département et deux associations de riverains, le collectif contre les nuisances aériennes, et le collectif Francazal. Nos abonnés connaissent Christophe Lèguevaques, puisqu’il dispose de son propre site Internet (il est ici) mais il tient aussi depuis longtemps son blog sur Mediapart (il est là).

Ce collectif a donc pris la décision de déposer un recours pour excès de pouvoir qui sera examiné lundi matin par le Conseil d’État. Voici ce texte :

Dans leur recours pour excès de pouvoir, les requérants observent que le cahier des charges établi pour cette privatisation a été bafoué. Ce cahier des charges édicte en effet que la qualité de chef de file d’un consortium en lice pour la privatisation ne peut être modifié au cours de la procédure. Or, il semble que ce fut le cas. Dans un premier temps, le chef de file aurait pu être le canadien SNC Lavalin, mais quand sa lourde condamnation par la Banque mondiale a commencé à être connue et à faire scandale, il semble que les investisseurs chinois aient subrepticement hérité de cette qualité de chef de file.

Les requérants relèvent également l’omission de toute consultation relative aux bruits et aux nuisances, en violation des obligations légales édictées par la Charte de l’environnement, de même que l’omission de toutes études d’impact. Ils font aussi valoir que « plusieurs membres du consortium Symbiose sont situés dans des paradis fiscaux, ce qui rend impossible le respect des obligations sociales et fiscales ».

Les requérants évoquent aussi le pacte d’actionnaires secret révélé par Mediapart en faisant ces constats : « La procédure ne respecte pas le principe de transparence puisque, même après le choix du repreneur, l’État refuse de communiquer le pacte d’actionnaires avec l’acquéreur rendant ainsi impossible tout contrôle. En effet, il existe un doute que le pacte d’actionnaires négocié avec le consortium Symbiose soit différent de celui proposé aux autres candidats. » Pour eux, « chacun de ces faits constitue un manquement à un principe général communautaire ou un principe général du droit français des appels d’offres ».

En prévision de l’examen, lundi, de ce recours par le Conseil d’État, l’Agence des participations de l’État (APE), qui est la direction du ministère des finances en charge des entreprises publiques ou des actifs détenus par l’État, a donc, elle-même, présenté un mémoire en défense. Le voici :

Dans ce mémoire, assez laconique, plusieurs constats sautent aux yeux. D’abord, l’APE admet, à sa façon, que la procédure n’a pas été totalement transparente et qu’il s’est bien passé quelque chose dans la répartition des rôles entre les canadiens de SNC Lavalin et les chinois de Symbiose. La version de l’APE est que Symbiose a d’abord déposé une offre en faisant savoir que « SNC Lavalin pourrait y participer à un niveau très minoritaire (10 %) » ; et puis finalement Symbiose aurait déposé « une offre ferme sans participation de SNC Lavalin, qui apportera seulement une assistance technique au consortium ».

Si tel est vraiment le cas, pourquoi cela n’a-t-il pas été connu aux moments opportuns ? Pourquoi faut-il un recours pour que l’APE admette que l’alliance sino-canadienne a changé en cours de route ? Cette franchise tardive apporte assurément de l’eau aux moulins des requérants, qui pointent l’opacité de la procédure.

Pour le reste, le mémoire en défense de Bercy s’en tient à des arguments surtout de forme et non de fond, estimant par exemple qu’aucun requérant ne démontre son intérêt à agir ou que l’urgence alléguée par les requérants fait défaut.

L’APE écarte également d’un revers de main le débat sur l’honorabilité de SNC Lavalin au motif qu’il n’est pas (ou plus !) membre du consortium Symbiose. Sous-entendu : le groupe a peut-être été sanctionné gravement par la Banque mondiale, mais puisque finalement il va jouer les seconds rôles… il n’est plus opportun de s’en offusquer. Et dans le cas de la domiciliation de Symbiose dans un paradis fiscal, on retiendra que cela ne choque pas vraiment le ministère des finances : « Sauf à démontrer une infraction, la résidence fiscale n’est pas un critère de recevabilité (moyen infondé) ; au demeurant, le véhicule d’acquisition qui serait mis en place par le consortium Symbiose serait localisé en France et soumis à la fiscalité française », lit-on dans le mémoire.

En somme, un groupe localisé aux îles Vierges britanniques ou aux îles Caïmans, pour y profiter de la totale opacité qu’autorisent ces paradis fiscaux, n’en est pas moins le bienvenu en France, pour peu qu’il se donne la peine de créer une coquille financière ad hoc. Assurément, ce précepte édicté par le ministère des finances sera étudié de près par le monde des affaires, en espérant qu’il puisse faire jurisprudence. Vivent les paradis fiscaux, à la condition qu'ils se cachent derrière d'honorables cache-sexes ! Puisque c'est le ministère des finances qui, très officiellement, l'affirme, il faut bien en prendre note.

En réplique aux arguments de l'APE, Me Christophe Lèguevaques a adressé au Conseil d'État le mémoire complémentaire que l'on peut consulter ici sur son blog sur Mediapart ou alors ci-dessous :

Quel que soit le contenu de l’ordonnance que prendra le Conseil d’État, soit dès lundi, soit dans les jours suivants, la controverse autour de la privatisation de l’aéroport de Toulouse est donc loin d’être close. Car qu’il y ait eu ou non, en droit, excès de pouvoir, il est en tout cas assuré qu’Emmanuel Macron a géré ce dossier comme s’il était non pas un ministre de la République mais toujours l’associé gérant d’une grande banque d’affaires, avec deux seuls soucis, celui du culte du secret et de l’opacité ; et la meilleure bonne fortune possible pour les heureux actionnaires. Alors que les principes d’une véritable démocratie reposent sur le respect des citoyens, le souci de la vérité et celui de la transparence…

BOITE NOIREJ'ai eu l'occasion de rencontrer Emmanuel Macron avant l'élection présidentielle. Sitôt après l'alternance, il n'a plus jamais donné suite à de nombreuses demandes de rendez-vous. Encore ces derniers jours, j'ai cherché à entrer en contact avec lui, mais il n'a donné aucune suite à mes démarches. Par téléphone et par mail, j'ai cherché à de nombreuses reprises ces trois dernières semaines à joindre également sa collaboratrice en charge de sa communication, mais elle n'a retourné aucun de mes appels ou messages. Ma consœur Martine Orange, de Mediapart, est dans la même situation.

En fait, depuis le début des années 1980, c'est la première fois au ministère des finances ou de l'économie que je trouve totalement porte close.

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Affaire Pérol : ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête (2/3)

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Il est habituellement très difficile, pour ne pas dire impossible, de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien, et d'être à même d'observer par le menu comment les grands de ce monde – hauts fonctionnaires, politiques, financiers, banquiers, avocats, lobbyistes, patrons de presse – peuvent parfois s’entendre et prendre langue entre eux, dans une étrange et formidable consanguinité, et parfois même au mépris des règles de l’État de droit.

De ce mélange des genres, de ces stupéfiants conflits d’intérêts, entre mondanités parisiennes et vie des affaires, on ne connaît le plus souvent qu’une version édulcorée ou romancée, celle que la littérature a laissé parfois entrevoir. À la manière de Splendeurs et misères des courtisanes, le roman d’Honoré de Balzac. Mais on peine à deviner que la réalité dépasse parfois la fiction.

Et pourtant, c’est le cas. Et c’est l’immense intérêt des investigations judiciaires qui ont été conduites autour de l’affaire Pérol : outre les dysfonctionnements de la justice, qui ont fait l’objet du premier volet de notre enquête (lire Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3), elles permettent aussi d’entrer dans les lieux de pouvoir où l’on n’accède d’ordinaire jamais : à la lisière entre les sommets de l’État et les cercles dominants de la haute finance ; dans le cœur même du capitalisme de connivence à la française. Et ce zoom indiscret dans le « QG » du capitalisme endogame français permet au passage de mieux cerner les charges que la justice pourrait retenir contre François Pérol.

Si cette plongée au cœur même du capitalisme français est possible, c’est parce que le juge Le Loire a d’abord été le destinataire de courriers anonymes retraçant des échanges d’e-mails sur une très longue période, entre de très nombreux protagonistes de notre histoire. À Mediapart, nous avions aussi été informés de l’existence de ces mails, mais ne sachant pas dans un premier temps comment la justice allait les apprécier, nous n’en avions fait qu’une brève mention à l’occasion de l’une de nos enquêtes dès le 31 janvier 2011 (lire La justice va décider si l’affaire Pérol sera ou non étouffée).

Vérification faite, ces échanges de mails – tantôt cocasses, tantôt stupéfiants – figurent bel et bien dans le dossier d’instruction du juge Roger Le Loire, qui s’est appliqué à vérifier s’ils confirmaient ou non l’implication directe de François Pérol dans les dossiers des Caisses d’épargne et des Banques populaires. Ce sont même ces mails qui ont visiblement servi au magistrat de fil conducteur pour conduire ses investigations, et lui permettre d’arriver à la conviction que François Pérol ne s’est pas borné à éclairer Nicolas Sarkozy sur les décisions qu’il devait prendre, mais qu’il a réellement exercé l’autorité publique sur les deux banques dont il a pris ultérieurement la présidence. Ces mails ont aussi souvent servi de trame à la police judiciaire pour conduire les auditions de témoin voulues par le magistrat. Et, dans la foulée, ce sont ces mêmes mails qui éclairent sous un jour cru les ressorts du fonctionnement du capitalisme parisien.

Une bonne partie de ces mails ont pour émetteur ou pour destinataire un avocat, Me François Sureau, qui joue dans cette histoire des Caisses d’épargne et de l’affaire Pérol un rôle singulier – comme on l’a vu, son bureau a d’ailleurs fait l’objet d’une perquisition dans le cadre de l’enquête judiciaire autour de l’affaire Pérol et il a lui-même été entendu comme témoin. Avocat des Caisses d’épargne du temps de Charles Milhaud, il est ensuite devenu l’avocat de François Pérol.

Très proche ami d’Alain Minc, François Sureau l’a accompagné et assisté par le passé dans beaucoup de ses joutes au sein des arcanes complexes du capitalisme parisien. Il a ainsi été à ses côtés quand, à la fin des années 1980, il a piloté la désastreuse OPA lancée par Cerus, la filiale de Carlo de Benedetti, sur la Société générale de Belgique, une OPA qui a bien failli ruiner l’industriel italien.

En ce mois de janvier 1988, quand Alain Minc pilote cette OPA qui indigne à l’époque toute la Belgique, François Sureau est en effet son adjoint. Arrogant, plastronnant à l’hôtel Hilton de Bruxelles où il a réquisitionné les trois derniers étages pour établir ses quartiers, Alain Minc assure jour après jour qu’il est en train de gagner la partie – alors qu’il organise une débâcle. Physiquement, Alain Minc n’est pourtant même pas présent en permanence à Bruxelles. Alors que tout l’avenir du jeune empire Benedetti s’y joue, il arrive en jet privé dans la capitale belge le lundi matin, et en repart le plus souvent le soir même, laissant derrière lui son adjoint, François Sureau. Dans cette catastrophe, qui a fait perdre pas loin de 800 millions d’euros à l’industriel italien, tout a été emporté. Cerus a sombré. Et il n’est resté qu’une indéfectible amitié entre Alain Minc et François Sureau. C’est ainsi qu’on les retrouve, longtemps plus tard, dans l’entourage du patron des Caisses d’épargne.

Me François Sureau est ainsi réputé de longue date pour exercer ses talents à la lisière du droit et de la vie des affaires. Il n’est d’ailleurs pas le seul à se livrer à ce délicat exercice d’équilibre. À l’époque, le cabinet dans lequel il travaille a pour figure principale Me Jean-Michel Darrois, un autre ami très proche d’Alain Minc, qui a aussi participé à la calamiteuse aventure de l’OPA sur la Société générale de Belgique. Jean-Michel Darrois est l’avocat de nombreux grands patrons du CAC 40, mais ne dédaigne pas lui-même de participer un peu plus directement à la vie des affaires. Ainsi, quand Nicolas Sarkozy n’avait pas encore décidé, au lendemain de 2012, s’il se relancerait ou non dans la vie politique, Alain Minc avait commencé à travailler pour son compte afin de créer un gigantesque fonds d’investissement ayant l’ambition de rassembler 1 milliard d’euros d’actifs. Me Darrois apparaissait dans les documents secrets préparatoires, révélés par Mediapart (lire Sarkozy veut créer un fonds d’investissement et Le business plan secret de Sarkozy et Minc). Dans la dernière de ces deux enquêtes, nous avions même révélé le business plan confidentiel de ce fonds baptisé Columbia Investment Company (business plan qui peut être consulté ici). Or dans ce document secret figurait la liste envisagée des membres du Comité d’investissement du fonds, originaires de différents pays européens ; et les deux Français pressentis pour siéger dans ce comité d’investissement étaient les deux amis, Alain Minc et Jean-Michel Darrois.

Suivant l’exemple de celui avec lequel il travaille, Me Sureau joue donc un rôle charnière, dès 2002, quand notre histoire commence. Un rôle polyvalent comme y excelle Jean-Michel Darrois : il exerce son métier d’avocat, mais il fait aussi office de lobbyiste, d’intercesseur, exactement comme Alain Minc.

Il est en effet l’avocat des Caisses d’épargne, dirigées à l’époque par Charles Milhaud ; lequel Charles Milhaud a pris secrètement comme conseil Alain Minc, l’éminence grise du capitalisme parisien et proche de Nicolas Sarkozy ; lequel Alain Minc a suggéré à Charles Milhaud de prendre pour numéro deux l’un de ses poulains, Philippe Wahl (qui depuis est devenu patron de La Poste).

Pour tous ces amis, qui ont longtemps défendu (hormis Philippe Wahl) la cause d’Édouard Balladur et qui se sont ralliés ensuite à son dauphin, Nicolas Sarkozy, l’alternance de 2002 est des plus heureuses. Ils se réjouissent d’autant plus du retour aux affaires de la droite qu’un autre ami de la même mouvance, François Pérol, proche aussi d’Alain Minc, quitte alors la direction du Trésor et devient directeur adjoint du cabinet du nouveau ministre des finances, Francis Mer, occupant donc désormais une place centrale à Bercy. Me Sureau devient alors le « passeur », celui qui fait les va-et-vient entre Charles Milhaud, Philippe Wahl et Alain Minc d’un côté ; et François Pérol de l’autre. C’est cela qui transparaît de ces mails et qui intriguera la police judiciaire : Me Sureau fait beaucoup plus que le travail habituel d’un avocat d’affaires, chargé de s’assurer de la validité juridique d’un « deal » financier. C’est lui-même qui va à Bercy pour construire ces « deals », pour en plaider la nécessité auprès des hauts fonctionnaires qu’il connaît, et tout particulièrement auprès de François Pérol, qui est un ami proche.

Pour tous ces amis, la configuration politique devient alors hautement favorable. Car ils caressent pour les Caisses d’épargne de grands projets : contribuer à ce qu’elles se désarriment progressivement de la Caisse des dépôts en emmenant avec elles le plus grand nombre d’actifs possibles ; qu’elles se banalisent ou rompent progressivement avec leurs racines mutualistes ; en somme, qu’elles deviennent une grande banque comme toutes les autres ; une grande banque privée…

Dès le lendemain du second tour des élections législatives, qui offre à Jacques Chirac une majorité à l’Assemblée nationale, le lundi 10 juin 2002 à 17 h 15, Me Sureau envoie ainsi un mail à Charles Milhaud – c’est le premier mail qui a intrigué le magistrat instructeur. Dans ce mail, l’avocat raconte qu’il vient de rencontrer François Pérol et que celui-ci est déterminé à prendre à bras le corps le dossier des Caisses d’épargne.

Le 10 octobre 2002, François Sureau relance François Pérol et lui demande s’il peut venir le voir – seul ou accompagné d’un dirigeant de la banque – pour parler avec lui de ce projet qu’ils caressent ensemble sur les Caisses d’épargne. Demande de rendez-vous que François Pérol s’empresse d’accepter, tout en priant François Sureau de venir seul.

Concrètement, un dossier très particulier occupe tout ce groupe d’amis et va mobiliser l’énergie de François Pérol pendant plusieurs années : il s’agit du dossier Ixis. Quand Francis Meyer (décédé depuis) devient directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) en décembre 2002, il se trouve en effet confronté à une situation d'extrême tension avec Charles Milhaud, le patron de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), qui veut prendre le contrôle de la structure commune, la banque Ixis, créée par la CDC et la CNCE.

Pour trouver une porte de sortie, Francis Meyer accepte donc d'abandonner le contrôle d'Ixis à la CNCE et en contrepartie la CDC devient l'actionnaire stratégique des Caisses d'épargne à hauteur de 35 % et négocie un pacte d'actionnaires qui lui donne un fort droit de regard sur les grandes décisions de l’Écureuil.

Le temps passe, et la configuration politique évolue. À la faveur d’un remaniement ministériel, en avril 2004, Nicolas Sarkozy devient ministre des finances, et garde à ses côtés François Pérol en qualité de directeur adjoint de cabinet. Dans un mail en date du 3 avril 2004, François Sureau résume pour Charles Milhaud ce qu’il pense de la situation : selon lui, elle leur est formidablement favorable. L’avocat vient en effet d’apprendre que François Pérol a renoncé à son projet de rejoindre la banque Rothschild et qu’il restera donc, pour eux, un interlocuteur privilégié, à Bercy, aux côtés de Nicolas Sarkozy. Mieux que cela ! Me Sureau a une autre bonne nouvelle à annoncer à son client : par l’intermédiaire de la figure de proue de son cabinet, Me Jean-Michel Darrois, qui est un intime de Nicolas Sarkozy et de son proche ami Martin Bouygues, il est parvenu à faire savoir en haut lieu qu’il serait opportun de garder au cabinet de Bercy un autre haut fonctionnaire, Luc Rémont, autre membre du cabinet de Francis Mer, qui deviendra en 2007 l’un des directeurs de Merrill Lynch, une banque qui travaille, entre autres, pour… les Caisses d’épargne. Pour François Sureau, la cooptation de Luc Rémont dans le cabinet de Nicolas Sarkozy est la bienvenue, car lui aussi est un familier des dossiers de la banque et il a le contact facile avec lui.

Un mois plus tard, le 3 mai 2004, le même François Sureau adresse un nouveau mail à Charles Milhaud, dans lequel il évoque la négociation du pacte d’actionnaires qui va lier les Caisses d’épargne à son principal actionnaire, la Caisse des dépôts et consignations, au terme du conflit autour d’Ixis. Un mail qui retiendra longtemps plus tard l’attention de la police judiciaire car il vient confirmer que François Pérol est celui, au cabinet de Nicolas Sarkozy à Bercy, qui supervise le dossier des Caisses d’épargne et exerce sur elles l’autorité publique. Dans ce mail très long, Me Sureau détaille certaines modalités de ce pacte et conclut qu’il faut bien s’assurer de l’accord de François Pérol sur la rédaction prévue du pacte.

La suite de l’histoire, les mails ne la font pas apparaître pour les trois années d’après, mais dans des enquêtes antérieures, Mediapart l’a déjà méticuleusement établie (lire en particulier Douze questions que Mediapart aimerait poser à François Pérol). À la fin de l’année 2004, Nicolas Sarkozy quitte Bercy pour devenir ministre de l’intérieur. Et François Pérol, lui, fait le choix de devenir associé gérant de la banque Rothschild. À l’époque, il est donc dans l'obligation de passer devant la commission de déontologie – obligation qui sera supprimée en 2007, une réforme ayant rendu la saisine de cette commission facultative. 

Le 22 décembre 2004, la commission rend donc son verdict au sujet de François Pérol. Elle l'autorise à devenir associé gérant de la banque Rothschild, mais à la condition de ne pas gérer dans les trois années suivantes (donc en 2005, 2006 et 2007) des dossiers qu'il a eus à connaître à Bercy. Cet avis (numéro 04.A0826) figure à la page 108 du rapport pour 2004 de la commission de déontologie (document PDF que l'on peut télécharger ici) : « Un conseiller au cabinet du ministre de l'économie, des finances et de l'industrie, précédemment chef du bureau "endettement international et assurance crédit" à la direction du Trésor, peut exercer une activité d'associé gérant au sein d'un département d'une banque d'affaires sous réserve qu'il s'abstienne de traiter toute affaire dont il a eu à connaître dans ses fonctions à la direction du Trésor et au cabinet du ministre, ainsi que de conseiller la direction du Trésor. »

Or, quelle est la principale activité de François Pérol pendant l'année 2006 ? Devenu associé gérant de Rothschild, il devient le banquier conseil des Banques populaires pour les aider à marier leur filiale Natexis avec une filiale de la CNCE, dénommée… Ixis, en vue de créer une nouvelle banque d'investissement, baptisée Natixis. En clair, François Pérol fait exactement ce que la commission de déontologie lui a interdit de faire : s'occuper du dossier des Caisses d'épargne et d'Ixis.

Selon l'enquête de Mediapart, ce n'est pas lui le véritable initiateur du projet. C'est le patron de la banque, David de Rothschild, qui est ami avec Phlippe Dupont, le patron des Banques populaires : tous deux chassent ensemble. Mais très vite, David de Rothschild passe la main à sa recrue, François Pérol, qui est ensuite épaulé dans l'opération par une autre grande figure de la banque, François Henrot.

À l’époque où nous avions mené cette enquête, nous avions même donné une évaluation des gains personnels que François Pérol avait perçus du fait de son implication comme associé gérant chez Rothschild dans le dossier Natixis en 2006 : de 1,5 à 2 millions d’euros (lire Natixis : les fabuleux honoraires de François Pérol).

Puis, à partir de 2007, de nouveaux mails viennent éclairer le rôle de François Pérol, qui officie désormais à l’Élysée comme secrétaire général adjoint. Sa mission, telle qu’il la conçoit, est-elle seulement d’éclairer les choix du nouveau président de la République, ou entend-il peser lui-même sur certains choix économiques et exercer l’autorité publique sur certaines banques ? Un premier mail de François Sureau à Charles Milhaud, en date du 29 mai 2007, juste quelques jours donc après la victoire de Nicolas Sarkozy, suggère clairement que la seconde hypothèse est la bonne. Dans ce mail, l’avocat raconte en effet qu’il vient de rencontrer longuement François Pérol et que ce dernier semble disposé à apporter son appui à une très grande opération engageant l’avenir des Caisses d’épargne, opération qui pourrait aller jusqu’à une « démutualisation totale ou partielle ». Ce mail est le seul que nous avions dans le passé déjà évoqué (lire La justice va décider si l’affaire Pérol sera ou non étouffée) et c’est sans doute, pour François Pérol, l’un des plus embarrassants.

Si François Pérol devait être renvoyé en correctionnelle – comme c’est probable –, ce mail risque en effet de prendre une grande importance. Car il constitue un indice, parmi de nombreux autres, que François Pérol n’a pas seulement éclairé le chef de l’État sur l’onde de choc de la crise financière qui commence au même moment et son impact sur les Caisses d’épargne. Non, pour cette banque, il caresse un projet très particulier, celui d’une « démutualisation ». Il s’agit, en somme, de transformer l’établissement en une banque privée ordinaire. Véritable chiffon rouge dans l’univers mutualiste, ce projet suggère que François Pérol a donc une vision bien à lui de l’avenir des Caisses d’épargne.

Dès qu’il a vent que l’Élysée caresse ce sulfureux projet, le patron des Caisses d’épargne, Charles Milhaud, qui lui-même a le projet caché de rapprocher le plus possible son établissement du monde de la finance privée, trépigne d’impatience et presse François Sureau de venir le voir au plus vite pour lui raconter en privé ce que François Pérol a dans la tête.

Au même moment, un autre mail de François Sureau à Charles Milhaud vient confirmer que le véritable centre de commandement de la politique économique française, c’est à l’Élysée qu’il se situe, et que François Pérol en est la tête de proue. Cette fois, c’est certes d’un autre dossier dont il s’agit, celui de la CNP. Le patron des Caisses d’épargne rêve de dépouiller la Caisse des dépôts de sa participation dans le groupe public d’assurances, et François Sureau lui explique que c’est encore une fois par François Pérol qu’il faut inévitablement passer pour obtenir gain de cause.

Le 5 juin 2007, François Sureau envoie ainsi un mail à Charles Milhaud. Il lui raconte qu’il vient encore une fois de rencontrer François Pérol et qu’il s’est entretenu avec lui du dossier de la CNP et des visées sur elle des Caisses d’épargne. Le mail s’arrête sur de nombreux détails, mais c’est surtout le sentiment qui s’en dégage qui est important : le propos de l’avocat fait clairement comprendre que François Pérol a la haute main sur la décision publique et que c’est lui qu’il faut convaincre.

Dans cette correspondance, François Pérol apparaît donc clairement comme celui, au sein de l’État, qui est à même de prendre les décisions les plus importantes, et si les Caisses d’épargne souhaitent mettre la main sur la CNP – elles n’y parviendront finalement pas –, elles savent que la clef de la décision, c’est François Pérol qui la détient. Le ministère des finances n’est pas même évoqué, comme s’il n’avait pas droit à la parole.

Mais dans leurs longues investigations pour percer les mystères de l’affaire Pérol, les policiers ne se sont pas intéressés qu’aux mails échangés par François Sureau, François Pérol et Charles Milhaud. D’autres mails sont aussi tombés entre leurs mains, qui les ont tout autant intéressés. Dans les premières semaines du quinquennat de Nicolas Sarkozy, Charles Milhaud reçoit ainsi d’autres conseils par mail, que lui adresse par exemple Jean-Marie Messier. Sarkozyste bon teint lui aussi, il a été embauché comme banquier d’affaires par Charles Milhaud, pour l’aider en certaines missions ou lui ouvrir des portes dans les sommets du pouvoir.

Or, là encore, dans les correspondances électroniques entre les deux hommes, qui parviendront ultérieurement entre les mains de la justice, transparaît le fait que François Pérol est un passage obligé pour toutes les grandes décisions. Dans plusieurs mails, l’un du 25 juin 2007, l’autre du 27 juin, Jean-Marie Messier évoque ainsi le projet de création d’un grand pôle de presse et de télévision dans le sud de la France – projet qui intéresse les Caisses d’épargne –, et à chaque fois, il fait comprendre que toute décision passera par François Pérol.

Dans un autre mail, le 23 septembre 2007, Jean-Marie Messier, qui est chargé lui aussi de plaider auprès de François Pérol la cause des Caisses d’épargne dans le dossier de la CNP, rend compte de ses démarches auprès de son interlocuteur à l’Élysée, et il a une formule qui laisse entendre que c’est François Pérol qui décide de tout.

Mis bout à bout, tous ces mails sont donc autant d’indices qui font clairement apparaître que François Pérol n’a pas un rôle habituel de conseiller à l’Élysée, mais qu’il occupe une véritable fonction de commandement au sommet de l’État. Dans un procès-verbal établi par une commissaire de la Division nationale d’investigations financières et fiscales (DNIFF), en date du 16 novembre 2012, ces mails ont d’ailleurs fait l’objet d’une analyse. Leurs extraits les plus significatifs sont ainsi passés en revue avec à chaque fois, en gras, les citations les plus importantes révélant le rôle central de François Pérol, omniprésent dans tous les dossiers qui concernent les Caisses d’épargne.

En bref, ce sont bel et bien ces mails, parvenus fortuitement sur le bureau du juge d’instruction, qui risquent de contribuer au renvoi de François Pérol devant un tribunal correctionnel, afin d'y être jugé pour prise illégale d’intérêt.

Bientôt, le troisième volet de notre enquête : quand un banquier passe aux aveux (3/3)

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : MySearch and GooglePlayDownloader passent en version 1.6

Les financiers jouent l’intimidation face à la Grèce

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« Troisième scénario : le pire des cas. » Dans une note réalisée à la mi-décembre, Goldman Sachs analysait longuement la situation politique et économique grecque. Pour la banque américaine, si le gouvernement d’Antonis Samaras ne parvenait pas à trouver une majorité parlementaire pour élire son candidat à la présidentielle, et était obligé de provoquer des élections parlementaires anticipées, ce serait la pire des situations. Syriza, devenu la hantise du monde financier, serait alors aux portes du pouvoir, et rouvrirait les négociations avec les créanciers internationaux de la Grèce, au risque de relancer la crise, prédisait la banque américaine. Dans son scénario catastrophe, tout se termine par une panique bancaire, et un écroulement financier sur le modèle chypriote.

Lundi 29 décembre, les premières craintes de Goldman Sachs se sont matérialisées (voir En Grèce, Syriza part favori pour les législatives du 25 janvier). La coalition gouvernementale a échoué et le processus électoral est relancé. En dépit de la peur panique des milieux financiers de voir Syriza remporter les élections, les premières réactions ont été plus modérées que prévu. Il est vrai que les financiers avaient déjà largement anticipé les résultats. Si la Bourse d’Athènes a perdu plus de 11 %, tout de suite après l’annonce de la fin du gouvernement Samaras, elle s’est reprise par la suite pour terminer à -3,36 %. Une chute presque modeste. Depuis neuf mois, l’indice a perdu 40 % de sa valeur. De même, les obligations d’État à dix ans ont franchi le seuil hautement symbolique des 9 % lundi contre 8,86 % la semaine dernière. Mais là encore, le décrochage avait eu lieu bien avant. En septembre, les taux grecs à dix ans étaient encore à 5,57 %.

Signaux rassurants, selon les milieux financiers : la chute de la Bourse d’Athènes n’a pas entraîné à sa suite les autres marchés financiers européens. Les Bourses de Madrid et de Milan ont perdu respectivement 0,84 % et 1,15 %. Les obligations allemandes, servant encore une fois de valeur refuge, ont vu à nouveau leurs taux diminuer pour tomber à 0,56 %. Ils n’ont jamais été aussi bas. Mais ces mouvements n’ont pas l’ampleur des dévissages qu’ont connus les marchés européens ces dernières semaines, notamment lors de l’écroulement du rouble.

Alexis Tsipras, leader de SyrizaAlexis Tsipras, leader de Syriza © Reuters

Ces premières réactions de marché, en pleine période de trêve des confiseurs, n’ont toutefois aucune signification. Personne ne doute que les pressions, les intimidations, les injonctions vont fuser de toutes parts dans les prochains jours pour inciter les Grecs à « bien voter ».

Sans attendre, le FMI a donné le ton des prochaines semaines. L’organisation internationale, qui est devenue un des principaux créanciers de la Grèce désormais, a annoncé qu’elle suspendait son aide, dans l’attente de la formation du prochain gouvernement. Un porte-parole du FMI a assuré que cette décision ne porterait aucun préjudice au pays, le gouvernement ayant assez de liquidités pour faire face. Dans les faits, l’aide du FMI a déjà été suspendue dans l’attente du nouveau plan d’aide.

Mais même si cette annonce n’a aucune conséquence immédiate sur la situation financière de la Grèce, elle en dit long sur la stratégie de tension que comptent mettre en place la troïka (BCE, FMI, Union européenne) et les créanciers internationaux face aux électeurs. Le résumé est simple : poursuivre le régime d’austérité imposé depuis quatre ans qui a mis le pays à genoux, ou c’est le chaos.

Considérant désormais comme normal de s’immiscer dans les processus électoraux européens, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, s’est d’ailleurs empressé de le rappeler : il n’y a pas d’autre choix. « Les réformes très dures sont en train de porter leurs fruits. Il n’y a pas d’alternative à celles-ci. Nous continuerons à aider la Grèce sur son chemin des réformes. Si la Grèce prend un autre chemin, ce sera difficile. Les nouvelles élections ne changeront pas les accords que nous avons passés avec le gouvernement grec. Tout nouveau gouvernement sera tenu par les engagements pris par ses prédécesseurs », a-t-il prévenu. À la suite, Pierre Moscovici, dans ses nouveaux habits de commissaire européen à l’économie, a répété l’avertissement : « La Grèce doit respecter les engagements pris et mettre en place les réformes qui s’imposent. »

Bien que l’échec de ses plans de sauvetage passés soit désormais manifeste – le PIB du pays a chuté de 25 % depuis 2008, le chômage est à 26,5 %, la pauvreté touche le tiers de la population –, la troïka n’entend pas changer de préceptes. Elle a un nouveau programme, censé accompagner la Grèce vers la sortie du programme d’aide. Celui-ci passe par un plan massif de privatisations, de nouvelles coupes budgétaires, de nouvelles réductions dans la fonction publique, de nouvelles économies dans les retraites, la santé, l’éducation.

Même la coalition gouvernementale d’Antonis Samaras, pourtant très attentive à répondre aux exigences de la troïka, s’est sentie dans l’incapacité de porter politiquement ses nouvelles mesures, après cinq années d’austérité. « Samaras a fait un calcul politique. Si son gouvernement faisait adopter par le parlement le dernier paquet de mesures exigées par la troïka, il n’avait aucune chance de faire élire le président en février. Il serait alors obligé d’aller aux élections générales juste après avoir fait voter de nouvelles mesures impopulaires. Dans ce contexte, avancer les élections donnait une petite chance de succès à la coalition, et en cas d’élections anticipées, laisserait à Syriza ou à un gouvernement emmené par Syriza, la tâche de clore les négociations avec la troïka », raconte le chroniqueur grec Nick Malkoutzis.

Bien décidée à ne pas lâcher d’un pouce, l’Europe entend imposer les mêmes exigences – voire plus, au gouvernement sorti des urnes. Tout a été fait pour le mettre d’emblée dos au mur : le nouveau plan d’aide doit être signé à la fin février, si la Grèce veut avoir accès à de nouvelles lignes de crédit, indispensables pour assurer sa survie. Syriza, s’il mène le gouvernement, acceptera-t-il de se laisser prendre dans cet étau mortel, au nom de la raison d’État ? Ou sera-t-il prêt à aller jusqu’à l’épreuve de force ? C’est une des grandes inconnues qui terrorisent le monde financier et les responsables européens et qui les amènent à surenchérir dans la stratégie du chaos.

Ces dernières semaines, les responsables de Syriza se sont pourtant beaucoup déplacés en Europe pour rencontrer les financiers et tenter de les rassurer. De longs exposés ont été faits aux principaux responsables de la City pour leur expliquer la situation de la Grèce et les solutions qu’ils envisageaient pour sortir le pays de l’impasse. Tout se voulait raisonnable, négocié. Mais le seul fait de bouger les lignes a paru insupportable à un monde financier qui ne veut pas céder une once du pouvoir exorbitant qu’il a obtenu. Pour la City, Alexis Tsipras, le chef de Syriza, est quasiment une réincarnation de Lénine.

Pourtant, certains financiers finissent parfois par concéder qu’il a raison : la Grèce, tout comme l’Europe, ne peut poursuivre cette politique mortifère, d’une déflation interne sans fin. Un analyste de la Barclays résume ainsi l’alternative devant laquelle se trouvent Athènes et l’Europe : « Ou c’est l’union fiscale avec l’abandon d’une partie des dettes, ou c’est la sortie de la Grèce de l’euro (Grexit) », avec le risque de voir la zone euro éclater. En d’autres termes, l’Europe se retrouve devant la même alternative qu’il y a trois ans. Le temps gagné, surtout grâce à l’intervention de la Banque centrale européenne, affirmant sa détermination à faire tout pour sauver l’euro, n’aura servi qu’à pousser les problèmes sous le tapis.

Renégocier la dette grecque, en annuler une partie, figure en tête des propositions de Syriza. Sur ce point, quand ils pensent à froid, les financiers souscrivent à l’analyse. Pour eux, l’endettement de la Grèce est insoutenable. Les plans de la troïka qui visaient à stabiliser puis à diminuer la dette du pays ont lamentablement échoué. Rien ne s’est passé comme prévu. Même si la Grèce affiche désormais, à coups de coupes budgétaires, un excédent primaire, sa dette a explosé en raison de l’effondrement de l’économie. Son taux d’endettement s’élevait à 120 % du PIB en 2007, il est désormais de 172 %. « La Grèce aura réussi cette première historique en économie d’être plus endettée après qu’avant son plan de défaut partiel de 2012 », ironise l’économiste Yanis Varoufakis.

Dans une note publiée en octobre, l’agence de notation Standard & Poor’s écrivait que si rien n’était fait, la Grèce ne pourrait faire face à ses besoins financiers et serait en faillite dans les 15 mois à venir. Une nouvelle restructuration de la dette grecque semble donc inévitable pour les milieux financiers. Et ils y sont d’autant plus favorables qu’ils ne sont plus directement concernés : plus de 80 % de la dette grecque est désormais dans des mains publiques.

C’est un des grands tours de magie qu’avait pointés un rapport interne du FMI, très critique sur le sauvetage de la Grèce. « Une restructuration plus rapide de la dette aurait diminué le fardeau de l’ajustement en Grèce et permis de diminuer les effets dramatiques de la récession. Le report a donné une fenêtre aux créanciers privés pour réduire leurs expositions et placer la dette dans des mains publiques. Ce transfert a été réalisé à une échelle impressionnante et a laissé le secteur public en risque », insistait alors le rapport (voir Les aveux calculés du FMI).

Le fait que la dette grecque soit désormais essentiellement portée par les autres États européens devrait normalement faciliter les discussions en vue d’un abandon partiel. Mais justement non. L’Allemagne, et d’autres pays européens du Nord, veulent bien à la limite accepter un allongement de la durée de leurs créances, un abaissement des taux, toutes sortes d’accommodements dans les remboursements, à condition que ces aménagements soient accompagnés d’un strict plan de réformes et d’une tutelle de fait sur la gestion de la Grèce. Mais elle refuse toute annulation même partielle de la dette.

Annuler la dette grecque serait avouer que l’Europe, emmenée par l’Allemagne, a fait fausse route dans sa gestion passée. Ce serait reconnaître que les plans de sauvetage grecs ont d’abord servi à sauver les banques et à transférer leurs risques auprès des contribuables qui eux, désormais, doivent payer l’addition. Ce serait aussi prendre le contre-pied du discours politique d’Angela Merkel qui, depuis le début de la crise, a érigé les Allemands en exemple, et les Grecs en fauteurs de trouble, en tricheurs. Ce serait enfin envoyer, aux yeux de Berlin, un mauvais signal aux autres pays, qui seraient tentés de relâcher les efforts de réforme : en particulier l’Italie et la France, les nouveaux « pécheurs », comme le dit Mme Merkel. Tant que tous les autres pays européens ne seront pas passés sous la toise allemande, il ne saurait y avoir d’union fiscale.

Comme ces arguments ne sont pas tous présentables, une autre ligne de défense est en train d’être organisée : concéder un abandon de la dette grecque créerait un précédent dangereux, doublé d’une injustice. « Si l'on acceptait d’annuler une partie de la dette grecque, il faudrait aussi le faire pour le Portugal, l’Irlande, qui eux aussi ont eu des plans de sauvetage. Il faudrait y inclure aussi l’Italie, qui a un endettement insoutenable (135 % du PIB) », expliquait en substance un conseiller européen cité par la BBC. En un mot, la charge serait insupportable, mieux vaut donc abandonner cette voie tout de suite.

Mais alors, que faire de la Grèce ? Attendre qu’elle explose ? L’Europe n’a pas de réponse, sauf celle de rajouter de la dette à la dette, de l’austérité à l’austérité. Cinq ans après le début de la crise de l’euro, l’Europe se retrouve au point de départ. Elle est face aux mêmes questions, aux mêmes impasses, refusant en plus aujourd’hui de reconnaître les erreurs de sa gestion passée. Cette situation est intenable. D’une façon ou d'une autre, des changements s’imposent. La Grèce vient de donner le premier signal du mouvement.

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Syriza-Podemos, deux partis frères pour faire bouger l'Europe en 2015 ?

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L'accélération du scénario grec, avec des élections législatives fixées au 25 janvier, pourrait provoquer une première : la formation d'un gouvernement à gauche de la social-démocratie dans un pays de l'UE (si l'on met de côté les communistes chypriotes). Explosive, l'hypothèse est bien sûr suivie de très près par d'autres partis frères ailleurs sur le continent. En Espagne, en particulier, où Podemos, l'une des formations issues du mouvement « indigné », semble bien parti pour mettre à mal le bipartisme PP-PSOE lors des législatives d'octobre.

Syriza, Podemos : à eux deux, ces mouvements politiques, qui siègent ensemble à Strasbourg sous la bannière de la Gauche unitaire européenne (GUE), tiennent une bonne partie de l'avenir de l'UE entre leurs mains. Rien n'est fait mais, sur le papier, ils ont les moyens de faire bouger cette « Europe allemande » théorisée par le sociologue Ulrich Beck, à laquelle s'est heurté François Hollande. Cinq ans après l'éclatement de la crise des dettes souveraines en Europe, et autant d'années d'austérité sur le continent, ce serait une première, pour tester des alternatives dans l'Europe du Sud.

Les deux formations anti-austérité le savent, et leurs leaders – le Grec Alexis Tsipras, 40 ans, et l'Espagnol Pablo Iglesias, 36 ans – ne manquent pas une occasion de mettre en scène leur union politique. Lundi, après l'annonce du scrutin grec anticipé, Iglesias a encouragé, sur Twitter, son collègue : « 2015 sera l'année du changement en Espagne et en Europe. Ça commencera par la Grèce. En avant Alexis ! » En octobre 2014, lors d'un acte commun à Athènes, Tsipras avait déjà prévenu : « Podemos peut devenir l'autre Syriza en Europe, le Syriza espagnol. »

Dans une tribune publiée le 30 décembre dans le quotidien conservateur El Mundo, Pablo Iglesias en rajoute une couche : « Alexis sait tout autant que nous que remporter une élection ne suffit pas pour prendre le pouvoir, et que la marge d'action dans le contexte actuel et inévitable de l'Union, est étroite. Mais il sait aussi, tout autant que nous, que des vents de changement soufflent, et que les peuples du Sud de l'Europe (…) sont prêts à changer de cap, et à avancer vers une Europe où la justice sociale et la souveraineté populaire formeront les bases d'une démocratie qui saura s'imposer face à la peur. »

À première vue, les deux économies sont très différentes – la Grèce ne pèse plus que 2 % du PIB de la zone euro, contre 12 % pour l'Espagne (et 20 % pour la France). Mais les programmes de Syriza et Podemos présentent de nombreux points communs, de l'audit de la dette aux promesses de re-nationalisation. Leur mode d'organisation et leur leadership, par contre, divergent. Décryptage croisé des deux formations qui vont marquer 2015.

Alexis Tsipras et Pablo Iglesias le 15 novembre 2014 à Madrid.Alexis Tsipras et Pablo Iglesias le 15 novembre 2014 à Madrid. © Juan Medina / Reuters.

 1 - Deux structures politiques à l'opposé

Difficile de faire plus différent, en termes d'organisation, entre Podemos et Syriza. Leurs histoires respectives n'ont rien à voir. Créé en 2004, Syriza – acronyme qui signifie en grec « coalition de la gauche radicale » –, est un regroupement de partis de gauche, où l'on trouve des écologistes radicaux, d'ex-communistes ralliés à l'Europe (qui se sont séparés des communistes orthodoxes du KKE) ou encore des trotskistes et des maoïstes. Réalisant jusqu'alors des scores plutôt modestes, Syriza décolle aux législatives de 2012, accrochant la deuxième place. Il met alors fin au bipartisme Parti socialiste (PASOK) – Nouvelle démocratie, qui caractérisait la vie politique grecque depuis la fin de la dictature des colonels. Un an plus tard, lors de son congrès de 2013, la coalition se dote de structures unifiées.

« Syriza n'a jamais cherché à réfuter la forme du “parti”. Ce n'est pas un parti qui nie ses origines ou qui préfère éviter d'être étiqueté de gauche », commente le politologue Luis Ramiro, de l'université de Leicester (Grande-Bretagne), un spécialiste des gauches européennes, interrogé par le site d'informations espagnol InfoLibre. Si l'on devait trouver un partenaire naturel à Syriza en Espagne, ce serait plutôt Izquierda Unida (IU), qui rassemble communistes et écolos radicaux. Or, IU est désormais considéré comme un représentant de la « caste » par Podemos.

Podemos a surgi en janvier 2014. Son succès aux européennes de mai, où il talonne, à la surprise quasi-générale, Izquierda Unida, est une détonation dans le paysage national, marqué depuis plus de trente ans par un sage bipartisme entre PP (droite au pouvoir) et PSOE (socialistes, opposition). À l'origine, le poumon de Podemos est son réseau de « circulos », ces assemblées aux quatre coins du pays, censées fixer les orientations du collectif, dans la droite ligne du mouvement « indigné » surgi en 2011. Depuis le congrès madrilène d'octobre 2014, l'organisation s'est « verticalisée », avec un secrétaire général tout puissant (Pablo Iglesias) et sa garde rapprochée, qui ont la main sur l'ensemble des décisions. Elle s'est ainsi froissée avec une partie des « Indignés », qui y voient une trahison de leurs idéaux. Iglesias et ses proches justifient ses décisions au nom de l'efficacité politique : c'est la seule manière, disent-ils, de pouvoir remporter les législatives de l'automne prochain.

« La direction de Podemos détient plus de pouvoir (que celle de Syriza – ndlr) et ses guerres internes sont nettement moins consolidées », décrypte Guillem Vidal, un universitaire de l'institut européen de Florence, interrogé par InfoLibre. De manière assez classique pour ce type de formation, Syriza est parcourue de débats vifs en son sein, entre une aile gauche plus radicale, et une majorité – autour de 60 % de sa base – plus modérée. Mais la formation de Tsipras présente, assure Vidal, « une structure beaucoup plus solide, tandis que Podemos, elle, est plus volatile ». « Syriza est un parti qui se situe clairement à gauche, et qui ne peut pas jouer le jeu du discours ambigu à la Podemos », poursuit-il. Podemos prend soin, en effet, de refuser toute étiquette de parti de gauche, soucieux de séduire également des déçus de la droite espagnole, déstabilisée par des scandales de corruption en cascade.

2 - Quelle majorité pour gouverner ?

Les deux formations ont beau être des objets politiques très différents, Syriza et Podemos pourraient bien être confrontées à une même difficulté en 2015, même si elles arrivent en tête à la sortie des urnes : former une majorité au sein de leur parlement, pour gouverner. Pour Syriza, que les sondages créditent d'environ 30 % des voix, l'équation est connue : il faut trouver 151 sièges sur 300 députés à l'Assemblée. Même si la Constitution grecque donne une prime de 50 députés au premier parti élu à l'Assemblée, Syriza devra donc nouer des alliances – peut-être avec la gauche modérée de Dimar, ou avec les Grecs indépendants, un petit parti de droite, anti-austérité.

En Espagne, la difficulté est identique. Même si Podemos arrive en tête des législatives à l'automne, il n'est pas du tout exclu que le PP et le PSOE, ses deux principaux concurrents, forment une union nationale, en forme de cordon sanitaire… La question d'une alliance avec IU, dans ce contexte, se reposera sans doute. Difficulté supplémentaire, côté espagnol : les législatives sont encore lointaines, et Podemos devra, d'ici là, se livrer à une course d'obstacles dans laquelle il pourrait laisser des plumes (élections municipales et régionales en mai).

Après avoir, dans un premier temps, assuré qu'ils faisaient l'impasse sur les municipales, Podemos devrait tout de même présenter des candidats, dans certaines grandes villes, à partir de plateformes élargies aux contours encore à définir. À l'inverse, Syriza détient déjà quelques municipalités et dirige depuis quelques mois l'Attique, la région d'Athènes. Quoi qu'il en soit, certains pronostiquent déjà, en Grèce comme en Espagne, un « adoucissement » des positions des deux formations, à l'approche des élections.


3 - Oui à un audit de la dette, non à la sortie de l'euro

C'est l'un des points centraux, et communs, de leur programme : un audit de la dette publique. L'objectif est connu : passer en revue la dette accumulée au fil des années, pour, sinon annuler de manière unilatérale les pans de la dette considérée comme « illégitime », en tout cas renégocier son remboursement avec ses créanciers. L'opération doit permettre, en bout de course, de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, pour faire autre chose que de l'austérité. Chez Syriza, la suite logique, c'est de renégocier les « mémorandums » imposés par la Troïka BCE-FMI-Commission à Athènes, en échange des plans de « sauvetage » du pays mis en place en 2010, puis en 2012. Pour rassurer les inquiets, Tsipras et ses proches répètent depuis des semaines qu'ils ne prendront aucune décision de manière « unilatérale » pour renégocier le fardeau de la dette : un discours nettement adouci par rapport à 2012, où Syriza parlait de mémorandum sur le paiement de la dette avant toute négociation. Dans son programme issu de son congrès de 2013, les objectifs de Syriza sont exprimés ainsi : « Nous renégocions les conventions de prêts et nous en rendons caducs les termes défavorables, en posant comme sujet n°1 l'effacement de la plus grande partie de la dette avec la réalisation d'un audit. »

Si l'on lit le programme économique de Podemos (élaboré par deux économistes d'obédience keynésienne – à télécharger ici), il est question d'une « restructuration » de la dette, à la fois publique, mais aussi de celle des ménages. Celle-ci peut être accompagnée, dans certains cas, d'une « décote » (quita) – c'est-à-dire d'une annulation d'une partie de la dette. « Il est nécessaire de rappeler que la restructuration des dettes, en particulier dans les pays de la périphérie, ne doit pas être un caprice, mais le résultat d'une stratégie coopérative qui s'avérera bien plus favorable que celle imposée jusqu'à présent, et qui risque d'aggraver encore, et de généraliser la crise », lit-on dans le texte. D'où la logique d'une conférence internationale de la dette promise par Tsipras et Iglesias.

Les détails de la manœuvre, à Podemos comme au sein de Syriza, restent flous. Notamment parce que ces annulations, si elles devaient intervenir un jour, seront la conséquence d'une longue négociation avec les créanciers… Quoi qu'il en soit, les deux formations sont persuadées que lancer cette renégociation ne les obligera pas à quitter l'euro. La sortie de la zone euro ne fait partie de leur programme – même si une aile franchement eurosceptique de Syriza, minoritaire, le réclame, comme l'a déjà raconté Mediapart.

Pas de rupture avec l'euro, mais une réforme de la BCE – les deux formations sont dans la droite ligne des discours de la GUE, la gauche unitaire européenne au Parlement de Strasbourg. Dans le programme de Podemos, il est question d'une modification des statuts de la BCE, pour faire du plein emploi l'un de ses objectifs, ou encore d'une démocratisation de cette institution, qui devrait être, jugent-ils, davantage responsable de ses décisions devant le Parlement européen. La formation plaide aussi pour une « flexibilisation » du pacte de stabilité budgétaire – ce qui est aussi une réclamation du social-démocrate italien Matteo Renzi depuis son arrivée au pouvoir en début d'année – ou encore pour une hausse du budget propre à l'UE – autre réclamation assez consensuelle au sein des partis sociaux-démocrates.

Alexis Tsipras, le 6 mai 2012.Alexis Tsipras, le 6 mai 2012. © Reuters

Dans un entretien à Mediapart en avril 2014 où il plaidait pour une démocratisation des institutions européennes, Alexis Tsipras était parti en guerre contre les indicateurs purement économiques et budgétaires du pacte de stabilité de l'UE : « Je ne vois pas pourquoi nous devons tous être d'accord avec les 3 % de déficit public, le ratio de 60 % du PIB pour la dette, la limite des 2 % d'inflation… sans considérer comme indicateur de viabilité les chiffres du chômage ou le niveau de salaire minimum ! Un pays peut atteindre la limite des 3 % de déficit public en nivelant complètement la société… Cela ne veut pas dire que c'est un pays viable ! L'Europe doit donc opérer un véritable virage social, pour aller vers la justice sociale et la solidarité. » Mais sa stratégie, pour faire évoluer ces critères alors qu'il sera, s'il est élu, ultra-minoritaire à la table du conseil européen à Bruxelles, reste très floue.

4 - « Déprivatisations » et stop aux privatisations

Syriza veut l'arrêt des privatisations des biens publics, un sujet de premier plan dans un pays où la Troïka a mis en place un programme gigantesque de privatisations. Alexis Tsipras a également prévenu qu'il suspendrait toute nouvelle cession des propriétés de l'État, quitte à freiner le développement de nouvelles installations touristiques privées (et donc réduire l'arrivée d'investisseurs privés dans le secteur). Dans son programme pour les élections générales de 2012, Syriza parlait aussi de « nationaliser les anciennes entreprises publiques dans les secteurs stratégiques pour la croissance du pays ».

De son côté, Podemos est à peu près sur le même discours. Iglesias a notamment multiplié les sorties, appelant à « dé-privatiser » certains secteurs-clés, en particulier celui de la santé, confronté, en Espagne, à une vague de privatisations impopulaires. En 2012, Syriza parlait aussi de « nationalisation des banques », mais la formation semble, depuis, avoir arrondi les angles. Du côté de Podemos, on ne va pas aussi loin : il est question de renforcer le pôle de la banque publique, pour faciliter les prêts aux petites et moyennes entreprises et aux ménages (via la création, par exemple, d'une banque citoyenne des dépôts).

 

5 - Vers des hausses de salaires ?

Si Syriza arrive au pouvoir en Grèce, ce sera sans doute l'un des principaux combats avec l'UE et le FMI : Tsipras veut ramener le salaire minimum à ses niveaux d'avant-crise. Il parle aussi du versement d'allocations à tous les chômeurs du pays (la durée maximale d'indemnisation ne dépassant pas aujourd'hui un an). Un sacrilège aux yeux d'institutions internationales persuadées que la sortie de crise passe par un rétablissement de la « compétitivité » du pays. Syriza promet aussi la mise en place de plans alimentaires d'urgence, pour les plus démunis. Le dossier est explosif.

Podemos, comme Syriza, parle de revenus minimum garantis, pour en finir avec l'extrême pauvreté. Comment financer ces annonces ? Les deux formations misent sur une réforme plutôt agressive de la fiscalité. En résumé, cela passe à chaque fois par la création de nouvelles tranches d'imposition sur les revenus pour les plus riches (Podemos va jusqu'à 50 % sur les revenus annuels qui dépassent 120 000 euros).

Ils visent aussi un durcissement de l'impôt sur les sociétés – Tsipras évoque un alignement de l'impôt sur les grosses sociétés au niveau de la moyenne européenne. Il envisage de taxer également les revenus des armateurs grecs, dossier particulièrement sensible dans le pays, et promet d'annuler l'impôt foncier mis en place par l'actuel gouvernement Samaras, qui touche les résidences principales. Sans surprise, Syriza comme Podemos plaident pour une taxe sur les transactions financières – déjà censée voir le jour dans les années à venir dans 11 pays de l'UE.



6 - Tsipras et Iglesias, des leaders charismatiques mais assez différents

Alexis Tsipras est un ancien ingénieur de 40 ans, père de deux garçons. Pablo Iglesias est un politologue de 36 ans, enseignant à l'Université Complutense de Madrid. Les deux sont excellents en communication, ils ont donné un sérieux coup de vieux au personnel politique de leurs pays, et leur personnalité n'est pas pour rien dans le succès de leur formation. Mais la comparaison s'arrête là.

Tsipras est « un produit de l'appareil du parti, il a eu le parcours typique de l'apparatchik », expliquait un politologue, Ioannis Papadopoulos, interrogé par Libération au printemps 2014. Tsipras adhère à 16 ans aux jeunesses communistes. À l'université, il prend ses distances avec les communistes orthodoxes du KKE. Il devient secrétaire général du mouvement de jeunesse du Synaspismos, la principale composante du futur Syriza, à 25 ans, et entre au comité central du parti lors de sa création, en 2004, avant d'en prendre les rênes en 2008.

Iglesias, un temps passé par Izquierda Unida, n'a jamais joué la carte du parti. Il s'est construit une notoriété par internet, en créant son propre média (La Tuerka), qui diffuse depuis des années des émissions long format, entre éducation populaire et débat politique haut de gamme. L'Espagnol – qui compte plus de 730 000 abonnés sur Twitter – s'adresse très bien à une jeunesse désenchantée par la politique, à travers toute une série de références qu'il emprunte à internet, au hip-hop ou aux séries télé. Ce fan de Game of Thrones n'a pas hésité, il y a quelques jours, à commenter, dans un mélange d'anglais et d'espagnol, la situation politique de son pays en reprenant une réplique culte de la saga : « Winter is coming para el gobierno de Rajoy. » On imagine mal Alexis Tsipras, qu'on dit fan des Dire Straits, oser ce genre de sorties.

BOITE NOIREPour écrire cette analyse, nous nous sommes en partie appuyés sur un article publié sur le site espagnol InfoLibre (partenaire de Mediapart). Nous n'avons pas, dans cet article déjà très long, abordé, d'autres points des programmes de Syriza et Podemos, que l'on peut juger tout aussi décisifs (climat, environnement, logement, etc). Nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir courant 2015.

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Affaire Pérol : quand un banquier passe aux aveux (3/3)

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L’instruction judiciaire réalisée pour percer les mystères de l’affaire Pérol est décidément hautement instructive : elle permet de comprendre les charges qui pourraient être retenues contre le patron de BPCE, François Pérol, si le juge Roger Le Loire décidait son renvoi devant un tribunal correctionnel pour y être jugé du chef de prise illégale d’intérêt (lire le premier volet de notre enquête Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3). Mais elle permet aussi – chose rare – de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien et de comprendre quels en sont les codes et les mœurs.

Ces codes et ces mœurs, nous avons pu déjà en partie les comprendre à la lecture des mails qui figurent dans le dossier judiciaire et que nous avons évoqués dans le deuxième volet de cette enquête (lire Affaire Pérol: ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête judiciaire 2/3). Mais ils transparaissent aussi dans les différentes auditions auxquelles la police judiciaire a procédé. À commencer par celle de Bernard Comolet, l’éphémère patron des Caisses d’épargne, qui prend la présidence de la banque le 19 octobre 2008 quand, sous pression de Nicolas Sarkozy, son prédécesseur Charles Milhaud est poussé vers la sortie après la perte de quelque 750 millions d’euros sur les marchés financiers, et qui restera en fonction jusqu’au 26 février 2009, date à laquelle il est évincé à son tour, pour céder sa place à François Pérol.

Personnage effacé, qui n’a présidé les Caisses d’épargne que quatre mois, et qui n’était visiblement pas préparé à jouer le premier rôle, Bernard Comolet a été visé par une perquisition, à son domicile, le 12 décembre 2013. Et le même jour, il a été longuement entendu par un commandant de la Brigade centrale de lutte contre la corruption.

Cette audition constitue un événement à double titre. Au plan judiciaire d'abord, car le banquier a très précisément expliqué le rôle qu’a joué François Pérol et dans quelles conditions ce dernier a pris le pouvoir au sein de la banque. Événement sociologique aussi car, tantôt candide, tantôt naïf, le banquier a expliqué au policier dans quelles conditions d’autres proches de Nicolas Sarkozy l’avaient pris en main avant même que n’intervienne François Pérol, pour le parrainer dans la vie parisienne des affaires dont il ne connaissait pas les arcanes. D’autres proches, tel Alain Minc, le conseiller de Nicolas Sarkozy et grand entremetteur du capitalisme parisien ; ou encore René Ricol, l’expert-comptable le plus connu dans les milieux du CAC 40, que Nicolas Sarkozy nommera d’abord médiateur du crédit puis commissaire général à l’investissement.

Bernard Comolet raconte d'abord dans quelles conditions il est entré en contact avec Alain Minc – qui était déjà secrètement le conseil de son prédécesseur, Charles Milhaud : « Au sujet d’Alain Minc, rapporte-t-il, je dois vous dire que je suis issu de la banque et de la Caisse d’épargne et que ma nomination en qualité de Président du Directoire de CNCE [il s’agit de la Caisse nationale des caisses d’épargne, l’instance de direction de la banque] m'a projeté dans un monde dont je n'étais pas familier. Je vous précise que hormis mes connaissances de la banque, je ne fais pas partie de la haute administration et que je n'ai pas de réseau. C'est M. René Ricol qui est venu me voir après ma nomination (je le connaissais depuis qu'il avait été commissaire aux comptes de la Caisse d'épargne d’Ile-de-France en 1985) pour me dire qu'il fallait que je rencontre Alain Minc. J'ai donc rencontré une première fois Alain Minc en octobre-novembre 2008 en compagnie de René Ricol et d'Alain Lemaire [à l’époque, l’éphémère numéro 2 des Caisses d’épargne]. À cette occasion M. Minc nous a indiqué que compte tenu de l'ampleur de la tâche (la fusion avec Banques populaires) et de sa complexité, nous aurions besoin d'être conseillés. À ce titre, il accepterait de regarder notre dossier pour se déterminer s'il pouvait accepter d'être notre conseil. À cette occasion, M. Minc nous a indiqué que nous serions bien inspirés de nous choisir maintenant un inspecteur des finances pour nous aider, qu'aujourd'hui, on avait certainement encore le choix du nom mais que dans quelques mois le nom s'imposerait. »

Alain Minc, qui est le conseiller occulte de Nicolas Sarkozy et qui rencontre donc aussi fréquemment son ami François Pérol à l’Élysée, fait-il donc comprendre à Bernard Comolet qu’il aurait tout intérêt à enrôler ce dernier à ses côtés, faute de quoi l’intéressé risque fort de lui prendre sa place de force ? Bernard Comolet ne le précise pas, et poursuit son récit de la manière suivante : « Avec le recul, je décode ces propos ainsi : nous aurions eu bien moins de problèmes avec un inspecteur des finances à nos côtés, lequel aurait été familier dans nos relations avec les pouvoirs publics. »

« À l'issue de cette première rencontre, poursuit le patron par intérim des Caisses d’épargne, un deuxième rendez-vous a été programmé sans que je l'aie sollicité et pour lequel M. Lemaire n'a pas jugé utile de m'accompagner. Au cours de cet entretien, j'ai fait savoir à M. Minc que je n'avais besoin de rien. C'est après cela que j'ai eu la surprise de recevoir le petit mot d'Alain Minc que vous avez saisi, et qui est en fait une lettre de récriminations dans laquelle il se plaint qu'on se prévaudrait de ses services alors qu'il ne nous a point offert ses services. »

En quelque sorte, Bernard Comolet a été pris, si l’on peut dire, en sandwich. D’abord, il a été approché par deux intimes de Nicolas Sarkozy, René Ricol et Alain Minc. Puis, c’est avec un autre proche du même Nicolas Sarkozy qu’il aura affaire, François Pérol. Et cela se passera exactement comme Alain Minc le lui avait par avance suggéré : faute d’avoir appelé à ses côtés un inspecteur des finances, c’est ledit inspecteur des finances qui lui a finalement piqué sa place.

C’est cette seconde partie de l’histoire que Bernard Comolet raconte ensuite au policier, qui l’interroge pour savoir comment il a su que François Pérol serait le futur président de BPCE. « C’est le président de la République lui-même qui me l’a appris et je vais vous dire dans quelles conditions », raconte-t-il.

Bernard Comolet se lance alors dans un long récit, au cours duquel on a tôt fait de comprendre que tout a été organisé à l’Élysée : « Quelques jours avant le samedi 21 février 2009, j'avais été prévenu que François Pérol nous donnait rendez-vous à M. Dupont [le patron des Banques populaires] et à moi, à l’Élysée pour rencontrer le président de la République, ce samedi matin précisément à 11 h 45. À cette occasion le président de la République, Nicolas Sarkozy, nous a indiqué qu'il savait qu'on avait besoin de 5 milliards d’euros et que l’État avait pris la décision de les mettre à notre disposition. À cette réunion il y avait Pérol, Guéant, Dupont, le Président et moi. Le Président est ensuite entré dans les modalités selon lesquelles cette intervention pouvait avoir lieu, c'est-à-dire un prêt convertible en actions dans un délai de 3 à 5 années si des critères fixés dans un MOU (Mémorandum of Understanding) n'étaient pas respectés (conditions de remboursement). Il était précisé par M. Sarkozy que le prêt de 5 milliards d’euros ne serait attribué qu'à l'organe central une fois la fusion Banques populaires et Caisses d’épargne réalisée. »

Et le banquier poursuit : « Le président de la République nous indiquait ensuite, en rappelant que l’État prêtait 5 milliards, qu'il entendait que François Pérol dont il dressait le meilleur tableau, soit proposé comme futur directeur général exécutif du nouvel ensemble. Il nous a indiqué ensuite que le président du nouvel ensemble serait issu des Banques populaires et j'en ai conclu que c'était soit Dupont président du conseil d'administration avec Pérol directeur général, soit Pérol président du directoire et Dupont président du conseil de surveillance. »

En quelque sorte, Bernard Comolet raconte dans quelles conditions il a été prestement débarqué au cours d’une réunion à l’Élysée. Sans que les instances statutaires de la banque n’aient été réunies. Sans que le ministère des finances n’ait été associé en quoi que ce soit à la décision. Le fait du prince, ou un coup de force, comme on voudra…

Visiblement, le chef de l’État a transgressé toutes les procédures et il a congédié le banquier sans même se montrer courtois. « [Nicolas Sarkozy], conclut Bernard Comolet, a indiqué enfin que je devrais traiter avec François Pérol de mon rôle et de ma place dans le futur groupe. Cette annonce était sans appel et m'a été présentée comme une décision. À la fin de cette annonce, le Président s'est excusé du fait de ses occupations et nous a demandé d'en mettre en œuvre les modalités avec François Pérol, dont il disait regretter de devoir se séparer à l’Élysée. Puis il a quitté la salle de réunion. »

En clair, rien ne se passe normalement : Bernard Comolet est démis de ses fonctions, sans que les procédures légales ne soient respectées ; et François Pérol est intronisé patron de la nouvelle entité fusionnée de la même manière.

Est-ce d’ailleurs François Pérol qui a fixé à 5 milliards d’euros les apports d’argent public qui vont être faits aux deux banques dont il sait qu’il va prendre ultérieurement la présidence ? Si François Pérol est renvoyé devant un tribunal correctionnel, la question risque naturellement d’être longuement débattue. Voici la version de Bernard Comolet, telle qu’il l’a présentée au policier qui l’interrogeait : « Si vous me posez la question de savoir qui a déterminé le montant de 5 milliards, ce que je peux vous répondre et dont je suis sûr c'est que c'est le président de la République qui m'a dit : “Je sais que vous avez besoin de 5 milliards et on vous les prêtera.” À la question de savoir qui a défini les 5 milliards, je présume que la Banque de France a déterminé ainsi le montant minimum de fonds propres dont nous avions besoin pour respecter les ratios réglementaires. Le ministère des finances a dû évaluer la possibilité de mobiliser 5 milliards de fonds publics pour nous aider et je présume que François Pérol, par son expérience de la banque et sa connaissance du dossier Banque populaire Natixis Caisses d'épargne, a pu se faire sa propre opinion sur le besoin en fonds propres et conseiller ainsi le chef de l’État dans sa décision politique d'intervention. »

Et la fin de la réunion se déroule dans des conditions, pour anecdotiques qu’elles soient, qui révèlent les mœurs du capitalisme français de connivence : « La réunion étant dès lors terminée, François Pérol nous a proposé à Philippe Dupont et à moi-même de déjeuner dans un petit restaurant de la rue Gay-Lussac, proche de son domicile. C'était un repas convivial, où il s'est comporté avec moi comme un "patron souriant". Je me souviens qu'on a parlé au déjeuner de mon conseil en communication, conseil que j'ai indiqué ne pas avoir. Selon lui, c'était regrettable, me précisant qu'il avait Anne Méaux, d’Image 7 ; Dupont à son tour précisait avoir Stéphane Fouks, d'Euro-RSCG, comme conseil. »

Au cours de cette audition, le policier a également interrogé Bernard Comolet sur un contrat trouvé lors d’une perquisition et liant son prédécesseur, Charles Milhaud, à Jean-Marie Messier, l’ancien patron de Vivendi Universal qui s’est reconverti en banquier d’affaires et que nous avons déjà croisé comme conseil secret des Caisses d’épargne dans le deuxième volet de notre enquête. Ce contrat, Bernard Comolet dit alors ce qu’il en connaît : « J'ai eu connaissance à mon arrivée de ce contrat dont l'objet était une mission sur le rapprochement CNCE [la Caisse nationale des Caisses d’épargne] et BFBP [la Banque fédérale des Banques populaires], signé en date du 8 octobre 2008 et prévoyant une rémunération pour Messier Associés [la mini-banque d’affaires créée par Jean-Marie Messier] de 2 millions d'euros... Ce contrat avait été signé quelques jours avant mon arrivée. Ne sachant pas ce à quoi il allait servir, n'en voyant pas l'utilité et étonné des montants en cause, j'ai demandé quand je l'ai découvert à ce qu'il ne soit pas honoré. J'ai fait savoir qu'en cas de contestation, j'utiliserais toutes les voies de droit. Et je n'en ai plus entendu parler. »

Refusant les services d’Alain Minc ; ignorant de surcroît que tout bon grand patron fait forcément appel à l’un des grands cabinets de conseil en communication, celui d'Anne Méaux ou celui de Stéphane Fouks ; dénonçant un contrat conclut avec Jean-Marie Messier, un autre « chouchou » de Nicolas Sarkozy : l’impétrant ignorait décidément tout des us et coutumes du capitalisme du Fouquet’s et ne pouvait tenir longtemps à son poste.

C’est d’abord Alain Minc qui a fait comprendre à Bernard Comolet qu’ils ne faisaient vraiment pas partie du même monde, en lui adressant un petit mot vachard écrit sur une carte de visite retrouvée lors d’une perquisition : « ... Notre dernier rendez-vous m'a laissé un sentiment de malaise... une certaine manière de jouer de votre part, sous couvert d'humilité... Je n'ai jamais fonctionné avec mes interlocuteurs que dans une confiance totale et réciproque... tel n'est pas aujourd'hui et de votre fait, le cas... »

Le modeste et trop provincial banquier a dû finalement abandonner ses fonctions de président. C’est alors que commence l’affaire Pérol…

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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Affaire Pérol: un banquier passe aux aveux

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L’instruction judiciaire réalisée pour percer les mystères de l’affaire Pérol est décidément hautement instructive : elle permet de comprendre les charges qui pourraient être retenues contre le patron de BPCE, François Pérol, si le juge Roger Le Loire décidait son renvoi devant un tribunal correctionnel pour y être jugé du chef de prise illégale d’intérêt (lire le premier volet de notre enquête Affaire Pérol : quand la justice se libère de ses entraves 1/3). Mais elle permet aussi – chose rare – de pénétrer dans les coulisses du capitalisme parisien et de comprendre quels en sont les codes et les mœurs.

Ces codes et ces mœurs, nous avons pu déjà en partie les comprendre à la lecture des mails qui figurent dans le dossier judiciaire et que nous avons évoqués dans le deuxième volet de cette enquête (lire Affaire Pérol: ces mails confidentiels qui ont guidé l'enquête judiciaire 2/3). Mais ils transparaissent aussi dans les différentes auditions auxquelles la police judiciaire a procédé. À commencer par celle de Bernard Comolet, l’éphémère patron des Caisses d’épargne, qui prend la présidence de la banque le 19 octobre 2008 quand, sous pression de Nicolas Sarkozy, son prédécesseur Charles Milhaud est poussé vers la sortie après la perte de quelque 750 millions d’euros sur les marchés financiers, et qui restera en fonction jusqu’au 26 février 2009, date à laquelle il est évincé à son tour, pour céder sa place à François Pérol.

Personnage effacé, qui n’a présidé les Caisses d’épargne que quatre mois, et qui n’était visiblement pas préparé à jouer le premier rôle, Bernard Comolet a été visé par une perquisition, à son domicile, le 12 décembre 2013. Et le même jour, il a été longuement entendu par un commandant de la Brigade centrale de lutte contre la corruption.

Cette audition constitue un événement à double titre. Au plan judiciaire d'abord, car le banquier a très précisément expliqué le rôle qu’a joué François Pérol et dans quelles conditions ce dernier a pris le pouvoir au sein de la banque. Événement sociologique aussi car, tantôt candide, tantôt naïf, le banquier a expliqué au policier dans quelles conditions d’autres proches de Nicolas Sarkozy l’avaient pris en main avant même que n’intervienne François Pérol, pour le parrainer dans la vie parisienne des affaires dont il ne connaissait pas les arcanes. D’autres proches, tel Alain Minc, le conseiller de Nicolas Sarkozy et grand entremetteur du capitalisme parisien ; ou encore René Ricol, l’expert-comptable le plus connu dans les milieux du CAC 40, que Nicolas Sarkozy nommera d’abord médiateur du crédit puis commissaire général à l’investissement.

Bernard Comolet raconte d'abord dans quelles conditions il est entré en contact avec Alain Minc – qui était déjà secrètement le conseil de son prédécesseur, Charles Milhaud : « Au sujet d’Alain Minc, rapporte-t-il, je dois vous dire que je suis issu de la banque et de la Caisse d’épargne et que ma nomination en qualité de Président du Directoire de CNCE [il s’agit de la Caisse nationale des caisses d’épargne, l’instance de direction de la banque] m'a projeté dans un monde dont je n'étais pas familier. Je vous précise que hormis mes connaissances de la banque, je ne fais pas partie de la haute administration et que je n'ai pas de réseau. C'est M. René Ricol qui est venu me voir après ma nomination (je le connaissais depuis qu'il avait été commissaire aux comptes de la Caisse d'épargne d’Ile-de-France en 1985) pour me dire qu'il fallait que je rencontre Alain Minc. J'ai donc rencontré une première fois Alain Minc en octobre-novembre 2008 en compagnie de René Ricol et d'Alain Lemaire [à l’époque, l’éphémère numéro 2 des Caisses d’épargne]. À cette occasion M. Minc nous a indiqué que compte tenu de l'ampleur de la tâche (la fusion avec Banques populaires) et de sa complexité, nous aurions besoin d'être conseillés. À ce titre, il accepterait de regarder notre dossier pour se déterminer s'il pouvait accepter d'être notre conseil. À cette occasion, M. Minc nous a indiqué que nous serions bien inspirés de nous choisir maintenant un inspecteur des finances pour nous aider, qu'aujourd'hui, on avait certainement encore le choix du nom mais que dans quelques mois le nom s'imposerait. »

Alain Minc, qui est le conseiller occulte de Nicolas Sarkozy et qui rencontre donc aussi fréquemment son ami François Pérol à l’Élysée, fait-il donc comprendre à Bernard Comolet qu’il aurait tout intérêt à enrôler ce dernier à ses côtés, faute de quoi l’intéressé risque fort de lui prendre sa place de force ? Bernard Comolet ne le précise pas, et poursuit son récit de la manière suivante : « Avec le recul, je décode ces propos ainsi : nous aurions eu bien moins de problèmes avec un inspecteur des finances à nos côtés, lequel aurait été familier dans nos relations avec les pouvoirs publics. »

« À l'issue de cette première rencontre, poursuit le patron par intérim des Caisses d’épargne, un deuxième rendez-vous a été programmé sans que je l'aie sollicité et pour lequel M. Lemaire n'a pas jugé utile de m'accompagner. Au cours de cet entretien, j'ai fait savoir à M. Minc que je n'avais besoin de rien. C'est après cela que j'ai eu la surprise de recevoir le petit mot d'Alain Minc que vous avez saisi, et qui est en fait une lettre de récriminations dans laquelle il se plaint qu'on se prévaudrait de ses services alors qu'il ne nous a point offert ses services. »

En quelque sorte, Bernard Comolet a été pris, si l’on peut dire, en sandwich. D’abord, il a été approché par deux intimes de Nicolas Sarkozy, René Ricol et Alain Minc. Puis, c’est avec un autre proche du même Nicolas Sarkozy qu’il aura affaire, François Pérol. Et cela se passera exactement comme Alain Minc le lui avait par avance suggéré : faute d’avoir appelé à ses côtés un inspecteur des finances, c’est ledit inspecteur des finances qui lui a finalement piqué sa place.

C’est cette seconde partie de l’histoire que Bernard Comolet raconte ensuite au policier, qui l’interroge pour savoir comment il a su que François Pérol serait le futur président de BPCE. « C’est le président de la République lui-même qui me l’a appris et je vais vous dire dans quelles conditions », raconte-t-il.

Bernard Comolet se lance alors dans un long récit, au cours duquel on a tôt fait de comprendre que tout a été organisé à l’Élysée : « Quelques jours avant le samedi 21 février 2009, j'avais été prévenu que François Pérol nous donnait rendez-vous à M. Dupont [le patron des Banques populaires] et à moi, à l’Élysée pour rencontrer le président de la République, ce samedi matin précisément à 11 h 45. À cette occasion le président de la République, Nicolas Sarkozy, nous a indiqué qu'il savait qu'on avait besoin de 5 milliards d’euros et que l’État avait pris la décision de les mettre à notre disposition. À cette réunion il y avait Pérol, Guéant, Dupont, le Président et moi. Le Président est ensuite entré dans les modalités selon lesquelles cette intervention pouvait avoir lieu, c'est-à-dire un prêt convertible en actions dans un délai de 3 à 5 années si des critères fixés dans un MOU (Mémorandum of Understanding) n'étaient pas respectés (conditions de remboursement). Il était précisé par M. Sarkozy que le prêt de 5 milliards d’euros ne serait attribué qu'à l'organe central une fois la fusion Banques populaires et Caisses d’épargne réalisée. »

Et le banquier poursuit : « Le président de la République nous indiquait ensuite, en rappelant que l’État prêtait 5 milliards, qu'il entendait que François Pérol dont il dressait le meilleur tableau, soit proposé comme futur directeur général exécutif du nouvel ensemble. Il nous a indiqué ensuite que le président du nouvel ensemble serait issu des Banques populaires et j'en ai conclu que c'était soit Dupont président du conseil d'administration avec Pérol directeur général, soit Pérol président du directoire et Dupont président du conseil de surveillance. »

En quelque sorte, Bernard Comolet raconte dans quelles conditions il a été prestement débarqué au cours d’une réunion à l’Élysée. Sans que les instances statutaires de la banque n’aient été réunies. Sans que le ministère des finances n’ait été associé en quoi que ce soit à la décision. Le fait du prince, ou un coup de force, comme on voudra…

Visiblement, le chef de l’État a transgressé toutes les procédures et il a congédié le banquier sans même se montrer courtois. « [Nicolas Sarkozy], conclut Bernard Comolet, a indiqué enfin que je devrais traiter avec François Pérol de mon rôle et de ma place dans le futur groupe. Cette annonce était sans appel et m'a été présentée comme une décision. À la fin de cette annonce, le Président s'est excusé du fait de ses occupations et nous a demandé d'en mettre en œuvre les modalités avec François Pérol, dont il disait regretter de devoir se séparer à l’Élysée. Puis il a quitté la salle de réunion. »

En clair, rien ne se passe normalement : Bernard Comolet est démis de ses fonctions, sans que les procédures légales ne soient respectées ; et François Pérol est intronisé patron de la nouvelle entité fusionnée de la même manière.

Est-ce d’ailleurs François Pérol qui a fixé à 5 milliards d’euros les apports d’argent public qui vont être faits aux deux banques dont il sait qu’il va prendre ultérieurement la présidence ? Si François Pérol est renvoyé devant un tribunal correctionnel, la question risque naturellement d’être longuement débattue. Voici la version de Bernard Comolet, telle qu’il l’a présentée au policier qui l’interrogeait : « Si vous me posez la question de savoir qui a déterminé le montant de 5 milliards, ce que je peux vous répondre et dont je suis sûr c'est que c'est le président de la République qui m'a dit : “Je sais que vous avez besoin de 5 milliards et on vous les prêtera.” À la question de savoir qui a défini les 5 milliards, je présume que la Banque de France a déterminé ainsi le montant minimum de fonds propres dont nous avions besoin pour respecter les ratios réglementaires. Le ministère des finances a dû évaluer la possibilité de mobiliser 5 milliards de fonds publics pour nous aider et je présume que François Pérol, par son expérience de la banque et sa connaissance du dossier Banque populaire Natixis Caisses d'épargne, a pu se faire sa propre opinion sur le besoin en fonds propres et conseiller ainsi le chef de l’État dans sa décision politique d'intervention. »

Et la fin de la réunion se déroule dans des conditions, pour anecdotiques qu’elles soient, qui révèlent les mœurs du capitalisme français de connivence : « La réunion étant dès lors terminée, François Pérol nous a proposé à Philippe Dupont et à moi-même de déjeuner dans un petit restaurant de la rue Gay-Lussac, proche de son domicile. C'était un repas convivial, où il s'est comporté avec moi comme un "patron souriant". Je me souviens qu'on a parlé au déjeuner de mon conseil en communication, conseil que j'ai indiqué ne pas avoir. Selon lui, c'était regrettable, me précisant qu'il avait Anne Méaux, d’Image 7 ; Dupont à son tour précisait avoir Stéphane Fouks, d'Euro-RSCG, comme conseil. »

Au cours de cette audition, le policier a également interrogé Bernard Comolet sur un contrat trouvé lors d’une perquisition et liant son prédécesseur, Charles Milhaud, à Jean-Marie Messier, l’ancien patron de Vivendi Universal qui s’est reconverti en banquier d’affaires et que nous avons déjà croisé comme conseil secret des Caisses d’épargne dans le deuxième volet de notre enquête. Ce contrat, Bernard Comolet dit alors ce qu’il en connaît : « J'ai eu connaissance à mon arrivée de ce contrat dont l'objet était une mission sur le rapprochement CNCE [la Caisse nationale des Caisses d’épargne] et BFBP [la Banque fédérale des Banques populaires], signé en date du 8 octobre 2008 et prévoyant une rémunération pour Messier Associés [la mini-banque d’affaires créée par Jean-Marie Messier] de 2 millions d'euros... Ce contrat avait été signé quelques jours avant mon arrivée. Ne sachant pas ce à quoi il allait servir, n'en voyant pas l'utilité et étonné des montants en cause, j'ai demandé quand je l'ai découvert à ce qu'il ne soit pas honoré. J'ai fait savoir qu'en cas de contestation, j'utiliserais toutes les voies de droit. Et je n'en ai plus entendu parler. »

Refusant les services d’Alain Minc ; ignorant de surcroît que tout bon grand patron fait forcément appel à l’un des grands cabinets de conseil en communication, celui d'Anne Méaux ou celui de Stéphane Fouks ; dénonçant un contrat conclut avec Jean-Marie Messier, un autre « chouchou » de Nicolas Sarkozy : l’impétrant ignorait décidément tout des us et coutumes du capitalisme du Fouquet’s et ne pouvait tenir longtemps à son poste.

C’est d’abord Alain Minc qui a fait comprendre à Bernard Comolet qu’ils ne faisaient vraiment pas partie du même monde, en lui adressant un petit mot vachard écrit sur une carte de visite retrouvée lors d’une perquisition : « ... Notre dernier rendez-vous m'a laissé un sentiment de malaise... une certaine manière de jouer de votre part, sous couvert d'humilité... Je n'ai jamais fonctionné avec mes interlocuteurs que dans une confiance totale et réciproque... tel n'est pas aujourd'hui et de votre fait, le cas... »

Le modeste et trop provincial banquier a dû finalement abandonner ses fonctions de président. C’est alors que commence l’affaire Pérol…

BOITE NOIREDepuis 2008, Mediapart a consacré pas loin de 150 enquêtes à la crise des Caisses d'épargne puis à l'affaire du pantouflage de François Pérol, qui a conduit à sa mise en examen pour prise illégale d'intérêt. À l'origine de très nombreuses révélations, nous avons fait l'objet de onze plaintes en diffamation, avec constitution de partie civile, de la part de l'ancienne direction des Caisses d'épargne emmenée par Charles Milhaud, à la suite de quoi François Pérol a ajouté une douzième plainte, après que nous avons révélé qu'il quittait l'Élysée pour prendre la direction de cette banque dans des conditions controversées. Edwy Plenel, en qualité de directeur de la publication de Mediapart, et l'auteur de ces lignes en qualité d'auteur des enquêtes ont donc été mis en examen à l'époque à douze reprises.

Mais finalement, à quelques jours du procès, les plaignants ont redouté la confrontation judiciaire au cours de laquelle nous entendions établir la véracité des faits et l'honnêteté de notre travail, et ont retiré leurs plaintes. Pour finir, Mediapart a donc engagé contre eux une procédure pour poursuites abusives et a obtenu réparation. On trouvera un compte rendu de cette confrontation judiciaire notamment dans ces deux articles : Mediapart gagne son procès contre les Caisses d'épargne et Caisses d'épargne : un jugement important pour la liberté de la presse.

Cette histoire des Caisses d'épargne croise aussi la mienne. C'est à la suite de la censure d'un passage de l'une de mes enquêtes sur les Caisses d'épargne, du temps où j'étais éditorialiste au Monde, que j'ai pris la décision à la fin de 2006 de quitter ce quotidien. À l'époque, j'avais cherché à comprendre les raisons de cette censure et j'avais découvert que le président du conseil de surveillance du Monde, Alain Minc, était aussi secrètement le conseil rémunéré du patron des Caisses d'épargne, auquel il demandait par ailleurs des financements pour renflouer Le Monde. J'ai raconté l'histoire de cette censure au début de mon livre Petits conseils (Stock, 2007), et dans la vidéo suivante : Pourquoi je rejoins Mediapart.

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Pourquoi le prix du pétrole est redevenu une arme géopolitique

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Quand il s’agit du prix de l’or noir, autrement dit le cours du baril de pétrole brut, le commentaire public dominant semble affecté d’un étrange strabisme. Que le prix s’envole vers de nouveaux sommets, et c’est haro sur les spéculateurs. Mais qu’il s’effondre, et ce sont les théories du complot qui sont appelées à la rescousse d’une toujours subtile causalité. Comme si les « spéculateurs » ne jouaient qu’à la hausse.

Donc, depuis le printemps dernier, le cours de l’or noir est en chute libre. De quelque 115 dollars le baril aux plus hauts de l’année qui vient de s’achever, à moins de 55 dollars aux plus bas pendant la trêve des confiseurs. Une division par deux. En six mois. Pour les consommateurs des pays importateurs, ce nouveau « contre-choc » pétrolier est l’équivalent d’une soudaine, inespérée et significative réduction d’impôt. « Si un prix moyen du baril se maintient à 65 dollars le baril sur les douze prochains mois, cela équivaudrait pour l’économie mondiale à une baisse d’impôt de 1 500 milliards de dollars », a calculé l’économiste et financier canadien Kenneth Courtis.

Excellent pour le portefeuille de l’automobiliste quand chaque passage à la pompe se traduit par une facture allégée. Le prix du litre de gasoil, le carburant préféré des Français, est même passé brièvement en décembre sous le seuil symbolique de l’euro dans certaines stations. Bon pour le moral et pour la « confiance », la clef jusqu’ici introuvable de la « sortie de crise ». Pas terrible sans doute pour le climat, mais si les pouvoirs en place prenaient le sujet au sérieux, cela se saurait.

La chute du prix du brut serait pour beaucoup dans l’accélération récente de la reprise économique aux États-Unis. Un remède semble-t-il plus efficace que les acrobaties monétaires de la Réserve fédérale des États-Unis. Sans doute moins dangereux, à terme. Et dont profite également « Joe Sixpack » et pas seulement les « 1 % » d'acteurs ou clients de Wall Street. Et pourtant, personne n’a songé à remercier les « spéculateurs » (on trouvera dans l’onglet Prolonger un lien vers une analyse intéressante du rôle de la spéculation).

Par contre, les amateurs de « complots » géostratégiques sont à la fête. La thèse la plus en vogue, et la plus crédible, est bien celle d’une manœuvre conjointe de l’Arabie Saoudite et des États-Unis (deux des trois premiers producteurs mondiaux d’huile, avec la Russie) visant à déstabiliser leurs ennemis respectifs (et parfois communs). Pour Kenneth Courtis, qui réfute le terme de complot, le moment clef aurait été la rencontre de six heures, à Djeddah, le 11 novembre dernier, entre le secrétaire d’État américain John Kerry et le roi Abdallah, non annoncée et confirmée seulement quelques jours plus tard.

« Après cette date, nos traders nous expliquent que toute tentative de renverser la tendance baissière s’est heurtée à la présence sur le marché de ce qu’ils appellent des “big hands”, explique-t-il. Autrement dit un acteur public suffisamment puissant pour opérer des « ventes soutenues et systématiques » de plusieurs centaines de milliers de barils, voire beaucoup plus, sur un marché déjà structurellement excédentaire et où le prix marginal fait référence.

L’accord de Djeddah s’est traduit par un changement d’attitude des monarchies du Golfe vis-à-vis des mouvements djihadistes qu’elles avaient financés et armés depuis le début de la guerre civile en Syrie. Et par une hausse de l’engagement américain, y compris sur le terrain avec des « conseillers » supplémentaires, contre le groupe de l’État islamique. Dans le collimateur de cette alliance américano-saoudienne renouvelée, avant tout les Russes et les Iraniens, principaux soutiens de Bashar al-Assad. Alliés objectifs face au terrorisme djihadiste au Moyen-Orient, les négociateurs américains et iraniens peinent cependant à trouver sur le programme nucléaire de la République islamique un accord qui aurait une chance de passer auprès de leurs conservateurs respectifs, le Congrès, désormais entièrement dominé par la droite républicaine, n’étant pas le moindre obstacle.

Mais amener Téhéran à résipiscence est sans doute désormais moins crucial que déstabiliser une Russie poutinienne dont le jeu géostratégique est devenu pour le pouvoir américain bien plus qu’une nuisance. « La Russie apparaît comme le principal obstacle à leurs menées politiques », observe Kenneth Courtis. L’opposition de Moscou à la stratégie, à vrai dire incohérente, de l’administration Obama en Syrie est désormais presque anecdotique. Coopération sans cesse renforcée avec la Chine, y compris dans le domaine de l’énergie, nouvelles ouvertures nucléaires en direction de l’Inde, complicité active avec l’Iran (notamment pour aider ce pays à contourner l’embargo pétrolier occidental), et enfin, situation de guerre plus vraiment « froide » en Ukraine : cela fait beaucoup vu de Washington où le retour de la confrontation avec le Kremlin semble avoir redonné audience à certaines voix néo-conservatrices au département d’État et même à la Maison-Blanche.

« Les Américains lucides savent que c’est bien davantage la baisse continue du prix du pétrole à partir de 1979 que la stratégie offensive de Ronald Reagan qui a mis à genoux une Union soviétique rendue incapable de se refinancer », rappelle Kenneth Courtis. La question est de savoir si l’approche « énergétique » peut donner les mêmes résultats avec la Russie poutinienne qu’avec l’URSS brejnévienne, et dans quels délais.

Calculée en rouble dévalué, la chute des prix du brut n’est pas aussi dramatique qu’en dollar réévalué. « Le baril en rouble vaut plus cher qu’il y a un an », relève Kenneth Courtis. D’autre part, poursuit-il, les sanctions des États-Unis et de leurs alliés européens ainsi que les mesures de représailles décidées par le Kremlin conduisent la machine économique russe à modifier ses sources d’approvisionnement. Auprès de pays qui, le « hasard » faisant bien les choses, ont aussi connu des dévaluations parfois même supérieures à celles de la Russie. « Les entreprises japonaises ne demandent qu’à se substituer à leurs concurrentes allemandes pour les biens d’équipement, explique-t-il. Le Brésil, la Turquie, et demain peut-être la Thaïlande, prennent des parts de marché agricoles aux Européens. »

Beaucoup plus nocives, les sanctions financières « furtives »,qui ont pratiquement coupé l’accès de la Russie, et spécialement de son système bancaire, aux marchés de capitaux internationaux. « En marge des réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Washington, nous avons interrogé 36 des principaux groupes bancaires mondiaux. Plus aucun n’accepte de prêter aux Russes, confie Courtis. La peur du gendarme. » L’amende de près de 9 milliards de dollars infligée à BNP Paribas par les autorités américaines a laissé des traces profondes.

Ce qui veut dire que les entreprises russes faisant face à des échéances de remboursement en dollar doivent se tourner vers l’État. La journée noire du 16 décembre 2014, qui a vu le rouble chuter de 50 à 80 pour un dollar, les banques russes avaient dû émettre pour 16 milliards d’obligations en dollars pour en prêter une douzaine au géant pétrolier public Rosneft, la Banque centrale du pays s’étant révélée être le seul acheteur. « Les Chinois sont prêts à aider la Russie mais ils ne peuvent se substituer aux marchés mondiaux de capitaux », explique Courtis.

À la fin 2013 (voir graphique), la dette extérieure russe dépassait les 600 milliards de dollars, soit plus que les réserves de la Banque centrale, estimées à quelque 400 milliards. La Russie peut-elle endurer une crise qui durerait encore deux ans, comme l’affirme Vladimir Poutine ? Une part majoritaire de la dette, celle des entreprises privées et étatiques non financières, est adossée à des actifs relativement liquides, qui vont du pétrole et du gaz aux diamants en passant par toute la gamme des métaux non ferreux. Des transactions récentes, par exemple concernant l’aluminium sur le London Metal Exchange, démontrent que les vendeurs russes peuvent obtenir des dollars, même s’il leur faut pour cela sacrifier leurs bénéfices.

La dette extérieure russe par catégoriesLa dette extérieure russe par catégories © Starfort Holdings

La dette des banques d’État russes, à quelque 120 milliards, ne représentait que 20 % du total. « Ce n’est pas mortel », commente Kenneth Courtis. Pour le moment, la Banque centrale peut faire face. Elle vient d’annoncer la recapitalisation de VTB, la deuxième banque publique, pour 1,4 milliard d’euros. En face, il faut mettre en balance l’exposition des banques étrangères, c’est-à-dire pour l’essentiel européennes, à la Russie, estimée à 170 milliards de dollars.

Autrement dit, sur les plans économiques et financiers, ce sont clairement les Européens qui payent la facture et assument le risque de la confrontation entre Washington et Moscou. Jusqu’à quel point et pour combien de temps ?

C’est ici que le facteur temps doit être pris en compte dans l’équation. Autrement dit, la chute des cours du brut est-elle un accident de parcours ou au contraire un phénomène durable, imposé par des facteurs structurels que les différents acteurs ont plus ou moins bien anticipé pour en tirer avantage ?

Selon Anatole Kaletsky, le « kal » de Gavekal, « le prix du pétrole va rester déprimé au moins pour toute l’année 2015, jusqu’à ce que les Saoudiens soient convaincus d’avoir fait suffisamment mal à leurs concurrents géopolitiques et économiques pour regagner leur pouvoir de fixer les prix. La grande question est maintenant de savoir si un prix autour de 50 dollars le baril, soit encore 10 à 15 % inférieur au niveau actuel, sera le plancher de la fourchette pour les années à venir, comme ce fut le cas entre 2005 et 2014, ou si 50 dollars s’installe comme le plafond d’une nouvelle fourchette basse, qui prévalait de 1986 à 2004 ».

Un élément essentiel est la modification structurelle du marché provoquée par la « révolution de l’huile de schiste » venue des États-Unis. Non seulement, elle contribue à l’excédent durable de l’offre sur une demande mondiale déprimée mais à une redistribution des rôles. Il est vrai que les coûts de production dans les plaines du Dakota sont très supérieurs à ceux du désert de la péninsule arabique, mais les investissements sont relativement modestes par rapport à l’exploration/production traditionnelle et l’extraction elle-même, bien plus flexible.

« Dans l’avenir, explique Anatole Kaletsky, les producteurs d’équilibre (swing producers) qui assurent l’équilibre global entre l’offre et la demande de pétrole seront les producteurs américains de pétrole de schiste plutôt que les responsables saoudiens. S’il y a une rationalité économique derrière l’action récente des Saoudiens, c’est bien de garantir que les producteurs à bas coûts de l’OPEP puissent pomper à pleine capacité, les producteurs américains réduisant leur production quand les prix sont bas pour la doper quand ils remontent. C’est pourquoi, sur le marché pétrolier du futur, le coût de production marginal des producteurs américains d’huile de schiste fixera le plafond des prix globaux, pas le plancher. »

Or, ce coût de production, en moyenne de 60 dollars le baril, mais parfois à peine 30, devrait encore baisser dans l’avenir. L’industrie est engagée dans une course technologique à la réduction des « intrants » (eau, produits chimiques) nécessaires à la fracturation. La mise de fond pour chaque puits est relativement modeste (de 2 à 7 millions de dollars), la durée de vie brève mais le taux de récupération de l’huile très élevé (jusqu’à près de 100 %).

Les producteurs d’huile de schiste américains sont donc probablement moins vulnérables à des cours tournant autour de 50 dollars que les exploitants de gisements, certes géants, mais qui nécessitent des investissements colossaux (déjà 36 milliards investis pour Kashagan en mer Caspienne, et ce n’est pas fini) et des prouesses technologiques (offshore très profond au Brésil ou dans le golfe de Guinée). En dessous de 90 dollars le baril, ces gisements pourraient rejoindre ce que Anatole Kaletsky appelle des « actifs échoués », à l’image de ces immenses réserves mondiales de charbon qui ne seront jamais exploitées. L’équipe de Kenneth Courtis évalue les investissements menacés à quelque mille milliards de dollars. Et cela inclut l’Arctique, y compris en Russie, et les sables bitumineux au Canada.

Poutine peut attendre ? Peut-être. Mais moins longtemps que les États-Unis dont l’économie diversifiée va bénéficier globalement de la chute des cours du brut, le secteur de l’énergie, et plus encore de la seule exploration/production (E/P), y tenant une place somme toute modeste. L’E/P pèse 2,5 % du PIB américain, 0,2 % de l’emploi, 3 % de la capitalisation du S&P 500 et même seulement 11,8 % du secteur des obligations à haut risque (junk bonds) qui ont financé une bonne part de l’investissement dans l’huile de schiste. À l’inverse, la chute des cours du brut va transformer la stagnation russe en récession brutale en 2015.

À noter enfin que dans cette partie de poker planétaire, les Européens, une fois de plus, ne sont même pas conviés à la table de jeu. Si leurs consommateurs et leurs entreprises peuvent espérer bénéficier du contre-choc pétrolier (à condition que les retombées ne soient pas captées par les prélèvements fiscaux de leurs États banqueroutiers, en France notamment, au nom de « l’environnement »), leurs dirigeants politiques apparaissent comme des spectateurs contraints et résignés d’un « show » qui se joue pourtant à leur porte. Pour pouvoir peser sur un prix aussi « politique » que celui de l’or noir, encore faudrait-il avoir des politiques communes adéquates : étrangère, de défense, d’énergie. Plus ça change…

BOITE NOIREComme les lecteurs les plus anciens le savent, j'entretiens depuis bientôt 30 ans un dialogue soutenu avec mon ami Kenneth Courtis, le contraire d'un économiste en chambre. Nous avons vécu et analysé ensemble la bulle spéculative japonaise quand il était l'économiste en chef de la Deutsche Bank pour l'Asie-Pacifique, la crise financière asiatique, l'envolée économique de la Chine, et d'innombrables évènements économiques et financiers. Après avoir été pendant dix ans vice-président  de Goldman Sachs pour l'Asie, Ken s'est lancé récemment dans une nouvelle aventure : créer avec Starfort Holdings (lire ici l'origine du nom), une société d'investissement qui s'est attaquée en 2011 au marché agité du commerce des matières premières. Un quart des employés de la partie négoce se consacre à la recherche.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Après avoir tout tenté, Lepaon démissionne

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« Il a fallu le pousser, Thierry… » C’est dans un soupir mêlant résignation et incrédulité que le dirigeant d’une fédération de la CGT résumait les événements qui ont conduit le bureau confédéral du syndicat à annoncer mardi 6 janvier au soir que ses neuf membres, dont le secrétaire général Thierry Lepaon, allaient « remettre leur mandat » à la disposition du Comité confédéral national. Depuis, ce mercredi en milieu de journée, une source interne a annoncé à l'AFP qu'« il y aura un nouveau secrétaire général de la CGT la semaine prochaine », confirmant une information d'Europe 1.

Avant cette issue, il avait tout tenté pour rester en place. Quitte à se faire démettre par le CCN, le « parlement » de la centrale, qui devait se réunit le 13 janvier pour tenter de mettre un terme à la crise ouverte qui fait rage dans le syndicat depuis fin octobre, et les premières révélations du Canard enchaîné sur les 100 000 euros dépensés pour rénover l'appartement que le syndicat loue pour son dirigeant. L’hebdo a aussi détaillé la rénovation du bureau de Lepaon, pour 62 000 euros, et L’Express a révélé que lorsqu’il est devenu secrétaire général, en mars 2013, il a touché des indemnités de départ versées au motif qu’il quittait la direction régionale de Basse-Normandie du syndicat.

© Reuters - Benoit Tessier

Mais jusqu'à ce jour, aucune de ses révélations, ni l’indignation croissante en interne, aussi bien parmi la base que les cadres du syndicat (lire ici notre article sur les échanges internes très tendus), n’avaient jusqu’alors fait ciller Thierry Lepaon, bien décidé à conserver son poste, et criant au complot visant à déstabiliser le premier syndicat de France. Tout juste avait-il consenti à faire sauter un fusible, le trésorier Éric Lafont, qui a démissionné le 9 décembre. C’est dans ce contexte explosif qu’a lieu, ces mardi et mercredi 6 et 7 janvier, la réunion du comité exécutif du syndicat, qui rassemble ses 56 dirigeants, en vue de préparer l’ordre du jour du CCN de la semaine suivante. « Aujourd’hui, tout tourne autour d’une question simple, résumait mardi un cadre qui n’a jamais apprécié son dirigeant : Thierry Lepaon va-t-il démissionner avant le 13 janvier, ou va-t-il nous obliger à le virer ? » La réponse vient d'être donnée.

Car seul le CCN a le pouvoir de révoquer le secrétaire général s’il ne souhaite pas quitter son poste. Et selon les décomptes internes, l’issue d’un vote sur son maintien en poste ne semblait guère faire de doute : sur les 129 dirigeants de fédérations ou d’unions locales qui le composent, 80 avaient déjà pris position par écrit sur la question. Et ils auraient été seulement 20 à défendre encore Thierry Lepaon. 35 autres auraient souhaité qu’il démissionne tout seul, quand 25 dirigeants souhaitaient voir tous les membres du bureau confédéral quitter leurs fonctions.

Pour autant, le secrétaire général n'avait rien fait rien pour faciliter la tâche de ses adversaires. Ainsi, a précisé officiellement mardi la direction de la centrale à l’AFP, la remise en jeu de tous les mandats du bureau confédéral, qui avait été annoncée dans la soirée, n’équivalait pas à une démission collective. Il s’agissait donc plutôt d'organiser d’un vote de confiance, où le parlement de l’organisation approuvera ou non l’action de chacun des membres du bureau.

Des finasseries, cette distinction sur les termes ? Une des dernières tentatives de ne pas disparaître corps et biens pour Lepaon, interprétaient plutôt en interne ceux qui s’impatientaient de le voir partir. Selon les récits obtenus par Mediapart, la décision de cette remise en jeu collective avait été prise lundi 5 au soir, lors d’une réunion du bureau. Mais il aura fallu que les huit autres dirigeants annoncent leur volonté ferme de se soumettre au vote du CCN pour que Lepaon, qui pensait encore pouvoir sauver sa place, se résigne à faire de même.

Mais presque partout en interne, la tonalité était la même. Très négative : « Ce ne sont que des histoires de pouvoir. Pendant ce temps-là, on perd des militants à un moment crucial. Il doit lâcher son siège. Quelle image donne-t-il de la maison en s’accrochant ainsi au pouvoir ? Il est grillé. Et nous avec », se lamentait par exemple un membre du CCN.

Il devenait ces derniers jours de plus en plus rare de trouver des soutiens pour Lepaon. Il fallait  interroger ses proches pour obtenir autre chose que des désaveux sévères. Ainsi, un de ses amis refusait de participer à une « comédie qui vise à affaiblir la gauche à un moment politique trouble » et « de hurler avec les loups ». Le secrétaire général ne serait qu’« un très bon militant, victime de l’appareil CGT ». « Ce n’est pas Thierry qui a mis la CGT dans cet état. C’est l’état de la CGT qui fait que cette affaire apparaît. Tous les cadres responsables de Montreuil vivent sur le dos de la bête, assurait ce proche. Il s’inscrit dans la tradition. Thorez roulait en Rolls à une époque où le PC l’assumait. »

Peut-être. Mais en se défendant bec et ongles depuis plus de deux mois, Lepaon semble bien s’être enferré dans des mensonges, plus ou moins graves. C’est ce qu’a révélé le rapport de la commission financière de contrôle du syndicat, qui a rendu ses conclusions mercredi matin à la commission exécutive, et que Le Parisien a détaillées. Exemple le plus caricatural : le 9 décembre, il avait juré avoir fait baisser son salaire dès son arrivée, en avril 2013, de 5 200 € à 4 000 € net par mois (sur 13 mois). En fait, ses bulletins de paye démontrent que cette baisse n’est intervenue qu’en… décembre 2014 !

Il aurait aussi reçu des informations sur le chantier en cours dans son appartement, et n’aurait donc pas appris son coût « dans la presse », comme il l’a toujours affirmé. De plus, des soupçons de surfacturation persistent car lors de leur visite de l’appartement, les experts de la commission financière n’ont pas trouvé trace de plusieurs meubles et équipements facturés. Enfin, le coût des travaux de son bureau ne sont pas imputables à une remise aux normes du chauffage et de la climatisation, comme il l’affirmait. Et pour cause, le chauffage est collectif pour tout l’immeuble et « l'essentiel de la facturation est en réalité dû au mobilier sur mesure, réalisé à la demande de Thierry Lepaon », indique Le Parisien.

Autant d’éléments fort embarrassants qui ont poussé à entrer dans la danse Louis Viannet, secrétaire général de 1992 à 1999 et figure morale de la CGT (notamment parce qu’il est celui qui a initié la séparation d’avec le parti communiste). L’homme a presque toujours gardé le silence depuis son départ. Y compris lors de la guerre de succession qui a ravagé la centrale en prévision du départ de son successeur Bernard Thibault, et qui a finalement abouti à l’élection de Lepaon, « par défaut » comme l’intéressé l’a lui-même reconnu. Mais le 5 janvier dans Le Monde, Viannet a pris la parole de la façon la plus directe qui soit, critiquant durement l’actuel dirigeant et l’appelant à quitter la barre.

Jusque-là, deux anciens dirigeants, Bernard Thibault sur RTL et Georges Séguy dans L’Humanité, avaient abordé la situation du syndicat, sans soutenir Lepaon, mais étaient restés dans les limites du non-dit ou de l’euphémisme. Rien de tel avec Viannet, qui estime que « si aucune faute n’avait été commise, il n’y aurait aujourd’hui ni fuite ni campagne des médias » et que puisque « ces fautes impliquent le secrétaire général, dès lors les problèmes prennent une autre dimension ». Les affaires dévoilées dans la presse ont produit un « doute sur la sincérité avec laquelle la CGT défend bec et ongles ses valeurs fondamentales », a-t-il tranché.

Bernard Thibault, Thiery Lepaon et Georges Séguy, en mars 2013Bernard Thibault, Thiery Lepaon et Georges Séguy, en mars 2013 © Reuters - Bruno Martin

Pour enfoncer le clou, Viannet est encore intervenu mardi soir, sur RTL, sur Europe 1 et sur France 2, après l’annonce de la remise en jeu de tous les mandats. Pas particulièrement dupe… « Ce que je souhaite, c’est que cette démission collective ne soit pas utilisée pour masquer ou atténuer les responsabilités individuelles », a-t-il prévenu à la télévision. « On peut considérer que Thierry Lepaon prend le soin d'emmener avec lui un certain nombre de membres du bureau confédéral » de façon qu'il « apparaisse moins », a-t-il précisé à la radio. L'ex-dirigeant a espéré que « les décisions qui vont être prises seront suffisamment judicieuses pour permettre que très vite la CGT retrouve ses capacités de rassemblement ».

Lepaon a cessé de se cacher derrière le collectif. Mais quelle suite ? Le front des « anti » représenté dans les instances dirigeantes paraît s’accorder sur l’idée de reconstruire un bureau avec certains de ses membres sortants, et de placer à sa tête un dirigeant de transition, qui ne se présenterait pas lors du prochain congrès, qui devrait se tenir courant 2016, au plus tôt en mars. « Et ce n’est qu’à ce moment, au mieux, qu’on pourra discuter sérieusement des histoires de lignes politiques et de la façon dont la CGT doit agir, estime le responsable de fédération déjà cité. D’ici là, il s’agit avant tout de faire le ménage dans nos rangs et de repartir proprement. »

BOITE NOIRECet article a été publié mercredi peu avant midi, et donc avant l'annonce de la démission de Thierry Lepaon. Il a été mis à jour à 14h15.

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Aux origines de la loi Macron: un projet néolibéral concocté pour Sarkozy

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Ce n’est qu’une anecdote mais elle éclaire la philosophie très conservatrice du projet « pour la croissance et l’activité » dont une commission spéciale de l’Assemblée nationale a commencé l’examen lundi 12 janvier, et dont l’examen en séance publique est prévu à partir du lundi 26 janvier. Tout comme elle éclaire le cheminement intellectuel néolibéral du ministre de l’économie, Emmanuel Macron, qui est l'un de ceux qui ont conçu cette réforme... dès 2007 ! Car après la grande communion nationale de ce dimanche 11 janvier, brutal télescopage de l’actualité : voici venir, dès le lendemain, la grande division suscitée par ce très controversé projet de loi Macron…

La scène se passe le 26 septembre 2011, au bar d’un palace parisien où Emmanuel Macron, m’a donné rendez-vous. Quelque temps auparavant, j’avais appris que François Hollande avait enrôlé le jeune associé gérant de la banque Rothschild dans son équipe pour le conseiller, en prévision de la campagne des primaires socialistes et, en cas de victoire, en prévision de la campagne de l’élection présidentielle. À l’époque, je n’avais jamais rencontré celui qui allait devenir à la mi-2012 d’abord secrétaire général adjoint de l’Élysée puis ministre de l’économie, mais ayant suivi de près les travaux, au second semestre de 2007 et début 2008, de la commission dite « pour la libération de la croissance », créée par Nicolas Sarkozy et présidée par Jacques Attali, je me souvenais du rôle majeur qu’Emmanuel Macron y avait joué, en sa qualité de rapporteur de ladite commission. J’étais donc très intrigué, et même pour dire vrai stupéfait, que François Hollande prenne pour conseiller un banquier d’affaires qui avait joué un rôle aussi marquant dans les travaux d’une commission dont les travaux s’étaient inscrits dans une philosophie si nettement néolibérale, en contradiction complète avec les premiers accents de la campagne du responsable socialiste. J’avais donc souhaité faire la connaissance d’Emmanuel Macron, pour mieux cerner la personnalité de l’inattendu conseiller de François Hollande.

Quand Emmanuel Macron est arrivé à notre rendez-vous – j’en ai un souvenir très précis –, nos premiers échanges ont d’abord porté sur sa discrétion. Car à l’époque, des deux personnalités qui conseillaient François Hollande sur les questions économiques, l’ex-secrétaire d’État sarkozyste Jean-Pierre Jouyet et Emmanuel Macron, le premier faisait une campagne tapageuse en faveur de son mentor, courait micros et caméras et multipliait même les gaffes et les faux pas (lire Jouyet en sulfureux attaché de presse de Hollande) tandis que le second prenait bien soin de se tenir dans les coulisses, au point qu’une bonne partie de la presse ignorait même le rôle qu’il jouait auprès de François Hollande.

C’est donc d’abord de cela que nous avons parlé. Et j’ai été surpris de constater la lucidité d’Emmanuel Macron. « Jean-Pierre Jouyet est maladroit. Il ne comprend pas que lui et moi sommes hautement toxiques pour François Hollande si on s’affiche à ses côtés », m’a-t-il expliqué, pour justifier qu’il se tienne à l’écart des médias.

« Toxique » ! C’est précisément le mot qu’il a employé ce jour-là – j’en ai un souvenir très net, parce qu’une telle lucidité et une telle franchise m’avaient surpris. Plusieurs années plus tard, la formule prend une étrange résonance, car Emmanuel Macron n’a plus du tout ces prudences. Loin de se tenir à l’écart des médias, il en est devenu la coqueluche, et mène une campagne tapageuse en faveur de son projet de loi qui arrive devant le Parlement. Un projet de loi qui, pour une bonne partie de la gauche, y compris socialiste, pourrait être affublé du même qualificatif : toxique !

L’anecdote est d’autant plus révélatrice que ce projet de loi mis au point par le ministre de l’économie s’inscrit dans une histoire longue : par bien des aspects, il est dans la continuité directe du rapport Attali-Macron, qui avait été préparé à la demande de Nicolas Sarkozy. Pour bien comprendre la philosophie du projet de loi Macron, il faut donc aussi se replonger dans le rapport Attali et cerner le rôle qu’Emmanuel Macron y a joué.

Remontons à la genèse de ce rapport Attali-Macron. Peu après la victoire de Nicolas Sarkozy à la présidentielle de 2007, Emmanuel Macron devient rapporteur de la commission présidée par Jacques Attali, dite « commission pour la libération de la croissance ». L’intitulé même de cette commission, cadeau de Nicolas Sarkozy à Jacques Attali en récompense de sa trahison, fleure bon le néolibéralisme : la commission doit chercher des pistes de réforme pour « libérer » la croissance. Ce qui sous-entend que, jusque-là, elle était entravée. Et l’on devine bien pourquoi : entravée par un État omnipotent, par des contraintes légales, réglementaires ou sociales qui brident l’initiative et le profit. Bref, du Madelin pur jus !

Ainsi naît cette commission à la mi-2007, dont Emmanuel Macron est le rapporteur. À ses côtés, au sein de cette commission, on trouve une ribambelle de grands patrons : le PDG de Virgin Mobil, Geoffroy Roux de Bézieux, futur numéro deux du Medef, qui, en sa qualité de membre du comité des rémunérations du groupe PSA, s’est illustré en 2013 en octroyant une retraite chapeau de 21 millions d’euros au PDG Philippe Varin ; le PDG de Sanofi, Serge Weinberg, ancien collaborateur de Laurent Fabius et l’une des grandes figures du CAC 40 et de l’Association française des entreprises privées (AFEP). On trouve aussi des économistes marqués à droite, Christian de Boissieu ou Jacques Delpla, des personnalités d’une sensibilité avoisine, des Gracques – une variété improbable de hauts fonctionnaires ou d’économistes représentatifs d’une gauche radicalement de… droite ! Dans cette catégorie, il y a l’économiste de Harvard Philippe Aghion et le directeur général du secteur banque d’investissement de Banco Santander France, Stéphane Boujnah, qui a fait ses classes comme collaborateur de Dominique Strauss-Kahn à Bercy. Ainsi composée, la commission se met au travail et produit quelques mois plus tard, en janvier 2008, un premier rapport strictement conforme aux requêtes de l’Élysée. À bas l’État ! Vive le marché ! Et vivent les dérégulations en tout genre.

Longtemps après, la relecture de ce premier rapport de la commission est presque savoureuse car elle permet de comprendre « le système Attali » – en vérité assez voisin de celui mis en œuvre par de nombreux économistes. Jacques Attali est tellement impliqué dans la vie financière parisienne, tellement englué dans ce monde gangrené, il a tellement d’intérêts personnels à défendre, qu’il ne voit rien venir de la grande crise. Ce rapport est remis en janvier 2008, à une époque où la première étape de la crise financière américaine, celle des subprimes, s’est déjà propagée depuis plus de dix mois, mais le document n’en fait aucune mention. Incapable de penser que le monde qui l’enrichit est entré dans une crise historique, le grand intellectuel, épaulé par son jeune et talentueux rapporteur, présente un rapport consternant d’aveuglement. Le mot « crise » n’y est pas même mentionné. Pas une seule fois !

Le diagnostic central du rapport est même totalement à l'opposé : le monde entre dans une période formidable de prospérité, mais la France, enfermée dans ses rigidités, est en train de louper le coche. Cette stupidité parcourt toute l’introduction : « Le monde est emporté par la plus forte vague de croissance économique de l’histoire, créatrice à la fois de richesses inconnues et d’inégalités extrêmes, de progrès et de gaspillages, à un rythme inédit. L’humanité en sera globalement bénéficiaire. La France doit en créer sa part. » Comment le rapporteur de la commission Attali, qui tenait la plume du document, a-t-il pu écrire une telle ânerie, alors que la planète entière entrait dans une crise économique historique ? Sans doute cela en dit-il beaucoup sur l’aveuglement doctrinaire de celui qui est aujourd’hui ministre de l’économie.

Le rapport veut tellement démontrer que le monde change, et que la France ne s’y prépare pas, à la différence de nombreux autres pays, dont beaucoup de ses voisins, qu’il empile clichés et contrevérités. Toujours en introduction, il y a cette perle stupéfiante : s’appliquant à prouver que la France ne suit pas la voie vertueuse de l’Allemagne ou de la Grande-Bretagne, le rapport cite en exemple d’autres pays qui ont le courage de réduire leur déficit… « L’Italie, le Portugal, la Grèce et plusieurs nouveaux États membres ont eux aussi mené des réformes courageuses, pour contrôler leurs dépenses publiques, moderniser leur administration, et mieux recruter leurs agents publics. » L’Italie, le Portugal, la Grèce… avec le recul, la liste prend une curieuse résonance puisqu’il s’agit des premiers pays mis à genoux par la spéculation sur les dettes souveraines.

Le rapport Attali, dont Emmanuel Macron est le rapporteur, constitue un brûlot libéral qui arrive au plus mauvais moment. Il préconise une brutale déréglementation au moment précis où les folles déréglementations des trois décennies antérieures vont conduire à une crise historique. Au travers de trois cent seize propositions de réforme, tout y passe. Le rapport propose pêle-mêle « d’ouvrir très largement les professions réglementées » ; de « réduire dès 2008 la part des dépenses publiques dans le PIB » à hauteur de 1 % par an ; « d’assouplir les seuils sociaux » pour le plus grand bénéfice du patronat et notamment dans les PME ; « d’autoriser plus largement le travail le dimanche » ; de déréglementer gravement le Code du travail en autorisant « la rupture à l’amiable » du contrat de travail ; de « favoriser l’émergence de fonds de pension à la française ». Et, pour faire bonne mesure, il y a même un coup de chapeau indirect à la privatisation de l’université puisque le rapport recommande chaleureusement de « développer les financements privés » dans l’enseignement supérieur.

Pour mémoire, voici ce rapport Attali-Macron. On peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous :

Ce rapport – suivi d’un second, plus violent, en 2010 – est précédé d’une invraisemblable note de méthode. Comme s’ils étaient investis d’on ne sait quelle autorité supérieure, Jacques Attali et Emmanuel Macron donnent leurs ordres aux chefs de l’État – à Nicolas Sarkozy et à ses éventuels successeurs : « Ces objectifs peuvent être partagés par tous, quels que soient leurs choix politiques. Les moyens d’y parvenir, détaillés dans ce rapport, doivent l’être aussi. Chaque majorité politique pourra ensuite répartir en détail les fruits de cette croissance au profit des catégories qu’elle entend privilégier [...]. [La réforme] ne peut aboutir que si le président de la République et le premier ministre approuvent pleinement les conclusions de ce rapport, le soutiennent publiquement, dès maintenant, personnellement et durablement, en fixant à chaque ministre des missions précises. Pour l’essentiel, ces réformes devront être engagées, selon le calendrier proposé à la fin de ce rapport, entre avril 2008 et juin 2009. Elles devront ensuite être poursuivies avec ténacité, pendant plusieurs mandats, quelles que soient les majorités. »

« Pendant plusieurs mandats, quelles que soient les majorités. » Nous y sommes ! Toute la « pensée unique » est contenue dans cette formule. Voilà ce que sécrète le système de l’oligarchie française, dont Jacques Attali est l’un des représentants et Emmanuel Macron le dernier rejeton : elle garantit l’enrichissement de ceux qui y participent et en même temps elle distille une idéologie qui tient la démocratie pour méprisable ou quantité négligeable. Peu importent les alternances démocratiques, peu importe le suffrage universel : il faut que « pendant plusieurs mandats, quelles que soient les majorités », la même politique économique se poursuive. L’enrichissement pour les uns, la punition sociale pour les autres. Et toujours aucune perspective en faveur de la relance de l’économie et de l’emploi…

Soit dit en passant – mais c’est tout sauf anecdotique –, durant ce quinquennat de Nicolas Sarkozy, Emmanuel Macron ne se borne pas à se dévouer dans les coulisses d’une commission truffée d’experts réactionnaires ou néolibéraux. Banquier d’affaires de son état, il aide aussi au même moment quelques très grandes fortunes ou très grands groupes financiers à réaliser de bonnes affaires. Dans la cour de récréation du capitalisme parisien, les frontières sont poreuses entre vie publique et vie des affaires ; participer à l’une peut s’avérer utile pour prospérer dans l’autre. C’est ce perpétuel mélange des genres qui a fait le succès de certains grands oligarques, Alain Minc ou Jacques Attali, et c’est sur ces brisées que marche à son tour Emmanuel Macron. Grâce à la commission Attali, ce dernier fait ainsi la connaissance du PDG du groupe suisse Nestlé, le richissime Peter Brabeck-Letmathe (aujourd’hui président de son conseil d’administration), qui en est également membre.

C’est ainsi que le jeune banquier de Rothschild se fait enrôler comme conseil par Nestlé, dans les mois qui précèdent la présidentielle de 2012, pour le rachat par le conglomérat suisse de la filiale nutrition du groupe pharmaceutique américain Pfizer. Un « deal » gigantesque de près de 9 milliards d’euros, qui permet au banquier d’affaires de faire fortune, comme on en aura la confirmation quand, devenant ministre de l’économie, il devra déclarer son patrimoine à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (lire Déclaration d’intérêts de Macron : 2,4 millions € chez Rothschild en 18 mois).

Ces premiers pas d’Emmanuel Macron, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, éclairent donc indiscutablement ceux qu’il franchit ensuite sous le quinquennat de François Hollande. Car si on regarde maintenant de près le projet de loi Macron, on trouve de très fortes similitudes avec le rapport Attali.

L’ensemble du dossier législatif du projet de loi Macron peut être consulté ici. Le projet de loi, lui-même, peut être téléchargé ici ou alors consulté ci-dessous :

Quand on compare les deux projets, un premier constat saute effectivement aux yeux : les deux textes sont jumeaux. D’abord, c’est le même fouillis, le même catalogue à tiroir désordonné. Ensuite, d’un projet à l’autre, c’est la même petite musique néolibérale, celle de la déréglementation. Car c’est cela le fil conducteur des deux textes : si l’économie française est anémique, c’est parce qu’elle étouffe dans un ensemble insupportable de contraintes, règlements et autres codes. De 2008 à 2015, un seul mot d’ordre, donc : il faut libérer l’économie française.

Mais ce n’est pas seulement la petite musique qui, du rapport Attali au projet Macron, est identique. Quand on observe les deux textes de près, on se rend compte qu’Emmanuel Macron a aussi instillé dans son projet de loi beaucoup de dispositions très précises qu’il est allé picorer dans le rapport Attali.

Ainsi, dans le projet de loi Macron, le volet-phare devait porter sur la déréglementation des professions réglementées – déréglementation qui a été fortement amendée au fil de ces dernières semaines, à cause des oppositions que la réforme a rencontrées. Or, comme on l’a vu plus haut, cette réforme des professions réglementées était aussi le morceau de choix du rapport Attali-Macron.

Sous la tête de chapitre « Supprimer les rentes, réduire les privilèges et favoriser les mobilités », on pouvait lire ceci : « Pour tenter de se protéger, d’innombrables groupes ont construit des murs au fil du temps. Dans un monde ouvert et mouvant, l’accumulation, à tous niveaux, de rentes et de privilèges bloque le pays, pèse sur le pouvoir d’achat et freine sa capacité de développement. Sans mobilité sociale, économique, professionnelle, géographique, aucune croissance n’est possible. » Et cela débouchait sur la décision 14 du rapport Attali, ainsi formulée : « Ouvrir très largement les professions réglementées à la concurrence sans nuire à la qualité des services rendus. » Le projet de loi Macron est donc le décalque exact de ce projet concocté sous la présidence Sarkozy.

Autre exemple : la libéralisation du travail le dimanche est une autre grande ambition du projet de loi Macron, l’une de celles qui suscitent le plus de controverse. Or, là encore, Emmanuel Macron a réalisé une pure opération « copié-collé ». Lisons en effet sur le sujet le rapport Attali. La réforme fait l’objet de la proposition 137. Le passage est intitulé « Autoriser plus largement le travail le dimanche ». Et l’ambition est ainsi formulée : « Une évolution du travail du dimanche est nécessaire pour des raisons économiques et des motifs liés aux transformations sociales et culturelles de la société. Il faut donc aujourd’hui simplifier et adapter les dispositions du droit du travail pour élargir la possibilité du travail dominical. Une partie des salariés peut trouver un intérêt à cette forme de travail : souvent à temps partiel, mieux rémunérée, elle permet aussi des activités personnelles, familiales ou de formation en semaine. La possibilité de travailler le dimanche doit être proposée prioritairement à certains métiers, certaines régions, certaines catégories de salariés à temps partiel qui souhaiteraient pouvoir augmenter leur nombre d’heures de travail. Elle doit être proposée en priorité aux petits commerces de centre-ville avant de l’être aux grandes surfaces. »

Et l’on pourrait ainsi citer de nombreux autres exemples attestant que le rapport Attali commandité par Nicolas Sarkozy a servi d’inspiration au… projet de loi Macron, soutenu par François Hollande. Pas seulement au projet de loi Macron d’ailleurs : il faut aussi observer – et c’est très révélateur – que le projet réactionnaire qui est défendu par le Medef et qui sera au cœur des négociations entre les partenaires sociaux des 15 et 16 janvier prochains, visant à dynamiter les instances de représentation des salariés dans les entreprises (délégués du personnel ; comités d’entreprise ; comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) pour y substituer une instance unique, le « conseil d’entreprise », est la reprise, mot pour mot, d’une proposition du rapport Attali.

Au chapitre « Assouplir les seuils sociaux » de ce rapport, on pouvait en effet lire ceci : « Les seuils sociaux constituent aujourd’hui un frein à la croissance et à la création d’emploi. À titre d’exemple, le passage de 49 à 50 salariés entraîne actuellement l’application de 34 législations et réglementations supplémentaires dont le coût représente 4 % de la masse salariale. » Et cela débouchait sur la proposition n°37, ainsi libellée : « Mettre en place une représentation unique dans toutes les PME de moins de 250 salariés, sous la forme d’un conseil d’entreprise exerçant les fonctions du comité d’entreprise, des délégués du personnel, des délégués syndicaux et du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Ce conseil d’entreprise serait le lieu privilégié de la négociation. »

On peut donc, sans la moindre caricature, résumer la situation de la manière suivante : si contesté par la plupart des syndicats, ce projet du Medef qui vise à mettre par terre un pan entier décisif du Code du travail, un rouage décisif de la démocratie sociale, c’est Emmanuel Macron, dans les derniers mois de 2007, qui l’a couché sur le papier, quand il a tenu la plume du rapport Attali.

En somme, le commandement du rapport Attali-Macron a été respecté à la lettre. Il édictait que les propositions du rapport devraient « être poursuivies avec ténacité, pendant plusieurs mandats, quelles que soient les majorités ». Au mépris de la démocratie, et du vote émis par les citoyens français en 2012 en faveur d’un changement de politique économique et sociale, c’est ainsi que les choses se passent : François Hollande met en œuvre une réforme qui avait été voulue par son prédécesseur, Nicolas Sarkozy. Et la continuité est d’autant mieux assurée que l’artisan du projet, Emmanuel Macron, n’a pas changé, de sa genèse en 2007, jusqu’à sa traduction législative en 2015.

BOITE NOIREJ'avais enquêté sur les travaux de la commission Attali et le rôle joué en son sein par Emmanuel Macron pour deux livres, d'abord Les Imposteurs de l'économie (Éditions Pocket, 2012) puis pour À tous ceux qui ne se résignent pas à la débâcle qui vient (Don Quichotte, 2014). Dans l'article ci-dessus, j'ai fait de larges emprunts à ces deux livres.

Grèce : Bruxelles se prépare au « moment de vérité »

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De notre envoyé spécial à Bruxelles.- L'ascension de Syriza en Grèce a ceci d'inconfortable, pour les dirigeants européens, qu'elle les renvoie à l'un de leurs plus cinglants échecs. Par-delà les discours officiels, la crise grecque n'est pas réglée. La dette grecque – 175 % du PIB – n'est toujours pas viable. Le financement de ce pays, qui ne pèse plus que 2 % du PIB de la zone euro, reste une inconnue à moyen terme, qui menace, comme à l'été 2012, la stabilité de l'union monétaire.

La victoire, le 25 janvier, à Athènes, du parti de la gauche radicale, partisan d'une annulation d'une partie de la dette, serait un bras d'honneur des citoyens grecs adressé à Bruxelles et aux remèdes de la Troïka (commission, FMI, BCE). Conscient des risques, Jean-Claude Juncker, le président de la commission, n'avait pu s'empêcher, en décembre, d'espérer publiquement la victoire de « visages familiers » pour la présidence de la République – le soutien au conservateur Stavros Dimas, un ancien commissaire européen proposé par Nouvelle Démocratie, était limpide. Le Luxembourgeois est un habitué du genre : il avait déjà fait pression en 2011, avec Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, auprès du premier ministre grec de l'époque, pour suspendre son projet de référendum sur les réformes demandées par la Troïka.

Lors d'une visite à Athènes mi-décembre, Pierre Moscovici, commissaire aux affaires économiques, a emboîté le pas de son patron, parlant de Dimas comme d'« un homme bien », dans un entretien à la presse grecque. Mais Dimas a perdu les trois élections coup sur coup au sein du parlement grec, provoquant la tenue d'élections anticipées fin janvier. Et, depuis la rentrée, la commission européenne cherche à remettre de l'ordre dans sa communication. Les sorties anti-Syriza de décembre, jurent les porte-parole de l'institution, sont de l'histoire ancienne.

Alors que la classe politique allemande se déchire, au grand jour, sur l'éventualité d'une sortie de la Grèce de la zone euro (le « Grexit »), la bulle bruxelloise, elle, voudrait désormais se faire oublier jusqu'au 25 janvier. L'appartenance de la Grèce à l'euro est « irrévocable », selon le mot de la commission, et certains, à Bruxelles, commencent à réfléchir aux manières de travailler avec Syriza si la formation d'Alexis Tsipras arrive au pouvoir.

« Le processus électoral doit se dérouler sans pression extérieure. En tout cas, il n'y a pas de pression qui viendra d'ici (de la commission, ndlr) », affirme Pierre Moscovici, qui assure se préparer « discrètement mais activement » à l'après-25 janvier. « La seule déclaration qui importe, désormais, est celle que les Grecs formuleront en se rendant aux urnes le 25 janvier, et la commission n'a rien d'autre à dire », avançait lundi une porte-parole.

Pierre Moscovici, le 10 décembre, à Luxembourg.Pierre Moscovici, le 10 décembre, à Luxembourg. © EC.

Aujourd'hui, Moscovici assure qu'il a été mal compris lors de sa visite à Athènes, officiellement consacrée à préparer la sortie de la Troïka de la Grèce. « Je me suis gardé de prendre une quelconque position sur le débat politique grec », assure-t-il, dans un entretien mardi à plusieurs médias, dont Mediapart. Et s'il n'a pas rencontré Alexis Tsipras lors de son déplacement, pour ne s'en tenir qu'aux ministres en fonction, c'est justement parce que cette visite au chef de l'opposition aurait été interprétée comme « un signe d'interférence » dans le contexte politique local.

Même s'il s'en défend, le discours de l'ancien locataire de Bercy n'est pas dénué d'ambiguïtés : « Il est logique que beaucoup de Grecs éprouvent une insatisfaction face à l'Europe. Ils ont dû en passer par des sacrifices énormes. (…) En même temps, les efforts qui ont été réalisés étaient nécessaires. Ça commence à porter ses fruits », estime Pierre Moscovici, citant en exemple l'accélération de la croissance attendue cette année, ou encore le (modeste) repli du taux de chômage, toujours à des niveaux stratosphériques (aux alentours de 26 %).

De 2008 à 2015, le PIB grec par habitant ajusté de l'inflation s'est effondré de 30 %. Ce qui revient, selon la comparaison utilisée par le site spécialisé EUobserver, à passer du niveau de vie d'Israël à ceux de la Libye ou du Gabon en l'espace de huit ans. Malgré les politiques d'austérité carabinées, la dette publique a explosé (de 109 % du PIB en 2008 à 175 % du PIB en 2013).

« L'Union européenne travaillera avec les dirigeants grecs quels qu'ils soient. Mais la ligne réformiste est une ligne qui porte se fruits aujourd'hui, et dont on ne doit pas se détourner », avance Pierre Moscovici. Comment ne pas voir dans cette sortie, une fois encore, un soutien implicite au gouvernement actuel d'Antonis Samaras, le seul, aux yeux de Bruxelles, capable de poursuivre les « réformes » ?

Le commissaire français réfute. « Nous souhaitons qu'une ligne réformiste, pro-européenne, soit menée à Athènes. Mais cette ligne peut être menée par les uns ou par les autres (…) Que fera Syriza s'ils sont élus ? Je ne vais pas leur faire de procès d'intention. » Et de poursuivre : « Alexis Tsipras a deux options devant lui, l'option confrontationnelle (avec l'UE, ndlr) et l'option de dialogue (…) Il a déjà évolué, la question, c'est de savoir s'il va encore évoluer. Dans certaines conditions, on peut travailler avec lui, on peut tout à fait trouver un langage commun. »

L'ancien locataire de Bercy fait ici allusion à certains assouplissements du programme de Syriza. Il n'est plus question, comme c'était encore le cas pour les élections générales de 2012, d'une annulation immédiate de la dette grecque jugée « illégitime » ou encore d'une suspension automatique des mesures contenues dans le « mémorandum », le texte négocié entre Athènes et la Troïka. Désormais, Tsipras a pris soin de préciser qu'il ne prendra aucune décision « unilatérale » pour renégocier le fardeau de la dette. Des négociations se dérouleront, sans doute durant de longs mois, avec les « partenaires » européens et les autres créanciers.

Autre élément important, que les responsables bruxellois ont bien en tête, et qui plaide pour « l'option de dialogue » : même s'il vire en tête le 25 janvier, Syriza devra – sauf énorme surprise – composer une coalition pour former une majorité d'élus à l'Assemblée. Tsipras pourrait décider de se rapprocher de la gauche modérée de Dimar, ou des Grecs indépendants, un petit parti de droite, anti-austérité. Il risque de devoir, là encore, adoucir certains points de son programme.

Sans le dire ouvertement, Pierre Moscovici n'exclut donc pas un recentrage de Syriza, après le 25 janvier. Mais jusqu'où Syriza devra-t-il se recentrer pour être « UE-compatible » aux yeux de la commission ? Ce pari reste très théorique. Le commissaire assure que ni ses services, ni ceux de la Troïka, n'ont pris de contact avec Syriza pour préparer l'après-scrutin. Surtout, il ne dit pas si l'annulation d'une partie de la dette grecque – le cœur du programme de Syriza, qu'on imagine mal Tsipras abandonner – pourrait être conciliable avec l'approche « réformiste, pro-européenne » qu'il appelle de ses vœux. Ce sera tout l'enjeu des discussions d'après le 25 janvier.

Si elle est encore très minoritaire à Bruxelles, une approche moins idéologique, plus pragmatique, du « problème grec », et de Syriza en particulier, compte de plus en plus d'adeptes au sein des fonctionnaires européens qui suivent le dossier. Certains d'entre eux ne voient pas forcément d'un mauvais œil une victoire de Syriza. Pour une raison simple : ceux qui suivent jour après jour l'économie du pays, savent bien que les remèdes appliqués depuis cinq ans ne marchent pas si bien qu'on le dit. Au sein de la Troïka, certains ont du mal à considérer Antonis Samaras, le chef du gouvernement, comme un grand réformateur…

« La politique d'Antonis Samaras et de son gouvernement de coalition (…) se résume à "rallonger et faire semblant" : rallonger les prêts, et faire comme si vous étiez solvable. Mais l'histoire des crises de dette dans le monde prouve que les dirigeants ont de tout temps recouru à cette stratégie, et qu'elle a toujours échoué », écrit Wolfgang Munchau, l'un des éditorialistes vedettes du Financial Times, pour qui Syriza et Podemos en Espagne sont les seuls partis de l'UE aux portes du pouvoir à avoir compris la nature – et la gravité – du problème de la dette en Europe.  

« On nous présente souvent une alternative caricaturale, avec Nouvelle Démocratie qui serait dans le camp des réformes pro-européennes, et Syriza qui ne voudrait rien entendre. Mais la capacité de Nouvelle Démocratie à mener effectivement les réformes, et à assurer la viabilité de l'économie grecque, n'est pas si évidente », renchérit une source européenne. En octobre, la brusque remontée des taux des emprunts à dix ans de la Grèce sur les marchés – autour de 8 % – a marqué les esprits à Bruxelles. À l'époque, le gouvernement Samaras pensait avoir les reins suffisamment solides pour sortir le pays du plan d'aide d'ici la fin 2014. Le scénario a été mis de côté. La commission a rallongé jusqu'à février 2015 le plan de « sauvetage », et devrait sans doute encore le prolonger de quelques mois.

Vu de Bruxelles, les chantiers ouverts par Samaras ne convainquent pas toujours. Le programme de privatisations mis en place par l'exécutif grec a déçu, sans effet sur la dette, en tout cas très en deçà des attentes européennes (lire notre article). Les sanctions contre les fraudeurs – et en particulier ceux qui effectuent de fausses déclarations d'impôts – s'avèrent moins lourdes qu'attendu. La réforme de la fiscalité accumule les retards, avec l'équivalent d'un poste de directeur général à la fiscalité, resté vacant pendant un an.    

Au sein de la Troïka, certains râlent, jugeant qu'Antonis Samaras ne fait pas le travail, ne bouscule pas cette oligarchie grecque qui gangrène l'économie du pays. Les entreprises grecques proches de Nouvelle Démocratie ont été relativement épargnées par les plans d'austérité, s'agacent certains fonctionnaires. Dans ce contexte, le discours anti-oligarchie d'Alexis Tsipras en ce début de campagne illustre un positionnement tactique plutôt intelligent : il séduit à la fois les citoyens grecs, mais il peut aussi se mettre dans la proche certains observateurs à Bruxelles.

« Les oligarchies seront une de nos priorités », assure désormais George Stathakis, considéré comme possible ministre des finances d'un gouvernement Syriza, dans un entretien mercredi au Financial Times. Il cite trois secteurs où l'oligarchie grecque est à la manœuvre : la propriété des médias nationaux, les appels d'offres pour les marchés publics et l'immobilier. Le message est clair et vise à amadouer les marchés financiers et fonctionnaires européens. Si les lignes bougent, le mouvement reste modeste : Syriza reste considéré par beaucoup d'acteurs à Bruxelles comme un membre de la GUE (gauche unitaire européenne), ce groupe minoritaire au parlement européen qui rassemble des formations « gauchistes » sans (presque) aucune expérience du pouvoir.

Quel que soit le vainqueur des élections du 25 janvier, la commission promet la « fin du modèle Troïka » pour février ou mars 2015. Dans les faits, la Grèce va continuer de dépendre des lignes de financement étrangères – en particulier du « programme de précaution » du FMI jusqu'en 2016. Mais la méthode, sur le terrain, va évoluer, promet-on à Bruxelles. La surveillance de l'UE sera plus discrète. La « task force pour la Grèce », ce bataillon de fonctionnaires européens chargés d'aider Athènes à reconstruire son administration, sous la houlette de l'Allemand Horst Reichenbach, est sur le point d'être réintégrée au sein des services de la « DG ECFIN », les traditionnels services économiques de la commission.

« On va vers un monitoring plus light, moins de co-décision entre Athènes et la "Troïka". Il n'y aura plus toutes ces missions pour aller vérifier sur le terrain ce que fait le gouvernement grec. Cela avait un côté vexatoire pour Athènes », assure une source européenne. Mais n'est-il pas trop tard pour mettre en marche cette « banalisation » du cas grec ? Les deux grands rivaux des élections de janvier, Syriza et Nouvelle démocratie, y seront sans doute favorables.

À Berlin, Angela Merkel prend moins de précaution pour se préparer à négocier, le cas échéant, avec Alexis Tsipras. Aux yeux de Merkel, si l'on en croit le Spiegel de la fin de semaine dernière, le « Grexit » est incontournable en cas de restructuration de la dette grecque. La chancellerie n'a jamais immédiatement démenti ces informations, qui ont provoqué des remous dans toute la classe politique, et braqué les partenaires sociaux-démocrates de la coalition au pouvoir. Même le tout-puissant ministre-président de Bavière, Horst Seehofer (CSU), y est allé de sa mise en garde : « Nous ne devons pas être le maître d'école de la campagne électorale grecque », a-t-il tranché. Mercredi à Londres, Angela Merkel a voulu apaiser les esprits, assurant que la Grèce allait rester dans la zone euro : « Nous avons accompli une très grande partie du chemin et je n'ai absolument aucun doute que nous allons accomplir ensemble ce qu'il reste à effectuer. »

La question est centrale, et n'est pas simple : y a-t-il de la place, comme le prétend Syriza, pour une annulation d'une partie de la dette grecque, sans sortir Athènes de l'union monétaire ? Berlin y réfléchit, convaincu que la zone euro s'est consolidée depuis 2012 – à travers la création du mécanisme européen de stabilité (MES) et de l'union bancaire – et a aujourd'hui les moyens d'encaisser un « Grexit ». Surtout, comme Mediapart l'a déjà raconté, l'essentiel de la dette grecque a changé de main : ce ne sont plus les banques européennes, mais les États de la zone euro, qui y sont directement exposés (à commencer par les contribuables allemands, à hauteur de 65 milliards d'euros). Les risques de propagation de la crise sur les marchés, et de panique financière, seraient donc plus limités, veut croire Berlin.

Au parlement européen, comme au sein de la commission, on se borne à rappeler que les traités ne prévoient pas de sortie de la zone euro d'un État membre. « Il n'est pas acceptable que la droite allemande veuille jouer au shérif en Grèce, ou dans n'importe quel État membre », juge l'Italien Gianni Pittella, le patron des sociaux-démocrates à Strasbourg, convaincu qu'une sortie de la Grèce de l'euro « ne constitue pas même une option ». Pour Pierre Moscovici, « le "Grexit" n'est pas un scénario considéré par la commission européenne ». L'institution avait pourtant travaillé à des scénarios de sortie de l'euro pour la Grèce en 2012. Le débat va durer tout janvier – et sans doute bien au-delà. Les élections portugaises, puis espagnoles, à l'automne, ne manqueront pas de le relancer.

BOITE NOIRELa rencontre avec Pierre Moscovici remonte au 6 janvier à Bruxelles.

Quand le pétrole passe sous les 50 dollars

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Jusqu’où ira la baisse du prix du pétrole ? Les paris sont ouverts chez les financiers, alors que chaque jour est marqué par une nouvelle chute des cours. Lundi 5 janvier, le WTI (West Texas Interdemiate), le pétrole qui sert de référence aux États-Unis, est tombé en dessous des 50 dollars le baril. Trois jours plus tard, le Brent, pétrole de référence en Europe, passait à son tour ce seuil symbolique. Depuis, les cours poursuivent leur chute. Lundi 12 janvier, le WTI cotait 46,50 dollars et le Brent était à 47,63 dollars le baril. En six mois, le prix du pétrole a perdu 55 % de sa valeur. Il n’a jamais été aussi bas depuis 2009, au moment de la crise financière.

Prix du brentPrix du brent © Bloomberg

Les analystes et les experts n’avaient rien vu venir. Pendant quatre ans, le prix du pétrole a fait preuve d’une étonnante stabilité dans un monde en plein remue-ménage : il est resté invariablement au-dessus de 100 dollars le baril, atteignant le sommet de 128 dollars en juillet 2012. Pris de court, tous s’interrogent sur la suite. Faut-il écouter les prévisions du ministre saoudien du pétrole, Ali al-Naimi, qui annonce que les prix du pétrole pourraient tomber à 40, 30 voire 20 dollars ? Ou s’en tenir aux positions rassurantes d’un analyste de Standard & Poor’s qui, comme de nombreux autres dans les milieux financiers, prédit que les marchés vont se reprendre, et que les cours du Brent et WTI devraient se stabiliser respectivement autour de 70 et 65 dollars dans l’année. La banque Goldman Sachs , qui jusqu'à présent pronostiquait des prix élevés sur le pétrole, vient de radicalement changer sa position. Lunid 12 janvier, elle a publié une nouvelle étude annonçant un prix du baril en-dessous des 40 dollars pendant au moins la première partie de l'année.

Ce retournement est un événement majeur pour l’économie mondiale. Pour l’agence internationale de l’énergie (AIE), le monde pétrolier est entré dans une nouvelle ère. Certains économistes évoquent un contrechoc pétrolier, qui serait l’inverse de celui de 1973. La chute des cours pétroliers devrait, selon eux, apporter un deuxième souffle à l’économie mondiale, qui ne s’est toujours pas remise de la crise de 2008, et relancer la croissance en redonnant des marges aux entreprises et du pouvoir d’achat aux ménages, comme cela s’est produit en 1985 et en 1998. Les ménages américains auraient déjà économisé 14 milliards de dollars au dernier semestre, en raison de la baisse des prix de l’essence.

Le FMI prévoit qu’une baisse prolongée des prix du pétrole pourrait apporter entre 0,3 et 0,7 % de croissance supplémentaire à l’économie mondiale en 2015. Le gouverneur de la banque d’Angleterre, Mark Carney, vante déjà les effets « positifs » de la baisse de l’or noir. L’Insee s’inscrit dans le même scénario. Selon ses premières estimations, le PIB français devrait croître de 0,7 % au cours du premier semestre 2015, grâce à l’effet conjugué de la baisse des prix du pétrole, de la chute de l’euro et du redémarrage des échanges mondiaux. L’Élysée et le gouvernement s’accrochent à ces prévisions, espérant que la chute « providentielle » du pétrole va leur redonner enfin les marges de manœuvre qu’ils cherchent depuis 2012. Dans un entretien aux Échos, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, parle « d’une donne nouvelle ». 2015, selon lui, devrait être « une année de renaissance pour l’Europe et un tournant pour la France ».

Mais sommes-nous encore dans le même monde que celui de la fin du XXe siècle ? Les bienfaits d’un contrechoc pétrolier sont-ils aussi automatiques que certains l’anticipent ? Des économistes s’interrogent sur les risques déflationnistes que pourrait avoir la chute du pétrole dans l’économie européenne déjà aux prises avec la stagnation. D’autres se demandent si le rôle de la finance dans les marchés pétroliers, le poids des interconnexions dans une économie désormais mondialisée ne sont pas sous-estimés, avec le risque que la finance envoie une nouvelle fois l’économie mondiale dans le décor. Décryptage de quelques questions qui risquent de peser tout au long de 2015.

Pourquoi les prix du pétrole baissent

Depuis plus de quatre ans, les prix du pétrole étaient invariablement accrochés au-dessus des 100 dollars le baril. Brusquement, la chute s’est enclenchée en juillet 2014. Un curieux mois où tout s’entremêle : les espoirs de reprise en Europe s’évanouissent à ce moment-là, les signes de ralentissement deviennent manifestes en Chine, en dépit de statistiques faites sur mesure, la Réserve fédérale indique clairement qu’elle va mettre fin à sa politique monétaire non conventionnelle (quantitative easing) et les tensions géopolitiques s’intensifient notamment en raison de la situation en Ukraine.  

Les experts et les analystes, selon leur grille de lecture, mettent l’accent sur l’un ou l’autre facteur pour expliquer le début de la baisse du pétrole. Pour une grande majorité d’entre eux, l’élément déclencheur de la chute a été la prise de conscience d’un déséquilibre grandissant sur le marché, entre une offre surabondante et une demande stagnante. Un déséquilibre appelé à durer, selon des analystes de la banque américaine Citi.

Certains observateurs avaient tiré la sonnette d’alarme depuis plusieurs mois. En février 2014, l’agence internationale de l’énergie balayait leurs avertissements. « Des prévisionnistes et des observateurs du marché ont averti depuis des mois d'une surabondance de pétrole et d'une prochaine chute des prix, relevait-elle alors. Au contraire, les prix se sont entêtés à rester élevés », signe de la persistance de tensions sur l'offre, ajoutait-elle. Elle annonçait le besoin de nouveaux investissements, estimés à 900 milliards de dollars par an, et une hausse de la production pour répondre à une consommation mondiale de 92 millions de barils par jour, alors que les stocks de réserve étaient au plus bas.

La suite a donné raison aux pessimistes. Pour eux, rien ne justifiait que les cours du pétrole restent imperturbablement depuis 2009 au-dessus de 100 dollars le baril alors que tous les signes d’un dérèglement du marché étaient déjà visibles.

Côté offre, le marché a agi durant des années comme si l’apparition de nouveaux pays producteurs comme le Brésil – 2,3 millions de barils par jour –, l’exploitation de nouveaux gisements offshore, le boom de la production de l’huile de schiste et des sables bitumeux – plus de 4 millions de barils par jour aux États-Unis – étaient sans grande conséquence. Leur arrivée, d’après certains observateurs, compensait tout juste l’effacement, momentané ou durable, des productions de l’Irak ou de la Libye. Mais les anciens pays producteurs qui avaient disparu sont revenus sur les marchés : les problèmes de guerre et sécurité qui avaient empêché l’écoulement de leur production ne semblent plus insurmontables. Les autres ont accéléré la vente de leur pétrole, tandis que de nouveaux gisements ont été mis en exploitation à des vitesses inattendues partout dans le monde, tous les projets semblant viables grâce aux prix stratosphériques du brut. Résultat : la production a augmenté bien plus vite que prévu : elle a crû de 3 millions de barils par jour en 2013 et encore en 2014. L'OPEP évalue le surplus d'offre à deux millions de barils par jour.

Dans le même temps, le rythme de croissance de la consommation mondiale a sérieusement ralenti. Marqués par l’envolée historique de la Chine depuis le début des années 2000, les observateurs ont poursuivi les courbes ascensionnelles de la consommation pétrolière. La demande chinoise devait continuer à croître de 6 à 7 % par an. Les pays émergents devaient suivre sa trace. Les pays occidentaux devaient se relever de la crise, renouer avec la croissance et recommencer à augmenter leur consommation pétrolière.

© Reuters

Mais rien ne s’est passé comme prévu en 2014. La croissance mondiale, tant attendue, n’a pas été au rendez-vous. L’économie européenne a continué à stagner. La Chine, après avoir tenté de masquer pendant des mois sa situation, a dû reconnaître au début de 2014 un certain essoufflement, après des années de croissance dopée au crédit et aux surinvestissements. Les pays émergents ont été touchés à leur tour par le désordre international. La demande a fait du surplace.

À ces éléments conjoncturels s’ajoutent des changements structurels. Même si elles devraient être beaucoup plus importantes, les économies d’énergie sont devenues une réalité dans les pays occidentaux et en particulier en Europe, ce qui limite l’augmentation de la demande. De plus, le pétrole subit désormais la concurrence directe du gaz. Au vu des prix astronomiques du pétrole, de nombreux industriels ont choisi de se reporter sur le gaz. Depuis les années 1980, la consommation de gaz a été multipliée par trois, quand celle de pétrole a seulement doublé. Le phénomène de substitution s’est encore accéléré ces dernières années avec l’apparition du gaz de schiste, qui a entraîné un effondrement des cours. Il n’y a pratiquement plus aucune centrale électrique fonctionnant au fuel aux États-Unis. De même, quand le Japon a dû chercher une alternative pour produire de l’électricité, à la suite de l’accident de Fukushima, il s’est tourné vers le gaz.

Ce mouvement de substitution est appelé à s’intensifier, d’après les prévisions d’Exxon Mobil. Le groupe pétrolier prévoit que le pétrole, qui a pris la place du charbon au tournant des années 1950, va à son tour être évincé par le gaz. Ce dernier pourrait représenter près du tiers de la consommation d’énergie mondiale dans les décennies 2020-2030. De son côté, Total anticipe une hausse de 45 % de la consommation de gaz dans les vingt prochaines années.

Les marchés ont choisi délibérément d’ignorer tous ces facteurs, persuadés que les cours du pétrole étaient voués à rester accrochés au-dessus de 100 dollars le baril. Ils étaient d’autant plus convaincus de la stabilité de la situation qu’ils pensaient que l’Arabie saoudite aurait la capacité, comme elle le fait depuis plus de quarante ans, de remettre les choses en ordre sur le marché pétrolier, si d’aventure celui-ci plongeait. Les espoirs ont été douchés.

Que cherche l’Arabie saoudite ?

La réunion de l’OPEP du 27 novembre 2014 a provoqué un séisme dans le monde pétrolier : le cartel a changé de politique. Pour la première fois depuis 1973, il a décidé de sacrifier ses revenus et d’accepter des baisses de prix plutôt que de limiter sa production. L’Arabie saoudite a été le chef d’orchestre de ce changement, imposant ses vues aux onze autres pays producteurs du cartel.

Depuis 1945, Riyad est le bras armé des États-Unis en matière de politique pétrolière mondiale, le pétrole n’ayant jamais cessé d’être une arme géopolitique depuis le début du XXe siècle. Représentant 10 % de la production mondiale, il est le grand régulateur des marchés pétroliers, assurant le maintien des approvisionnements et des prix, par sa seule décision d’augmenter ou de diminuer sa production. Impossible pour certains observateurs que l’Arabie saoudite ait décidé seule, sans l’assentiment des États-Unis, de maintenir sa production et de précipiter la chute du pétrole. L’Arabie saoudite s’était déjà prêtée à ce jeu en 1985, amenant le prix du pétrole à 10 dollars. Cet effondrement avait contribué à asphyxier financièrement l’URSS, déjà bien mal en point, et avait conduit à son écroulement.  Selon eux, c’est le même scénario qui se reproduit. La décision saoudienne s’inscrit dans le jeu géostratégique américain, destiné à amener à résipiscence la Russie, l’Iran, le Venezuela et tous les autres pays récalcitrants (voir notre article Pourquoi le pétrole est redevenu une arme géopolitique). Une analyse que récuse totalement le prince saoudien Alwalid bin Talad dans un entretien à USA today. «L'Arabie saoudite et le Russie sont dans le même lit. Les deux sont touchées en même temps», soutient-il

Le ministre saoudien du pétrole, Ali al-Naimi lors de la réunion de l'OPEPLe ministre saoudien du pétrole, Ali al-Naimi lors de la réunion de l'OPEP © Reuters

L’Arabie saoudite tient, en tout cas, un discours bien éloigné des supposés intérêts américains. Alors que l’OPEP ne représente plus que 35 % du marché mondial pétrolier, Riyad semble ne plus être d’accord pour porter à lui seul les efforts pour assurer la stabilité du marché. Interrogé, au lendemain de la réunion de l’OPEP, sur sa décision de ne pas réduire sa production pour garantir les 100 dollars le baril, le ministre du pétrole, Ali al-Naimi, répliquait : «Pourquoi l’Arabie saoudite réduirait-elle sa production? Les États-Unis sont aussi un grand producteur maintenant. Réduiront-ils la leur? ». La même question avait été posée avant la réunion à la Russie – non membre de l'OPEP – qui elle aussi avait refusé de participer aux efforts de stabilisation du marché, en diminuant sa production. Un chiffre paraît avoir particulièrement fait réfléchir Riyad : désormais les importations pétrolières américaines en provenance du Canada sont supérieures à celles venues d’Arabie saoudite.

La nouvelle ligne officielle de Riyad est désormais de laisser faire le marché. Le ministre saoudien du pétrole s’interroge même publiquement sur l’avenir de l’OPEP. « Une réunion par an est largement suffisante », a-t-il déclaré, laissant entendre que le cartel pétrolier n’avait plus vraiment d’objet.

Au jeu du marché, l’Arabie saoudite est assurée d’être gagnante, au moins à court et à moyen terme : elle a les plus grandes réserves et les plus bas coûts de production. Selon les chiffres du monde pétrolier, le prix d’équilibre du baril est autour de 20 dollars en Arabie saoudite, entre 30 et 35 dollars en Russie, entre 60 et 70 dollars pour les gisements en eaux profondes, autour de 60 à 80 dollars pour les huiles de schiste aux États-Unis, et à 100 dollars pour les sables bitumineux.

Cette volonté de faire le ménage sur le marché pétrolier et de maintenir ses parts de marché n’a pas été démentie par la suite. Ces derniers mois, l'Arabie saoudite a consenti des ristournes non négligeables à ses clients asiatiques pour les conserver. Le 5 janvier, elle a annoncé qu’elle diminuerait ces remises pour les prochaines livraisons, compte tenu de la baisse des cours pétroliers, rapporte l’agence Bloomberg. Le même jour, elle a fait des offres avec des rabais importants pour des clients américains, dans l’espoir de restaurer ses parts de marché aux États-Unis. 

L’ombre pesante de la finance sur le marché pétrolier

« Comme nous l’avons appris à nouveau dans la foulée de la "grande crise financière", la finance et la macroéconomie sont liées de manière inextricable. Dans la phase historique actuelle, les marchés réels et les marchés financiers sont également très fortement intégrés à l’échelle globale, comme ils le furent de manière presque ininterrompue pendant de nombreuses décennies jusqu’à la Grande Dépression », constate Claudio Borio, directeur de la banque des règlements internationaux (BRI), dans un de ses récents travaux sur les conséquences de la financiarisation de l’économie (voir notre article La crise et le cycle financier: un renversement de perspective).

Cet avertissement vaut plus particulièrement pour les marchés pétroliers. La finance est la grande oubliée dans les nombreuses explications sur la chute du pétrole. Elle est pourtant un acteur de premier plan, au point que certains se demandent si elle n’est pas à l’origine de l’effondrement actuel. Pour eux, les prix du pétrole sont largement manipulés depuis des années. Ce à quoi nous assistons, selon eux, c’est bien davantage à l’éclatement d’une bulle spéculative sur le pétrole (et sur les autres matières premières d’ailleurs, le cuivre, le minerai de fer, l’acier chutant eux aussi depuis juillet 2014, même si c’est dans des proportions moindres) qu’à la prise de conscience subite d’une offre surcapacitaire sur le marché pétrolier. Tout se brouille en juillet 2014, expliquent-ils, car à cette date la Réserve fédérale annonce la fin de la politique non conventionnelle (quantitative easing). Le robinet à milliards de dollars qui se déversait chaque mois dans les poches des acteurs financiers va se fermer. « De nombreux investisseurs se préparent à se ruer vers la sortie, parce qu’ils savent que les prix des actifs financiers sont sans rapport avec les fondamentaux », écrit Paul Hodges d’International eChem.

Depuis le début des années 2000, le marché pétrolier est devenu un des terrains de jeu favoris du monde financier. Il a soutenu, accompagné, encouragé l’explosion du cours de l’or noir, parvenu à plus de 150 dollars en juillet 2008. À l’époque, Goldman Sachs prédisait que les prix atteindraient 200 dollars le baril dans l’année. L’appétit vorace de la Chine pour les matières premières en général, le pétrole en particulier, justifiait, à leurs yeux, tous les paris sur l’avenir.

évolution entre la production pétrolière et les contrats sur le pétrole aux Etats-Unisévolution entre la production pétrolière et les contrats sur le pétrole aux Etats-Unis

Après la crise financière de 2008, la spéculation sur le pétrole a repris de plus belle, alimentée par l’argent des banques centrales. Une partie des 4 000 milliards de dollars déversés par la Réserve fédérale, et captés essentiellement par la finance, est venue se placer sur le marché pétrolier, censé être une place sûre. Alors que le marché pétrolier était auparavant dominé par les données physiques entre l’offre et la demande, ces dernières ont été totalement balayées par les marchés financiers. En 2005, les échanges financiers sur le marché pétrolier représentaient déjà 3 fois le marché physique. En 2013, ils s’élevaient à plus de 8 fois...

Des milliers d’instruments financiers dérivés ont été créés pour soutenir cette spéculation. Là encore, on parle en centaines de milliards de dollars. Le pétrole papier a servi de support à des opérations financières, en garantie de crédit passant dans de nombreuses mains. Aujourd’hui, personne ne connaît précisément l’ampleur de cette montagne d’engagements, de contreparties. Nous sommes à nouveau devant un continent financier immergé.

Exploitation des sables bitumeux dans l'AlbertaExploitation des sables bitumeux dans l'Alberta © Jean-Marc Giboux

Les producteurs pétroliers, grands et petits, ont trouvé guichets ouverts auprès des financiers pour soutenir de nouveaux projets d’exploitation et d’investissements. Gisements en eaux profondes, exploitation de sables bitumeux au fin fond de l’Alberta, exploitation d’huile de schiste dans le Dakota du Nord, prospection dans l’Arctique : tout intéressait le monde financier. Quand les taux de crédit sont à zéro et le baril à plus de 100 dollars, la question de la rentabilité devient annexe.

Tous les grands groupes pétroliers internationaux ont pu lancer des projets d’exploitation gigantesques, sans le moindre souci d’argent. Pétrobras, le groupe pétrolier brésilien, a vu les banques se précipiter pour l’aider à exploiter un gigantesque gisement en eau très profonde (plus de 3 000 mètres). Le groupe russe Rosneft a pu contracter une dette de 45 milliards de dollars auprès des banques internationales pour racheter son concurrent TNK. (L’arrivée à échéance d’un emprunt de 21 milliards de dollars à la fin d’année 2014, que le groupe pétrolier ne semblait pas pouvoir honorer en raison des sanctions, a été une des raisons qui a précipité l’écroulement du rouble à la fin de l’année 2014, obligeant la banque centrale russe à intervenir.) Les petites sociétés d’exploitation d’huile de schiste, qui ont fleuri par centaines ces dernières années aux États-Unis, ont trouvé les mêmes facilités auprès des marchés. Cette explosion a été financée à coups de dettes.

En quelques semaines, cet eldorado s’est écroulé. Avec leur rationalité légendaire, si bien décrite par André Orléan, les financiers sont passés de l’euphorie à la panique. Tout ce qui touche le pétrole paraît leur brûler les doigts. En silence, les financiers sont en train de liquider aussi vite que possible les engagements pris dans le secteur pétrolier et qui leur paraissent désormais à haut risque.

Les traders qui pariaient sur une baisse momentanée du pétrole, ont changé d’avis depuis le début de l’année. Pour eux, il n’y a rien à attendre de l’Europe. Quant à la Chine, elle est devenue un océan d’incertitudes. Ils ne croient plus à un rebond possible de l’économie mondiale, et donc du pétrole, avant de longs mois. Ils amplifient encore la chute par leurs paris sur l’avenir. Les contrats pour livraison en mars se prennent en dessous de 30 dollars, ceux pour livraison en juin à 20 dollars sur le marché pétrolier de New York (Nymex). Une fois encore, la finance l’emporte sur le marché : les paris pris représentent déjà 1,7 fois le marché physique, relève le site boursier MarketWatch. Jusqu’alors, les autres marchés étaient restés à l’écart de la tourmente pétrolière. Mais la contagion gagne. Les marchés d’actions et obligataires sont à leur tour pris dans ce désordre. 

Les pays producteurs peuvent-ils soutenir longtemps cette guerre des prix ?

© Reuters

La chute brutale des cours du pétrole fait déjà des dégâts considérables dans les pays producteurs. Frappée par ailleurs par des sanctions, la Russie paie au prix fort le fait d’avoir une économie totalement dépendante du pétrole et des matières premières. Le rouble a décroché au même rythme que les cours pétroliers. En six mois, il a perdu plus de 40 % de sa valeur face au dollar, obligeant la banque centrale à intervenir massivement pour soutenir la monnaie, les banques et les grands groupes russes. Un plan de 1 000 milliards de dollars est prévu pour aider le système financier, les groupes russes endettés jusqu’au cou en monnaies étrangères, en dollars de préférence. Selon les premières estimations de la banque centrale, l’économie russe devrait connaître une récession de l’ordre de 5 % cette année (voir notre article Russie, Venezuela, Algérie sont frappés de plein fouet par la chute du prix du pétrole).

Le Venezuela, quant à lui, est au bord de l’explosion. Pour les observateurs, ce n’est plus qu’une question de semaines avant qu’il ne s’écroule. Dans une tentative désespérée, son président Nicolas Maduro s’est rendu en début de semaine dernière en Chine, dans l’espoir d’obtenir quelque aide (voir notre article Nicolas Maduro ou la fin de l’ère chaviste).

Mais le malaise s’étend. Le Nigeria, déjà en état de déliquescence, est au bord de l’asphyxie, au fur et à mesure que les cours s’écroulent : ses seuls revenus sont liés à la rente pétrolière. L’Angola est lui aussi très ébranlé. Au-delà des chutes des économies qui semblent inévitables, les observateurs s’inquiètent de nouveaux risques de déstabilisation sur le continent africain, si la situation devait se prolonger.

Le gouvernement kazakh a déjà averti qu'il fallait se préparer à des lendemains moroses avec un pétrole autour de 40 dollars. Le Canada, dont une grande partie des succès économiques de ces dernières années est liée à l’exploitation minière et pétrolière, commence lui aussi à s’inquiéter. Des États américains producteurs comme le Texas, l’Alaska ou le Dakota du Nord s’alarment alors que les sociétés pétrolières annoncent des réductions massives d’emploi et d’investissement. Même la riche Norvège n’est pas immunisée. Elle aussi très dépendante de la rente pétrolière et gazière, son économie donne des signes de faiblesse. La banque centrale norvégienne a déjà baissé par deux fois ses taux d’intérêts, ces dernières semaines, dans l’espoir de relancer l’activité.

Soit parce qu’ils étaient tenus par des contrats passés, soit parce qu’ils veulent compenser leur baisse de revenus, les producteurs, pour l’instant, n’ont pas du tout diminué leur production. Au contraire. Il n’a jamais été produit autant de pétrole que ces derniers mois. En décembre, la production russe a atteint un niveau inégalé depuis 1991. L’Irak, pour sa part, a produit 2,94 millions de barils par jour en décembre, soit le plus haut niveau depuis 1980. Les États-Unis sont sur la même pente. Leur production a atteint en décembre 9,4 millions de barils par jour, un record depuis 1983.

Les observateurs pensent qu’il faudra du temps avant que la production s’adapte aux nouvelles conditions du marché. Les sociétés pétrolières ont déjà annoncé la division, par deux parfois, de leurs investissements. Les grands projets d’exploration sont repoussés à des jours meilleurs, ou tout simplement enterrés. Mais il y a tous les gisements qui sont en exploitation. Et là personne ne veut ou ne peut lâcher.

C’est particulièrement vrai pour les sociétés d’huile de schiste. Endettées jusqu’au cou, elles sont condamnées à produire pour faire face à leurs échéances financières. Aujourd’hui, elles tentent de tenir en produisant toujours plus, d’autant que le cycle de vie d’un gisement non conventionnel est très court, de l’ordre de trois ans.

Evolution du risque crédit pour les sociétés d'énergie américainesEvolution du risque crédit pour les sociétés d'énergie américaines © Bloomberg , Zero hedge

Cette fuite en avant peut-elle durer longtemps ? « La capacité de résistance des sociétés pétrolières non conventionnelles, et leur possibilité de produire à bas coût, sont peut-être sous-estimées », pense un expert de Total. « Tout dépendra de l’attitude des financiers. S’ils acceptent ou non de les financer. » Le monde financier, pour l’instant, paraît ne plus vouloir les suivre. Les taux pour le risque crédit de ces sociétés américaines atteint les 1 000 % aux États-Unis. Déjà, certains prédisent une vague de faillites et de concentration sans précédent dans les mois à venir. Ils se demandent si cela ne va pas remettre en cause la politique d'indépendance énergétique des États-Unis, menée depuis près de dix ans.

Le grand nettoyage du marché que semble rechercher l’Arabie saoudite aurait alors bien lieu. Mais Riyad a-t-il lui aussi les moyens de tenir aussi longtemps qu’il veut bien le dire ? C’est une des grandes questions que se posent les acteurs pétroliers. Si l’industrie pétrolière saoudienne peut faire face à des cours de 30 dollars, grâce à ses coûts de production très bas, il y a aussi la question des finances publiques. Compte tenu de ses dépenses d’armement, de ses dépenses sociales et d’équipement, le gouvernement saoudien a besoin d’un pétrole autour de 80 à 90 dollars pour assurer ses rentrées financières. Il a publié son budget pour 2015. Il y est prévu un déficit de 15 milliards de dollars. Une première pour le royaume saoudien, habitué à des excédents massifs. Dans cette situation exceptionnelle, l’Arabie saoudite a les moyens de faire face. Elle est assise sur plus de 750 milliards de dollars de réserves qu’elle compte bien utiliser dans cette guerre des prix.

Cette perspective commence à effrayer certains analystes. Car tous les pays producteurs vont avoir la tentation de rapatrier les excédents pétroliers qu’ils recyclaient sur les marchés financiers, en priorité aux États-Unis. La masse de ces pétrodollars se chiffre en centaines de milliards de dollars. L'exode a déjà commencé, semble-t-il. Selon une étude de BNP Paribas, le montant des excédents tirés du pétrole s'est établi à moins de 60 milliards de dollars en 2014, alors qu'il dépassait les 500 milliards de dollars en 2006. En d'autres termes, les pays producteurs de pétrole retirent plus d'argent qu'ils n'en investissent sur les marchés financiers. Quand une telle masse se met en mouvement, et ne vient plus assurer la liquidité des marchés financiers comme elle l’a fait pendant des années, cela peut engendrer de grandes secousses planétaires.

Dialogue social : le droit du travail est en péril

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Si d’aventure le Medef parvient à ses fins, ce qui est loin d’être improbable, compte tenu du soutien dont il profite actuellement jusqu'au sommet de l’État, ce sera une régression sociale majeure : dans le cadre de ses négociations avec les syndicats sur la modernisation du dialogue social, qui reprennent les jeudi 15 et vendredi 16 janvier, le patronat défend un projet qui vise à mettre à bas tout le système actuel de représentation des salariés au sein des entreprises, organisé autour des délégués du personnel, des comités d’entreprise (CE) et des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), pour y substituer une instance unique, le conseil d’entreprise. La réforme, si elle aboutit, aurait des incidences majeures sur la démocratie sociale au sein des entreprises, sur le droit des salariés et de leurs représentants, mais bafouerait aussi certains des principes fondateurs de la République.

Pour l’heure, il est encore impossible de savoir si cette ultime séance de négociation entre les partenaires sociaux a des chances d’aboutir. Car même si certaines confédérations, dont la CFDT, semblent disposées à avaliser cette régression sociale majeure, en contrepartie de modestes compensations, le mouvement syndical est divisé sur la question. Et au sein même du patronat, toutes les organisations ou fédérations ne parlent pas d’une même voix. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la réunion, qui devait initialement se tenir les 18 et 19 décembre, a été reportée aux 15 et 16 janvier, le temps pour le patronat de mettre de l’ordre dans ses rangs et de trouver un consensus, notamment sur la question de la représentation des salariés dans les entreprises de moins de 11 salariés, qui est l’une des pommes de discorde.

Mais enfin ! Le Medef sait qu’avec ce gouvernement socialiste – qui conduit une politique économique et sociale par bien des aspects beaucoup plus à droite encore que celle impulsée par Nicolas Sarkozy sous le précédent quinquennat –, il profite de circonstances politiques exceptionnelles pour dynamiter les règles anciennes du dialogue social au sein des entreprises. Car ce projet de refonte du dialogue social s’intègre à une politique d’ensemble, qui vise à démanteler, sous le faux prétexte d’une meilleure compétitivité des entreprises, des pans entiers du Code du travail.

Avant d’examiner les coups de boutoirs successifs qui ont été portés depuis 2012 au Code du travail, voyons ce que contient ce projet du Medef. Voici sa dernière mouture, en date du 11 décembre 2014. On peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

 

À la lecture de ce document, on comprend d'emblée que le projet du Medef contient effectivement une disposition majeure, affichée en son article 2 : « Le conseil d’entreprise est l’instance unique de représentation du personnel. » En clair, cette nouvelle instance unique reprend « les prérogatives et moyens des délégués du personnel » dans les entreprises qui comprennent entre 11 et 49 salariés, comme le précise l’article 2.1.3.

Et pour les entreprises qui comprennent plus de 50 salariés et sont actuellement soumises, dès qu’elles franchissent ce seuil des 50, à l’obligation de créer un comité d’entreprise et un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, ce serait un véritable big bang. Ce conseil d’entreprise se substituerait aux trois institutions actuelles de représentation du personnel que sont les délégués du personnel, les CE et les CHSCT. Et si ce projet devait aboutir, il s’agirait d’une révolution majeure. Ou plutôt d’une contre-révolution sociale sans précédent dans l’histoire contemporaine du mouvement social en France.

L’intitulé même de cette nouvelle institution, le « conseil d’entreprise », résume la philosophie du projet. Il s’agit de remettre purement et simplement en cause le principe démocratique selon lequel les salariés peuvent disposer d’institutions qui les représentent au sein des entreprises pour reléguer ces institutions à une simple fonction de « conseil ». C’est ce qu’explique très bien un avocat spécialiste du droit du travail, Me Samuel Gaillard, dans un remarquable point de vue, publié par Miroir social. On peut le consulter ici : Enjeu des négociations sur la modernisation du dialogue social : une déflagration sans précédent.

Dans le cas des comités d’entreprise, qui seraient donc supprimés, la loi actuelle définit de manière très précise les fonctions qu'ils doivent assumer. Le Code du travail, notamment dans son article L2323, alinéas 1 à 5, stipule en particulier que le comité d’entreprise a donc non pas une fonction de conseil, mais, dans une logique radicalement opposée, qu'il « a pour objet d'assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts dans les décisions relatives à la gestion et à l'évolution économique et financière de l'entreprise, à l'organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production ».

En somme, le Code du travail entérine le fait qu’employeurs et salariés n’ont pas nécessairement des intérêts communs, et que ces derniers, les salariés, ont en tout cas des intérêts spécifiques, sinon même opposés – et qu'ils peuvent donc légitimement avoir des institutions propres qui les représentent. D’où tous les pouvoirs qui sont conférés par le Code du travail aux comités d’entreprise, et qui sont présentés de manière didactique sur Service public, le site internet officiel de l’administration française. Lisons ce que rappelle ce site : « Le CE assure l'expression collective des salariés. Il permet la prise en compte de leurs intérêts dans les décisions relatives à la vie dans l'entreprise. » Le Code du travail codifie aussi de manière très stricte les obligations auxquelles sont soumis les employeurs en matière d’information et de consultation des CE, lesquels peuvent aussi, en cas de situation de difficultés de l’entreprise, exercer un droit d’alerte et demander des explications à l’employeur – qui est obligé de les fournir –, une expertise auprès des tribunaux, ou encore la récusation des commissaires aux comptes, sans parler des missions sociales et culturelles des mêmes CE.

Avec le projet du Medef, c’est donc la philosophie même du Code du travail qui serait bouleversée. Et tous ces droits attachés aux comités d’entreprise seraient anéantis. Me Gaillard en conclut donc, et il a malheureusement raison, que ce sont les valeurs mêmes de la République qui seraient mises en cause : « C’est ainsi que tout l’esprit du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 vole en éclats et que l’on assiste à un retour en arrière à la IIIe République », déplore-t-il. Les articles du Code du travail qui sont directement menacés par le projet patronal ne sont en effet que la retranscription de l’article 8 de ce préambule de la Constitution du 27 septembre 1946, qui édicte ce principe qui a valeur constitutionnelle : « Tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises. »

On pourrait d’ailleurs tout autant observer que ce projet patronal constituerait aussi une remise en cause de nombreux autres textes fondateurs. À l’évidence, il est ainsi également en contradiction avec l’article 21 et plus encore avec l’article 22 de la Charte sociale européenne (que l’on peut consulter ici), qui garantit « l'exercice effectif du droit des travailleurs de prendre part à la détermination et à l'amélioration des conditions de travail et du milieu du travail dans l'entreprise ». Comme il constituerait une remise en cause d’une importante directive européenne, celle du 11 mars 2002, que l’on peut consulter ici.

En quelque sorte, ce projet vise à nier que les salariés puissent avoir des intérêts spécifiques à défendre – et profiter de garanties légales pour pouvoir le faire. Vieux projet réactionnaire qui fleure bon l’association capital-travail qui, depuis des lustres, a ses défenseurs dans les milieux patronaux – et pas seulement !

Une autre disposition du projet vient confirmer qu’il s’agirait bel et bien d’une régression sociale majeure, si le Medef parvenait à ses fins. Il s’agit de la disposition qui conduit à la quasi-disparition des CHSCT. Comme le rappelle le site internet du ministère de l’emploi (on peut le consulter ici), la constitution d’un CHSCT est une obligation légale dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés. Ce sont les lois Auroux, en 1982, qui ont apporté ces nouveaux droits aux salariés. Une haut fonctionnaire y avait à l’époque beaucoup contribué : il s’agissait de la directrice du travail de l’époque, une dénommée… Martine Aubry.

Or, dans le projet du Medef, les CHSCT ne résulteraient plus d’une obligation légale dans les entreprises de plus de 50 salariés mais seraient seulement facultatifs et ne disposeraient pas de leurs prérogatives actuelles. C’est consigné à l’article 2.1.4.1 du projet du Medef : « Le conseil d’entreprise ou d’établissement peut constituer en son sein une commission chargée de l’assister pour l’exercice de ses attributions liées aux questions d’hygiène, de sécurité et de conditions de travail. Dans les établissements entre 50 et 500 salariés, cette commission est mise en place par accord d’établissement ou d’entreprise. Dans les établissements de 500 salariés et plus, la commission est constituée si plus de la moitié des membres du conseil le demande. »

La formule utilisée dit bien ce qu’elle veut dire. Si une telle commission est mise en place dans les établissements qui comptent entre 50 et 500 salariés « par accord d’établissement ou d’entreprise », cela veut dire clairement que l’existence d’une telle commission dépendrait de la volonté de l’employeur d’approuver un tel accord. Disons les choses de manière plus abrupte : si l’employeur ne veut pas d’une telle commission, elle n’a aucune possibilité de voir le jour.

Or il faut bien mesurer que les CHSCT jouent depuis plus de trente ans un rôle social majeur et que leur disparition aurait des répercussions gravissimes. Au fil des ans, les CHSCT sont devenus au sein des entreprises l’acteur majeur de prévention des risques professionnels et doivent être obligatoirement consultés, notamment, comme le rappelle le site du ministère du travail, « avant toute décision d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail et, par exemple : avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l’outillage, d’un changement de produit ou de l’organisation du travail ; avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail ; sur le plan d’adaptation lors de la mise en œuvre de mutations technologiques importantes et rapides ; sur le projet d’introduction et lors de l’introduction de nouvelles technologies sur les conséquences de ce projet ou de cette introduction sur la santé et la sécurité des travailleurs ».

Les CHSCT peuvent aussi « recourir, aux frais de l’employeur, à un expert agréé : 1-lorsqu’un risque grave, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement ; 2- en cas de projet important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail, prévu à l’article L. 4612-8 du Code du travail, c’est-à-dire, notamment, avant toute transformation importante des postes de travail découlant de la modification de l’outillage, d’un changement de produit ou de l’organisation du travail, avant toute modification des cadences et des normes de productivité liées ou non à la rémunération du travail ».

La mise à mort des CHSCT, voulue par le Medef, serait donc socialement très préoccupante. « Faut-il rappeler l’explosion des cas de harcèlements, d'épuisement professionnel, d’astreintes jour et nuit et de sous-traitance ? Faut-il rappeler les problématiques récurrentes de TMS, de produits cancérigènes, d’incendies, de bruits, d’agressions physiques, d’accidents de transports, de déménagements effectués pour dégraisser à bon compte les effectifs ? » s’inquiète l’avocat.

L’utilité sociale des CHSCT est méticuleusement décrite par un autre professeur de droit de renom, Pierre-Yves Verkindt (Paris I – Sorbonne) qui, à la demande du ministre du travail, a réalisé un long rapport sur le sujet, rendu public en février 2014. Ce rapport, on peut le télécharger ici ou le consulter ci-dessous :

 

Dans ce rapport, le professeur de droit formulait 33 propositions pour rendre l’institution des CHSCT plus démocratique, pour améliorer leur fonctionnement ou la formation de ses membres ou encore mieux encadrer les expertises qu’ils peuvent commanditer. Mais s’il fait toutes ces propositions, qui résonnent comme autant de critiques, c’est précisément parce qu’il juge très précieuse leur existence même. L'ambition du rapport était donc de renforcer les CHSCT et surtout pas de les… supprimer ! Pour comprendre l'importance des CHSCT, on peut également se référer au point de vue récent du directeur général du cabinet Technologia, Jean-Claude Delgènes, publié également par Miroir social : Coup de torchon magistral sur les CHSCT.

Alors, pourquoi le Medef veut-il leur disparition ? La bonne explication, c’est Me Samuel Gaillard qui la donne : « C’est l’arrêt Snecma du 5 mars 2008, la bête noire des employeurs, qui est à l’origine de la volonté du Medef de faire disparaître le CHSCT. » Et il explique : « Par cet arrêt, la Cour de cassation a posé le principe selon lequel le juge pouvait suspendre la mise en œuvre d’une réorganisation lorsqu’elle était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés, obligation dite de résultat. Il s’agit là d’une jurisprudence essentielle qui, pour la première fois, posait le principe selon lequel le pouvoir de direction de l’employeur, jusqu’ici sans aucune limite, était désormais subordonné au principe d’ordre public de la santé et de la sécurité des salariés. Les décisions d’annulation sont en réalité fort rares, mais il est certain que le CHSCT dispose ainsi, par cet arrêt, d’un réel pouvoir de contrainte vis-à-vis des employeurs, afin d'obliger ceux-ci à respecter leurs obligations de santé et de sécurité des salariés qui sont issues du droit européen. »

Et l’avocat ajoute : « Le droit européen étant apparemment difficile à changer pour le Medef et les magistrats de la Chambre sociale de la Cour de cassation, il fallait alors supprimer le CHSCT et c’est ce que ce texte vise, d’abord et de manière explicite pour les entreprises de 50 à 500 salariés. Pour les établissements de plus de 500 salariés, c’est une simple commission du conseil d’entreprise qui est prévue par le texte du Medef, mais qui est cantonnée à un rôle croupion “d’assistance” au conseil d'entreprise. Au passage, toutes les prérogatives du CHSCT en matière notamment d’enquête et de danger grave et imminent, qui constituent l'un des socles essentiels de contrôle par le CHSCT de l’activité de l’employeur, sont balayées d’un trait de plume. Désormais, en matière de danger grave et imminent, la procédure n’est pas enclenchée d’office au seul constat d’un danger grave et imminent par un membre du CHSCT. Il faut que le conseil d’entreprise se réunisse et qu’il charge la commission d’effectuer une enquête dans un tel cas. »

Pour quiconque veut comprendre plus avant la grande importance de cet « arrêt Snecma » qu’évoque Me Gaillard, on peut se référer au décryptage qu’il en avait fait à l’époque dans Miroir social (et que l’on peut télécharger ici). L’arrêt lui-même peut être téléchargé ici ou être consulté ci-dessous :

La volonté du patronat de reléguer la représentation des personnels à une fonction purement supplétive est confirmée par une dernière suggestion de son projet, celle qui vise à remettre en cause la possibilité ouverte actuellement aux CE ou CHSCT de recourir à des expertises indépendantes, financières ou sociales. Cette régression est consignée à l’article 4.3.5.2 du projet : « Le choix de l’expert, ainsi que la nature, l’étendue de sa mission et le montant de ses honoraires se font d’un commun accord entre l’employeur et les membres élus du conseil, le cas échéant après un appel d’offres si les délais dans lesquels le conseil doit rendre son avis le permettent. »

Dans cette formulation, chaque mot à son importance. Si le choix se fait « d’un commun accord » entre l’employeur et les membres du conseil d’entreprise, cela veut donc dire là encore, c’est une lapalissade, que l’accord… de l’employeur est nécessaire. En clair, c’est la remise en cause des expertises indépendantes. Plus de rapports indépendants pointant des jongleries financières ! Plus de rapports indépendants pointant des souffrances sociales que l’employeur ne veut pas reconnaître ! Ce serait effectivement une régression sociale considérable.

Et puis, ce projet aurait une autre grave conséquence potentielle. Le remplacement des trois institutions actuelles (DP, CE et CHSCT) par une seule, le conseil d’entreprise, aurait pour conséquence mécanique de réduire de manière spectaculaire le nombre des personnes qui, au sein des entreprises, bénéficient du statut de salarié protégé, un statut très protecteur qui est méticuleusement encadré par le Code du travail.

Alors qu’adviendrait-il de tous les salariés qui ont actuellement une fonction de représentation des salariés dans les entreprises et qui pourraient perdre leur statut de salarié protégé ? Qu’adviendrait-il de tous ceux qui, du fait de ces fonctions, se sont opposés dans le passé, parfois âprement, à leurs patrons ? Il n’est guère besoin d’être grand clerc pour deviner que le projet a aussi ce dessein caché : permettre, dans la foulée, une purge syndicale…

Reste donc une question majeure : comment serait-il concevable qu’un tel nouveau coup de boutoir contre le droit du travail puisse voir le jour ? En fait, il y a deux réponses. La première est que le front syndical ne sera pas forcément uni pour faire capoter le projet patronal. La CFDT, pour ne pas la nommer, pourrait-elle par exemple accepter la philosophie du projet patronal, en contrepartie de garanties, même mineures, sinon illusoires, pour améliorer la représentation des salariés dans les très petites entreprises ?

Mais surtout, le Medef sait sans doute qu’il peut une nouvelle fois compter sur le gouvernement pour qu’il appuie, ouvertement ou en sous-main, son projet. Depuis plusieurs mois, celui-ci ne s’est en effet pas privé de faire valoir que la remise en cause, au moins provisoire, des obligations sociales liées au franchissement des seuils légaux n’était plus pour lui un tabou. À peine installé au ministère du travail, François Rebsamen avait, le premier, donné le ton, à l’occasion d’un entretien avec Le Bien public, le 28 mai 2014 : « Gardons le principe des seuils, à 10 pour créer des délégués du personnel, et à 50 pour le comité d’entreprise, mais suspendons leur enclenchement pendant trois ans (…) Si cela crée de l’emploi, tant mieux, sinon, on remettra les seuils en vigueur et on n’entendra plus l’argument patronal. » Manuel Valls, puis François Hollande, lui avaient emboîté le pas. Dans une interview au Monde, le 20 août, le chef de l’État insistait : « Chacun doit admettre la nécessité de lever un certain nombre de verrous et de réduire les effets de seuil » (lire : Supprimer les seuils sociaux n’aura « aucun effet sur l’emploi »).

Ce projet visant à créer des conseils d'entreprise n'est d'ailleurs pas une lubie récente du patronat : il s'inscrit dans une histoire ancienne qu'il faut connaître pour comprendre pourquoi le Medef semble si sûr de son fait. C'est qu'en fait, le projet était l'une des mesures phares du rapport rédigé en janvier 2008 pour Nicolas Sarkozy par Jacques Attali et son rapporteur… Emmanuel Macron (lire Aux origines de la loi Marcron: un projet néolibéral concocté pour Sarkozy). Dans ce rapport (que l'on peut télécharger ici), il était fait ce commentaire, dans un sous-chapitre intitulé « Assouplir les seuils sociaux » : « Les seuils sociaux constituent aujourd’hui un frein à la croissance et à la création d’emploi. À titre d’exemple, le passage de 49 à 50 salariés entraîne actuellement l’application de 34 législations et réglementations supplémentaires dont le coût représente 4 % de la masse salariale. » Suivait aussitôt la proposition 37 du rapport, ainsi énoncée : « Mettre en place une représentation unique dans toutes les PME de moins de 250 salariés, sous la forme d’un conseil d’entreprise exerçant les fonctions du comité d’entreprise, des délégués du personnel, des délégués syndicaux et du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail. Ce conseil d’entreprise serait le lieu privilégié de la négociation. »

Le projet du Medef n'est donc que le décalque de cette proposition du rapport Attali-Macron.

Cette stupéfiante convergence de vue n’est pourtant pas pour surprendre. Car voilà maintenant longtemps que le gouvernement fait valoir que les droits sociaux des salariés sont un frein à la compétitivité des entreprises. C’est la raison pour laquelle il a déjà lourdement pesé pour que les partenaires sociaux entérinent le fameux accord national interprofessionnel (ANI) du 11 janvier 2013 « sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi » (on peut le télécharger ici). Cet accord avait déjà porté de très violents coups de boutoir contre le Code du travail en facilitant grandement les procédures de licenciement, en échange de contreparties dérisoires.

À l’époque, cet accord dit de flexi-sécurité avait mis en émoi une bonne partie de la gauche, y compris dans les rangs socialistes. C’est dire si le nouveau projet qui se profile, beaucoup plus grave encore que le précédent, risque de faire des vagues, car il accélère brutalement la déréglementation sociale déjà engagée par le gouvernement depuis 2013.

D’autres signes attestent d’ailleurs que le gouvernement travaille dans le même direction. Complétant le projet du Medef qui veut limiter les droits de recours des salariés, François Hollande a ainsi donné son accord à une mesure de très grande importance, la dépénalisation du délit d’entrave. Lors du dernier « Conseil stratégique de l'attractivité », qui se tenait dimanche 19 octobre 2014 à l'Élysée, et auquel avait été conviée une ribambelle de grands patrons étrangers, François Hollande a annoncé la suppression de la peine de prison en cas de délit d'entrave. Actuellement, le Code du travail, en son article L483-1, prévoit une peine de prison pouvant aller jusqu’à deux ans pour « toute entrave apportée, soit à la constitution d'un comité d'entreprise, d'un comité d'établissement ou d'un comité central d'entreprise, soit à la libre désignation de leurs membres, soit à leur fonctionnement régulier ».

La disposition visant à remplacer les peines d’emprisonnement par de simples sanctions financières a donc été instillée dans le projet de loi concocté par le ministre l’économie, Emmanuel Macron, dont le Parlement va dans les prochains jours commencer l’examen.

Et puis, dans ce même projet de loi Macron, si controversé, qui arrive devant les députés, a aussi été instillé une autre disposition visant à faciliter encore un peu plus les licenciements collectifs, dans le prolongement des premières dispositions de déréglementation prises exactement dans le même domaine par l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013, accord qui avait abouti à la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 (lire Dans la foulée de l'ANI, la loi Macron veut faciliter les licenciements collectifs).

En somme, il y a une grande cohérence entre les plans du Medef et ceux du gouvernement. Ils s’emboîtent les uns dans les autres et s’inscrivent dans une seule et même philosophie sociale : démanteler le Code du travail au nom de la recherche d’une compétitivité accrue. Le seul problème, pour la gauche, c’est que cette philosophie est à l’exact opposé de celle qu’elle a le plus souvent défendue tout au long de sa longue histoire, comme l’a souligné avec force Pierre Joxe, à l’occasion d’une émission récente « en direct de Mediapart » (lire Pierre Joxe : « Je suis éberlué par cette politique qui va contre notre histoire »).

Libre-échange avec les Etats-Unis: la commission est accusée de passer en force

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. La commission de Bruxelles vient de prendre acte du « profond scepticisme » des citoyens européens à l'encontre de l'un des points les plus controversés du traité de libre-échange en chantier avec les États-Unis depuis l'été 2013. Mais l'exécutif n'est pas allé jusqu'à en tirer les conséquences pratiques. Il n'est toujours pas question, aux yeux de l'institution, d'exclure des négociations en cours ce mécanisme d'arbitrage, qui autorise une multinationale à attaquer un État devant un tribunal spécialisé (ISDS, dans le jargon).

La commission a publié en début de semaine son analyse des près de 150 000 contributions apportées à la « consultation publique » lancée sur internet de mai à juillet 2014. À l'époque, l'institution cherchait à décrisper le débat sur ce volet sulfureux des discussions transatlantiques : elle avait demandé leur avis aux citoyens, syndicats, ONG et autres représentants patronaux. D'après le rapport de 140 pages mis en ligne mardi, le constat est sans appel : 97 % des quelque 150 000 réponses sont opposées à ce mécanisme d'arbitrage (on trouvera ici la liste des 569 organisations qui ont répondu à la consultation, le reste étant de simples citoyens).

« Nous avons besoin d'un débat franc et ouvert (sur ce sujet) avec les gouvernements de l'UE, avec le parlement européen et avec la société civile, avant de formuler toute nouvelle recommandation », a déclaré Cecilia Malmström, la nouvelle commissaire au commerce, qui hérite de l'un des dossiers européens les plus compliqués du moment. Le rapport identifie tout de même « quatre domaines où il faut réfléchir à des améliorations » du mécanisme – mais sans aller jusqu'à proposer le retrait pur et simple de cette clause.

La commissaire au commerce Cecilia Malmström, le 7 janvier 2015, à Bruxelles.La commissaire au commerce Cecilia Malmström, le 7 janvier 2015, à Bruxelles. © CE.

Sans surprise, la manœuvre a braqué l'immense majorité des ONG qui suivent le dossier, mais aussi certains élus, qui hurlent au déni de démocratie. « Censée répondre à leurs inquiétudes, la consultation n'aura finalement été qu'une parodie supplémentaire de démocratie visant à dérouler le tapis rouge aux multinationales et à légitimer leurs demandes », juge le collectif français Stop TAFTA (l'un des sigles, avec TTIP, du traité de libre-échange avec les États-Unis).

Paul de Clerck, un activiste des Amis de la Terre-Europe, y voit « une preuve supplémentaire du fait que les négociations sur le TTIP constituent un dangereux cheval de Troie au profit des entreprises, et au détriment des protections fondamentales des citoyens et de l'environnement ». « La commissaire européenne est sourde », renchérit le collectif belge CNCD 11.11.11.

De son côté, l'eurodéputé du groupe des Verts Yannick Jadot s'emporte : « On savait la commission constamment attentive et largement soumise aux injonctions des multinationales européennes, on ne l'imaginait pas ouvertement méprisante vis-à-vis des organisations de la société civile. » En septembre 2014, la commission avait déjà rejeté une initiative citoyenne « anti-TTIP » qui avait rassemblé, selon ses promoteurs, plus d'un million de signatures, jugeant qu'elle n'était formellement pas recevable.

Pour ses défenseurs, l'ISDS doit offrir de nouvelles garanties juridiques pour encourager les entreprises (par exemple américaines) à investir à l'étranger (par exemple en Europe). Pour ses adversaires, ce type d'arbitrage privé, particulièrement opaque, offre des garanties telles aux investisseurs privés, qu'il revient à réduire la capacité des États à réguler.

La bataille sur l'ISDS n'a cessé de s'intensifier au fil des mois. En Allemagne, le débat est très vif. À tel point que l'avenir de l'accord avec les États-Unis semble à présent très lié à celui de l'ISDS. Les États-Unis – le pouvoir politique à Washington comme les entreprises américaines – font de cette clause l'un des points incontournables d'un futur accord (lire notre enquête en mai 2014). Rien ne dit qu'ils seront encore partants pour un traité de libre-échange, si les Européens décident d'en exclure ce mécanisme d'arbitrage.

Cette consultation « n'(était) pas un référendum » pour ou contre l'ISDS, a précisé Cecilia Malmström mardi, pour tenter de désamorcer le débat. Côté commission, on rappelle que l'institution ne fait que négocier un mandat qui lui a été confié, au printemps 2013, par les États membres de l'Union (dont la France). Et dans ce texte figure clairement le souhait de négocier un mécanisme d'arbitrage entre État et multinationale, avec les États-Unis.

Au sein de l'exécutif de Jean-Claude Juncker, on fait aussi valoir que l'immense majorité des réponses n'était qu'un copié-collé de sept réponses types, toutes rédigées par des collectifs d'ONG dans différents pays de l'UE. Ce qui affaiblirait l'intérêt de la consultation. On se souvient de la provocation de Karel de Gucht, le précédent commissaire au commerce, à ce sujet : « C'est une façon de contourner le système. C'est la raison pour laquelle il est important que nous fassions aussi une analyse quantitative des réponses, et il faudra peut-être considérer que les réponses identiques ne sont qu'une ».

Cette semaine, la commission a donc préféré renvoyer la patate chaude aux États membres et au parlement européen (qui est co-législateur en matière commerciale, et peut donc mettre un veto en bout de course). « Notre conclusion, c'est de dire qu'il y a des divergences de vues sur les manières d'améliorer le mécanisme, et c'est le débat qui va s'ouvrir maintenant », résume une source interne à la commission. À Strasbourg, une résolution sur le projet de traité est en chantier, et pourrait être adoptée en plénière en mai. Une majorité d'élus ont déjà formulé des réserves sur l'ISDS, sans aller jusqu'à réclamer son exclusion des négociations. Tout dépendra de la position des sociaux-démocrates sur le sujet, qui pourraient bien donner leur feu vert à un « ISDS light », selon l'expression jargonneuse en vogue à Bruxelles. C'est-à-dire un mécanisme assorti, par exemple, d'un code éthique et d'une définition restrictive des fameux « investisseurs ».

Du côté des 28 capitales, les positions sont très éclatées. Matthias Fekl, le secrétaire d'État français au commerce, jouait la montre depuis son entrée en fonction en septembre, dans l'attente des conclusions de la commission (lire notre entretien ici). Il a désormais choisi de hausser le ton contre le mécanisme d'arbitrage. « Certains éléments de ce mécanisme sont à nos yeux inacceptables. La France ne peut pas accepter que des juridictions privées saisies par des entreprises multinationales remettent en cause des choix effectués par des États souverains », explique à présent le socialiste, qui ne demande pas pour autant le retrait pur et simple de la clause.

Sa stratégie : trouver une position commune avec Berlin, où il compte se rendre dans les jours à venir. La coalition allemande au pouvoir en Allemagne est divisée et le SPD (les sociaux-démocrates) répète depuis des mois son opposition au mécanisme d'arbitrage en l'état. Il reste à savoir si la CDU d'Angela Merkel appuiera, elle aussi, cette dynamique.

La difficulté, c'est que nombre de pays, ailleurs en Europe, exhortent la commission à accélérer les négociations, de peur que l'ensemble du paquebot TTIP ne s'enlise. C'est le cas, par exemple, de Londres ou de Varsovie (où les conservateurs sont aux manettes), mais aussi de Rome, avec le social-démocrate Matteo Renzi. Un prochain « round de négociations » entre Américains et Européens doit se tenir à Bruxelles début février. Mais le chapitre ISDS, lui, est gelé, jusqu'à ce qu'un consensus émerge au sein des 28.

Le débat est d'autant plus délicat que ce mécanisme d'arbitrage n'est pas du tout inédit. Il figure déjà dans l'accord entre l'UE et le Canada – finalisé, mais encore loin d'être validé par les capitales et le parlement européen. A priori, toute renégociation de CETA – c'est le nom de code de cet accord cousin du TTIP – est désormais exclue. Il figure surtout, comme l'a rappelé la commissaire Malmström, sous des formes diverses, « dans 1 400 accords bilatéraux, dont certains remontent aux années 1950 », signés par des États membres de l'UE, avec des pays tiers. La France a par exemple signé plus de 100 accords qui contiennent déjà cette fameuse clause, dont 96 sont en vigueur (lire notre article sur le sujet). Quel effet l'adoption d'un « ISDS amélioré » aura-t-il sur les accords précédents ? Là encore, les avis divergent.


Le conseiller financier de Cahuzac est sanctionné par l'AMF

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L’homme clé de l’affaire Cahuzac vient d’être sanctionné. Hervé Dreyfus, le gestionnaire de fortune de Jérôme Cahuzac, dont Mediapart avait révélé l’existence et le rôle en décembre 2012, a écopé le 12 janvier d’un avertissement et d’une « sanction pécuniaire d’un montant de 60 000 euros ». Deux sanctions prononcées par l’Autorité des marchés financiers (la décision a été publiée mercredi 14 janvier au soir), l’autorité administrative indépendante chargée notamment de réguler et contrôler les sociétés de gestion de patrimoine, comme Raymond James Asset management international, celle qui emploie Hervé Dreyfus (et dont il est l’un des associés, détenant 10 % du capital selon l’AFP). Raymond James et son PDG, Emmanuel Laussinotte, sont également condamnés. En tout, les amendes prononcées se montent à 195 000 euros.

Hervé Dreyfus a été mis en examen en octobre 2013, pour complicité de blanchiment de fraude fiscale, aux côtés de Dominique et François Reyl, le fondateur de la banque suisse Reyl et son fils, qui la dirige aujourd’hui (lire notre enquête sur cet établissement). Tous trois sont soupçonnés d’avoir permis à l’ex-ministre du budget (lui-même mis en examen le 2 avril pour « blanchiment de fraude fiscale ») de dissimuler plusieurs centaines de milliers d’euros sur un compte en Suisse, puis à Singapour. Mais selon nos informations, le parquet a requis un non-lieu pour Hervé Dreyfus : l'enquête n'a pas permis d'établir son rôle dans une quelconque organisation de fraude fiscale concernant la période non prescrite (qui démarre en 2010), bien que l'enregistrement de son échange avec Jérôme Cahuzac en 2000 ne laisse guère de doute sur son rôle de l'époque. Prudent, le gendarme des marchés financiers s’est bien gardé d’aller sur ce terrain, jugeant que le blanchiment n’était « pas suffisamment caractérisé » à l’issue de son enquête.

Hervé Dreyfus au Sénat, le 11 septembre 2013. Hervé Dreyfus au Sénat, le 11 septembre 2013. © Dan Israël

Si l’AMF a des reproches à faire à Hervé Dreyfus, ils portent sur le conflit d’intérêts caractérisé dans lequel il se trouvait depuis des années : en même temps qu’il était salarié de Raymond James (RJAMI) en tant que conseiller de gestion en patrimoine, il était payé, largement plus, par la banque créée par son demi-frère Dominique Reyl à Genève, pour y investir l’argent de ses clients. Et c’était fort lucratif : selon le rapport fouillé de l’AMF, il « tirait des relations d’affaires avec le groupe Reyl des revenus cinq fois supérieurs » à ceux que lui versait son employeur officiel ! L’argent lui était versé via ses deux sociétés personnelles Hervé Dreyfus Finance SA et Hervé Dreyfus Finance SARL. Sur les deux années non couvertes par la prescription, les sommes sont considérables : « 217 000 euros pour l’année 2010 et 160 000 euros pour l’année 2011 ».

Ce business durait depuis avril 1993, date à laquelle Dreyfus et Reyl ont signé une « convention » détaillant leurs relations. Cette convention charge le conseiller financier « d’exercer pour le compte de la banque les activités d’analyse et d’étude des marchés obligataires européens », mais aussi de prospecter de nouveaux clients, en Suisse ou ailleurs. Le texte prévoit que lui sera versée une commission qui « dépendra du volume des nouveaux comptes apportés ». Hervé Dreyfus s’est toujours présenté comme un simple gestionnaire. Lors de son unique apparition publique, devant une commission d’enquête du Sénat en septembre 2013 (où Mediapart était présent), il se présentait en « technicien de la gestion », et en aucun cas en décideur. Devant l’AMF, il a assuré qu’il se contentait de présenter des clients potentiels à la banque suisse.

En fait, il faisait bien plus que ça. « Il a notamment exercé pour le compte de la banque Reyl des activités de conseil financier et de gestion de comptes en faveur de certains clients », indique le rapport de l’autorité : « Dans le cadre des activités qu’il exerçait pour le compte de la banque Reyl, M. Hervé Dreyfus recevait les clients de cette banque dans les locaux de RJAMI » et « il assurait la gestion financière des fonds de certains clients de Reyl ».

La procédure de contrôle a été lancée par l’AMF en mai 2012, plus de six mois avant que Mediapart révèle les liens entre Cahuzac et Dreyfus. Selon nos informations, elle n'a rien à voir avec l'ex-ministre, et a été initiée suite à un cambriolage dans les locaux de l'entreprise fin mars 2012. A cette occasion, l'autorité de régulation a découvert que Raymond James entreposait de l'or dans ses locaux, pour le compte d'une cliente au moins. Or, les gestionnaires de patrimoine ne doivent en aucun cas détenir d'espèces, de titres financiers ou d'or pour leurs clients. Une enquête sur place a eu lieu, puis un premier rapport a été finalisé en février 2013, et communiqué à la commission des sanctions de l’autorité, qui vient donc de trancher, après avoir auditionné Hervé Dreyfus et son PDG Emmanuel Laussinotte, les 10 et 11 septembre 2014. La procédure avait été évoquée à mots couverts, sans qu’elle soit officiellement dévoilée, lors de l’audition au Sénat de septembre 2013.

Au cours de son enquête, l’AMF a obtenu le témoignage d’un client de la banque Reyl à Genève qui a affirmé que Dreyfus était son seul contact avec l’établissement, « qu’il a servi de contact exclusif pour la transmission au client des informations relatives à son compte détenu à Genève et investi en OPCVM [portefeuille d’actions ou d’autres outils financiers, comme les PEA français, ndlr], qu’il a participé à la sélection puis, sur demande du client, au suivi des valeurs sur lesquelles les fonds ont été placés, qu’il a transmis à Reyl pour le compte du client ses ordres de mouvements ».

Les échanges étaient le plus souvent oraux, mais Hervé Dreyfus échangeait aussi des e-mails avec ses clients ou ses correspondants chez Reyl, qui corroborent ces affirmations. Ainsi, il a reçu de la banque un modèle de lettre d’instruction de transfert d’argent, accompagné d’une demande « de préciser le correspondant pour que les fonds puissent nous arriver dans les meilleurs délais » ou a reçu une demande de virement d’argent de la part d’un client lui demandant : « Vire 3k de chez ton frère compte discret »

Malgré ces indices, l’AMF ne s'est donc pas placée sur le terrain du blanchiment de fraude fiscale, un domaine dans lequel elle n'a de toute façon pas de pouvoirs de sanction. Elle a préféré pointer que l’argent investi par Raymond James chez Reyl l’avait été en fait dans sa quasi-totalité, « entre 87,4 % et 98,8 % selon les évaluations », par Hervé Dreyfus, qui ne gérait pourtant qu’un cinquième des fonds sous gestion chez son employeur officiel. Il a donc « privilégié les produits de la banque Reyl auprès des clients de RJAMI dont il assure la gestion des intérêts » et il s’est donc placé « dans une situation de conflit d’intérêts sans en avertir son employeur », n’agissant pas « d'une manière honnête, loyale et professionnelle » comme l’exigent les textes encadrant sa profession.

Déjà en 2009, l'AMF avait averti sur le conflit d'intérêts

L’AMF s’en prend aussi à Raymond James Asset management international et à son PDG en les accusant d’avoir fermé les yeux, « alors qu’ils ne pouvaient ignorer l’existence de relations d’affaires entre M. Hervé Dreyfus et la banque Reyl », en ne mettant pas en place les procédures de surveillance adéquates pour mettre un terme à ce conflit d’intérêts. C’est le moins que l’on puisse dire. Car le rapport du gendarme des marchés révèle que cette situation était connue depuis… 2009, date d’un précédent contrôle ! « Cette situation est d’autant moins excusable qu’un précédent rapport de contrôle de l’AMF en date du 30 juin 2009 avait déjà attiré l’attention de M. Hervé Dreyfus sur des risques de conflit d’intérêts liés au cumul de ses activités (…) et qu’il s’en était suivi plusieurs échanges avec les services de l’AMF. » C'est pour cette raison que le contrôle déclenché suite au cambriolage a été immédiatement très approfondi.

Le PDG Emmanuel Laussinotte s’était engagé à l’époque à « mettre fin à la situation ». En fait, il s’est contenté de la dissolution par Hervé Dreyfus de sa société personnelle de conseil en gestion… alors qu’il se servait depuis 2010 de son autre société personnelle pour continuer ses activités. Une réponse vient d’être apportée à Mediapart, qui s’interrogeait sur l’existence et le rôle exact de ces deux sociétés dès décembre 2012. « Les mis en cause n’ont jamais cherché à connaître la nature exacte des nouvelles relations d’affaires unissant M. Hervé Dreyfus à la banque Reyl et n’ont pas mentionné cette situation dans le registre des conflits d’intérêts potentiels », regrette l’AMF.

Après ce rapport plutôt sévère, on pouvait s’attendre à une série de sanctions exemplaires. On en est loin. Après deux ans et demi de procédures, la commission des sanctions de l’AMF a condamné Raymond James à 110 000 euros d’amende, plus 25 000 euros pour son PDG Emmanuel Laussinotte, et 60 000 euros, assortis d’un avertissement, pour Hervé Dreyfus. C’est bien moins que ce qu’avait requis le rapporteur du dossier, lors de la séance publique du 19 novembre. Il réclamait 300 000 euros de pénalités contre la société de gestion, 200 000 euros et un blâme (sanction administrative plus forte que le simple avertissement) contre Hervé Dreyfus, et 80 000 euros et un blâme contre Emmanuel Laussinotte. La commission des sanctions a finalement pris en considération le fait que Raymond James n'avait retiré aucun bénéfice de sa négligence, et que le préjudice à l'égard de ses clients n'était pas établi. Sans surprise, l’avocat de la société et de son PDG se déclare « plutôt satisfait » du jugement et n’envisage pas d’engager de recours pour le moment. Les avocats d’Hervé Dreyfus n’ont pas répondu aux sollicitations de Mediapart.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Comment se faire traquer sur internet sans cookies avec HSTS

Franc suisse : derrière la capitulation de la banque centrale

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La manipulation frénétique et irresponsable du prix de l’argent, référence cardinale dans une économie avancée, par les principales banques centrales, n’a pas fini de provoquer des dégâts collatéraux entretenant une instabilité chronique sur les marchés de capitaux… en attendant pire. Dernière victime en date, la tentative désespérée de la Banque nationale suisse de plafonner la hausse de sa devise face à l’euro. La BNS a finalement capitulé mercredi 15 janvier, annonçant brutalement l’abandon du cours plafond de 1,20 franc suisse pour un euro, provoquant dans les minutes suivantes une réévaluation vis-à-vis de la monnaie unique qui a dépassé au plus fort les 40 % (à 80 centimes de FS pour un euro) et un effondrement de la Bourse de Zurich.

Pour prendre la mesure de l’univers délirant dans lequel les politiques dites « non conventionnelles » de la Réserve fédérale des États-Unis, et ses homologues japonaise, britannique et finalement européenne, ont plongé la planète, il suffit de rappeler qu’en Suisse, on vous fait payer pour déposer de l’argent et on vous en donne pour l'emprunter. Dans son communiqué justifiant l’annonce, la BNS indique qu’elle porte de 0,25 à 0,75 % le taux d’intérêt négatif imposé sur les dépôts à vue au-delà du montant exonéré. Par ailleurs, elle indique qu’elle abaisse encore la fourchette négative du Libor à trois mois, taux qui sert de référence à tous les emprunts, « désormais comprise entre – 1,25 % et − 0,25 %, au lieu de −0,75 % et 0,25 % précédemment ». Le monde cul par-dessus tête.

Thomas Jordan, président de la BNSThomas Jordan, président de la BNS © BNS

Selon la BNS, « les disparités entre les politiques monétaires menées dans les principales zones monétaires ont fortement augmenté ces derniers temps et pourraient encore s’accentuer ». Très précisément le 22 janvier prochain, si l'on en croit les augures du marché (qui n’avaient néanmoins rien vu venir du côté de Zurich) quand Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, est censé céder enfin aux sirènes de « l’assouplissement quantitatif » affiché (et plus seulement furtif comme jusqu’ici) en annonçant un programme de rachat de dettes publiques de plusieurs centaines de milliards d’euros. 

Face à ce « tsunami » monétaire annoncé, qui a déjà provoqué par anticipation la dépréciation de l’euro face au dollar en dessous de son cours d’introduction en 1999 (1,17 dollar pour un euro), la digue défendue depuis trois ans par la BNS ne pouvait que céder. Elle a préféré ouvrir les vannes sans crier gare, ce qui a probablement (on le saura très vite) provoqué la noyade de quelques fonds spéculatifs passés instantanément de la somnolence à la panique. Too bad, so sad. 

Les autorités monétaires helvétiques ont justifié leur décision et son « timing » par la hausse du dollar, ayant quelque peu allégé la pression concurrentielle sur les exportateurs du pays qui auraient en outre mis à profit les années du « peg » (lien fixe avec l’euro) pour s’adapter. L’argument est peu crédible compte tenu de la très forte proportion du commerce extérieur de la Confédération réalisée non seulement avec la zone euro, mais aussi avec de nombreux pays dont la devise s’est également fortement dépréciée face au dollar. La chute de 13 % à mi-séance de la Bourse de Zurich atteste que cet argument passe plutôt mal auprès des investisseurs suisses.

Il faut rappeler que la « politique de changes » de la BNS, donnée en modèle à la BCE par tant de bons esprits chagrinés par « l’euro fort », a conduit la banque centrale de la Confédération à accumuler quelque 500 milliards de francs suisses supplémentaires en devises étrangères, surtout des euros, dans son bilan. Bilan qui équivalait fin 2014 à 85 % du PIB. Plus fort que la Fed et même la Banque du Japon. Sans parler de la BCE, pour laquelle ce ratio est d’environ 20 %. Quelle est la perte comptable enregistrée ce 15 janvier par la BNS sur ce portefeuille ? Heureusement, comme le fait remarquer le stratège « forex » de la banque américaine JP Morgan dans une première réflexion, la banque centrale avait annoncé début janvier un profit massif de 48 milliards de FS pour 2014. « Sans de tels profits l’an dernier, la BNS aurait été mise en faillite par la rupture du peg », écrit-il. Rappel salutaire : une banque centrale qui gave son bilan de devises débauchées ou de papier de qualité douteuse (la dette publique grecque, par exemple) peut faire faillite… et présenter la note au contribuable, évidemment.

Dans les faits, en s’aventurant dans les eaux troubles des politiques « non conventionnelles », la politique monétaire, vouée normalement à la régulation du prix de l’argent à court terme, a changé de nature : elle est devenue une politique budgétaire, puisqu’elle finance la dépense publique, et une « politique de changes », en fait de dévaluation compétitive, comme le démontrent clairement au Japon les « Abenomics » (qui s’y résument, d’ailleurs – lire ici). Faire d’une pierre deux coups n’est pas donné à tout le monde. Et trois, encore moins.

Les tribulations de la BNS font écho aux mises en garde des pays émergents, le Brésil notamment, qui dès l’engagement de la Fed dans le premier « QE » (il y en a eu trois… jusqu’ici) avaient évoqué une « guerre des monnaies » et même engagé des démarches, non suivies d’effet, pour que l’Organisation mondiale du commerce se saisisse du dossier. On n’a pas encore vu les conséquences en Asie de la dévaluation compétitive agressive poursuivie par le Japon, mais cela viendra bien assez tôt. Les autres effets collatéraux de la manipulation du prix de l’argent pour le compte des États banqueroutiers commencent à être bien documentés : « répression financière » pour l’épargnant moyen ou modeste, encouragement à la prise de risque inconsidérée afin de compenser la chute des rendements obligataires, formation de bulles spéculatives diverses et variées (des matières premières à « l’art » contemporain) qui finissent toujours par éclater, non sans avoir creusé encore les inégalités entre les « have » et les « have not », etc.

Il y a toutes les raisons de penser que l’assouplissement quantitatif « version Draghi » n’aura même pas sur l’économie européenne les modestes effets du premier « QE » de la Fed sur celle des États-Unis (pour les saisons 2 et 3, il fut pratiquement nul) : rôle beaucoup plus limité des marchés financiers, moins « d’effet richesse » dû à la hausse des actifs financiers, cadre budgétaire plus rigide, assainissement bancaire poussif. Mais, comme l’écrit ce 15 janvier Nick Andrews de Gavekal, « comme les faucons monétaires de Berlin le savent trop bien, la réalité est que le QE est un outil budgétaire travesti ». Pionnier des politiques monétaires non conventionnelles, « le Japon, bien sûr, a passé les vingt dernières années à glisser dans sa propre version de la stagnation séculaire. Les faucons de Berlin n’ont pas tort de penser que le QE va donner un résultat similaire dans des pays comme l’Italie et la France où persiste une résistance politique profonde aux réformes structurelles ». Accessoirement, comme la BNS ne sera plus là pour investir ses euros dans la dette plus ou moins pourrie des pays de la zone euro, il serait temps en effet que la BCE s’y colle.

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Les économistes atterrés tentent de dessiner une autre politique économique

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C’était en 2010. Hallucinés par ce qu’ils voyaient et entendaient, des économistes s’étaient retrouvés dans un collectif pour faire le constat de la crise financière de 2008 et essayer de comprendre les mécanismes fous qui avaient conduit le monde au bord de l’explosion économique. Ils avaient pris le nom d’atterrés, pour dénoncer les dogmes d’une science économique qui avait totalement dérivé, le catéchisme d’un néolibéralisme dont la faillite était patente.

Quatre ans après la publication de leur premier manifeste, les économistes atterrés reprennent la plume, avec le même sentiment de consternation. Aucune leçon n’a été tirée de la crise financière de 2008. « Les décideurs n’ont rien appris, ou voulu apprendre, de la crise. Les économistes bien en cour se montrent d’autant plus arrogants que leurs préceptes sont invalidés. Les lobbies financiers demeurent d’autant plus avides qu’ils n’ont pas eu à payer le prix de leurs errements », écrit le collectif.

Entre-temps, les faits ont largement corroboré leurs diagnostics. L’éclatement de la bulle pétrolière comme la guerre des devises viennent prouver que les États n’ont toujours pas repris le contrôle de la finance et que le monde reste à la merci de leur puissance. Les élections grecques, tout comme le marasme européen, soulignent combien les politiques d’austérité imposées dans toute l’Europe ont échoué, n’amenant avec elles que la déflation, le chômage stratosphérique et les ruptures sociales, comme ils l’avaient prédit.

« D’autres politiques sont possibles », assurent-ils dans ce nouveau manifeste, qui entend être un outil politique pour engager une reconquête intellectuelle. Quinze courts chapitres passent en revue les grands problèmes, en dressent le constat et cherchent à esquisser des propositions et des solutions.

Un certain nombre d’associations avaient reproché aux économistes atterrés d’avoir privilégié une vision productiviste, lors de la parution de leur premier manifeste. Leurs critiques ont été entendues, alors que le changement climatique, l’épuisement des ressources, la dégradation de la nature, deviennent chaque jour plus manifestes. C’est donc par la question écologique que les économistes atterrés ont décidé de commencer leur manifeste. Leur constat ne prête guère à discussion. Comment être opposé à des modes de production plus soutenables, à des modes de consommation plus sobres ? De même, comment ne pas être d’accord quand ils insistent sur le fait que l’écologie, notre bien commun, ne peut être laissée aux mains des marchés et doit revenir sous contrôle démocratique ?

Mais une fois cette question centrale posée, le manifeste semble avoir du mal à tirer toutes les conclusions de cette rupture, d’envisager vraiment des schémas différents (comme beaucoup d’entre nous d’ailleurs). Bien sûr, les économistes atterrés insistent sur la nécessité d’abandonner le modèle de l’agriculture productiviste. Bien sûr, ils soulignent dans un autre chapitre l’importance de mesurer la richesse des nations à partir d’autres critères que le seul PIB. Bien sûr, ils disent que la puissance publique doit reprendre la main sur cette question et donner des impulsions majeures. Mais leurs propositions prioritaires pour clore ce chapitre – transposer dans la loi des objectifs de transition écologique, engager un plan dans le bâtiment pour la rénovation énergétique, mettre en place des circuits de financements privilégiés pour les projets de transition énergétique – paraissent convenues. Tout cela est-il vraiment à la hauteur des enjeux ?

C’est un peu le reproche général qui pourrait être adressé à ce nouveau manifeste. Les économistes atterrés sont indubitablement plus à l’aise dans l’analyse des dysfonctionnements que dans l’esquisse du futur. Désireux de faire de ce manifeste un outil de reconquête intellectuelle, ils déconstruisent avec brio les discours libéraux sur la dette, la dépense publique, la fiscalité, la finance. Ils rappellent comment la mise à bas de tout le système fiscal et de redistribution a abouti à un creusement des inégalités jamais vu depuis le début du XXe siècle et à une violence sociale inouïe.

Mais lorsque vient le moment des propositions, beaucoup semblent nous renvoyer au passé antérieur. Que signifie le keynésianisme dans un  monde ouvert à tous les vents, bousculé par les technologies comme par la révolution internet ? Cet impensé traverse plusieurs chapitres et donne à certaines de leurs propositions un caractère poussiéreux. Affirmer que le plein emploi doit être l’objectif premier de la politique économique ne peut que rallier tous les suffrages. Mais comment y parvenir ? Que vaut le travail au moment où l’intelligence artificielle fait des progrès insoupçonnés, où les robots prennent la place des hommes ? Quel nouveau contrat social faut-il passer ?

Les économistes atterrés ne pouvaient passer sous silence dans leur nouveau manifeste une question qui les divise depuis des mois : l’Europe et l’euro (voir Les économistes atterrés se divisent sur les vertus du fédéralisme européen). Tous se retrouvent pour dénoncer la politique suicidaire de la commission européenne, qui entre two pack et six pack, règle d’or et traité de stabilité financière, n’est plus qu’un catéchisme néolibéral. Tous dénoncent l’étrange statut de la banque centrale européenne qui préfère sauver les banques mais laisser les États à la merci des marchés. Tous se retrouvent sur le constat d’une construction mal faite de l’euro, qui mène l’Europe du Sud à la ruine. Mais après ? Faut-il conserver cette monnaie unique ou en partir ? Faut-il faire le grand saut du fédéralisme européen ou revenir à l’État-nation ?

Le chapitre sur l’euro reprend les deux thèses. D’un côté, il met l’accent sur la nécessité de changer les traités européens, de fixer d’autres objectifs à la construction européenne. Avant de constater l’impossibilité de changer : « Ce scénario se heurte aujourd’hui à l’opposition de certains pays notamment l’Allemagne qui veulent insérer les politiques économiques dans le carcan des traités européens actuels et surtout les subordonner à la volonté des classes dirigeantes européennes et nationales. » De l’autre, il souligne que les populations, les Grecs notamment, ne veulent pas abandonner l’euro mais pourraient y être contraintes par accident. Cette sortie risquerait de provoquer un bouleversement immense mais ne serait pas insurmontable, pour les partisans de l’abandon de l’euro.

Tous se retrouvent, finalement, sur la même analyse : les Européens doivent mettre en pièces la tunique de Nessus du libéralisme qui les enferme. « Avec ou sans l’euro, il faut mettre fin à une situation qui conduit les peuples à se combattre les uns les autres en rivalisant par des baisses de salaire et de protection sociale au nom de la compétitivité. »

 Nouveau manifeste des économistes atterrés – 15 chantiers pour une autre économie. Les liens qui libèrent. 10 euros

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Corée du Sud: les empires familiaux des «chaebols» sont sous le feu des critiques

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De notre correspondant en Corée du Sud.-   Un avion de Korean Air renvoyé à son terminal pour un apéritif mal servi et une succession sous tension à la tête du géant Samsung : les deux événements occupent le devant de l’actualité en Corée du Sud depuis plusieurs semaines. Au centre des deux affaires, des héritiers de troisième génération de conglomérats familiaux sud-coréens. 

Le 5 décembre, Cho Hyunah, 40 ans, fille du patron de Korean Air et passagère de première classe d’un vol New York-Séoul, ordonne en hurlant le débarquement du chef de cabine parce que ses noix de macadamia lui ont été servies dans un sachet – et non pas dans une soucoupe. Un caprice de princesse, accueilli avec incrédulité et colère dans une Corée du Sud qui tolère de moins en moins le comportement « féodal » – le terme revient avec insistance dans la presse – de ses grandes familles régnantes. 

La plus riche et la plus puissante de ces familles, c’est la dynastie Lee, propriétaire de l’empire Samsung et de ses quelque 70 filiales. Depuis l’infarctus subi en mai 2014 par le patron Lee Kun-hee (72 ans), Samsung a accéléré son processus de restructuration afin de préparer l’arrivée à sa tête du fils et héritier Lee Jae-young (46 ans)… et de payer de futurs impôts de successions colossaux, évalués à 6 milliards de dollars.

La Corée du Sud a adopté une version singulière du capitalisme : les clés de son économie sont détenues par une poignée de conglomérats familiaux tentaculaires, présents dans des secteurs extraordinairement variés. Un Sud-Coréen peut par exemple vivre dans un appartement Samsung, manger Samsung, s’habiller Samsung, téléphoner Samsung, se soigner dans un hôpital Samsung, s’amuser dans un parc d’attraction Samsung.

Ou bien : vivre dans un appartement Hyundai, conduire une Hyundai, être assuré par Hyundai, etc. Ces familles propriétaires sont appelées en coréen « chaebols », un terme qui a fini par désigner les conglomérats eux-mêmes. « En 2012, le chiffre d’affaires global et cumulé des 5 plus grands chaebols – Samsung, LG, SK, Hyundai, Lotte – représentait l’équivalent de 65 % du PIB de la Corée du Sud ! À titre de comparaison, le chiffre d’affaires des cinq premières entreprises françaises représente l’équivalent d’un quart du PIB de la France. Ce poids démesuré des conglomérats coréens est nuisible », souligne Pierre Joo, directeur du bureau de Séoul du cabinet de conseil Attali & Associés.

Cho Hyun-ah, la fille du PDG de Korean Air, s'excuse devant la presse pour son comportement lors d'un vol.Cho Hyun-ah, la fille du PDG de Korean Air, s'excuse devant la presse pour son comportement lors d'un vol. © Kim Hong-Ji/Reuters

Première conséquence de ce déséquilibre : une asphyxie de l’économie. Les chaebols abusent de leur position ultra-dominante pour broyer leurs fournisseurs (en faisant pression pour réduire leurs marges) et empêcher l’émergence de start-up innovantes. « Il n’y a en Corée presque aucun tissu de PME innovantes comme en Allemagne ou en France », s’étonne Wolfgang, le directeur de la filiale coréenne d’une PME allemande qui préfère s’afficher derrière un pseudonyme. « Un jour, un de nos clients, un conglomérat, a décrété qu’il ne paierait aucune facture pendant six mois. Rien. Pour une PME, c’est très dur. On est impuissant : si vous les attaquez en justice, vous ne travaillerez plus jamais avec eux. Quand  un chaebol vous annonce : « à partir de maintenant, on vous paiera 10 % de moins », comment se battre, quand c’est votre seul et unique client ? » Quand une start-up novatrice parvient à percer, les chaebols se servent de leur puissance et de leurs moyens financiers gigantesques pour répliquer son modèle… et, trop souvent, pousser la start-up vers la sortie. 

Les nouvelles entreprises coréennes qui parviennent à éclore appartiennent à des secteurs qui n’ont pas de relations avec les chaebols et qui sont peu gourmands en capitaux, comme par exemple Internet, les jeux vidéo et les applications  pour smartphone. « Quelle est la dernière fois où une nouvelle entreprise coréenne a émergé pour défier la dominance de Samsung, Hyundai, LG ou SK ? » s’interroge Charles Lee, directeur de recherche à l’Asian Corporate Governance Association, basée à Hong Kong. « Cette domination exacerbe aussi des effets sociaux indésirables, tels que l’aggravation des inégalités des chances et des revenus. »

Car les chaebols n’installent plus d’usines en Corée : ils préfèrent la Chine voisine ou l’Asie du Sud-Est, à la main-d’œuvre beaucoup moins chère. Ils embauchent de moins en moins de CDI et préfèrent le recours à des fournisseurs maintenus sous pression et des intérimaires mal payés. Les inégalités se sont aggravées en Corée en raison « de l’absence de retombées pour tout le monde d’un modèle de croissance qui est basé sur les exportations », analyse Kim Jongil, professeur à l’université Dongguk. « Les conglomérats coréens sont devenus des multinationales qui produisent dans le monde entier. Leur profitabilité due aux exportations augmente (…) Mais les conditions et les opportunités d’emploi [en Corée] pour les catégories sociales vulnérables se dégradent. » 

Les conglomérats coréens sont pourtant assis sur des montagnes de cash : les réserves de liquidité de 83 entreprises cotées en bourse et affiliés aux dix principaux chaebols se montaient fin septembre à 496 milliards de dollars, une augmentation de 5,7 % par rapport au mois de mars. Fin septembre, Hyundai annonçait l’achat d’un terrain dans le quartier ultra-chic de Gangnam pour le montant hallucinant de 10 milliards de dollars (équivalent du PIB du Mali…). « En 2009, le chiffre d’affaires cumulé des cinq premiers chaebols représentait 57 % du PIB coréen ; en 2012, c’est 65 %. La concentration de richesse s’est accentuée, et elle est à mettre en parallèle avec la diminution de la classe moyenne », assure Pierre Joo.

Les familles propriétaires des chaebols sont accusées de se comporter en véritables maîtres du pays et de se placer au-dessus des lois. Nombre de grands patrons, jugés pour détournements, évasion fiscale, etc., s’en sortent avec des peines anormalement légères ou des amnisties spéciales. Des décisions systématiquement justifiées par le risque qu’une peine de prison trop sévère pourrait nuire à la bonne santé de leur entreprise, et par ricochet à toute l’économie du pays.

En février 2014, Kim Seung-yoon, président de Hanwha, a ainsi vu sa peine de prison commuée en peine avec sursis par la cour suprême qui a rappelé « les contributions de Kim Seung-yoon au développement de l’économie coréenne ». Le patron de Samsung a quant à lui bénéficié d’une amnistie spéciale en 2009, accordée par le président Lee Myung-bak… ancien directeur d’une filiale de Hyundai. « Sous la présidence de Lee Myung-bak, les amnisties de criminels en col blanc sont presque devenues un rituel annuel », dénonce Charles Lee. Autre exemple d’impunité étonnante : les syndicats accusent Samsung d’avoir jusqu’en 2014 réussi à bloquer la création de syndicats indépendants au sein de ses divisions. 

Cette impunité s’explique aussi par le pouvoir politique et idéologique croissant des conglomérats : « Dans le passé, les chaebols étaient connus pour corrompre les politiciens. Aujourd’hui, ils continuent d’exercer leur influence d’une manière plus subtile, comme par exemple en offrant des postes bien rémunérés à d’anciens hauts fonctionnaires à la retraite », poursuit Charles Lee. « Samsung recrute d’anciens fonctionnaires, d’anciens juges, d’anciens procureurs. Ils ont officiellement un rôle de conseil mais en réalité font du lobbying auprès du gouvernement et du Parlement », révèle Kim Sang-jo, directeur de Solidarité pour une réforme économique, une ONG de surveillance des pratiques des chaebols. 

© Samsung

Derrière son bureau de l’université Hansung qui plie sous le poids de ses dossiers, Kim Sang-jo explique l’influence idéologique des chaebols : « Tous ces grands groupes financent des instituts de recherche économique. Ces instituts publient des rapports qui contiennent de nombreuses contrevérités, ce qui ne les empêche pas d’être repris tels quels par les médias, et donc acceptés par les citoyens. Je suis inquiet. Notre démocratie est menacée. » Le milieu universitaire est aussi sous influence, via les allocations de recherche distribuées par les conglomérats, ou les voyages d’études à l’étranger tous frais payés.

Quant à la presse… Elle ne peut pas se permettre de s’aliéner des chaebols qui s’appuient sur leurs énormes budgets de publicité pour étouffer toute critique un peu trop mordante. En 2008, Kim Yong-chol, un ancien cadre de Samsung, a publié un livre explosif sur les pratiques illégales dont il était témoin au sommet de l’entreprise. Pourtant, le livre fut mis sous l’étouffoir médiatique. Très peu de journaux osèrent en faire état. « Le quotidien de centre gauche Hankyoreh a osé en parler. Samsung a cessé toute publicité pendant deux ans. Cela a été un coup très dur », se souvient Kim Sang-jo. « 70 % des revenus de la presse coréenne viennent de la publicité. Même la presse de gauche dépend des chaebols. Quant aux journalistes les plus remuants, ils sont débauchés par les grandes entreprises, qui leur offrent des ponts d’or pour venir travailler dans leurs départements de relations publiques. »

Le pouvoir des chaebols est aussi culturel : des conglomérats comme CJ ou Lotte disposent de filiales de production ou de distribution de films. Les œuvres de fiction ou les documentaires qui jettent une lumière négative sur les conglomérats peinent à sortir. Les très populaires soaps opéras coréens glorifient pour leur part la puissance et le style de vie des dynasties industrielles. « À un niveau plus profond, les chaebols et les familles qui les possèdent fixent les standards socioéconomiques auxquels tous les Coréens aspirent. Par exemple, beaucoup de Coréens détestent les chaebols mais veulent travailler pour l’un d’entre eux, parce qu’ils offrent les emplois les mieux payés et les plus prestigieux », rappelle Charles Lee.

Car en dépit de ces excès, les Coréens sont fiers de leurs grandes entreprises. L’histoire de l’essor des chaebols est intimement liée à celle de la phénoménale réussite économique de leur pays. Après son coup d’État réussi en 1961, le général Park Chung-hee (père de l’actuelle présidente) décide de sortir son pays de la misère en développant une industrie exportatrice ; une mission nationale assignée à un petit groupe d’entrepreneurs qui se voient offrir des prêts à taux très bas et bénéficient d’une main-d’œuvre éduquée, travailleuse et maintenue sous contrôle. Le succès est spectaculaire. Les textiles, bateaux, voitures, gadgets électroniques made in Korea inondent la planète.

En l’espace d’une seule génération, la Corée du Sud passe du rang de pays du tiers-monde à celui de pays développé. Pour les Sud-Coréens, après 40 ans de colonisation humiliante du Japon, une guerre civile sanglante et la division de leur pays, cette réussite – indissociable de celle des chaebols – est une formidable revanche sur l’Histoire.

Travailler pour un chaebol est synonyme de prestige social et de salaires élevés. Et tant pis si l’organisation y est quasi militaire, et que les nuits passées au bureau sont courantes. Le modèle chaebol offre aussi des avantages économiques indéniables : il permet de prendre des décisions industrielles parfois risquées, ultra-rapides et aussitôt suivies par l’ensemble des employés qui agissent comme un seul bloc. « Ce modèle a une force et une réactivité phénoménale. Tout le monde est au garde-à-vous, et avance immédiatement dans la même direction. Cela permet de réagir aux ruptures du marché. Regardez par exemple l’arrivée des smartphones : Samsung est le seul qui a su réagir, au contraire de Nokia ou Motorola », analyse Pierre Joo. « Si une vision commune et éclairée existe entre les acteurs étatiques et privés, cela permet aussi à un pays entier d’opérer des tournants vitaux. Par exemple, à la fin des années 1990, quand la Corée s’est retrouvée ruinée par la crise asiatique, l’État a décidé d’une direction à suivre – le numérique – et tous les grands groupes ont joué le jeu et ont investi. Cela a été un succès. » 

Des employés de Hyundai prêtent allégeance au drapeau lors de la cérémonie du nouvel an.Des employés de Hyundai prêtent allégeance au drapeau lors de la cérémonie du nouvel an. © Kim Hong-Ji/Reuters

Autre exemple de coopération réussie avec l’État : Hyundai a joué un rôle central dans la politique de rapprochement avec la Corée du Nord entamée à la fin des années 1990. Le groupe (dont le fondateur est originaire du Nord) a massivement investi dans la construction en territoire nord-coréen d’un parc touristique sud-coréen (suspendu depuis 2010) et d’une zone industrielle (toujours debout) où 120 entreprises du Sud font travailler 50 000 ouvriers du Nord.

Jason Chung, fondateur de l’ONG de surveillance chaebul.com, note qu’un renversement a eu lieu dans les années 1990 : « Autrefois, c’est le gouvernement qui contrôlait les chaebols. Mais depuis 25 ans, les conglomérats ont pris un poids tellement démesuré qu’ils sont capables d’influencer la société, la culture…. et le processus législatif. » Les temps ont changé, et la Corée du Sud bute avec violence sur les limites de son modèle. Les inégalités croissantes nuisent à la consommation interne. L’organisation hiérarchique et étouffante des chaebols, les erreurs de ses dirigeants provoquent un assèchement de l’innovation. À l’image de Samsung, en difficulté sur le marché des smartphones, « les chaebols sont très forts pour améliorer très vite des technologies existantes mais sont incapables d’innovations disruptives. Les étudiants coréens sont pourtant brillants… Mais pour réussir, mieux vaut franchir le Pacifique et tenter sa chance en Californie », conclut Pierre Joo.

Si les appels au changement se multiplient, le modèle est trop profondément ancré pour être réformé. Lors de l’élection présidentielle de 2012, tous les candidats ont fait campagne sur le thème de la « démocratisation économique ». Mais la présidente Park Geun-hye, une fois élue, a renoncé à ses grandioses promesses de réforme des chaebols, et a au contraire demandé à ces derniers de coopérer et d'augmenter leurs investissements.

Cependant, alors que la génération des petits-fils des fondateurs commence à pointer sa tête, l’opinion publique se fait de plus en plus critique. « Les mentalités changent », se félicite Jason Chung. « Quand les patrons de SK et de CJ ont été condamnés en 2013 et 2014, la colère des Coréens était si grande que même le gouvernement n’a pas pu les laisser sortir librement du tribunal. » Le scandale de l’apéritif de Korean Air a aussi suscité une réaction inhabituellement sévère de la part des procureurs : la jeune héritière est incarcérée depuis fin décembre. 

Le militant Kim Sang-jo reconnaît avoir été « surpris » par les récentes condamnations de patrons à des peines de prison ferme. Il y voit une raison d’espérer : « Si les Coréens mettent assez la pression, les pratiques du passé changeront. » Arrivent aussi sur le marché du travail un nombre croissant de jeunes qui ont vu leurs parents sacrifier toute vie personnelle pour leur entreprise – laquelle n’hésite pourtant pas à virer ses cadres dès la cinquantaine – et qui ne partagent plus l’admiration parentale pour les grands groupes. Ils voient les inégalités augmenter et commencent à aspirer à autre chose. Mais en dépit de ce rejet naissant de son modèle, la « République des chaebols » a encore de beaux jours devant elle.

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Monnaies et taux : « Je suis suisse »

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« Les pertes sur le trading de devises peuvent excéder le capital investi » : cet avertissement accompagnait les publicités pour le courtier en devises FXCM tournant en boucle sur BFM Business, la radio en images qui déblatère à longueur de journée au rythme des marchés financiers. Le 15 janvier, après la décision brutale de la Banque nationale suisse de lâcher le « peg » (lien fixe) entre le franc suisse et l’euro, FXCM a annoncé une « perte potentielle » de 225 millions de dollars sur les comptes de ses clients. En chute de 90 % à l’ouverture, l’action FXCM a été suspendue de cotation à la bourse de New York et le courtier, qui avait réalisé un volume de transactions de 1 400 milliards au quatrième trimestre de l’an dernier, a reçu une injection d’urgence de 300 millions de dollars (à un taux d’intérêt de 10 % tout de même) de Leucadia National Corp., sous l’œil attentif de la Réserve fédérale de New York.

« Les devises ne bougent pas beaucoup. S’il n’y avait pas d’effet de levier, personne ne jouerait », a avoué le patron de FXCM, Drew Niv, cité par l’agence Bloomberg. C’est-à-dire que pour tirer profit d’une variation de changes entre deux monnaies de quelques dizaines de points de base (un centième de un pour cent) les bons jours, il faut jouer dix fois, vingt fois, pourquoi pas cent fois, la mise effective. À découvert. Pour ceux qui jouaient le franc suisse à la baisse, en se reposant sur l’engagement de la BNS à maintenir, comme elle le faisait depuis quarante mois, le cours plafond du franc suisse à 1,20 pour un euro, l’envolée brutale de la devise helvétique, qui a atteint jusqu’à 40 % en quelques minutes, un mouvement sans précédent historique sur une devise forte, c’était l’explosion en vol.

D’autres courtiers importants comme IG ou Swissquote ont également subi des pertes. Il serait curieux que la poignée de banques géantes qui dominent le marché international de changes sortent indemnes de cet épisode. Les informations de marché font état de 150 millions de dollars de pertes chez Citigroup et autant pour Deutsche Bank, un peu moins pour Barclays. Parmi les fonds spéculatifs, comme à chaque événement de marché majeur, il y aura des blessés et peut-être des morts. Et la liste des victimes ne s’arrête pas là. Ainsi des gogos à la tête des collectivités locales françaises qui avaient fait confiance à feu Dexia pour emprunter à bon compte… en franc suisse. Le président du conseil général de l’Ain vient d’inviter l’État français à la « vigilance » sur les conséquences de la décision de la BNS. Autrement dit, un appel au contribuable français à payer pour ses propres âneries ou celles de ses prédécesseurs.

Habitués à être cajolés par les banques centrales « nouvelle manière », les opérateurs de marché sont « indignés » par le comportement « irresponsable » de la BNS, qui a agi sans crier gare (comme si cela était possible), en pleine séance au lieu d’attendre le week-end comme font les gens bien élevés. « Scandale », s’écriait vendredi le commentateur vedette de BFM Business, Jean-Louis Cussac, « trader pour compte propre » (il joue l'argent de la maison) chez Perceval Finance. Il est loin en effet le temps où Alan Greenspan, le souffleur de bulles spéculatives resté dix-sept ans à la tête de la Réserve fédérale des États-Unis, estimait que si on l’avait compris, c’était qu’il s’était mal exprimé. Désormais, c’est-à-dire surtout depuis l’éclatement de la crise financière globale, les banquiers centraux vivent à l’heure de la « forward guidance » (qu’on peut traduire par lignes directrices). Non seulement on doit fournir la dope aux marchés en quantité illimitée (c’est à quoi se résument les politiques monétaires dites « non-conventionnelles ») mais il faut leur épargner toute mauvaise surprise. Discours innombrables, conférences de presse, publication des « minutes » des débats internes aux instances de décision, l’heure est à la « transparence ».

Et voilà que trois Helvètes, dont personne ne connaît les noms, ni où et quand ils se réunissent, décident sans prévenir de jeter une grenade dégoupillée au beau milieu de la place du marché. Christine Lagarde, l’inénarrable directrice générale du Fonds monétaire international (lire ici), a jugé la décision de la banque centrale de la Confédération « un  peu surprenante ». Un euphémisme puisque (presque) personne n’avait rien vu venir et surtout pas elle. Réservant son jugement sur le fond avant d’en parler avec Thomas Jordan, le président de la BNS, « la marquise » s’est offusquée de ne pas avoir été avertie préalablement. « J’ai trouvé un peu surprenant qu’il ne m’ait pas contactée », a-t-elle dit.

Mais « Miss Lagarde » trouve parfaitement à son goût la politique irresponsable des banques centrales des principaux pays, à commencer par celle des États-Unis qui l’ont faite « reine », à l’origine il y a trois ans de la décision de la Suisse, petite économie largement ouverte sur le vaste monde et dotée d’une monnaie refuge, de bloquer la hausse irrésistible du franc suisse. Si la BNS a eu un tort, c’est de ne pas sortir plus tôt du « peg » avec l’euro décidé par l’ancien président Philippe Hildebrand, auquel la décision avait d’ailleurs coûté sa place, son épouse n’ayant alors rien trouvé de mieux à faire que d’en tirer un avantage financier.

Comme l’écrit dans Le Temps l’économiste Nuno Fernandes, professeur à l’IMD de Lausanne et adversaire du « peg » dès l’origine, « le bilan de la BNS a doublé au cours des trois années écoulées, depuis l’introduction du taux plancher, pour atteindre un montant incroyable de 500 milliards de francs, équivalent à 100 % du PIB de la Suisse. En pourcentage du PIB, c’est trois fois plus que la moyenne des autres banques centrales comme la Banque d’Angleterre, la Banque centrale européenne, la Réserve fédérale américaine et la Banque du Japon. Cela signifie que la BNS est vulnérable et extrêmement exposée. Au taux de change actuel de 1,1 franc par rapport à l’euro, la BNS serait officiellement en faillite s’il s’agissait d’une banque normale. Aujourd’hui, avec la réévaluation de 20 % du franc, la banque a perdu près de 100 milliards de francs. Ses capitaux propres ont chuté de près de 70 milliards de francs à une valeur de marché négative d’environ 20 milliards de francs ». Une performance !

Les « indignés » des marchés financiers ont surtout fait, une fois encore, la démonstration de leur panurgisme congénital, de la piètre qualité de leur information et surtout, de leur foi aveugle dans le pouvoir prométhéen des banquiers centraux, du « maestro » déchu Alan Greenspan à l’obscur Thomas Jordan aujourd’hui. Alors qu’il s’agit d’une bande de malvoyants sans canne blanche claudiquant vers une porte de sortie qui n’existe pas (lire ici). « Un mouvement significatif devrait se manifester rapidement pour le franc suisse par rapport à l’euro », écrivait pourtant en décembre Brian Whitmer, éditeur de la lettre mensuelle de Elliott Wave International, la première firme mondiale d’analyse financière indépendante. « La BNS va abandonner le peg dans l’espoir de protéger ce qu’il peut lui rester en actifs sains. » Selon lui, « la déflation (en Europe) va persister et la banque centrale la plus conservatrice au monde s’est simplement gavée, comme tout le monde, d’actifs risqués. » « La BNS tente de maintenir un lien fixe qui va devenir intenable lorsque la déflation et la dépression vont frapper », concluait-il. On peut débattre de la réalité du danger de déflation (lire ici) mais il avait mis dans le mille.

La faute de la BNS est d’avoir rompu avec une tradition nationale helvète, comme l’explique fort bien le très libéral Charles Gave, qui a accueilli avec enthousiasme l’abandon du « peg », devenu au demeurant de plus en plus impopulaire chez les économistes helvètes. « Ces ignorants de Suisses tout juste descendus de leur montagne où l’on survit difficilement à l’hiver, conservent de forts penchants néandertaliens et n’ont jamais prêté la moindre attention aux éminences qui enseignent l’économie à Princeton ou Cambridge. Si étrange que cela puisse paraître, ils croient encore à ces notions bizarres que sont une monnaie solide, des budgets en équilibre, la démocratie locale et le besoin d’épargner pour financer les investissements. »

« Bien sûr, poursuit le cofondateur de la société de recherche économique Gavekal, les Suisses payent cet obscurantisme au prix fort. Par exemple, depuis l’introduction des taux de changes flottants en 1971, le franc suisse s’est apprécié de 4,3 CHF à 0,85 CHF pour un dollar US et de 10,5 CHF à 1,5 CHF pour une livre sterling. Naturellement, cette réévaluation chronique a détruit la base industrielle de la Suisse aux bénéfices des producteurs britanniques. » Euh..., pas vraiment. « Depuis 1971, le ratio bilatéral mesurant la production industrielle est passé de 100 à 175… en faveur de la Suisse. » C’est sans doute par patriotisme que Charles Gave ne fournit pas la comparaison avec la France, ce junkie de la dévaluation (jusqu’à l’entrée dans le processus de construction de la monnaie unique) dont la base industrielle est encore plus faible que celle du Royaume-Uni.

Pour les Suisses, il était acceptable de lier le franc à l’euro tant qu’il était géré comme le Deutsche Mark. Mais maintenant qu’il se met à ressembler à la lire sous la férule de l’ancien gouverneur de la Banque d’Italie, « Draghi le dérivé », ils ont conclu que cette liaison devenait dangereuse. Alertés par le récent jugement de la cour européenne de justice qui ouvre la voie à « l’assouplissement quantitatif » par la BCE dès le 22 janvier prochain et peut-être aussi par leurs amis de la Bundesbank qui partagent leur conception « rétrograde » de la monnaie, les Suisses, approuve Charles Gave, « ont décidé de couper la queue du chien d’un seul coup plutôt que par petits bouts, pour éviter au pauvre animal de souffrir inutilement ». À la veille du week-end, la monnaie unique poursuivait sa dégringolade, passée sous 1,15 dollar pour un euro.

En outre, poursuit-il, « malgré ce que pense Wall Street, le boulot d’une banque centrale n’est pas de faire la fortune des banquiers d’affaires. Apprendre à ces gars que personne ne doit jamais croire un banquier central, sauf s’il veut mourir dans la misère, est une leçon qui devait être à nouveau enseignée ». Et finalement, « les banquiers centraux de la BNS sont arrivés à la conclusion que gérer une économie avec un faux prix en guise de taux de change n’avait jamais marché dans le passé et que plus vite ce taux reviendrait à un niveau déterminé par le marché, meilleur ce serait pour une allocation efficace du capital en Suisse et le bien-être à long terme de l’économie suisse ». Conclusion de Charles Gave : « Pour la première fois depuis des années, quelqu’un mène la charge en faveur du marché libre. Je me sens beaucoup mieux. » Il n’est pas le seul : « Je suis suisse. »

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