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Guillaume Duval: «C'est l'Europe du trop peu et du trop tard»

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C’est vrai, l’Europe marche mal, car elle a été pensée avant tout comme un marché. Mais la construction européenne, toute bancale qu’elle est, comporte bien plus d’avantages pour un pays comme la France qu’elle ne crée de problèmes. Telle est la conviction de Guillaume Duval, rédacteur en chef du magazine Alternatives économiques, chantre français d’une pensée différente sur l’économie.

Dans un petit livre d’entretien, le journaliste et économiste détaille de façon très pédagogique les raisons qui ont fait de l’Union européenne un grand marché, poussant ses États membres a toujours plus de compétition, à coup de dumping fiscal et de baisse effrénée du coût du travail. Et il reconnaît sans difficulté ne pas aimer cette Europe-là.

Pour autant, il souligne aussi, contrairement aux idées reçues, que l’introduction de l’euro a réellement obligé les États à faire de la politique ensemble. Comme en témoignent les résultats économiques de la zone depuis le déclenchement de la crise de 2008, qui a abouti à mettre sur pied, en catastrophe et sans qu’ils soient toujours bien finalisés, les mécanismes nécessaires pour atténuer la logique ultralibérale qui prévaut sur le continent.

Pro-européen convaincu, Guillaume Duval appelle à abandonner l’austérité et le carcan budgétaire imposé par la Commission européenne et à sauter dans le train de la transition écologique, seule porte de sortie de crise valable à ses yeux. Alors qu'en Grèce, le parti Syriza pourrait l'emporter aux élections législatives ce dimanche, il appelle à changer la logique qui prévaut à Bruxelles. Il donne les recettes qui, à ses yeux, permettront de faire aimer l’UE par ses citoyens, avec notamment la création d’un parlement de la zone euro, également prôné aujourd’hui par Thomas Piketty, où chaque parlement national enverrait des émissaires pour, enfin, faire de la politique en Europe, et non plus seulement appliquer des règles plus ou moins strictes, mais toutes vouées à l’échec.

Marre de cette Europe-là ? Moi aussi…
Guillaume Duval
(Conversation avec Régis Meyran)
Éditions Textuel
107 pages. 15 euros

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Zone euro: la Grèce reste un cas à part

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Errare humanum est, perseverare... Ce fut à l’évidence une erreur grossière, induite par une fraude qui ne l’était pas moins, d’admettre la Grèce dans la zone euro (lire ici). Ce fut très probablement une faute de l’y maintenir en 2010, la facture sociale à payer étant disproportionnée. Mais il ne s’agissait évidemment pas de « sauver la Grèce » et son peuple mais avant tout les banques européennes, notamment allemandes et françaises. Le temps, ce puissant analgésique, a-t-il changé les données du problème ? Autrement dit, la mauvaise décision d’hier peut-elle être la bonne réponse aujourd’hui et à quelles conditions ?

Paradoxalement, compte tenu des sacrifices supportés depuis quatre ans et des maigres résultats économiques engrangés, le niveau d’adhésion à la monnaie unique dans la population de la République hellénique (73 %) est un des plus élevés en Europe. Syriza, le parti de la « gauche radicale », dont le chef Alexis Tsipras pourrait conduire un gouvernement de coalition après les élections anticipées du 25 janvier prochain, vient de réaffirmer sa volonté de maintenir le pays dans la zone euro. Est-ce bien raisonnable ?

Alexis Tsipras, leader de Syriza et favori pour prendre le poste de premier ministre grec.Alexis Tsipras, leader de Syriza et favori pour prendre le poste de premier ministre grec. © Reuters

D’abord, un constat. Alors que l’Irlande et le Portugal, les deux autres pays de la « périphérie de la zone euro » placés sous « intervention » au début de la crise des dettes souveraines (Chypre y tombera plus tard), ont retrouvé leur « autonomie » (avec l’appui de la BCE et sous surveillance des marchés financiers), la Grèce reste sous le régime de la Troïka UE-FMI-BCE et la levée d’écrou a été différée au-delà des prochaines élections.

Ensuite, un rappel. Si la dette souveraine domine le débat, elle n’était pas et n’est toujours pas (nous y reviendrons) au centre de la problématique des pays « périphériques ». Leur crise était avant tout un problème de balance des comptes courants, masqué par le filet de protection étendu par l’appartenance à la monnaie unique. Sans l’euro, qui avait plongé dans une douce somnolence les « vigiles » du marché obligataire, ces pays n’auraient pas pu accumuler, dix années durant, des déficits commerciaux de l’ordre de 10 % de leur PIB, alimentés par des niveaux de consommation et d’investissements financés à bon compte en vertu du « jeu de la convergence », vers le bas, des taux d’intérêt. Accessoirement, des classes politiques irresponsables, clientélistes et corrompues n’auraient pas pu gaspiller l’argent public comme s’il n’y avait pas de lendemain.

L’existence de la monnaie unique interdisant le recours à la dévaluation externe pour régler un problème qualifié grossièrement de « compétitivité », il fallait donc conduire une « dévaluation interne », provoquée par une baisse du coût des facteurs de production, et notamment du coût du travail. Élémentaire, mon cher Watson ! Élémentaire mais faux. Dans le cas de la Grèce, cette « stratégie » a été poussée à l’extrême sous la houlette de la Troïka. Sans produire les résultats escomptés, c’est-à-dire une amélioration visible de la performance du pays à l’export.

« Réduire les salaires dans le secteur privé a très peu contribué à améliorer la compétitivité de l’économie grecque parce que cela n’a jamais été le vrai problème », analysait récemment l’économiste Theodore Pelagidis. « Le facteur principal qui a bridé la compétitivité de l’économie privée se trouvait plutôt dans l’existence de règles dictées par la rente au service de structures d’oligopole sur les marchés de produit, de rentes étouffant la création concurrentielle et augmentant le coût de l’introduction d’innovations dans la production et les chaînes d’approvisionnement, toutes choses qui favoriseraient l’évolution d’écosystèmes productifs et le progrès de l’innovation fondée sur la recherche. »

Et d’ajouter : « En dernière analyse, l’échec de la dévaluation interne dans l’amélioration de la performance de la Grèce à l’export résulte de l’accroissement des coûts et de l’imposition de nouveaux risques et de charges nouvelles sur l’économie productive qui ont annulé les éventuels gains de compétitivité provoqués par la baisse des coûts salariaux. »

En Grèce, comme d’ailleurs dans la plupart des pays européens, l’« austérité » a consisté avant tout à augmenter le fardeau fiscal sur le secteur productif. Exemple grec : le prix de l’énergie. « Dans le cadre du programme d’ajustement, la Grèce a procédé à une augmentation significative des taxes sur l’énergie utilisée dans les activités productives », explique Pelagidis. « Après la hausse de plus de 60 % des prix de l’énergie à usage industriel depuis 2009 (…), la Grèce est maintenant un pays qui présente cette combinaison unique de prix élevés tant de l’électricité que pour le gaz naturel à usage industriel comme produit d’une combinaison elle aussi unique de taxes élevées et de hausses de prix accordées par le pouvoir politique au producteur dominant d’électricité contrôlé par l’État. »

Résultat : des secteurs à haute intensité énergétique comme l’acier ou le textile ont vu leurs exportations chuter. Pelagidis oppose cette situation grecque à celle du Portugal, où la bonne performance de ces secteurs a contribué à l’amélioration sensible des comptes extérieurs, alors qu’en Grèce, elle s’est faite essentiellement via la chute des importations, conséquence de l’effondrement de la demande interne.

Acier: les salaires ne sont pas le problèmeAcier: les salaires ne sont pas le problème © TP-Brookings
Sidérurgie : comparaison Grèce-PortugalSidérurgie : comparaison Grèce-Portugal © TP-Brookings/ Eurostat

Comme expliqué dans ces colonnes (lire ici), le Portugal est très loin d’avoir mené à bien « l’euthanasie des rentiers », y compris dans le secteur de l’énergie, en dépit du passage d’EdP, l’ancien électricien public, sous contrôle du groupe d’État chinois Trois Gorges (en matière de « privatisation », on peut mieux faire !). Ce qui illustre, une fois encore que la question principale n’est pas le statut privé ou public des fournisseurs de services essentiels au fonctionnement de l’économie (énergie, transport, télécommunications, etc.) mais l’existence ou non d’une concurrence et d’une liberté de choix de l’utilisateur.

Mais ce qui est vrai, c’est que le redressement progressif des comptes extérieurs du Portugal est dû en partie à la renaissance de secteurs industriels traditionnels au terme d’une longue période de crise et d’ajustement entamée bien avant la déflagration financière mondiale de 2007, au moment de l’irruption de la concurrence chinoise au début des années 2000. Nous avons déjà évoqué la transformation de l’industrie de la chaussure, désormais la deuxième au monde juste dernière l’Italie sur un critère essentiel, le prix sortie d’usine qui mesure une impressionnante montée en gamme.

Mais une autre industrie, également centrée sur le nord du pays mais bien plus importante en volume et en emploi, a connu le même processus de rétablissement, le textile. En 2014, selon une enquête du quotidien Publico, les exportations du secteur devraient atteindre 4,5 milliards d’euros, plus très loin du record de 2002, peu avant la fin en 2005 de l’accord international multifibre qui mettait fin aux quotas encadrant les importations chinoises en Europe.

Le bilan social est lourd : en 15 ans, le secteur a perdu la moitié de ses emplois (123 000 contre 240 000) mais la tendance s’est enfin inversée en 2014. Les entreprises reposant sur un « avantage compétitif » purement salarial (une main-d’œuvre sous-payée, parfois même infantile) ont disparu. Restent celles qui ont investi dans la technologie, la qualité, la formation, le design. Comme pour la chaussure, la survie puis le succès se sont organisés autour de « clusters » très localisés géographiquement, où cohabitent tous les stades de la production. Même si cela a surtout une valeur encore symbolique, les deux secteurs exportent désormais jusqu’en Chine. Et devraient bénéficier de la baisse de l’euro après s’être musclés alors même qu’il était jugé trop fort.

Ce qui éclaire d’un jour particulier la question d’un éventuel « Grexit », l’idée qu’une monnaie fortement dévaluée serait la solution aux problèmes de la Grèce comme si le pays disposait d’un secteur exportateur n’attendant que la libération des chaînes de la monnaie unique pour s’exprimer sur la scène mondiale. Faux, répond Guntram Wolff, le directeur du laboratoire économique bruxellois Bruegel.

« La Grèce, l’Irlande, le Portugal et l’Espagne ont tous connu des ajustements significatifs de leurs comptes courants depuis 2007, de lourds déficits cédant la place à un équilibre ou un excédent. » Mais dans les trois derniers pays, « la part la plus importante de l’ajustement est venue d’une croissance des exportations », ce qui est « la manière saine et souhaitable de procéder à un ajustement »

À l’inverse, « la Grèce est une aberration dans cet ajustement externe. Il a été tiré presque exclusivement par la contraction des importations alors que les exportations n’ont retrouvé que très récemment une orientation positive ». Ce, en dépit du fait que « les salaires horaires ont baissé considérablement en Grèce et sont mêmes les plus bas de la zone euro, à l’exception de la Lettonie et de la Lituanie ». Cela contraste « avec l’expérience des trois autres pays soumis à l’ajustement, où les salaires horaires dans le secteur privé ont augmenté ».

Ajustement externe : la Grèce est une aberrationAjustement externe : la Grèce est une aberration © Bruegel

Selon Wolff, « les raisons de cette faible performance de la Grèce à l’exportation peuvent se trouver avant tout dans d’autres facteurs tels que des marchés de produits trop rigides, un système politique qui s’oppose à de vrais changements et protège les privilèges d’une minorité, l’absence de méritocratie, entre autres choses ». Autrement dit, ajouter maintenant une dévaluation externe à la dévaluation interne qui a échoué aurait moins d’avantages, sauf sans doute pour le tourisme, que d’inconvénients, notamment de rendre encore plus complexe le traitement du problème de la dette publique.

Même les créanciers d’Athènes, qui sont avant tout désormais les autres gouvernements (c’est-à-dire les contribuables) de la zone euro, semblent avoir fait leurs comptes. Selon des experts allemands, une restructuration de la dette grecque au sein de la zone euro, comportant un nouvel effacement substantiel du principal, pourrait coûter jusqu’à 40 milliards d’euros à l’Allemagne. Mais dans le cas d’un défaut franc et massif, inévitable en cas de sortie de la zone euro, la facture pourrait monter à 76 milliards, immédiatement. Pas difficile de préférer une négociation permettant d’étaler le problème dans le temps, pourquoi pas même sur un demi-siècle, très au-delà en tout cas de l’horizon du politicien moyen, borné par la prochaine échéance électorale. D’autant que, comme le démontrent Zsolt Darvas et Pia Hütll, également de Bruegel, dans une analyse récente, les options techniques ne manquent pas pour “reprofiler” la dette publique de manière à alléger le fardeau de la Grèce sans faire perdre d’argent aux créanciers. La créativité financière permet ce genre de “miracle”.

À l’approche de l’élection du 25 février, un consensus plutôt inattendu émerge non seulement sur le fait que la victoire probable de Syriza n’annoncerait pas la fin du monde mais pourrait même réserver de bonnes surprises. Inattendu quand il inclut, dernier rallié en date, le magazine libéral The Economist. Compte tenu de l’origine profonde et particulière de la crise grecque, politique et institutionnelle avant d’être économique et sociale, l’élimination de la vieille oligarchie héréditaire qui a conduit le pays dans l’impasse est une condition nécessaire. Elle paraît en bonne voie, l’un de ses deux piliers, le “social-démocrate” s’étant déjà écroulé. Mais ce n’est pas une condition suffisante.

Purger l’économie grecque des nombreuses scléroses qui la paralysent s'est révélé autrement difficile. La chasse aux rentes, le démantèlement d’un État clanique et clientéliste, une réforme de la fiscalité qui commence par la simple mise en place de la levée de l’impôt auprès de tous ceux qui y échappent, sont restés largement lettre morte malgré la tutelle de la Troïka. Observer la future performance en ces matières de Syriza sera du plus grand intérêt. À la veille du vote, le pays serait à nouveau frappé par une grève du paiement des impôts et la reprise de la fuite des capitaux... La Grèce reste bien un cas singulier.

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La BCE sort son bazooka monétaire

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Mario Draghi a été au rendez-vous que lui avaient fixé les financiers. Lassés de devoir se contenter de paroles depuis septembre 2012,  ceux-ci exigeaient des actes du président de la Banque centrale européenne. Il ne les a pas déçus. La BCE est prête à prendre le relais de la Réserve fédérale et à déverser à son tour des tombereaux d’argent – 1 100 milliards d’euros au total –, dans l’espoir de casser la spirale déflationniste dans laquelle s’enfonce l’économie européenne. Selon les annonces faites le 22 janvier, la BCE lancera, à partir de mars, un programme de rachat de dettes publiques et privées (quantitative easing) de 60 milliards d’euros par mois, sur les marchés financiers. Il est appelé à durer jusqu’en septembre 2016.

Les financiers, les institutionnels, les politiques réclamaient à cor et à cri depuis des mois que la Banque centrale européenne rompe avec la politique monétaire restrictive qu’elle conduit depuis des années. Mais l’annonce, finalement, n’a surpris personne.

© BCE

Ces dernières semaines, les fuites de la BCE se sont multipliées pour tester les réactions des uns et des autres. Tous les marchés ont déjà eu le temps de se positionner par rapport au mouvement copernicien européen annoncé. Sans attendre la mesure, qui lui paraissait inévitable, la banque centrale suisse a décidé par surprise la semaine dernière d’en finir avec la politique d’alignement du franc suisse par rapport à l’euro qu’elle défendait depuis trois ans. Celle-ci lui avait déjà coûté des dizaines de milliards et risquait de lui coûter plus cher encore, alors que l’euro, qui a déjà perdu plus de 10 % de sa valeur en six mois, est appelé à se déprécier. La banque centrale du Canada a elle aussi pris les devants en abaissant ses taux d’intérêt.

Devançant l’annonce officielle, François Hollande avait vendu la mèche, dès lundi. « La Banque centrale européenne va prendre jeudi la décision de racheter les dettes souveraines, ce qui va donner des liquidités importantes à l'économie européenne », se félicitait le président de la République lors des vœux aux acteurs de l’entreprise et de l’emploi (sic). Mercredi, au forum de Davos, le premier ministre italien, Matteo Renzi, lui embrayait le pas, se réjouissant de la décision à venir de la BCE, qui allait « aider l’Europe à donner une nouvelle direction économique ». « L’Allemagne contre le reste du monde, cela pourrait être une erreur », avait-il déclaré auparavant, critiquant à demi-mot la politique allemande.

Leur réaction réjouie est à la mesure de leur soulagement : François Hollande et Matteo Renzi ont le sentiment d’avoir gagné une grande bataille politique, et d'avoir retrouvé des marges de manœuvre, avec l’aide de la BCE. Celle-ci accepte de rompre avec la politique européenne menée depuis cinq ans, sous la conduite de Berlin.

Jusqu’au bout, l’Allemagne a tenté de s’opposer à ce qu’elle considère comme une grave erreur par rapport à la stricte orthodoxie monétaire, une incitation au laxisme pour les gouvernements irresponsables. Le 14 janvier, Mario Draghi a rencontré la chancelière Angela Merkel pour vaincre son opposition, celle de la Bundesbank ou d’autres pays comme la Finlande. Les grandes lignes du programme de rachat semblent avoir été arrêtées lors de cette rencontre.

Si l’Allemagne n’a pu s’opposer au principe même de cette politique non conventionnelle, elle a réussi à imposer ses conditions. La principale restriction est que ces rachats seront menés par les banques centrales nationales et que ce seront elles qui porteront le risque. Il n’y aura aucune mutualisation des dettes souveraines européennes. Ainsi, loin de renforcer une union, d’afficher une solidarité, ce nouveau programme marque les divergences, en rétablissant l’ordre des pays et des nationalités. Il redonne aux banques centrales nationales, qui avaient complètement disparu de la scène depuis la création de la zone euro, un rôle pivot.

Même si Mario Draghi a essayé de minimiser le risque, les graines de la dissension sont à nouveau semées. La fragmentation de la zone euro, qui n’a jamais été complètement effacée depuis la crise de la monnaie unique, risque de réapparaître ou, en tout cas, de redevenir un test sur les marchés financiers. D’autant que, tout en réaffirmant l’immuabilité de la zone euro, un statut à part a été réservé à la Grèce. Dans le cas d’un rachat des dettes souveraines par la banque centrale grecque, Athènes devra au préalable respecter strictement les conditions posées par la Troïka. Les conditions sont posées en cas de victoire de Syriza : l’Europe n’est pas prête à faire des concessions.

En dépit de tous les aménagements consentis à Berlin, les milieux allemands restent très hostiles à la dernière décision de Mario Draghi.  Menant un ultime combat, les représentants de la Bundesbank ont, semble-t-il, tenté une dernière fois de gagner du temps, lors de la réunion de la BCE. La déflation, selon eux, ne menace pas l’économie européenne. Si les prix baissent à une vitesse vertigineuse, c’est en raison de la chute des cours du pétrole, ont-ils expliqué. Mieux valait donc attendre que la situation se stabilise et vérifier si la déflation s’installait vraiment dans la zone euro, avant de lancer un programme de rachat de dettes. Ils n’ont pas réussi à convaincre leurs homologues. « La mesure a été adoptée à une large majorité », a dit Mario Draghi, souriant de sa victoire.

Le président de la BCE peut se féliciter de cette victoire personnelle, qui consolide son pouvoir de banquier central. Mais cela change-t-il vraiment quelque chose pour les Européens ? Car là est bien la question. Cette politique d’expansion monétaire est-elle en mesure de casser l’effondrement déflationniste de l’économie européenne, de relancer la croissance, de faire repartir la demande intérieure, de mettre un terme au chômage de masse et la pauvreté qui font des ravages sur tout le continent ?

« Le quantitative easing est nécessaire mais n’en attendez pas des miracles », prévient l’économiste Jonathan Loynes. Les expériences menées ailleurs prouvent que l’arme monétaire est loin d’être une panacée. Depuis vingt ans, la banque centrale du Japon conduit une politique expansionniste à tout-va, sans parvenir à sortir l’économie japonaise de la déflation. Au cours des dix-huit derniers mois, le premier ministre japonais, Shinzo Abe, a décidé d’accélérer encore. Des milliers de milliards de yens ont été déversés avec pour résultat une économie qui s’enfonce dans la récession, une monnaie qui s’effondre et des dettes qui deviennent astronomiques.

Les résultats aux États-Unis et en Grande-Bretagne paraissent, à première vue, plus satisfaisants. Les économies américaine et britannique sont à nouveau en croissance. Le chômage diminue. Mais les emplois sont souvent dans les services, à temps partiel, mal payés, et les salaires stagnent. Les grands bénéficiaires des politiques non conventionnelles ont d’abord été les grandes fortunes, les financiers. Ce sont eux qui ont prospéré grâce aux milliards déversés par les banques centrales.

Le risque est grand qu’il en soit de même en Europe, d’autant que, soulignent nombre d’économistes, la mesure de la BCE intervient tard, beaucoup trop tard. Si les politiques monétaires expansionnistes menées aux États-Unis et en Grande-Bretagne ont eu quelque effet, c’est parce qu’elles ont été engagées dès 2009, afin d’aider les économies à sortir de la récession. Mais aujourd’hui, quel effet peut avoir le programme de rachat de la BCE ? Les taux d’intérêt des dettes souveraines, à l’exception de ceux de la Grèce, sont tous tombés à des niveaux historiquement bas. Les taux allemands à dix ans sont à 0,45 %, ceux de la France à 0,75 %, ceux de l’Italie à 2 %. Racheter des obligations d’État au moment de la crise de l’euro afin de ne pas livrer les États aux mains des marchés, afin de consolider la zone euro, aurait eu alors un sens. Mais maintenant ? En quoi cet instrument peut-il servir à relancer les économies européennes ?

D’autant que cet argent nouveau créé par la BCE ne doit pas servir à mener des politiques publiques de soutien à l’économie. « Ce serait une grave erreur de voir dans le quantitative easing une incitation à mener des politiques budgétaires expansionnistes. Les gouvernements doivent conduire les réformes structurelles qui s’imposent et les mener à bien », a prévenu Mario Draghi. « Les réformes structurelles doivent se poursuivre. Il est temps maintenant que les pays de l’euro fassent leur travail en matière de consolidation budgétaire, avant que les coûts d’emprunt ne remontent », a surenchéri Angela Merkel, tout de suite après la réunion de la BCE.

Le virage pris par la BCE risque donc de ne rien changer du tout. L’austérité s’impose toujours, sauf pour les banques et les institutions financières. Car derrière ce changement de politique monétaire, c’est un nouveau plan d’aide de 1 000 milliards d’euros pour les banques qui se met en place. La BCE va les aider à poursuivre leur nettoyage de bilan, en leur rachetant les obligations d’État, les créances institutionnelles qui encombrent leurs livres. « Ce programme doit aider à rééquilibrer les bilans bancaires et permettre ainsi d’augmenter la capacité des crédits des banques », a ainsi expliqué Mario Draghi. Par cette seule action, tout doit se remettre en ordre. Selon Mario Draghi, la confiance reviendra, l’investissement privé repartira, la croissance et l’emploi refleuriront. Mais à condition que les gouvernements mènent les réformes structurelles qui s’imposent, notamment sur le marché du travail, n’a-t-il pas manqué de répéter.

« Y a-t-il quelqu’un dans la salle qui pense que l’Europe a le socle nécessaire à la croissance avec le quantitative easing pour stratégie et en réclamant plus de réformes structurelles pour l’Europe du Sud ? » s’interrogeait au même moment l’ancien secrétaire américain au Trésor, Larry Summers, à Davos. Décrivant le continent européen comme un continent perdu, ce dernier n’a cessé d’insister sur l’erreur historique des Européens, n’ayant pour gouverne que l’austérité. « C’est une évidence historique. L’idée que l’austérité conduit à des réformes productives n’est confirmée par aucune expérience humaine », insistait-il.

Mais qui veut écouter de tels discours ? Les responsables européens préfèrent s’en tenir à leurs dogmes et leurs certitudes et tenter avec des expédients de prolonger un modèle cassé.

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Syriza-Podemos, les deux partis frères veulent faire bouger l'Europe

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L'accélération du scénario grec, avec des élections législatives fixées au 25 janvier, pourrait provoquer une première : la formation d'un gouvernement à gauche de la social-démocratie dans un pays de l'UE (si l'on met de côté les communistes chypriotes). Explosive, l'hypothèse est bien sûr suivie de très près par d'autres partis frères ailleurs sur le continent. En Espagne, en particulier, où Podemos, l'une des formations issues du mouvement « indigné », semble bien parti pour mettre à mal le bipartisme PP-PSOE lors des législatives d'octobre.

Syriza, Podemos : à eux deux, ces mouvements politiques, qui siègent ensemble à Strasbourg sous la bannière de la Gauche unitaire européenne (GUE), tiennent une bonne partie de l'avenir de l'UE entre leurs mains. Rien n'est fait mais, sur le papier, ils ont les moyens de faire bouger cette « Europe allemande » théorisée par le sociologue Ulrich Beck, à laquelle s'est heurté François Hollande. Cinq ans après l'éclatement de la crise des dettes souveraines en Europe, et autant d'années d'austérité sur le continent, ce serait une première, pour tester des alternatives dans l'Europe du Sud.

Les deux formations anti-austérité le savent, et leurs leaders – le Grec Alexis Tsipras, 40 ans, et l'Espagnol Pablo Iglesias, 36 ans – ne manquent pas une occasion de mettre en scène leur union politique. Lundi, après l'annonce du scrutin grec anticipé, Iglesias a encouragé, sur Twitter, son collègue : « 2015 sera l'année du changement en Espagne et en Europe. Ça commencera par la Grèce. En avant Alexis ! » En octobre 2014, lors d'un acte commun à Athènes, Tsipras avait déjà prévenu : « Podemos peut devenir l'autre Syriza en Europe, le Syriza espagnol. »

Dans une tribune publiée le 30 décembre dans le quotidien conservateur El Mundo, Pablo Iglesias en rajoute une couche : « Alexis sait tout autant que nous que remporter une élection ne suffit pas pour prendre le pouvoir, et que la marge d'action dans le contexte actuel et inévitable de l'Union, est étroite. Mais il sait aussi, tout autant que nous, que des vents de changement soufflent, et que les peuples du Sud de l'Europe (…) sont prêts à changer de cap, et à avancer vers une Europe où la justice sociale et la souveraineté populaire formeront les bases d'une démocratie qui saura s'imposer face à la peur. »

À première vue, les deux économies sont très différentes – la Grèce ne pèse plus que 2 % du PIB de la zone euro, contre 12 % pour l'Espagne (et 20 % pour la France). Mais les programmes de Syriza et Podemos présentent de nombreux points communs, de l'audit de la dette aux promesses de re-nationalisation. Leur mode d'organisation et leur leadership, par contre, divergent. Décryptage croisé des deux formations qui vont marquer 2015.

Alexis Tsipras et Pablo Iglesias le 15 novembre 2014 à Madrid.Alexis Tsipras et Pablo Iglesias le 15 novembre 2014 à Madrid. © Juan Medina / Reuters.

 1 - Deux structures politiques à l'opposé

Difficile de faire plus différent, en termes d'organisation, entre Podemos et Syriza. Leurs histoires respectives n'ont rien à voir. Créé en 2004, Syriza – acronyme qui signifie en grec « coalition de la gauche radicale » –, est un regroupement de partis de gauche, où l'on trouve des écologistes radicaux, d'ex-communistes ralliés à l'Europe (qui se sont séparés des communistes orthodoxes du KKE) ou encore des trotskistes et des maoïstes. Réalisant jusqu'alors des scores plutôt modestes, Syriza décolle aux législatives de 2012, accrochant la deuxième place. Il met alors fin au bipartisme Parti socialiste (PASOK) – Nouvelle démocratie, qui caractérisait la vie politique grecque depuis la fin de la dictature des colonels. Un an plus tard, lors de son congrès de 2013, la coalition se dote de structures unifiées.

« Syriza n'a jamais cherché à réfuter la forme du “parti”. Ce n'est pas un parti qui nie ses origines ou qui préfère éviter d'être étiqueté de gauche », commente le politologue Luis Ramiro, de l'université de Leicester (Grande-Bretagne), un spécialiste des gauches européennes, interrogé par le site d'informations espagnol InfoLibre. Si l'on devait trouver un partenaire naturel à Syriza en Espagne, ce serait plutôt Izquierda Unida (IU), qui rassemble communistes et écolos radicaux. Or, IU est désormais considéré comme un représentant de la « caste » par Podemos.

Podemos a surgi en janvier 2014. Son succès aux européennes de mai, où il talonne, à la surprise quasi-générale, Izquierda Unida, est une détonation dans le paysage national, marqué depuis plus de trente ans par un sage bipartisme entre PP (droite au pouvoir) et PSOE (socialistes, opposition). À l'origine, le poumon de Podemos est son réseau de « circulos », ces assemblées aux quatre coins du pays, censées fixer les orientations du collectif, dans la droite ligne du mouvement « indigné » surgi en 2011. Depuis le congrès madrilène d'octobre 2014, l'organisation s'est « verticalisée », avec un secrétaire général tout puissant (Pablo Iglesias) et sa garde rapprochée, qui ont la main sur l'ensemble des décisions. Elle s'est ainsi froissée avec une partie des « Indignés », qui y voient une trahison de leurs idéaux. Iglesias et ses proches justifient ses décisions au nom de l'efficacité politique : c'est la seule manière, disent-ils, de pouvoir remporter les législatives de l'automne prochain.

« La direction de Podemos détient plus de pouvoir (que celle de Syriza – ndlr) et ses guerres internes sont nettement moins consolidées », décrypte Guillem Vidal, un universitaire de l'institut européen de Florence, interrogé par InfoLibre. De manière assez classique pour ce type de formation, Syriza est parcourue de débats vifs en son sein, entre une aile gauche plus radicale, et une majorité – autour de 60 % de sa base – plus modérée. Mais la formation de Tsipras présente, assure Vidal, « une structure beaucoup plus solide, tandis que Podemos, elle, est plus volatile ». « Syriza est un parti qui se situe clairement à gauche, et qui ne peut pas jouer le jeu du discours ambigu à la Podemos », poursuit-il. Podemos prend soin, en effet, de refuser toute étiquette de parti de gauche, soucieux de séduire également des déçus de la droite espagnole, déstabilisée par des scandales de corruption en cascade.

2 - Quelle majorité pour gouverner ?

Les deux formations ont beau être des objets politiques très différents, Syriza et Podemos pourraient bien être confrontées à une même difficulté en 2015, même si elles arrivent en tête à la sortie des urnes : former une majorité au sein de leur parlement, pour gouverner. Pour Syriza, que les sondages créditent d'environ 30 % des voix, l'équation est connue : il faut trouver 151 sièges sur 300 députés à l'Assemblée. Même si la Constitution grecque donne une prime de 50 députés au premier parti élu à l'Assemblée, Syriza devra donc nouer des alliances – peut-être avec la gauche modérée de Dimar, ou avec les Grecs indépendants, un petit parti de droite, anti-austérité.

En Espagne, la difficulté est identique. Même si Podemos arrive en tête des législatives à l'automne, il n'est pas du tout exclu que le PP et le PSOE, ses deux principaux concurrents, forment une union nationale, en forme de cordon sanitaire… La question d'une alliance avec IU, dans ce contexte, se reposera sans doute. Difficulté supplémentaire, côté espagnol : les législatives sont encore lointaines, et Podemos devra, d'ici là, se livrer à une course d'obstacles dans laquelle il pourrait laisser des plumes (élections municipales et régionales en mai).

Après avoir, dans un premier temps, assuré qu'ils faisaient l'impasse sur les municipales, Podemos devrait tout de même présenter des candidats, dans certaines grandes villes, à partir de plateformes élargies aux contours encore à définir. À l'inverse, Syriza détient déjà quelques municipalités et dirige depuis quelques mois l'Attique, la région d'Athènes. Quoi qu'il en soit, certains pronostiquent déjà, en Grèce comme en Espagne, un « adoucissement » des positions des deux formations, à l'approche des élections.


3 - Oui à un audit de la dette, non à la sortie de l'euro

C'est l'un des points centraux, et communs, de leur programme : un audit de la dette publique. L'objectif est connu : passer en revue la dette accumulée au fil des années, pour, sinon annuler de manière unilatérale les pans de la dette considérée comme « illégitime », en tout cas renégocier son remboursement avec ses créanciers. L'opération doit permettre, en bout de course, de retrouver des marges de manœuvre budgétaires, pour faire autre chose que de l'austérité. Chez Syriza, la suite logique, c'est de renégocier les « mémorandums » imposés par la Troïka BCE-FMI-Commission à Athènes, en échange des plans de « sauvetage » du pays mis en place en 2010, puis en 2012. Pour rassurer les inquiets, Tsipras et ses proches répètent depuis des semaines qu'ils ne prendront aucune décision de manière « unilatérale » pour renégocier le fardeau de la dette : un discours nettement adouci par rapport à 2012, où Syriza parlait de mémorandum sur le paiement de la dette avant toute négociation. Dans son programme issu de son congrès de 2013, les objectifs de Syriza sont exprimés ainsi : « Nous renégocions les conventions de prêts et nous en rendons caducs les termes défavorables, en posant comme sujet n°1 l'effacement de la plus grande partie de la dette avec la réalisation d'un audit. »

Si l'on lit le programme économique de Podemos (élaboré par deux économistes d'obédience keynésienne – à télécharger ici), il est question d'une « restructuration » de la dette, à la fois publique, mais aussi de celle des ménages. Celle-ci peut être accompagnée, dans certains cas, d'une « décote » (quita) – c'est-à-dire d'une annulation d'une partie de la dette. « Il est nécessaire de rappeler que la restructuration des dettes, en particulier dans les pays de la périphérie, ne doit pas être un caprice, mais le résultat d'une stratégie coopérative qui s'avérera bien plus favorable que celle imposée jusqu'à présent, et qui risque d'aggraver encore, et de généraliser la crise », lit-on dans le texte. D'où la logique d'une conférence internationale de la dette promise par Tsipras et Iglesias.

Les détails de la manœuvre, à Podemos comme au sein de Syriza, restent flous. Notamment parce que ces annulations, si elles devaient intervenir un jour, seront la conséquence d'une longue négociation avec les créanciers… Quoi qu'il en soit, les deux formations sont persuadées que lancer cette renégociation ne les obligera pas à quitter l'euro. La sortie de la zone euro ne fait partie de leur programme – même si une aile franchement eurosceptique de Syriza, minoritaire, le réclame, comme l'a déjà raconté Mediapart.

Pas de rupture avec l'euro, mais une réforme de la BCE – les deux formations sont dans la droite ligne des discours de la GUE, la gauche unitaire européenne au Parlement de Strasbourg. Dans le programme de Podemos, il est question d'une modification des statuts de la BCE, pour faire du plein emploi l'un de ses objectifs, ou encore d'une démocratisation de cette institution, qui devrait être, jugent-ils, davantage responsable de ses décisions devant le Parlement européen. La formation plaide aussi pour une « flexibilisation » du pacte de stabilité budgétaire – ce qui est aussi une réclamation du social-démocrate italien Matteo Renzi depuis son arrivée au pouvoir en début d'année – ou encore pour une hausse du budget propre à l'UE – autre réclamation assez consensuelle au sein des partis sociaux-démocrates.

Alexis Tsipras, le 6 mai 2012.Alexis Tsipras, le 6 mai 2012. © Reuters

Dans un entretien à Mediapart en avril 2014 où il plaidait pour une démocratisation des institutions européennes, Alexis Tsipras était parti en guerre contre les indicateurs purement économiques et budgétaires du pacte de stabilité de l'UE : « Je ne vois pas pourquoi nous devons tous être d'accord avec les 3 % de déficit public, le ratio de 60 % du PIB pour la dette, la limite des 2 % d'inflation… sans considérer comme indicateur de viabilité les chiffres du chômage ou le niveau de salaire minimum ! Un pays peut atteindre la limite des 3 % de déficit public en nivelant complètement la société… Cela ne veut pas dire que c'est un pays viable ! L'Europe doit donc opérer un véritable virage social, pour aller vers la justice sociale et la solidarité. » Mais sa stratégie, pour faire évoluer ces critères alors qu'il sera, s'il est élu, ultra-minoritaire à la table du conseil européen à Bruxelles, reste très floue.

4 - « Déprivatisations » et stop aux privatisations

Syriza veut l'arrêt des privatisations des biens publics, un sujet de premier plan dans un pays où la Troïka a mis en place un programme gigantesque de privatisations. Alexis Tsipras a également prévenu qu'il suspendrait toute nouvelle cession des propriétés de l'État, quitte à freiner le développement de nouvelles installations touristiques privées (et donc réduire l'arrivée d'investisseurs privés dans le secteur). Dans son programme pour les élections générales de 2012, Syriza parlait aussi de « nationaliser les anciennes entreprises publiques dans les secteurs stratégiques pour la croissance du pays ».

De son côté, Podemos est à peu près sur le même discours. Iglesias a notamment multiplié les sorties, appelant à « dé-privatiser » certains secteurs-clés, en particulier celui de la santé, confronté, en Espagne, à une vague de privatisations impopulaires. En 2012, Syriza parlait aussi de « nationalisation des banques », mais la formation semble, depuis, avoir arrondi les angles. Du côté de Podemos, on ne va pas aussi loin : il est question de renforcer le pôle de la banque publique, pour faciliter les prêts aux petites et moyennes entreprises et aux ménages (via la création, par exemple, d'une banque citoyenne des dépôts).

 

5 - Vers des hausses de salaires ?

Si Syriza arrive au pouvoir en Grèce, ce sera sans doute l'un des principaux combats avec l'UE et le FMI : Tsipras veut ramener le salaire minimum à ses niveaux d'avant-crise. Il parle aussi du versement d'allocations à tous les chômeurs du pays (la durée maximale d'indemnisation ne dépassant pas aujourd'hui un an). Un sacrilège aux yeux d'institutions internationales persuadées que la sortie de crise passe par un rétablissement de la « compétitivité » du pays. Syriza promet aussi la mise en place de plans alimentaires d'urgence, pour les plus démunis. Le dossier est explosif.

Podemos, comme Syriza, parle de revenus minimum garantis, pour en finir avec l'extrême pauvreté. Comment financer ces annonces ? Les deux formations misent sur une réforme plutôt agressive de la fiscalité. En résumé, cela passe à chaque fois par la création de nouvelles tranches d'imposition sur les revenus pour les plus riches (Podemos va jusqu'à 50 % sur les revenus annuels qui dépassent 120 000 euros).

Ils visent aussi un durcissement de l'impôt sur les sociétés – Tsipras évoque un alignement de l'impôt sur les grosses sociétés au niveau de la moyenne européenne. Il envisage de taxer également les revenus des armateurs grecs, dossier particulièrement sensible dans le pays, et promet d'annuler l'impôt foncier mis en place par l'actuel gouvernement Samaras, qui touche les résidences principales. Sans surprise, Syriza comme Podemos plaident pour une taxe sur les transactions financières – déjà censée voir le jour dans les années à venir dans 11 pays de l'UE.



6 - Tsipras et Iglesias, des leaders charismatiques mais assez différents

Alexis Tsipras est un ancien ingénieur de 40 ans, père de deux garçons. Pablo Iglesias est un politologue de 36 ans, enseignant à l'Université Complutense de Madrid. Les deux sont excellents en communication, ils ont donné un sérieux coup de vieux au personnel politique de leurs pays, et leur personnalité n'est pas pour rien dans le succès de leur formation. Mais la comparaison s'arrête là.

Tsipras est « un produit de l'appareil du parti, il a eu le parcours typique de l'apparatchik », expliquait un politologue, Ioannis Papadopoulos, interrogé par Libération au printemps 2014. Tsipras adhère à 16 ans aux jeunesses communistes. À l'université, il prend ses distances avec les communistes orthodoxes du KKE. Il devient secrétaire général du mouvement de jeunesse du Synaspismos, la principale composante du futur Syriza, à 25 ans, et entre au comité central du parti lors de sa création, en 2004, avant d'en prendre les rênes en 2008.

Iglesias, un temps passé par Izquierda Unida, n'a jamais joué la carte du parti. Il s'est construit une notoriété par internet, en créant son propre média (La Tuerka), qui diffuse depuis des années des émissions long format, entre éducation populaire et débat politique haut de gamme. L'Espagnol – qui compte plus de 730 000 abonnés sur Twitter – s'adresse très bien à une jeunesse désenchantée par la politique, à travers toute une série de références qu'il emprunte à internet, au hip-hop ou aux séries télé. Ce fan de Game of Thrones n'a pas hésité, il y a quelques jours, à commenter, dans un mélange d'anglais et d'espagnol, la situation politique de son pays en reprenant une réplique culte de la saga : « Winter is coming para el gobierno de Rajoy. » On imagine mal Alexis Tsipras, qu'on dit fan des Dire Straits, oser ce genre de sorties.

BOITE NOIREPour écrire cette analyse, nous nous sommes en partie appuyés sur un article publié sur le site espagnol InfoLibre (partenaire de Mediapart). Nous n'avons pas, dans cet article déjà très long, abordé, d'autres points des programmes de Syriza et Podemos, que l'on peut juger tout aussi décisifs (climat, environnement, logement, etc). Nous aurons sans doute l'occasion d'y revenir courant 2015.

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Une politique de gauche est-elle possible en Europe ?

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André Orléan, un universitaire français spécialiste de la monnaie, est catégorique sur la dynamique grecque : « La politique prônée par Syriza est celle que nous avait promise François Hollande lors de son élection – peser sérieusement sur l'Allemagne, faire valoir l'existence d'autres intérêts et d'autres points de vue, dire que l'Europe est plurielle et qu'il serait bon que ce pluralisme soit entendu. Il me semble que François Hollande n'a même pas essayé sérieusement. »

« On ne sauvera l'euro qu'en le transformant en profondeur, à savoir en cessant d'y voir une monnaie uniquement au service des créanciers. Autrement dit, la bonne politique est celle de Syriza », insiste ce directeur d'études à l'EHESS, joint par Mediapart.

À l'approche de la probable victoire de Syriza, le parti anti-austérité d'Alexis Tsipras, dimanche en Grèce, le parallèle avec l'élection de François Hollande en mai 2012, qui avait promis de « réorienter l'Europe » durant sa campagne, n'est pas anodin. Il oblige à se poser une question de fond : la stratégie de Tsipras est-elle, pour reprendre l'alternative formulée par le Financial Times, « radicale ou réaliste » ? Ou, pour le dire avec les mots d'un autre économiste de premier plan, Frédéric Lordon, s'agira-t-il de « caler le pied de table » ou de la « renverser » ?

Pour Gabriel Colletis, un professeur d'économie de l'université de Toulouse-1, qui s'est souvent rendu à Athènes pour suivre les débats internes à Syriza, « il est important de ne pas opposer la radicalité de leur programme aux responsabilités qu'ils s'apprêtent à prendre : ils sont à la fois radicaux et responsables ». Interrogé par le “FT” sur son aptitude à aller au compromis avec ses probables futurs partenaires européens, Alexis Tsipras a eu cette réponse tout en ambiguïté : « Je pratique le compromis parce que mes objectifs sont réalistes. (…) En même temps, je sais me montrer ferme si je juge nécessaire d'aller à la confrontation. »

Alexis Tsipras à son bureau de vote, le 25 janvier, à Athènes.Alexis Tsipras à son bureau de vote, le 25 janvier, à Athènes. © Alkis Konstantinidis. Reuters.

D'un point de vue de théorie économique, l'équation Syriza n'est pas simple. Elle relance les débats, qui divisent la gauche en France et ailleurs en Europe, sur les vertus de l'euro et les marges de manœuvre des gouvernements de gauche au sein d'une zone monétaire commune. Presque trois ans après l'échec de François Hollande, l'Europe pourrait bien se trouver confrontée à une expérience passionnante : celle d'un gouvernement ancré à gauche, en opposition nette avec Berlin, tout en étant prêt à jouer le jeu de l'euro et de la Banque centrale européenne (BCE). Mais y a-t-il de la place, à traités constants, pour autre chose que des compromis boiteux, qui tournent trop souvent à l'avantage d'Angela Merkel et de l'ordo-libéralisme cher aux Allemands ? Ce sera tout l'enjeu, pour Syriza, de le démontrer.  

« L'alternative pour Syriza est des plus simples : plier ou tout envoyer paître. Mais il n'y aura pas de tiers terme. Et si Tsipras imagine qu'il pourra rester dans l'euro et obtenir davantage que des cacahuètes, il se raconte des histoires », écrit Frédéric Lordon sur son blog. À ses yeux, les marges de négociation sur la dette grecque avec Berlin ont déjà été épuisées lors d'une première restructuration de la dette, en 2012, qui avait entraîné des pertes chez les créanciers privés. « Imaginer que (la restructuration de la dette grecque) pourrait être étendue aux créanciers publics, a fortiori quand on compte parmi ceux-ci la BCE, tient maintenant du rêve éveillé », estime-t-il.

Sur le papier, Alexis Tsipras est définitif : pas question de revenir à la drachme. Le débat au sein de Syriza a été tranché à l'été 2013 et la minorité de la coalition favorable à un « Grexit » (environ 20 % des troupes) s'est alignée sur la position majoritaire. Mais nombre d'observateurs, en Allemagne notamment, jugent que Tsipras ne pourra tenir sa promesse (maintenir Athènes dans la zone euro) s'il tient parole sur le reste – en particulier sur la restructuration de la dette.  

Peut-on tout à la fois réduire le poids de la dette pour la ramener à des niveaux « soutenables », contre l'avis de certains partenaires européens, et éviter la sortie de l'euro ? Plusieurs économistes joints par Mediapart en sont convaincus. « La restructuration de la dette grecque n'est pas antinomique de son maintien dans la zone euro. J'ai plutôt tendance à penser au contraire que c'est une condition nécessaire à son maintien, réagit Jézabel Couppey-Soubeyran, une universitaire à Paris I. Si la zone euro veut continuer d'exister, il faudra nécessairement restructurer des dettes, en monétiser (des rachats de dettes par la BCE – ndlr) ou en mutualiser, voire faire un peu des trois. » 

La dette publique grecque s'établit à 174 % du PIB – un record en Europe (contre environ 95 % pour la France). Cela représente une masse de 317 milliards d'euros – à comparer aux plans de « sauvetage » conclus depuis 2010 avec Athènes pour permettre à la Grèce d'éviter le défaut, d'un montant cumulé de 240 milliards d'euros. Malgré des années d'austérité carabinée, le fardeau de la dette s'est encore alourdi, alors que l'économie grecque s'est contractée d'un cinquième. Selon les critères de Maastricht, la dette d'un État membre ne doit pas dépasser 60 % de son PIB.

« Au sein de Syriza aujourd'hui, on débat de la part de la dette que le prochain gouvernement devra annuler. Certains pensent que l'on pourrait annuler le tiers de la dette, pour revenir aux alentours de 120 %, un seuil au-delà duquel une dette n'est généralement plus considérée comme “soutenable”. D'autres visent plutôt les deux tiers, pour arriver aux 60 %, qui correspondent aux critères de Maastricht », assure Gabriel Colletis (par ailleurs blogueur sur Mediapart), qui milite plutôt pour le second scénario. Il plaide aussi pour un moratoire immédiat sur le paiement des intérêts de la dette, qui suffirait, selon lui, à financer ce « programme de développement » à court terme promis par Tsipras, chiffré à 12 milliards d'euros environ (augmentation du salaire minimum, etc.).

Avant d'en venir à l'annulation pure et simple de pans de la dette, d'autres observateurs plus prudents spéculent sur des scénarios plus “soft” : allonger la durée des prêts sur des dizaines d'années, réduire des taux d'intérêt (déjà très bas) sur certains prêts contractés par Athènes. Dans cet esprit, une note du think tank bruxellois Bruegel fait l'inventaire des techniques qui permettraient d'alléger le coût de financement de la dette – sans en passer par des pertes pures et simples pour les créanciers.

Athènes pourrait aussi choisir de rembourser sa dette aux Européens, mais de faire défaut sur la dette contractée auprès du FMI (ce qui la placerait dans une situation analogue à celle de l'Argentine vis-à-vis de l'institution), comme l'imagine Daniel Gros. Cet économiste allemand dédramatise ce que signifierait la victoire de Syriza pour la Grèce : « Les prochains mois seront riches en rebondissements, mais à la fin, la différence entre un gouvernement qui n'a jamais su tenir ses promesses de remboursement (Nouvelle démocratie  ndlr) et un gouvernement qui promet qu'il ne paiera pas, pourrait bien ne pas être si importante », ironise-t-il.

Pour Liêm Hoang-Ngoc, un ancien eurodéputé socialiste, coauteur d'un rapport sur l'action de la Troïka en Grèce, les propositions de Syriza « sont loin d'être dénuées de réalisme ». L'économiste PS s'explique, dans un article récent à L'Hémicycle : « Syriza propose en premier lieu une restructuration de la dette d'un montant qui lui permettrait de libérer 12 milliards d'euros pour appliquer un programme de relance, sans lequel la dette continuera d'exploser. C'est pourquoi Alexis Tsipras propose en second lieu d'augmenter le pouvoir d'achat pour soutenir la reprise et d'indexer le remboursement de la dette sur la croissance. » Encore faudrait-il, si l'on suit cette logique, savoir quel secteur économique relancer, alors que l'économie grecque est sinistrée.

En 2012, la dette grecque a déjà été restructurée. Des créanciers privés (des banques) avaient encaissé des pertes allant jusqu'à 70 % de la valeur de leurs prêts – sans que l'opération ne provoque le chaos tant redouté à l'époque. Depuis, comme l'a déjà raconté Mediapart, les propriétaires de la dette grecque ont changé. Ce ne sont plus des établissements privés, mais des institutions publiques internationales – FMI, BCE, le Mécanisme européen de stabilité (MES) – ou encore des États de la zone euro qui détiennent le gros (environ 70 %) de la dette. A priori, ce transfert protège le système financier européen de toute menace de propagation, en cas de défaut pur et simple de la Grèce.

Si l'entreprise semble réaliste, d'un point de vue économique, tout dépendra donc de l'attitude de ces institutions publiques, lorsque s'ouvriront les négociations pour restructurer la dette. En clair : ce sera de la politique, ni plus, ni moins. Une victoire de Syriza, au-delà des étiquettes qu'on cherche à lui coller (« gauche radicale », force sociale-démocrate qui ne dirait pas son nom, etc.), aurait ceci d'important qu'elle rappelle aux Européens une évidence un peu oubliée : il existe des marges de manœuvre pour ouvrir une discussion politique, par-delà l'autorité « naturelle » des marchés financiers, pour sortir l'Europe de la crise.

« Je ne dis pas que les institutions publiques vont accepter aisément les exigences de Syriza. C'est d'ailleurs pour moi la question principale du moment : quelle va être la stratégie de négociation d'un gouvernement Syriza, par rapport à ces autorités publiques ? » avance Gabriel Colletis, convaincu que les choses ne vont pas durer « des mois », et qui mise sur de premières annonces d'annulation de la dette très vite après la formation d'un gouvernement Syriza.

Mais l'Allemagne acceptera-t-elle cette « révolte des débiteurs » ? Si l'on en croit certains, elle n'aura pas le choix. « L’histoire nous enseigne qu’après une crise de la dette, un équilibre doit être trouvé entre les intérêts des créanciers et ceux des débiteurs, écrit l'économiste belge Paul de Grauwe, professeur à la London School of Economics. L’approche unilatérale qui a été prise dans la zone euro – celle où les débiteurs ont été obligés de supporter tout le poids de l’ajustement – conduit presque toujours à une révolte de ces débiteurs. C’est ce qui se passe actuellement en Grèce. Et ce processus peut seulement être arrêté si les créanciers osent faire face à cette réalité. »

À en juger par les crispations allemandes dès l'annonce de la tenue des élections anticipées en Grèce (mais aussi en Finlande ou du côté du FMI), les négociations entre Berlin et Athènes ont en fait déjà commencé. Angela Merkel a mis du temps à démentir des informations du Spiegel, fin décembre, selon lesquelles l'Allemagne réfléchit à une sortie de la Grèce de la zone euro, si Athènes choisit d'annuler une partie de sa dette. Son ministre des finances ne veut même pas entendre parler de ce scénario. Des économistes, comme le « keynésien » Peter Bofinger, redoutent des effets de contagion au Portugal et en Irlande, si Berlin pousse Athènes vers la sortie de la zone euro.

La stratégie allemande s'explique par des convictions économiques qui n'ont pas évolué depuis le début de la crise (l'ordo-libéralisme), mais aussi par un jeu politique national en mutation. Merkel voit d'un mauvais œil l'essor de l'Alternative pour l'Allemagne (AFD), ce parti lancé en 2013 par des universitaires opposés à l'euro, qui a atteint 7 % aux dernières européennes. Ce dernier pourrait profiter, par ricochet, d'une restructuration de la dette grecque, puisqu'une telle opération entraînerait une perte sèche pour l'Allemagne, qui a prêté à la Grèce (en tout, 63 milliards d'euros, contre 48 pour la France). Le sujet, à Berlin, provoque des débats extrêmement vifs et de nombreux sondages laissent entendre qu'une majorité d'Allemands y est opposée.

C'est toute la difficulté de la situation et d'une Europe animée par des mouvements politiques contradictoires. Une victoire de Syriza pourrait être une bonne nouvelle à court terme pour l'avenir de la Grèce et de la zone euro, parce qu'elle s'attaque enfin aux racines de la crise grecque par des voies alternatives à l'austérité. Mais elle pourrait aussi renforcer, à moyen terme, des forces anti-euro comme l'AFD en Allemagne et obliger Angela Merkel à durcir ses positions sur l'Europe, au risque d'un délitement, à brève échéance, de l'eurozone.

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Grèce: la révolution électorale. Live et réactions

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Quelque 9,8 millions de Grecs étaient appelés aux urnes dimanche pour élire leurs 300 députés, dans le cadre d'élections législatives anticipées. C'est un triomphe, plus vaste qu'attendu, pour le parti anti-austérité Syriza.

Projections. À une heure du matin, heure d'Athènes, avec 80 % des bulletins dépouillés, Syriza est à 36,2 % – soit 149 sièges sur 300 –, Nouvelle Démocratie à 28 % (77), Aube Dorée à 6,3 % (16), La Rivière à 6 % (16), les communistes du KKE à 5,5 % (15), les socialistes du PASOK à 4,7 % (13) et les Grecs indépendants à 4,7 % (13).

Élysée. François Hollande félicite Alexis Tsipras pour sa victoire, dans un communiqué : « Le Président de la République rappelle l’amitié qui unit la France et la Grèce et fait part à M. Tsipras de sa volonté de poursuivre l’étroite coopération entre nos deux pays, au service de la croissance et de la stabilité de la zone euro, dans l’esprit de progrès, de solidarité et de responsabilité qui est au cœur des valeurs européennes que nous partageons. » Début janvier, sur France Inter, François Hollande avait déclaré que les Grecs étaient « libres de choisir leur destin », mais qu'ils devaient « respecter les engagements pris ».

PIB. Un graphique montrant l'effondrement de l'activité en Grèce depuis le début de la crise, publié par un collectif belge, qui donnera des arguments à ceux qui pensent que la Grèce reste un cas à part dans la zone euro

Revue de presse. Trois unes de quotidiens européens de lundi. Le Guardian juge que « la victoire historique de Syriza place la Grèce sur la voie de l'affrontement avec l'Europe ». Pour le Financial Times, « la victoire de la gauche radicale grecque lance un défi à l'establishment de la zone euro ». Quant au très conservateur quotidien espagnol La Razón, le « malheur » (« Desgrecia », jeu de mots avec « Grecia ») est en vue : « Les Grecs courent à l'abîme populiste. »

Vidéo. Extrait du discours de victoire d'Alexis Tsipras, retransmis par France 24, avec traduction française.

Tsipras. Alexis Tsipras a affirmé dimanche soir, devant des milliers de citoyens grecs réunis pour l'écouter, lors de son discours place de l'université, qu'il mettrait fin au « cercle vicieux de l'austérité ». « Désormais, la Troïka est une chose du passé », a-t-il affirmé, assurant qu'il annulerait les « mémorandums de l'austérité et du désastre » (les textes négociés entre Athènes et la Troïka au fil des plans de sauvetage – ndlr). » « Je m'engage à un dialogue sincère avec nos partenaires européens pour une solution profitable à tous », a-t-il toutefois nuancé, se disant prêt à trouver des solutions « acceptables par tous » avec les créanciers. 

Alexis Tsipras. Amélie Poinssot / Mediapart.Alexis Tsipras. Amélie Poinssot / Mediapart.

Abstention. Le chiffre n'est pas encore définitif, mais le taux d'abstention pourrait s'établir à 37 %, un niveau très élevé, mais légèrement en deçà de celui des législatives de 2012. Voir ici l'historique des taux de participation aux élections grecques.

Podemos. Pablo Iglesias, qui s'est rendu jeudi à Athènes soutenir Alexis Tsipras, n'a pas manqué de réagir aux résultats : « Les Grecs vont avoir un gouvernement vraiment grec pour les diriger, pas un envoyé spécial d'Angela Merkel », a ironisé Iglesias dans l'émission “El Objetivo”, sur la chaîne de télévision La Sexta, après avoir fait la comparaison avec la première victoire de Lula, au Brésil. « L'année du changement en Europe commence en Grèce et se poursuivra en Espagne en 2015 », a-t-il pronostiqué.

Dans la même émission, d'autres politiques espagnols ont défilé. Du côté du PP (conservateurs au pouvoir) comme du PSOE (socialistes), chacun a insisté pour expliquer que « la Grèce n'est pas l'Espagne », et que les situations politiques ne sont « pas transposables ». Des élections législatives sont prévues à l'automne 2015 en Espagne.

Notre article sur la dynamique Podemos-Syriza en 2015 est ici. Notre article sur la campagne grecque vue d'Espagne est là.

Projections. Nouvelles projections publiées par le ministère de l'intérieur, à partir de 62 % des votes dépouillés : Syriza 36 %, Nouvelle Démocratie 28 %.

Bruxelles. Alors qu'Alexis Tsipras s'exprime aux alentours de 23 h 30, heure d'Athènes, sur la place de l'Université pleine à craquer, toujours aucune réaction officielle à Bruxelles, côté commission, conseil européen ou présidence du parlement européen. Sur la manière dont Bruxelles se prépare au « moment de vérité », on peut en attendant se reporter à notre article publié mi-janvier. Où le commissaire Pierre Moscovici assure qu'il est possible de trouver « un langage commun » avec Tsipras.

Samaras. « Nous avons empêché le pire, et rétabli le prestige du pays », a déclaré Antonis Samaras, le premier ministre sortant, de Nouvelle Démocratie, après avoir reconnu sa défaite. « Nous avons commis des erreurs, mais nous avons évité le pire. La Grèce est aujourd'hui un pays sérieux, sûr et sans déficit. Nous avons mis le pays sur le bon chemin pour sortir de la crise. J'ai dirigé le gouvernement d'un pays de l'UE, nous l'avons maintenu au sein de l'UE, et j'espère que le prochain gouvernement suivra le même chemin », a poursuivi Samaras, sorti vainqueur du scrutin de juin 2012 (source : El Diario).

1974. Tweet d'un écologiste britannique : « Nouvelle Démocratie ou le PASOK ont toujours été l'un ou l'autre au gouvernement depuis la fin de la dictature (1974). Merci Syriza ! »

Ensemble! Extrait du communiqué du mouvement animé par Clémentine Autain, membre du Front de gauche : « Contre les faux amis et les adversaires de toute nature, à commencer par les banques, Syriza aura besoin de tout notre soutien pour l'annulation de la dette illégitime, prendre les mesures sociales de première urgence et engager une politique mettant fin à la crise humanitaire qui frappe la population. Ce qui est possible en Grèce doit l'être dans d'autres pays en Europe. »

Euro. La monnaie unique est à la baisse après l’annonce de la victoire de Syriza en Grèce. La monnaie européenne, qui a déjà beaucoup baissé ces derniers jours, notamment après les annonces faites jeudi par la BCE, est tombée à 1,117 dollar, son plus bas niveau depuis septembre 2003.

Photo. Des militants de Syriza photographiés par Reuters à l'annonce des résultats de l'élection.

Des militants de Syriza à l'annonce des résultats de l'élection, le 25 janvier.Des militants de Syriza à l'annonce des résultats de l'élection, le 25 janvier. © Reuters

PASOK. La chute libre du parti socialiste grec à partir de 2010, documentée par le journaliste du Guardian, Alberto Nardelli :

Belgique. L'ex-premier ministre belge Elio Di Rupo, aujourd'hui à la tête du PS francophone, « salue la victoire éclatante de Syriza ».

CDU. Le porte-parole pour les affaires étrangères du groupe parlementaire allemand CDU/ CSU, Philipp Missfelder, a déclaré que l’Allemagne est préoccupée par la montée des mouvements populistes en Europe, qui sont « très mauvais pour l’Europe et pour l’euro ». « Ce mouvement de protestation n’est pas une surprise. Les gens ne sont pas contents des mesures d’austérité, pas seulement en Grèce mais aussi dans des pays comme l’Italie. Mais Syriza ne doit pas attendre de l’Allemagne une renégociation des programmes. Ils doivent respecter ce que l’ancien gouvernement a promis », a-t-il déclaré. Selon lui, si les responsables grecs veulent renégocier, ils devront le faire avec la Troïka (BCE, FMI, commission européenne). « Nous ne sommes pas en position de négocier », a-t-il affirmé, ajoutant que l’Allemagne ne veut pas risquer un Grexit (une sortie de la Grèce de la zone euro) et essaiera de l’éviter. Ci-dessous, la réaction, dans le même esprit, de l'eurodéputé allemand Manfred Weber, chef des conservateurs au parlement européen :

UMP. Extrait du communiqué de Pierre Lellouche, délégué général aux relations internationales pour l'UMP, qui adresse à la nouvelle majorité ses « vœux de succès » : « Depuis trois ans, sous la direction du premier ministre Antonis Samaras, dont l’UMP tient à saluer l’action, la Grèce a conduit une politique courageuse d’assainissement de ses comptes publics et redressement de son économie. (...) L’UMP espère que ces efforts, qui ont demandé d’importants sacrifices au peuple grec et qui commencent à produire leurs effets, ne seront pas dilapidés. (...) Il appartiendra demain au prochain premier ministre grec de clarifier les choix de son gouvernement, s'agissant de la nécessaire maîtrise de ses comptes publics comme du respect des engagements européens et internationaux de la Grèce. L’appartenance à la zone euro implique que chacun de ses membres, par-delà les choix politiques légitimes, respectent ses engagements ainsi que les règles communes. »

Le message du maire de Nice, Christian Estrosi, lui, n'est pas passé inaperçu :

Première analyse. Amélie Poinssot, notre envoyée spéciale à Athènes, livre à chaud, aux alentours de 20 h 30, heure française, à partir des premiers dépouillements – et donc de prévisions encore fragiles – les enseignements qui se dessinent :

  • Syriza : la majorité absolue pourrait se jouer à un ou deux sièges près, cela risque encore de beaucoup évoluer dans la soirée.
  • L'extrême droite néonazie d'Aube dorée devient la troisième formation du pays – c'est inédit pour des législatives (ils avaient obtenu 6,97 % des voix aux législatives de juin 2012, faisant alors leur entrée au parlement, puis 9,4 % aux européennes de mai 2014). 
  • C'est sans doute la fin de carrière politique de Georges Papandréou, l'ex-premier ministre socialiste, qui avait tenté de se relancer en créant un nouveau parti et qui n'a, selon les premières estimations, pas dépassé la barre des 3 % (nécessaires pour faire son entrée au parlement).
  • Le PASOK (parti socialiste) sauve les meubles, dans la mesure où il rentre tout de même au parlement. Mais il faut se rappeler qu'il faisait encore 40 % il y a quatre ans…
  • Les communistes du KKE conservent leur électorat (stable) tandis que le nouveau parti La Rivière semble rater son pari (il ambitionnait de devenir la troisième formation, devant Aube dorée).

Premiers résultats / intérieur. Le ministère de l'intérieur grec communique ses premiers résultats à partir des premiers dépouillements, avec un écart toujours massif entre les deux partis de tête : Syriza (36,5 %) et Nouvelle Démocratie (27,7 %). Ce qui donnerait 150 ou 151 sièges pour Syriza (soit l'exacte majorité absolue) contre 76 pour ND… Suivent Aube dorée (6,3 %), La Rivière (5,9 %), puis les communistes du KKE, les socialistes du PASOK (4,8 %) et les Grecs indépendants. Ce ne sont donc que des résultats très partiels, mais plus fiables que les premières projections de la fin d'après-midi.

Bundesbank. Le président de la Banque centrale allemande, Jens Weidmann, a réagi très rapidement à la victoire attendue de Syriza. Il a appelé la Grèce à respecter ses engagements. « J’espère que le nouveau gouvernement ne fera pas des promesses que le pays ne peut se permettre », a-t-il déclaré dans un entretien à la chaîne de télévision ARD. « Je crois que c’est aussi dans l’intérêt du gouvernement grec de faire le nécessaire pour s’attaquer aux problèmes structurels », a-t-il ajouté, estimant que l’administration, les finances publiques et l’économie avaient besoin de réformes. « J’espère que le nouveau gouvernement ne remettra pas en question ce qui a déjà été réalisé », a-t-il conclu.

« La possibilité de former un gouvernement est acquise. » Konstantin Tsoukalas est une figure intellectuelle en Grèce. Tête de liste de Syriza pour la liste dite « d'État », ce sociologue est donc certain d'être élu. Il confie à Mediapart sa première analyse du scrutin, à chaud, depuis le siège du parti (où Alexis Tsipras vient par ailleurs d'arriver (aux alentours de 21 h 15, heure d'Athènes) : « C'est une victoire encore plus spectaculaire que celle que l'on attendait. On ne s'attendait pas à une différence d'une dizaine de points avec Nouvelle Démocratie comme l'indiquent les sondages de sortie des urnes. Cela signifie que même si l'on ne peut encore se prononcer à cette heure sur la majorité absolue ou pas, la possibilité de former un gouvernement est déjà acquise.

Mais il y a des luttes encore plus importantes qui nous attendent. Sur le front intérieur il faut traiter une crise humanitaire en toute urgence, et au niveau européen, la lutte sera longue et difficile. Mais cette victoire de Syriza peut mener à un changement des équilibres au niveau européen. Les politiques à sens unique du système européen depuis 15 ans pourraient changer. Pour la première fois depuis des années, je suis optimiste. Cette victoire nous permet d'imaginer un moyen de pression et de jouer avec une opinion publique européenne qui me paraît prête à penser en d'autres termes que l'austérité. »

La Rivière. Guy Verhofstadt, ex-premier ministre belge, aujourd'hui patron du groupe des libéraux au parlement européen, se félicite du score de La Rivière, cette jeune formation constituée autour d’une vedette de la télévision grecque, Stavros Théodorakis, qui approcherait les 7 % selon les sondages. « J'espère que To Potami (La Rivière – ndlr) jouera un rôle clé dans une future coalition gouvernementale. Avec leur agenda réformiste, ils sont porteurs d'espoir pour l'avenir de la Grèce. »

PC. Extrait du communiqué de presse de Pierre Laurent, secrétaire national du parti communiste et président du parti de la gauche européenne (PGE), où l'on retrouve Syriza : « Avec la victoire de Syriza, le peuple grec vient de retrouver sa dignité et d'écrire une page historique. Déjouant toutes les pressions, les menaces et les tentatives de divisions, les Grecs se sont exprimés avec force pour affirmer leur souveraineté. (...) La victoire de Syriza ouvre la voie du changement en Europe. François Hollande a raté le rendez-vous de l'histoire d'une réorientation de la construction européenne en 2012 ; l'espoir désormais vient d'Athènes. »

Réaction / Europe. Ska Keller est une eurodéputée allemande du groupe des Verts. Elle a débattu à plusieurs reprises avec Tsipras lors de la campagne des européennes, en mai dernier (ils étaient tous deux chefs de file de leurs partis européens respectifs). 

« Quelque chose est en train de se mettre en route ce soir. » Notre envoyée spéciale vient de recueillir deux réactions de candidats aux législatives, au siège de Syriza à Athènes. Christos Staïkos, issu des Jeunesses de Syriza, candidat dans la 2e circonscription d'Athènes : « Pour moi qui suis candidat pour la première fois à une élection, c'est très émouvant. Cette victoire, c'est une victoire pour la Grèce, mais c'est aussi un événement européen. Si l'on obtient la majorité absolue, ce sera une victoire encore plus grande pour le peuple européen. Quelque chose est en train de se mettre en route ce soir. » Pour Anneta Kavvadia, elle aussi candidate pour la première fois dans la 2e circonscription d'Athènes : « On est très heureux ce soir. Mais on se sent aussi très responsable. À partir de demain, on a un travail difficile à accomplir. On s'engage à ce que le gouvernement de Syriza soit un gouvernement qui représente tous les Grecs. »

Sondage sortie des urnes. Un sondage sortie des urnes actualisé a été publié aux alentours de 20 h 30, heure d'Athènes, avec un écart toujours important entre Syriza (36-38) et Nouvelle Démocratie (28-26).

Italie. Sandro Gozi, le secrétaire d'État aux affaires européennes du gouvernement de Matteo Renzi, a déjà félicité sur Tweeter Alexis Tsipras pour sa victoire. Pour rappel, une liste concurrente au parti démocrate de Renzi, L'autre Europe avec Tsipras, s'était formée pour les européennes de mai dernier, avec un succès tout relatif. Notre article sur cette liste de la gauche italienne est à retrouver ici. 

Gauche. Un tweet mordant de l'écrivain espagnol Isaac Rosa, à destination implicite de Podemos, la formation de Pablo Iglesias qui refuse toujours de se placer sur l'échiquier droite-gauche. « En Grèce, c'est la gauche qui gagne. Je répète : la gauche gagne. Je répète, pour ceux du fond qui n'auraient pas entendu : la gauche. »

Au siège de Syriza (suite). Aux environs de 20 h 20, heure locale, des journalistes attendent l'arrivée d'Alexis Tsipras au siège de Syriza à Athènes, place Koumoundourou.

Amélie Poinssot / Mediapart à Athènes. Amélie Poinssot / Mediapart à Athènes.

Réaction / Europe. L'Italien Gianni Pittella, le chef des sociaux-démocrates (S&D) au parlement européen (groupe qui comprend le PS et le PASOK grec, en chute libre), n'a pas attendu les résultats officiels pour envoyer sa première réaction : « Les Grecs ont clairement choisi de rompre avec l'austérité imposée par les diktats de la Troïka et demandent à leur futur gouvernement de mettre en place des politiques basées sur davantage de justice sociale. La renégociation de la dette grecque, et en particulier l'extension des termes du prêt, ne doivent plus être considérées comme un tabou. Il est désormais l'heure d'investir dans la croissance économique, pour réduire les déficits et la dette publique. Le S&D a toujours défendu cette approche au parlement européen.(…) Si les sondages sortie des urnes se confirment, les résultats de cette élection préparent le terrain à une grande coalition progressiste. »

PS. « Le PS devrait analyser pourquoi son homologue grec est aujourd’hui à 3 % », juge le député socialiste Christian Paul sur le site Atlantico. De son côté, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d'État chargé des relations avec le parlement, déclare à L'Opinion : « Syriza pourrait bénéficier de mon soutien autant que de celui de Cécile Duflot, car il est en train de se mettre sur des positions euro-compatibles, plus proches de celles de François Hollande que de celles de Jean-Luc Mélenchon. »

On peut lire sur Mediapart notre entretien avec le socialiste Guillaume Balas (« La gauche Syriza me va très bien ») et notre reportage à la soirée de soutien, lundi dernier, à Paris, avec le Front de gauche, EELV ou encore certains socialistes critiques. De son côté, le député PS Pouria Amirshahi juge que « Syriza et ses alliés déverrouillent la situation politique européenne » et que « la gauche française, et les gauches européennes, devront l’aider à réussir ».

Le communiqué de la délégation des eurodéputés socialistes français, où l'on évite consciencieusement de parler du PASOK, est ici. « Les urnes ont parlé aujourd’hui en Grèce. Le message envoyé est clair : il est résolument européen, pour une autre Europe, attaché à la démocratie et porteur d’espoir pour les Grecs et l’ensemble du continent », juge Pervenche Berès.

Ci-dessous le tweet de Philip Cordery, ex-numéro deux du parti socialiste européen, devenu député socialiste français en 2012 :

Diaporama. Le quotidien espagnol El País met en ligne un diaporama de 18 photos grand format qui résument cette journée électorale particulière en Grèce. À voir ici, en libre accès.

Espoir. Le slogan de Syriza adapté aux circonstances (à l'origine : « L'espoir arrive »).

Renégociation. Dix-huit économistes dont les deux « prix Nobel » Joseph Stiglitz et Chris Pissarides, ont signé dimanche un appel dans le Financial Times demandant une renégociation de la dette grecque. « Nous pensons qu’il est important de faire la différence entre l’austérité et les réformes. Condamner l’austérité ne signifie pas être anti-réforme. Une stabilisation macro-économique peut être réalisée plus sûrement par la croissance et une meilleure efficacité dans la collecte de l’impôt qu’au travers de la réduction des dépenses publiques, qui réduit les revenus et accroît les dettes, écrivent-ils. Nous pensons que l’Europe entière bénéficiera de la chance donnée à la Grèce d’un nouveau départ. » 

Répartition en sièges. Si les sondages sortie des urnes se confirmaient – ce qui est encore loin d'être certain –, Syriza totaliserait entre 146 et 158 sièges, d'après les premières projections de la presse grecque. Il faut 151 sièges pour atteindre la majorité absolue (total de 300 députés). Pour rappel, le parti qui vire en tête empoche mécaniquement 50 sièges, les autres sont répartis à la proportionnelle.

Aube dorée. Le parti néonazi pourrait devenir la troisième force du pays, tandis que les socialistes du PASOK semblent poursuivre leur effondrement. Un commentaire à chaud d'Éric Maurice, journaliste français spécialiste des enjeux européens :

Au siège de Syriza (suite). Stathis Kouvélakis, membre de Syriza, universitaire, professeur au King's College à Londres, commente les sondages sortie des urnes, depuis le QG de Syriza à Athènes : « C'est une victoire historique, c'est un raz-de-marée. Aucun sondage n'avait prévu un écart aussi grand entre Syriza et Nouvelle Démcratie. Cela montre l'affaissement de l'électorat de Nouvelle Démocratie. Le centre gauche se maintient mais on n'observe pas non plus de percée de ce côté. » Sur Mediapart, on peut lire cet entretien avec Kouvélakis, mené par Philippe Marlière, en juin 2012 : « Syriza est l'expression d'une nouvelle radicalité à gauche ».

PG. Jean-Luc Mélenchon a réagi sur BFM TV aux premiers chiffres de la soirée.

Au siège de Syriza. Notre envoyée spéciale Amélie Poinssot est au siège de Syriza, place Koumoundourou à Athènes. Elle vient de recueillir, aux côtés de journalistes grecs, la première réaction de la responsable du bureau de presse de Syriza, après la publication des premiers sondages sortie des urnes qui donnent Syriza proche de la majorité absolue. « C'est une victoire historique. C'est la victoire du peuple qui s'est mobilisé contre l'austérité. Ce résultat peut être la première étape, pour des développements progressifs en Europe. Syriza va prendre la responsabilité d'un gouvernement de sauvetage national, un gouvernement capable de mettre en place un programme politique, le “programme de Thessalonique”. Ce programme va permettre de faire face à la crise humanitaire. Et il peut commencer une vraie négociation avec nos partenaires européens. »

Au QG de Syriza, lors de la publication des sondages sortie des urnes.Au QG de Syriza, lors de la publication des sondages sortie des urnes. © AP.

Sondage sortie des urnes. Syriza semble bien parti pour décrocher une majorité absolue. Les sondages sortie des urnes publiés à 19 heures, heure locale (18 heures à Paris) donnent le parti de Tsipras à 35,5 % - 39,5 % et Nouvelle Démocratie à 27 %. Prudence donc : ce ne sont pas encore des résultats.

Enjeux. Principal enjeu de la soirée : le score de Syriza, la formation anti-austérité d'Alexis Tsipras, qui pourrait s'approcher de la majorité absolue (151 sièges sur 300), devant Nouvelle Démocratie, le parti conservateur au pouvoir. Pour y parvenir, la formation de la gauche radicale doit obtenir entre 35 % et 39 % des voix. Il faudra aussi s'intéresser à l'identité du parti qui arrivera en troisième position (rien n'est sûr), et du score des « petits partis » avec qui Syriza pourrait avoir à construire une coalition (par exemple, la droite nationaliste des Grecs indépendants, ou encore La Rivière).

Espagne. Beaucoup d'élus espagnols ont fait le déplacement à Athènes. Pablo Iglesias, le leader de Podemos, a tenu meeting à Athènes cette semaine. On signale aussi ce blog, tenu sur le site Publico par le député Alberto Garzon, l'une des figures d'Izquierda Unida (équivalent du Front de gauche en Espagne), sur son séjour à Athènes. Sur les échos Grèce-Espagne, lire notre article : La classe espagnole s'échauffe sur les élections grecques.

Ci-dessous, un tweet de Garzon (conversation à Athènes avec un chauffeur de taxi qui gagne 500 euros par mois) :

« Tu aimes Syriza ?
— Oui je n'ai rien à perdre. »

Twitter. Pour suivre la soirée électorale en VO sur Twitter : #ekloges2015.

Dossier. Tous nos articles, reportages et analyses au fil des mois sur la dynamique Syriza sont à retrouver ici.

Européennes mai 2014. Syriza s'était imposé aux dernières élections européennes (mai 2014) avec 26,6 %, puis Nouvelle Démocratie (22,7 %), Aube dorée (9,4 %), PASOK (8 %), La Rivière (6,6 %), KKE (6,1 %), Grecs indépendants (3,5 %). Relire l'article publié à l'époque sur Mediapart : En Grèce, l'exception Syriza.

Législatives juin 2012. Pour se rafraîchir la mémoire, voici les résultats des principaux partis grecs aux législatives de juin 2012 : Nouvelle Démocratie (conservateurs, 29,7 %), Syriza (gauche radicale, 26,9 %), PASOK (socialistes, 12,3 %), Grecs indépendants (droite, 7,5 %), Aube dorée (extrême droite, 6,9 %), Dimar (gauche démocratique, 6,3 %), KKE (communistes, 4,5 %). Le graphique ci-dessous est tiré de l'infographie réalisée sur le blog de la London School of Economics.

L'évolution des scores électoraux depuis 2008 en Grèce (et en particulier l'effondrement du PASOK). Source: LSE.L'évolution des scores électoraux depuis 2008 en Grèce (et en particulier l'effondrement du PASOK). Source: LSE.

 

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La citation con

Prud’hommes : pourquoi le pouvoir réunit la CGT et le Medef contre lui

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D’un côté, le débat au parlement ; de l’autre, la grève. Ce lundi a commencé l’examen dans l’hémicycle du projet de loi Macron, qui a déjà été examiné par une commission spéciale de députés (lire notre article). Et parmi cet inventaire à la Prévert des points censés desserrer les « freins » à la croissance de l’économie française, outre une plus grande ouverture du travail le dimanche, l’instauration d’un secret des affaires ou la libéralisation des autocars, figure en bonne place une refonte du fonctionnement des conseils des prud’hommes. Il est peu de dire que la réforme présentée à l’assemblée (corsetée dans l’article 83 du texte, mais dont le contenu ressemble à s’y méprendre à un texte de loi à part entière) passe mal auprès des quelque 15 000 conseillers prud’homaux, ces représentants des salariés et des employeurs, choisis par leurs pairs pour juger les conflits liés au travail. Ces derniers, tout comme l’ensemble des organisations syndicales et patronales, critiquent vivement les changements prévus.

Plus de 15 conseils prud’homaux ont annoncé des mouvements de grève, celui de Lyon ayant lancé la mobilisation depuis le 15 janvier, et celui de Paris prévoyant, à l’appel de tous les syndicats de salariés sauf la CFDT, une suspension des audiences pour la durée de l’examen de la loi à l’Assemblée, de ce lundi jusqu’au 8 février. Le 26 novembre, déjà, le conseil supérieur de la prud’homie, qui rassemble toutes les organisations syndicales et patronales, avait rejeté à l’unanimité le texte (le détail des positions de chaque organisation est à retrouver sur le site de la CFDT).

Pourquoi ça coince, alors que le but du texte est officiellement d’améliorer la façon dont est rendue la justice du travail ? Comment le gouvernement a-t-il réussi l’exploit de réunir la CGT et le Medef contre lui ? Quel est l’état réel des prud’hommes ? Quelles sont les pistes pour les rendre plus efficaces ? Tentatives d’explication.

Une justice originale, mais très lente

Chaque année, 200 000 personnes saisissent les 210 conseils des prud’hommes répartis sur tout le territoire. Dans 99 % des cas, il s’agit d’un salarié, et dans 98 % des cas, le contrat de travail a déjà été rompu. Dans l’immense majorité des dossiers, le demandeur vient contester cette rupture ou les conditions dans lesquelles elle est advenue. C’est un cas presque unique dans le monde : les juges, qu’on nomme conseillers prud’homaux, sont des représentants du monde de l’entreprise, salariés et employeurs à parité. Une originalité qui remonte au premier conseil, instauré à Lyon en 1806 sur le modèle des tribunaux existant déjà dans la ville pour concilier les fabricants de soie et leurs employés, les canuts. « Les prud’hommes, c’est deux cents ans d’histoire, avec dès le départ des gens qui connaissent l’entreprise et qui essayent de résoudre les conflits qui s’y déroulent », rappelle Didier Porte, secrétaire confédéral chargé du secteur juridique de Force ouvrière.

Aujourd’hui, une affaire passe d’abord dans une audience de conciliation, en présence d’un juge issu du collège des salariés et d’un juge issu du collège des employeurs. Dans presque 95 % des cas, cette phase n’aboutit pas, et le dossier passe ensuite en bureau de jugement, où deux juges de chaque collège sont chargés de trancher. Lorsqu’ils n’y parviennent pas (la plupart du temps parce que les conseillers employeurs s’opposent aux conseillers salariés), le dossier est envoyé en départage : il repasse devant les mêmes juges, accompagnés d’un magistrat professionnel, qui fait donc pencher la balance. 20 % des affaires passent actuellement en départage.

Que le cas ait été tranché en bureau de jugement ou lors du départage, le salarié ou son employeur peuvent le porter en appel, ce qu’ils font très fréquemment. Les deux tiers des dossiers jugés hors conciliation passent en appel, où ils sont pris en charge par la voie classique des cours d’appel.

La procédure telle qu’elle se déroule actuellement a un gros défaut : elle est très lente. La durée moyenne de traitement d’une affaire est de près de 12 mois, contre 5 à 6 mois pour un dossier passant au tribunal d’instance ou en correctionnelle. Et ces délais s’allongent : le temps pour boucler une affaire en départage est aujourd’hui de presque 30 mois, et c’est, selon l’étude d’impact présentée par le ministère de l’économie dans son projet de loi, sept mois de plus qu’il y a dix ans. À titre d’exemple, selon les chiffres rassemblés par L’Humanité, le conseil de Bobigny a enregistré 7 000 nouvelles affaires en 2013 alors qu’il avait déjà 10 000 affaires non tranchées. Et il faut attendre jusqu’à vingt et un mois entre l’audience du bureau du jugement et celle de départage.

Ce constat est connu de tous, et partagé par l’ensemble des acteurs concernés. Il a été encore rappelé dans le dernier rapport sur le sujet, rendu par Alain Lacabarats, président honoraire de la chambre sociale de la Cour de cassation, en juillet 2014 à la ministre de la justice Christiane Taubira. Ce rapport Lacabarats suivait le rapport Richard, en 2010, et le rapport Marshall, en 2013. Évoquant une « juridiction en crise », il rappelait que les retards de la justice prud’homale valent à la France d’être très régulièrement condamnée pour déni de justice ! C’est arrivé 58 fois en 2012 et 51 fois en 2013.

Mais le rapport de 2014 allait bien plus loin, puisqu’il jugeait que « la juridiction du travail, dans son mode d’organisation actuel, ne fonctionne pas dans des conditions conformes aux exigences des standards européens et connaît de graves carences ». En plus des retards préoccupants, Alain Lacabarats pointait un manque d’« indépendance » et d’« impartialité » de certains juges, qu’il estimait trop proches de leur collègue, salarié ou employeur. En décembre 2013 déjà, le Groupe d’États contre la corruption (Greco), dépendant du conseil de l’Europe de Strasbourg, recommandait lui aussi à la France de conduire une réforme des conseils de prud’hommes, « afin de renforcer l’indépendance, l’impartialité et l’intégrité des juges non professionnels ».

La réforme prône la rapidité et une meilleure « qualité »

C’est à toutes ces critiques que se propose de répondre le texte contenu dans la loi Macron, un article unique mais long de 8 pages, en fait plus proche du projet de loi. Son but est inscrit noir sur blanc dans l’étude d’impact du texte : « Rendre la justice prud'homale plus qualitative – 65 % des décisions sont portées en appel – et réduire les délais de traitement des affaires. » Denys Robiliard, le député (PS) rapporteur de cette partie du projet de loi, souligne qu’« il existe un diagnostic clair : l’institution a des difficultés et tout le monde en est convaincu. En dix ans, le temps passé avant de clore une affaire a augmenté de 18 %, et de 33 % lorsqu’elle passe en départage ».

Examen de la partie du projet de loi Macron consacré aux prud'hommes, en commission spéciale, le 18 janvier.

 Les deux axes principaux sont donc l’instauration de procédures accélérées, et l’implication plus grande d’un juge professionnel dans le jugement des affaires. Ainsi, si le texte est voté tel quel par le parlement, il sera bientôt possible de passer devant un bureau de jugement en formation restreinte, comprenant seulement un conseiller salarié et un conseiller employeur. Cela concernera la majorité des affaires, puisque les seules conditions seront que la phase conciliation ait échoué, que les deux parties soient d’accord pour la formation restreinte, et que le litige porte sur un licenciement ou une demande de résiliation judiciaire (l’acte par lequel le salarié demande au juge d’annuler le contrat de travail, aux torts de l’employeur, ce qui lui garantit le versement de fortes indemnités).

Le texte prévoit un délai de jugement très court, puisque les deux juges seraient tenus de statuer dans un délai de trois mois. En cas de désaccord entre eux, l'affaire serait envoyée en départage. Une première mouture de la réforme prévoyait que la formation restreinte doive utiliser un barème fixe pour déterminer les indemnités à verser au salarié, uniquement en fonction de son ancienneté et de son salaire. Mais la levée de boucliers a été telle que l’idée a été abandonnée.

Autre axe de changement : si les deux parties y sont favorables ou si le bureau de conciliation le recommande, le dossier pourra être envoyé directement devant une formation comprenant les quatre conseillers habituels, mais accompagnés d’un magistrat professionnel. Il s’agirait en quelque sorte de sauter l’étape du bureau de jugement. Dans l’hypothèse haute de l’étude d’impact du gouvernement, cela doublerait le taux de départage.

Pour montrer que les députés ne suivent pas forcément le raisonnement du gouvernement, la commission spéciale a supprimé, à l’initiative de Denys Robiliard, la possibilité de passer directement au juge répartiteur si une seule des parties ou un seul des juges présent à la conciliation le demandait. Le ministère de l’économie souhaitait cette innovation, les députés lui ont objecté que ce dispositif suscitait « des réserves compte tenu de sa complexité » et que « c'est à la loi de définir le juge ayant à connaître d'un litige ».

Le projet de loi table aussi sur la création de sanctions pour les conseillers prud’homaux qui commettraient des fautes, sur l’interdiction de la grève, sur l’obligation pour eux de se former, et sur la création du statut de « défenseur syndical », sorte d’avocat bénévole assistant un salarié ou un employeur, inscrit sur une liste officielle, pouvant travailler sur ses dossiers sur son temps de travail et dont les conditions de licenciement seraient surveillées de près.

Les conseillers prud’homaux dénoncent le mépris à leur égard

Aucun des acteurs concernés par la réforme prévue ne la porte particulièrement dans son cœur. Les oppositions sont légion, du Medef et de l’ensemble des organisations patronales, dont la position est à lire ici (mais qui n’appellent tout de même pas à la grève), au socialiste Gérard Filoche, ancien inspecteur du travail très virulent contre les réformes du monde du travail voulues par le gouvernement.

D’abord, s’interrogent plusieurs parties prenantes, pourquoi la réforme, dont la conception a été initiée par le ministère de la justice, a-t-elle atterri dans les mains d’Emmanuel Macron, avec la bénédiction de Matignon ? « C’est inexplicable et précipité, juge Emmanuel Boutterin, un des responsables de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (UDES), conseiller prud'hommes depuis treize ans à Digne-les-Bains (Alpes-de-Haute-Provence) et président de l’organisme de formation prud’homale de l’économie sociale. Bien sûr que des mesures de simplification peuvent être mises en place, mais cette réflexion aurait dû s’intégrer au grand débat sur la justice au XXIe siècle organisé autour du ministère de la justice. La justice du travail et le droit du travail seraient des “freins” à l’économie ? C’est une conception tout de même étonnante. » Jean-Pierre Gabriel, de la CGT, abonde : « Cela fait trois ans qu’on nous auditionne sous la houlette du ministère de la justice. Nous sommes bien d’accord sur le fait que la justice prud’homale va mal, mais là on nous sort tout à coup un texte absurde qui ne va rien régler. »

Mais les syndicats et les organisations patronales s’insurgent surtout contre la prééminence programmée du juge professionnel sur les conseillers prud’homaux. Et tous dénoncent la mise en place insidieuse de l’échevinage. Terme inconnu des profanes, introduit dans le débat français par le rapport Marshall en 2013, l’échevinage fait l’unanimité contre lui : il prévoit que le magistrat professionnel soit le vrai décideur durant toutes les étapes de la procédure, et que les conseillers salariés et employeurs ne soient plus que ses assesseurs, sans réel pouvoir de décision. Ce principe est une réalité en Belgique et en Suisse, mais aussi en France dans les tribunaux des affaires de sécurité sociale. Syndicats et patronat rejettent ce qu’ils vivent comme un manque de confiance, voire comme un mépris envers leurs représentants. « Pour résumer, les conseillers sont suspectés d’être partiaux et de ne pas très bien travailler, et il faut régler ça », peste Jean-Pierre Gabriel, le responsable du pôle juridique de la CGT.

« Les juges issus du monde du travail ne sont pas des subalternes. Ils rendent des décisions d’une très grande qualité, martèle Emmanuel Boutterin, le responsable patronal de l’économie sociale. Les prud’hommes ne sont pas un lieu de la lutte des classes, mais de justice, apaisée et équilibrée. La parité des points de vue entre conseillers salariés et conseillers employeurs font que les décisions sont bien ressenties par tout le monde, et rendues par des gens qui connaissent la réalité économique, et savent que le monde doit tourner. »

Pour Patrick, conseiller prud’homal parisien CGT, qui ne souhaite pas dévoiler son identité pour continuer à pouvoir travailler sereinement avec tout le monde, « l’arrivée insidieuse de l’échevinage est un très gros problème, notamment parce que les juges professionnels sont en général plus réactionnaires que les juges élus. Ou dit autrement, ils viennent d’un milieu qui est presque toujours moins sensible à la situation des salariés. » Et puis, estime Patrick, « donner une vraie responsabilité à des salariés à ce titre, c’est leur ouvrir la possibilité de se former au monde du droit, et même de la politique, c’est un accès privilégié au savoir, qu’on souhaite apparemment réduire ».

Cette levée de boucliers s’explique aussi par le fait que les syndicats ont très mal vécu la réforme du mode de désignation des conseillers prud’homaux, votée fin 2014. Jusqu’ici, ils étaient élus tous les quatre ans par l’ensemble des salariés et des employeurs travaillant en France (y compris ceux de nationalité étrangère), même si 75 % des salariés se sont abstenus lors de la dernière élection, en 2008. Ils seront désormais désignés par les syndicats, au prorata de leurs résultats aux élections professionnelles. Les syndicats dénoncent la disparition du dernier scrutin au suffrage universel pour les salariés, et la volonté d’ôter de la légitimité aux prud’hommes. Plus pragmatiquement, le gouvernement a sans doute surtout voulu s’épargner la dépense de 100 millions d’euros pour une élection très peu mobilisatrice.

Une réforme inefficace ?

Sur le fond même, il est loin d’être certain que les options retenues par le gouvernement soient fonctionnelles. « L’analyse du ministère de la justice, reprise par Bercy, s’appuie sur le fait que lorsqu’une décision prud’homale passe en appel, le taux de confirmation intégral de la décision est supérieur de 20 % lorsqu’un juge départiteur est intervenu sur l’affaire, explique Denys Robiliard. Le pari est de considérer qu’en professionnalisant davantage les juges, on fera augmenter le taux de confirmation intégral en appel, et donc qu'à moyen terme on fera baisser le nombre de dossiers aboutissant en appel. » Le législateur espère qu’une fois que les salariés ou les patrons auront compris que les jugements ne changent plus même s’ils sont portés en appel, ils y renoncent…

Ce « pari » est loin d’être gagné, estiment la plupart des spécialistes. D’abord parce que les affaires tiennent très à cœur aux parties concernées, et impliquent souvent le paiement de sommes importantes. Denys Robiliard lui-même est plutôt sceptique : « Nous sommes face au plus haut taux d’appel de France, et là, on n’est plus jugé par ses pairs, c’est un vrai problème, souligne-t-il. Mais est-ce dû au fait que ces affaires sont jugées par des non-professionnels ? Je ne le crois pas. Je crois que le taux d’appel ne dépend pas du type de juge, mais du type d’affaire. »

Décryptage de Patrick, le conseiller parisien : « Les salariés font beaucoup appel aussi parce qu’ils font énormément de demandes, et qu’ils espèrent toujours obtenir gain de cause en dernier recours sur l’un ou l’autre point qu’on ne leur a pas accordé. Quand il y a 23 demandes, il y a 23 raisons de faire appel. De l’autre côté, les patrons font appel pour gagner du temps et payer le plus tard possible. »

Par ailleurs, relèvent certains syndicats, les cas où le juge départiteur jugerait sans réunion du bureau de jugement classique peuvent poser problème en province, où il y a bien souvent un seul juge professionnel. Il sera donc bien identifié par les parties, qui sauront si elles ont intérêt à le solliciter ou non.

Le manque de moyens, vrai responsable

Enfin, tous s’accordent à trouver ridicule, car inapplicable, la volonté du gouvernement de vouloir accélérer les délais. Car tous pointent la véritable raison de cette lenteur extrême : le manque de moyens. L’idée de favoriser les formations restreintes de jugement est ainsi tenue pour irréaliste, car elle nécessite de trouver plus de salles, mais aussi plus de greffiers pour assurer un rythme plus rapide. Or, c’est justement ce dont manquent les conseils, qui souffrent chroniquement d’une pénurie d’argent, de salles, de greffiers et de moyens.

La journaliste Véronique Brocard, qui a arpenté pendent deux ans les salles du conseil des prud’hommes de Paris pour son livre Au cœur des prud’hommes (Stock), énumère des chiffres qui jettent une lumière crue sur la misère dans laquelle se débattent les juges du travail. En 2012, dans ce conseil où sont jugés 10 % des litiges du pays et où exercent 800 conseillers, on comptabilisait seulement dix exemplaires du code du travail, trois bureaux pour rédiger les jugements et dix ordinateurs. « Et ils ne sont connectés à internet que depuis cet automne, souligne la journaliste. Les prud’hommes, c’est la justice des pauvres, et une justice très pauvre. »

Tous doutent de la volonté réelle du gouvernement de s’attaquer à ce problème majeur, à l’heure des restrictions budgétaires tous azimuts. « À aucun moment, le gouvernement ne se donne les moyens de ses ambitions tant au niveau de la réforme structurelle des prud’hommes que financièrement, s’indigne ainsi la CFE-CGC. Il manque des juges départiteurs, des greffiers, des personnels administratifs, des moyens matériels et financiers pour les conseillers prud’hommes. » Jean-Pierre Gabriel, de la CGT, fait le même constat : « Un peu partout, des audiences ne se tiennent pas parce qu’on manque de greffiers, tout simplement. Il manque des greffiers, des salles, des ordinateurs, des codes du travail… »

Autant dire que la volonté affichée d’accélérer les procédures fait, au mieux, soupirer les connaisseurs. Qui rappellent qu’une loi de juillet 2014 oblige déjà les bureaux de jugement à statuer en un mois lorsqu’on leur demande de prendre acte de la rupture d’un contrat de travail. En réalité, souligne un connaisseur, « le délai est plutôt de 15 mois aujourd’hui » ! « Le problème essentiel de la réforme est qu’elle n’est pas chiffrée, rappelle Véronique Brocard, et je ne sais pas comment on fait une réforme sans argent. »

Même quand il entend réduire le nombre de procédures, le gouvernement n’est pas sûr de faire mouche. Car en multipliant la possibilité d’utiliser le juge départiteur, il va créer un goulet d’étranglement, le temps que les procédures déjà en cours soient écoulées, en même temps que les nouvelles arriveront directement sur le bureau du départiteur. Quant aux procédures d’appel, même l’étude d’impact du gouvernement convient qu’elles ne devraient pas diminuer rapidement : « À court terme et compte tenu du fait que les stocks d’appel existants doivent être écoulés, l’hypothèse d’une augmentation du départage sans baisse du volume d’activité en appel est la plus réaliste. » Il faudra donc embaucher des magistrats pour espérer faire tourner la machine mieux et plus vite. « C’est une évidence et un impératif : pour que la réforme marche, il faudra mettre plus de juges aux prud’hommes », insiste le rapporteur Denys Robiliard.

Y a-t-il un point sur lequel toutes les parties s’entendent ?

Oui, mais il n’est pas inscrit dans le texte de loi ! Tous les acteurs interrogés s’accordent pour dire que les premiers retards dans les procédures proviennent de conciliations qui n’en ont que le nom parce que les parties n’en sont même pas encore au point de se communiquer les diverses pièces du dossier, afin de savoir de quoi elles vont discuter. « Très souvent, les avocats des employeurs ne viennent pas chercher une conciliation, mais un calendrier des audiences suivantes », assure Didier Porte, de FO. Et ces avocats ont tout intérêt à multiplier les audiences, pour intervenir plus fréquemment et faire gonfler leurs honoraires.

Il faudrait donc, comme le préconisait le rapport Lacabarats, imposer une « mise en l’état » réelle des dossiers avant la séance de conciliation, peut-être avec des sanctions à la clé. « Cela est en effet de nature à accélérer grandement les procédures », convient le rapporteur Denys Robiliard. Mais il assure que ce point n’a pas été intégré au projet de texte parce qu’il relève en fait du champ réglementaire, et qu’il sera mis en place par décrets interposés. Les acteurs de la prud’homie attendent ces décrets avec intérêt, espoir et crainte.

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Yanis Varoufakis, l'économiste qui tient l'avenir de la Grèce entre ses mains

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Il est celui qui hérite de la tâche la plus délicate du gouvernement grec. D’une certaine façon, il tient en partie le sort de la Grèce et l’Europe entre ses mains. Yanis Varoukafis a été nommé, mardi 27 janvier, ministre des finances du gouvernement d’Alexis Tsipras. C’est lui qui sera chargé de discuter avec les autres ministres européens, d’assister à l’Eurogroup, de rencontrer la Troïka, le FMI et la BCE. En un mot, de mettre en œuvre le programme pour lequel Syriza a été élu dimanche, face à une Europe hostile au moindre changement d’orientation.  

Yanis Varoufakis, dimanche 25 janvier, au siège de Syriza.Yanis Varoufakis, dimanche 25 janvier, au siège de Syriza. © Amélie Poinsot

Nommé économiste conseiller spécial d’Alexis Tsipras depuis plusieurs mois, Yanis Varoufakis a résumé sa feuille de route : en finir avec l’austérité, mettre un terme à la crise humanitaire qui détruit le pays, renégocier la montagne de dettes (320 milliards d’euros) du pays en liant notamment le remboursement des échéances à l’évolution du PIB du pays, et détruire les oligarques du pays « qui ont sucé l’énergie et le pouvoir économique du pays ».

 « En choisissant Varoufakis comme ministre des finances, Tsipras poursuit sa stratégie de confrontation avec les Européens, selon les analystes », twette un journaliste du Wall Street journal. Avant sa nomination attendue, des analystes de banques et de nombreux chroniqueurs de la presse anglo-saxonne ont commencé à se pencher sur cet économiste de 53 ans jugé « radical ». Yanis Varoufakis ne ménage pas, en effet, ses propos. Dans le blog qu’il tient depuis 2011 – un blog qu’il compte continuer à tenir « même si c’est irresponsable pour un ministre des finances » – , il n’a cessé de dire tout le mal qu’il pensait du « sauvetage de la Grèce ». Pour lui, la politique imposée à Athènes par la Troïka relève du « supplice » (« waterboarding », dit-il exactement, soit torture par simulation de noyade à l'image des méthodes mises en œuvre dans les prisons de Guatanamo) budgétaire ».

Conseiller économique de Georges Papandréou entre 2004 et 2006, il s’était opposé dès le début aux remèdes de la Troïka. La seule solution pour sortir la Grèce de la crise était, selon lui dès cette époque, de faire défaut et de renégocier la dette. Plus tard, beaucoup plus tard, des experts du FMI, revenant sur la déroute économique de la Grèce et le fiasco intellectuel de la Troïka, reprendront l’analyse. « Une autre voie pour rendre la dette plus supportable aurait été de la restructurer dès le début. Mais en Grèce, à la veille du programme, les autorités ont considéré la restructuration de la dette comme une fausse piste, qui ne pouvait être mise sur la table des discussions par le gouvernement grec et qui n’a pas été proposée au fond », écriront-ils dans un rapport qui ne sera jamais officiellement rendu public.

Entre-temps, comme Yanis Varoufakis l’avait prédit, ainsi que bien d’autres, la Grèce a plongé dans la destruction économique, le chômage et la pauvreté.

Devenu la cible des critiques de tous les cercles dirigeants grecs, Yanis Varoufakis a « dû s’exiler aux États-Unis », précise son éditeur français. L’économiste, qui a la double nationalité grecque et australienne, reprend alors son métier de professeur d’économie théorique à l’université d’Austin au Texas, où travaille son ami, l’économiste keynésien James Galbraith.

Yanis Varoufakis se définit avec ironie comme un économiste « marxiste imprévisible ». Mais il est vrai qu’après quarante ans de néolibéralisme tendance Milton Friedman et d’ordo-libéralisme tendance Friedrich Hayek, toute pensée s’inspirant ne serait-ce que de Keynes est considérée comme dangereusement subversive et révolutionnaire. Donc Yanis Varoufakis est un subversif, comme le sont Paul Jorion ou André Orléan. Comme eux, il avait mis en garde bien avant d’autres savants orthodoxes sur les dangers de la financiarisation à outrance et la bombe des subprimes, qui a conduit à la crise financière de 2008.

En 2011,  dans Le Minotaure planétaire : l'ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial (Éditions du Cercle), il a souhaité mettre en perspective cette crise financière majeure, « la plus grave crise économique depuis 1929 », comme le répètent les économistes. Pour lui, ce à quoi nous avons assisté en 2008 est l’écroulement du système monétaire international, mis en place par les États-Unis à partir de 1971, quand le gouvernement américain décida de ne plus rendre le dollar convertible en or. À partir de cette date, explique-t-il, le gouvernement américain, devant faire face aux deux déficits jumeaux de sa balance commerciale et son déficit budgétaire, a instauré un système mondial de recyclage des excédents. D’un côté, les États-Unis ont absorbé une grande partie de la production industrielle du reste du monde, production qui dépassait largement les capacités d’absorption des pays producteurs. En contrepartie, les pays excédentaires, en premier lieu l’Allemagne, le Japon et la Chine, réexpédiaient leurs bénéfices à Wall Street, les banquiers se chargeant de recycler ces masses de capitaux pour soutenir la consommation à crédit des consommateurs américains, le financement des entreprises américaines, et celui de l’État américain.

Pour résumer sa pensée à grands traits, c’est cette mécanique de recyclage – le Minotaure planétaire, comme il le dénomme par référence au mythe crétois – qui s’est brisée définitivement en 2008, par excès de financiarisation et de cupidité des banquiers créant des montagnes de fausse monnaie privée.

La crise de l’euro, mal construit depuis sa création, a suivi. La construction européenne, relève-t-il comme tant d’autres, s’est faite sur un déséquilibre entre les pays excédentaires (Allemagne, Pays-Bas, Flandres, Autriche, pays scandinaves) et les pays déficitaires (Europe du Sud). Celui-ci n’a cessé de s’accroître avec l’avènement de la monnaie commune, qui a empêché toute dévaluation et toute remise à zéro  des compteurs économiques. « La léthargie des taux de croissance européens n’avait rien à voir avec l’inflexibilité du marché du travail, un système financier arthritique ou une sécurité sociale trop généreuse. Elle était simplement due à la façon dont la plupart des pays européens s’étaient fait prendre au charme des surplus allemands. Le seul répit que les pays déficitaires de l’Europe connurent durant les temps heureux du Minotaure planétaire provenait de l’excédent de leurs balances commerciales vis-à-vis des États-Unis. Mais lorsque 2008 frappa, même cette heureuse contrepartie s’évanouit », écrit-il. « L’euro s’est lézardé. La Grèce était son maillon faible mais le problème était enraciné au plus profond de la conception de l’ensemble, et en particulier dans l’absence d’un mécanisme de recyclage des excédents », poursuit-il. Un défaut qui était dès l’origine de la construction européenne mais dont Yanis Varoufakis attribue la persistance à l’Allemagne, qui se refuse à changer un système qui lui profite.

L’économiste et désormais ministre des finances juge que l’Allemagne a adopté une politique juste suffisante pour éviter l’éclatement de la zone euro, parce que la situation actuelle lui est favorable, mais pas engageante, afin de lui permettre de quitter l’euro, si elle estime que le rapport lui devient défavorable. Une telle analyse, sans doute désormais très familière à Berlin, laisse présager des débats plus qu’houleux au sein de l’Europe dans les semaines à venir.

Sans concession dans ses analyses, Yanis Varoufakis se veut toutefois pragmatique, déterminé à trouver des solutions possibles plutôt que de s’enferrer dans des débats sans fin et sans issue. En 2013, il a publié avec James Galbraith et Stuart Holland, ancien conseiller britannique de Jacques Delors, un livre, intitulé Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro (Les Petits matins/Institut Veblen), qui tente de tracer de nouveaux chemins pour sortir de la crise européenne. (Lire notre article, Europe : pour une sortie de crise « modeste » ?)

Estimant qu’il est inutile d’attendre l’arrivée d’eurobonds – qui permettraient la mutualisation des dettes – , la création d’un Trésor européen, ou de nouveaux traités européens, solutions dont les pays européens ne veulent pas, les trois économistes ont essayé de dessiner des solutions, en faisant avec le cadre actuel. Ils ont avancé quatre propositions. Afin de casser le cercle vicieux entre les pays européens et les banques, ils proposent que le mécanisme de stabilité européen puisse prêter directement aux banques. Cette solution est désormais possible sous certaines conditions depuis la création de l’union bancaire. Mais celle-ci reste cependant strictement encadrée par des dispositifs nationaux.

Pour en finir avec les divergences de taux entre les pays de la zone euro, ils préconisaient que la BCE joue le rôle d’intermédiaire et emprunte au nom des pays sur les marchés et leur reprête par la suite, afin de leur garantir des taux plus bas. Cette possibilité d’emprunt serait strictement encadrée dans la limite de 60 % du PIB, comme prévu  dans le traité de Maastricht. Tout emprunt au-delà de ce seuil devant se faire aux conditions normales de marché.

Ils proposaient également que la Banque européenne d’investissement (BEI), rarement utilisée, devienne un outil réel pour tous les pays

européens, en finançant des projets d’aménagement rentables. La BEI se finançant par le biais d’obligations émises par la BCE, deviendrait ainsi un instrument de rééquilibrage entre les pays excédentaires et déficitaires au sein de la zone euro. Pour terminer, ils suggéraient que les fonds disponibles au sein du système européen comme les plus-values dégagées par la BCE, notamment sur les titres grecs, soient utilisés pour financer des programmes de soutien dans la lutte contre la pauvreté.

Ces propositions ont été superbement ignorées par les responsables européens. Mais elles sont apparues aussi comme bien trop timorées à certains économistes, qui préconisent des solutions plus radicales. Certains, comme Cédric Durant, pensant qu’il est temps d’en finir avec l’Europe.

Ce n’est pas l’option de Yanis Varoufakis et de Syriza. Pourtant, il semble parfois pris de doute sur la suite.

À l’occasion de la traduction française de son livre Le Minotaure planétaire, publié en décembre, l’économiste a écrit une très longue postface. Il y constate que rien n’a changé dans l’évolution de la crise européenne depuis la parution de son ouvrage, trois ans auparavant. Il imagine aussi une rencontre entre Angela Merkel et un ministre des finances. Celui-ci explique à la chancelière qu’elle a le choix d’appuyer entre deux boutons, un bouton rouge qui peut permettre d'en finir avec la crise de l’euro immédiatement, un bouton jaune, qui prolongera la crise pendant une dizaine d’années, au risque de provoquer l’éclatement de la zone.

« Sur quel bouton pensez-vous que la chancelière allemande va appuyer ? (…) Même  si le choix personnel de la chancelière allemande était le bouton rouge, la réaction potentielle de son électorat, si elle le faisait risque de l’effrayer. (…) Depuis trois ans, la population allemande est devenue convaincue que l’Allemagne a échappé au gros de la crise parce que, contrairement aux méridionaux, qui comme la cigale inconstante, dépensent sans compter, les Allemands travaillent dur et savent s’en tenir à leurs moyens. (…) Une telle façon de penser s’accompagne d’une incompréhension totale de ce qui a assuré le succès de la zone euro et garanti l’excédent allemand jusqu’en 2008 : c’est-à-dire la manière dont, pendant des décennies, le minotaure planétaire générait la demande permettant à des pays comme les Pays-Bas et l’Allemagne d’être exportateurs nets de capitaux et de biens de consommation tant vis-à-vis de la zone euro que du reste du monde », écrivait-il.

Dès le soir des élections, le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, s’est campé dans la statue du Commandeur, rappelant qu’il n’y avait rien à négocier, que la Grèce devait s’en tenir aux engagements pris. Les ministres des finances européens ont pris la même position, insistant sur la nécessité pour la Grèce de respecter sa parole, d’oublier par avance toute possibilité de renégociation de sa dette.

Nombre d’entre eux savent pourtant que cette renégociation est inévitable. Mais au-delà du problème financier, il y a aussi toute la dimension politique du problème. Renégocier, c’est devoir avouer à un moment que les remèdes européens ont servi à sauver les banques au détriment de la Grèce et des contribuables européens. L’Allemagne a mis en jeu 60 milliards d’euros dans l’affaire, la France 48 milliards. C’est aussi reconnaître que l’Europe a fait fausse route dans son entêtement dogmatique sur l’analyse de la crise, dans sa gestion de l’Europe depuis cinq ans, et c’est peut-être cela le plus difficile. Au point de ne rien entendre ce que leur dit Athènes ? Au point de pousser la Grèce vers la sortie ?

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Les chiffres du chômage en 2014, un réquisitoire contre la politique de François Hollande

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Il faut prendre l’indicateur du chômage pour ce qu’il est : le plus formidable des révélateurs de ce qu’est aujourd’hui la France et de la politique économique et sociale gravement inégalitaire qu’elle poursuit. Si en Grèce, la donne a radicalement changé, et si le peuple de ce pays peut espérer enfin la mise en œuvre d’une politique sociale plus généreuse, qui tourne le dos à l’austérité, la France, elle, reste plus que jamais prisonnière de la doxa néolibérale. Et la dramatique situation du marché du travail en atteste.

Il faut certes manier la comparaison avec précaution, car la France ne connaît pas, loin s’en faut la situation sociale désespérée dans laquelle la Grèce s’est enlisée. Ici, le taux de chômage est seulement (si l’on peut dire !) de 10,6 %, alors que là-bas, il atteint près de 27 %. Ici, l’austérité a pris une forme encore rampante, alors que là-bas, elle s’est déchaînée avec violence. Mais enfin ! Dans un pays comme dans l’autre, c’est la même politique économique et sociale, puisant son inspiration dans les mêmes dogmes néolibéraux, qui a été appliquée ces dernières années, de manière atténuée dans un cas, de manière excessivement brutale dans l’autre. Une même politique qui fait du social la seule variable d’ajustement à la crise. Et c’est la raison pour laquelle la victoire de Syrisa en Grèce place si spectaculairement en porte-à-faux les socialistes français et les confronte à cette terrible question : encore combien de temps mettront-ils en œuvre une politique économique qui gonfle les dividendes du CAC 40 mais fait le lit du chômage et de la pauvreté ?

Observons en effet les derniers chiffres du chômage : ils constituent à eux seuls, le plus terrible des réquisitoires contre la politique économique socialiste. En mai 2012, quand il accède à l’Élysée, François Hollande est confronté à un marché du travail déjà terriblement tourmenté, comme le résume le tableau ci-dessous :

                                     (Cliquer sur le tableau pour l'agrandir)

Au total, on dénombre alors, à la fin du mois de mai 2012, près de 2 922 100 demandeurs d’emploi de la catégorie A (la catégorie la plus restreinte, celle qui regroupe ceux qui sont au chômage et qui font des recherches effectives d’emploi). Mais si l’on prend en compte l’ensemble des catégories des demandeurs d’emploi (les catégories A, B, C, D et E qui regroupent tous les types de chômeurs, y compris ceux qui ont effectué des missions de très courte durée ou qui, par découragement, ont cessé de faire des recherches), on arrive à un bilan encore plus dramatique de 4 960 000 demandeurs d’emploi.

Or, depuis, on sait ce qu’il en est advenu. Loin de conduire une politique audacieuse et volontariste pour faire reculer le chômage, François Hollande, violant ses engagements de campagne, n’a plus eu qu’une seule priorité : améliorer la compétitivité des entreprises, gonfler leurs marges financières, arrondir leurs dividendes. Et cette priorité a été poursuivie non seulement en détournant massivement, et sans contrepartie, des fonds publics au profit des entreprises, et notamment les quelque 40 milliards d’euros du pacte dit de responsabilité, mais aussi en organisant une dérégulation massive du marché du travail, par des coups de boutoirs successifs.

Sous les effets d’une conjoncture totalement anémiée du fait de la politique d’austérité, mais aussi sous les effets d’une politique sociale cherchant à faciliter la flexibilité du travail et les licenciements, il est donc advenu ce qui était prévisible : malgré la promesse mille fois réitérée d’une inversion de la courbe des demandeurs d’emploi, la vague montante du chômage n’a cessé de déferler.

Et les derniers chiffres connus, ceux qui ont été révélés mardi 27 janvier et que l’on peut consulter dans le tableau ci-dessous, sont là pour témoigner de la gravité de la situation :

                                     (Cliquer sur le tableau pour l'agrandir)

 

Pour le seul mois de décembre 2014, le nombre des demandeurs d’emploi a progressé de 8 100, pour atteindre 3 496 400, dans le cas de la catégorie A, soit tout près des 3,5 millions de personnes, un record pour la période contemporaine. Et dans le cas des catégories A à E, le nombre a progressé de 38 300 – une hausse spectaculaire –, pour atteindre le niveau sans précédent de 5 879 000. Sur l’ensemble de l’année 2014, le bilan est à l’avenant, c’est-à-dire catastrophique : le nombre des demandeurs d’emploi de la catégorie A a progressé de 189 100, et celui des catégories A à E de 312 900. Relevons donc – nous y reviendrons longuement plus loin – que ce second mode de calcul fait apparaître des hausses beaucoup plus considérables que le premier.

Et lorsque l’on dresse le bilan de François Hollande depuis qu’il a été élu, en mai 2012, les chiffres sont encore plus terribles. Dans le cas de la catégorie A, ils ont progressé de 574 300 et dans le cas des catégories A à E, de 919 000. Même tendance, donc : la seconde hausse est beaucoup plus spectaculaire que la première. Voilà, quoiqu'il en soit, le bilan accablant de François Hollande depuis son accession à l'Élysée : une hausse des demandeurs d'emploi comprise entre 574 300 et 919 000, selon les modes de calcul.

De ces chiffres accablants, il faut donc chercher à comprendre l’origine. Ou plutôt, les origines, car assurément, plusieurs facteurs se sont cumulés pour que la France atteigne ce niveau historique de chômage.

Le premier facteur est à l'évidence celui de la conjoncture que la France connaît depuis plusieurs années. Avec près de trois années consécutives de croissance zéro, l’économie a détruit des emplois au lieu d’en créer et a été, par surcroît, bien incapable d’absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail générés par les évolutions démographiques. Et cette mauvaise conjoncture, le gouvernement en est évidemment l’un des responsables puisque, conduisant une politique d’austérité, il a privilégié le redressement des comptes publics – sans d’ailleurs y parvenir – à la relance de l’activité.

Mais cette mauvaise conjoncture n’explique pas tout. Car si c’était le cas, la France devrait connaître depuis quelques temps une formidable embellie. Pour plusieurs raisons qui se cumulent. D’abord parce que les taux d’intérêt sont historiquement bas et que l’euro n’a jamais été aussi faible, par rapport au dollar notamment. Ensuite parce que les cours du pétrole se sont effondrés et que la France profite, comme ses principaux voisins, d’un formidable contre-choc pétrolier. Compte tenu de tous les effets induits par cet environnement favorable, sans parler des 40 milliards d’euros du pacte dit de responsabilité, la reprise économique devrait donc enfin se confirmer. Et le chômage baisser…

Or, si la croissance se consolide actuellement un tout petit peu, elle reste tout de même fragile. Et surtout, le chômage, lui, est plus que jamais sur la mauvaise pente. Il suffit de se référer aux dernières prévisions de l’Unedic, le régime d’assurance chômage, pour en trouver la déprimante confirmation.

Ces prévisions que l’Unedic a rendues publiques le 16 janvier, les voici. On peut les télécharger ici ou les consulter ci-dessous :

Très sombres prévisions, donc, que celles de l’Unedic. Voici les principaux constats que dresse le régime : « Le chômage BIT poursuivrait sa hausse jusqu’à la fin de l’année 2015. En effet, la faible croissance limiterait la progression de l’emploi total, qui serait alors insuffisante pour compenser la hausse de la population active. Il en résulterait une progression du chômage BIT de +0,3 point sur l’ensemble de l’année 2014, puis à nouveau +0,3 point en 2015. Fin 2015, le taux de chômage s’établirait alors à 10,3 %. Sur les listes de Pôle emploi, cela se traduirait par 182 000 inscriptions supplémentaires en catégorie A en 2014, puis +104 000 en 2015. Parallèlement, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi tout en ayant exercé dans le mois une activité rémunérée courte ou à faible intensité horaire (catégories B et C) progresserait de +97 000 personnes en 2014, puis +78 000 personnes en 2015. »

Il faut donc avoir la lucidité d’observer qu’il y a d’autres facteurs que la conjoncture qui pèsent dans cette envolée historique du chômage. Il y a aussi des facteurs… structurels, pour reprendre le sabir néolibéral. En somme, nous sommes en train de vivre, à la faveur de la crise, un ajustement social majeur. Au diable la recherche d’une meilleure compétitivité des entreprise grâce à l’innovation et la recherche ! Plus encore que sous Nicolas Sarkozy, la bonne entente affichée par le gouvernement socialiste et le Medef, la connivence pas même masquée entretenue entre Emmanuel Macron et Pierre Gattaz a, à l’évidence, convaincu le patronat qu’il fallait entreprendre une véritable purge sociale. Reprise ou pas reprise, le chômage semble donc devoir durablement battre record après record. Sans que le gouvernement soit le moins du monde déterminé à y mettre le holà, hormis en gonflant très modérément le nombre des emplois aidés.

Que l’on pense en effet à toutes les mesures qui se sont ajoutées les unes aux autres ces dernières années et ces derniers mois pour rendre l’emploi plus flexible et les licenciements plus faciles. Les coups de boutoir contre le Code du travail ont été si nombreux qu’on peine à tous les recenser. À côté, des contrats à durée indéterminée (CDI) et des contrats à durée déterminée (CDD), il y a eu, sous le précédent quinquennat, l’instauration des contrats de mission, et la faculté ouverte de rupture négociée des contrats de travail. Ensuite, après l’alternance, il y a eu les nouvelles facilités ouvertes pour les plans sociaux, dans le cadre de l’accord de flexisécurité de janvier 2013. Ou encore, il y a cette nouvelle disposition inscrite dans le projet de loi Macron, visant également à faciliter les licenciements collectifs.

Et puis, pour couronner le tout, le gouvernement socialiste ne cesse de multiplier les charges contre tous les autres volets du Code du travail, présenté – vieux credo néolibéral – comme autant de pesanteurs qui entravent la bonne marche de l’économie. Remise en cause des règles encadrant le travail du dimanche promue par la loi Macron, proposition de nouvelles règles pour le dialogue social s’affranchissant des seuils sociaux actuels, rendant en particulier obligatoire la création de comités d’entreprise ou de comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) : tout y passe, dans une fureur constante de déréglementation.

Le résultat de tout cela, c’est celui qui est d’ores et déjà perceptible au travers de ce chiffre spectaculaire de 5,9 millions de demandeurs d’emplois à fin décembre 2014, pour les catégories de A à E. Car derrière cette statistique, se cache une réalité sociale : depuis plusieurs années, le marché du travail est entré en France dans une phase d’implosion. En clair, nous ne sommes plus dans un monde binaire, avec d’un côté, des salariés qui ont la chance d’avoir un travail et de l’autre, des chômeurs qui ont le malheur de ne pas en avoir. Non ! Désormais, entre ces deux mondes, ou à leur lisière, il y en a encore un autre, de plus en plus important. Le monde grandissant des petits boulots et de la précarité ; le monde des travailleurs pauvres, des CDD, de l’intérim ou du travail à temps partiel. C’est ce monde-là que la politique néolibérale socialiste contribue à développer dans d'affolantes proportions.

Déjà évoquée par Mediapart (lire L’échec économique, le désastre social), une étude remarquable, publiée voici quelques mois par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, permet de prendre la mesure de ce séisme qui est en train de submerger le marché du travail.

Cette étude, on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

Il faut prendre le temps de décortiquer ces chiffres, tant ils sont impressionnants. Globalement, le CDI reste certes la forme d’emploi dominante, car il a longtemps été, au moins jusqu’au milieu des années 1970, la seule forme d’emploi, ou presque, qui existait. À la fin de 2012, 87 % des salariés du secteur concurrentiel ont ainsi un CDI, tandis que 13 % des salariés seulement sont en contrat temporaire, soit 10 % en CDD et 3 % en intérim.

Mais ce qui retient l’attention, c’est la vitesse à laquelle les choses sont en train de changer, comme le révèlent les deux graphiques ci-dessous.

                     (Cliquer sur le graphique ci-dessous pour l’agrandir)

Pour expliquer l’importance du séisme qui bouleverse le marché du travail, l’étude de la DARES fait en particulier ce constat : « La répartition des embauches entre contrats temporaires et CDI est à l’inverse de celle observée pour les effectifs parmi les salariés en emploi. D’après les déclarations uniques d’embauche et les déclarations mensuelles des agences d’intérim, au quatrième trimestre 2012, 49,5 % des intentions d’embauche sont en CDD, 42,3 % sont des missions d’intérim et 8,1 % sont des CDI. Ainsi, dans le secteur concurrentiel, plus de 90 % des embauches s’effectuent en contrat temporaire. »

Le graphique ci-dessous permet de visualiser de manière encore plus spectaculaire ce qui est en train de se passer sur le marché du travail :

                        (Cliquer sur le graphique ci-dessous pour l’agrandir)


On comprend donc ce qui est en jeu. À la fin des années 1970, le CDI était la forme d’emploi quasi unique qui existait sur le marché du travail. Tout juste le premier ministre de l’époque, Raymond Barre, avait-il institué les premières formes d’emploi précaire – les fameux « stages Barre ». Mais cette forme d’emploi était totalement marginale. Et dans leurs « 110 propositions » pour 1981 (on peut les consulter ici), les socialistes avaient promis qu’il y serait remis bon ordre. « Le contrat de travail à durée indéterminée redeviendra la base des relations du travail », promettait fièrement la 22e proposition.

La belle promesse a depuis très longtemps été oubliée et c’est exactement l’inverse qui s’est produit : le contrat de travail précaire est devenu « la base des relations du travail ». Le graphique ci-dessus suggère même que le CDI est devenu une survivance d’un autre temps. Une survivance qui va progressivement disparaître…

Si la précarité avance encore plus vite que le chômage, c’est donc pour cela : parce que le marché du travail a implosé. Il y a donc le noyau dur du chômage ; et tout autour, il y a ce que les statisticiens appellent pudiquement le « halo autour du chômage », qui recouvre des variétés considérables de situations de précarité.

Une autre étude de la DARES, de janvier 2015, complète ce tableau social sinistre en mettant en évidence que les CDI sont, eux-mêmes, de plus en plus menacés. Cette étude, la voici : on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

« Le fait pour un salarié de bénéficier d’un CDI est en général considéré comme un signe de stabilité dans l’emploi. De fait, un CDI ne prévoit pas de date de fin de contrat », constate benoîtement la DARES. Et pourtant, cette apparente sécurité est de plus en plus fragilisée. Ainsi, écrit la DARES, « dans les douze premiers mois d’un CDI, le risque de rupture est relativement élevé : 36,1 % des CDI conclus en 2011 ont été rompus avant leur premier anniversaire, proportion en hausse de 2,5 points par rapport aux recrutements en CDI de 2007. (…) Le risque de rupture d’un nouveau CDI est particulièrement élevé au cours des trois premiers mois : 10 % des CDI conclus en 2011 ont duré moins d’un mois et 19,6 % moins de trois mois ». Même si ces chiffres sont anciens, ils soulignent donc une tendance préoccupante qui s’est, depuis, encore très vraisemblablement creusée.

En bref, le marché du travail français a effectivement connu un immense séisme au cours de ces dernières années. Un séisme qui a contribué à faire exploser le nombre des chômeurs, mais aussi le nombre de personnes dans des situations de précarité voire d’extrême précarité. Avec en bout de course, le résultat que l’on sait : il y a en France de plus en plus de pauvres ; et les pauvres le sont… de plus en plus !

Là encore, les chiffres disponibles les plus récents datent de 2012, mais ils donnent bien la tendance (Lire Les pauvres sont de plus en plus pauvres): on dénombrait cette année-là quelque 8,5 millions de Français vivant sous le seuil de pauvreté, parmi lesquels près de 2 millions de personnes disposant malgré tout d’une activité et rentrant donc dans le champ des travailleurs pauvres.

Même si la Grèce et la France sont dans des situations qui n’ont pas grand-chose de comparable, l’une et l’autre ont été trop longtemps prisonnières d’une politique économique dont l’inspiration philosophique est la même. Prisonnières d’une même politique d’austérité, même si ce n’est pas avec la même brutalité. Et prisonnières des mêmes politiques dites de réforme structurelle, visant à faire la part belle aux entreprises et à faire payer l’ajustement aux salariés.

La clameur populaire qui vient d’Athènes fait donc forcément écho jusqu’en France : et si on changeait de politique ? Et si l’austérité et la déréglementation sociale cédaient la place à une politique économique et sociale plus humaine et généreuse ?

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : La citation con

Près de 6 millions de chômeurs: l'échec de Hollande

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Il faut prendre l’indicateur du chômage pour ce qu’il est : le plus révélateur de ce qu’est aujourd’hui la France et la politique économique et sociale inégalitaire qui y est menée. Si en Grèce, la donne a radicalement changé, et si le peuple de ce pays peut espérer enfin la mise en œuvre d’une politique sociale plus généreuse, la France, elle, reste plus que jamais prisonnière de la doxa néolibérale. La situation du marché du travail en atteste.

Il faut certes manier la comparaison avec précaution, car la France ne connaît pas, loin s’en faut la situation sociale désespérée dans laquelle la Grèce s’est enlisée. Ici, le taux de chômage est seulement (si l’on peut dire !) de 10,6 %, alors que là-bas, il atteint près de 27 %. Ici, l’austérité a pris une forme encore rampante, alors que là-bas, elle s’est déchaînée. Mais dans un pays comme dans l’autre, c’est la même politique économique et sociale qui a été appliquée ces dernières années, de manière atténuée dans un cas, de manière excessivement brutale dans l’autre. Une même politique qui fait du social la seule variable d’ajustement à la crise.

C’est la raison pour laquelle la victoire de Syrisa en Grèce place en porte-à-faux les socialistes français et les confronte à cette question : encore combien de temps mettront-ils en œuvre une politique économique qui gonfle les dividendes du CAC 40 mais fait le lit du chômage et de la pauvreté ?

Observons en effet les derniers chiffres du chômage. En mai 2012, quand il accède à l’Élysée, François Hollande est confronté à un marché du travail déjà tourmenté, comme le résume le tableau ci-dessous :

                                     (Cliquer sur le tableau pour l'agrandir)

Au total, on dénombre à la fin du mois de mai 2012, près de 2 922 100 demandeurs d’emploi de la catégorie A (la catégorie la plus restreinte, celle qui regroupe ceux qui sont au chômage et qui font des recherches effectives d’emploi). Mais si l’on prend en compte l’ensemble des catégories des demandeurs d’emploi (les catégories A, B, C, D et E qui regroupent tous les types de chômeurs, y compris ceux qui ont effectué des missions de très courte durée ou qui, par découragement, ont cessé de faire des recherches), on arrive à un bilan de 4 960 000 demandeurs d’emploi.

François Hollande, violant ses engagements de campagne, n’a eu qu’une seule priorité : améliorer la compétitivité des entreprises, gonfler leurs marges financières, arrondir leurs dividendes. Et cette priorité a été poursuivie non seulement en détournant massivement, et sans contrepartie, des fonds publics au profit des entreprises, et notamment les quelque 40 milliards d’euros du pacte dit de responsabilité, mais aussi en organisant une dérégulation massive du marché du travail.

Sous les effets d’une conjoncture totalement anémiée du fait de la politique d’austérité, mais aussi sous les effets d’une politique sociale cherchant à faciliter la flexibilité du travail et les licenciements, il est donc advenu ce qui était prévisible : malgré la promesse mille fois réitérée d’une inversion de la courbe des demandeurs d’emploi, la vague montante du chômage n’a cessé de déferler. Les derniers chiffres connus, ceux qui ont été révélés mardi 27 janvier et que l’on peut consulter dans le tableau ci-dessous, sont là pour témoigner de la gravité de la situation :

                                     (Cliquer sur le tableau pour l'agrandir)

Pour le seul mois de décembre 2014, le nombre des demandeurs d’emploi a progressé de 8 100, pour atteindre 3 496 400, dans le cas de la catégorie A, soit tout près des 3,5 millions de personnes, un record pour la période contemporaine. Et dans le cas des catégories A à E, le nombre a progressé de 38 300, pour atteindre le niveau sans précédent de 5 879 000. Sur l’ensemble de l’année 2014, le bilan est catastrophique : le nombre des demandeurs d’emploi de la catégorie A a progressé de 189 100, et celui des catégories A à E de 312 900. Relevons donc – nous y reviendrons longuement plus loin – que ce second mode de calcul fait apparaître des hausses beaucoup plus considérables que le premier.

Lorsque l’on dresse le bilan de François Hollande depuis qu’il a été élu, en mai 2012, les chiffres sont encore plus terribles. Dans le cas de la catégorie A, ils ont progressé de 574 300 et dans le cas des catégories A à E, de 919 000. Même tendance, donc : la seconde hausse est beaucoup plus spectaculaire que la première. Voilà le bilan de Hollande depuis son accession à l'Élysée : une hausse des demandeurs d'emploi comprise entre 574 300 et 919 000, selon les modes de calcul.

Plusieurs facteurs se sont cumulés pour que la France atteigne ce niveau historique de chômage. Le premier est à l'évidence celui de la conjoncture que la France connaît depuis plusieurs années. Avec près de trois années consécutives de croissance zéro, l’économie a détruit des emplois au lieu d’en créer et a été, par surcroît, bien incapable d’absorber les nouveaux arrivants sur le marché du travail générés par les évolutions démographiques. Cette mauvaise conjoncture, le gouvernement en est l’un des responsables puisque, conduisant une politique d’austérité, il a privilégié le redressement des comptes publics – sans d’ailleurs y parvenir – à la relance de l’activité.

Mais cette mauvaise conjoncture n’explique pas tout. Car si c’était le cas, la France devrait connaître depuis quelque temps une  embellie. Pour plusieurs raisons qui se cumulent. D’abord parce que les taux d’intérêt sont historiquement bas et que l’euro n’a jamais été aussi faible, par rapport au dollar notamment. Ensuite parce que les cours du pétrole se sont effondrés et que la France profite, comme ses principaux voisins, d’un contre-choc pétrolier. Compte tenu de tous les effets induits par cet environnement favorable, sans parler des 40 milliards d’euros du pacte dit de responsabilité, la reprise économique devrait donc enfin se confirmer. Et le chômage baisser…

Or, si la croissance se consolide actuellement un tout petit peu, elle reste tout de même fragile. Et surtout, le chômage, lui, est plus que jamais sur la mauvaise pente. Il suffit de se référer aux dernières prévisions de l’Unedic, le régime d’assurance chômage, pour en trouver la confirmation. Ces prévisions que l’Unedic a rendues publiques le 16 janvier, les voici. On peut les télécharger ici ou les consulter ci-dessous :

Voici les principaux constats que dresse le régime : « Le chômage BIT poursuivrait sa hausse jusqu’à la fin de l’année 2015. En effet, la faible croissance limiterait la progression de l’emploi total, qui serait alors insuffisante pour compenser la hausse de la population active. Il en résulterait une progression du chômage BIT de +0,3 point sur l’ensemble de l’année 2014, puis à nouveau +0,3 point en 2015. Fin 2015, le taux de chômage s’établirait alors à 10,3 %. Sur les listes de Pôle emploi, cela se traduirait par 182 000 inscriptions supplémentaires en catégorie A en 2014, puis +104 000 en 2015. Parallèlement, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi tout en ayant exercé dans le mois une activité rémunérée courte ou à faible intensité horaire (catégories B et C) progresserait de +97 000 personnes en 2014, puis +78 000 personnes en 2015. »

Il faut donc avoir la lucidité d’observer qu’il y a d’autres facteurs que la conjoncture qui pèsent dans cette envolée historique du chômage. Il y a aussi des facteurs… structurels, pour reprendre le sabir néolibéral. En somme, nous sommes en train de vivre, à la faveur de la crise, un ajustement social majeur. Au diable la recherche d’une meilleure compétitivité des entreprise grâce à l’innovation et la recherche ! Plus encore que sous Nicolas Sarkozy, la bonne entente affichée par le gouvernement socialiste et le Medef, la connivence pas même masquée entretenue entre Emmanuel Macron et Pierre Gattaz a, à l’évidence, convaincu le patronat qu’il fallait entreprendre une véritable purge sociale. Reprise ou pas reprise, le chômage semble donc devoir durablement battre record après record.

Que l’on pense en effet à toutes les mesures qui se sont ajoutées les unes aux autres ces dernières années et ces derniers mois pour rendre l’emploi plus flexible et les licenciements plus faciles. Les coups de boutoir contre le Code du travail ont été si nombreux qu’on peine à tous les recenser. À côté, des contrats à durée indéterminée (CDI) et des contrats à durée déterminée (CDD), il y a eu, sous le précédent quinquennat, l’instauration des contrats de mission, et la faculté ouverte de rupture négociée des contrats de travail. Ensuite, après l’alternance, il y a eu les nouvelles facilités ouvertes pour les plans sociaux, dans le cadre de l’accord de flexisécurité de janvier 2013. Ou encore, il y a cette nouvelle disposition inscrite dans le projet de loi Macron, visant également à faciliter les licenciements collectifs.

Le gouvernement socialiste ne cesse de multiplier les charges contre tous les autres volets du Code du travail, présenté – vieux credo néolibéral – comme autant de pesanteurs qui entravent la bonne marche de l’économie. Remise en cause des règles encadrant le travail du dimanche promue par la loi Macron, proposition de nouvelles règles pour le dialogue social s’affranchissant des seuils sociaux actuels: tout y passe.

Le résultat de tout cela, c’est celui qui est d’ores et déjà perceptible au travers de ce chiffre spectaculaire de 5,9 millions de demandeurs d’emplois à fin décembre 2014, pour les catégories de A à E. Car derrière cette statistique, se cache une réalité sociale : depuis plusieurs années, le marché du travail est entré en France dans une phase d’implosion. En clair, nous ne sommes plus dans un monde binaire, avec d’un côté, des salariés qui ont la chance d’avoir un travail et de l’autre, des chômeurs qui ont le malheur de ne pas en avoir. Entre ces deux mondes, ou à leur lisière, il y en a encore un autre, de plus en plus important. Le monde grandissant des petits boulots et de la précarité ; le monde des travailleurs pauvres, des CDD, de l’intérim ou du travail à temps partiel.

Déjà évoquée par Mediapart (lire L’échec économique, le désastre social), une étude remarquable, publiée voilà quelques mois par la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, permet de prendre la mesure de ce séisme du marché du travail. Cette étude, on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

Globalement, le CDI reste certes la forme d’emploi dominante, car il a longtemps été, au moins jusqu’au milieu des années 1970, la seule forme d’emploi, ou presque, qui existait. À la fin de 2012, 87 % des salariés du secteur concurrentiel ont ainsi un CDI, tandis que 13 % des salariés seulement sont en contrat temporaire, soit 10 % en CDD et 3 % en intérim. Mais ce qui retient l’attention, c’est la vitesse à laquelle les choses sont en train de changer, comme le révèlent les deux graphiques ci-dessous.

                     (Cliquer sur le graphique ci-dessous pour l’agrandir)

L’étude de la DARES fait en particulier ce constat : « La répartition des embauches entre contrats temporaires et CDI est à l’inverse de celle observée pour les effectifs parmi les salariés en emploi. D’après les déclarations uniques d’embauche et les déclarations mensuelles des agences d’intérim, au quatrième trimestre 2012, 49,5 % des intentions d’embauche sont en CDD, 42,3 % sont des missions d’intérim et 8,1 % sont des CDI. Ainsi, dans le secteur concurrentiel, plus de 90 % des embauches s’effectuent en contrat temporaire. »

Le graphique ci-dessous permet de visualiser de manière encore plus spectaculaire ce qui est en train de se passer sur le marché du travail :

                        (Cliquer sur le graphique ci-dessous pour l’agrandir)

On comprend donc ce qui est en jeu. À la fin des années 1970, le CDI était la forme d’emploi quasi unique qui existait sur le marché du travail. Tout juste le premier ministre de l’époque, Raymond Barre, avait-il institué les premières formes d’emploi précaire – les fameux « stages Barre ». Mais cette forme d’emploi était totalement marginale. Et dans leurs « 110 propositions » pour 1981 (on peut les consulter ici), les socialistes avaient promis qu’il y serait remis bon ordre. « Le contrat de travail à durée indéterminée redeviendra la base des relations du travail », promettait fièrement la 22e proposition.

La promesse a depuis très longtemps été oubliée et c’est exactement l’inverse qui s’est produit : le contrat de travail précaire est devenu « la base des relations du travail ». Le graphique ci-dessus suggère même que le CDI est devenu une survivance d’un autre temps. Une survivance qui va progressivement disparaître…

Si la précarité avance encore plus vite que le chômage, c’est donc pour cela : parce que le marché du travail a implosé. Il y a donc le noyau dur du chômage ; et tout autour, il y a ce que les statisticiens appellent pudiquement le « halo autour du chômage », qui recouvre des variétés considérables de situations de précarité.

Une autre étude de la DARES, de janvier 2015, complète ce tableau social sinistre en mettant en évidence que les CDI sont, eux-mêmes, de plus en plus menacés. Cette étude, la voici : on peut la télécharger ici ou la consulter ci-dessous :

« Le fait pour un salarié de bénéficier d’un CDI est en général considéré comme un signe de stabilité dans l’emploi. De fait, un CDI ne prévoit pas de date de fin de contrat », constate benoîtement la DARES. Et pourtant, cette apparente sécurité est de plus en plus fragilisée. Ainsi, écrit la DARES, « dans les douze premiers mois d’un CDI, le risque de rupture est relativement élevé : 36,1 % des CDI conclus en 2011 ont été rompus avant leur premier anniversaire, proportion en hausse de 2,5 points par rapport aux recrutements en CDI de 2007. (…) Le risque de rupture d’un nouveau CDI est particulièrement élevé au cours des trois premiers mois : 10 % des CDI conclus en 2011 ont duré moins d’un mois et 19,6 % moins de trois mois ». Même si ces chiffres sont anciens, ils soulignent donc une tendance préoccupante qui s’est, depuis, encore très vraisemblablement creusée.

En bref, le marché du travail français a effectivement connu un séisme qui a contribué à faire exploser le nombre des chômeurs, mais aussi le nombre de personnes dans des situations de précarité voire d’extrême précarité. Avec en bout de course, le résultat que l’on sait : il y a en France de plus en plus de pauvres ; et les pauvres le sont… de plus en plus !

Là encore, les chiffres disponibles les plus récents datent de 2012, mais ils donnent bien la tendance (Lire Les pauvres sont de plus en plus pauvres): on dénombrait cette année-là quelque 8,5 millions de Français vivant sous le seuil de pauvreté, parmi lesquels près de 2 millions de personnes disposant malgré tout d’une activité et rentrant donc dans le champ des travailleurs pauvres.

Même si la Grèce et la France sont dans des situations différentes, l’une et l’autre ont été trop longtemps prisonnières d’une politique économique dont l’inspiration philosophique est la même. Prisonnières d’une même politique d’austérité,et prisonnières des mêmes politiques dites de réforme structurelle, visant à faire la part belle aux entreprises et à faire payer l’ajustement aux salariés.

La clameur populaire qui vient d’Athènes fait donc forcément écho jusqu’en France : et si on changeait de politique ? Et si l’austérité et la déréglementation sociale cédaient la place à une politique économique et sociale plus humaine et généreuse ?

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Secret des affaires : « La France fait pire que l'Europe »

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Le gouvernement a été pris par surprise. Personne n’avait manifestement prévu que l’amendement sur le secret des affaires, déposé dans la plus grande discrétion dans le cadre de la loi Macron, susciterait une réaction aussi rapide et forte de la part de la presse. Une majorité écrasante de sociétés de journalistes de presse écrite, radios et télévisions, d’entreprises de production audiovisuelles, de journalistes indépendants, ont signé la pétition demandant le retrait de ce texte pouvant porter de graves atteintes à la liberté d’information, à la protection des lanceurs d’alerte, et au droit syndical. La pétition (accessible ici) comptait déjà jeudi matin plus de 7 720 signataires.

Tentant de circonscrire l’incendie, le ministre des finances, Michel Sapin, a annoncé mercredi 28 janvier sur RTL que le texte allait être modifié. Dans la foulée, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, a essayé de se justifier, assurant « qu’il n’était pas question de réduire en quoi que ce soit la liberté de la presse »« qu’il ne s’agissait pas de mettre en cause ceux qu’on appelle les lanceurs d’alerte ». Il a promis, lui aussi, une réécriture du texte afin d’apporter toutes les garanties.

Il y a encore deux jours, cette demande de garantie paraissait impossible. Alors que plusieurs députés de gauche, dont Karine Berger et Yann Galut, avaient déjà déposé deux amendements en vue de mieux protéger le droit d’information des journalistes et la protection de leurs sources, des concepteurs de cette proposition de loi, présentée en juillet par le président socialiste de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas, écartaient toute possibilité de modification. Les garanties les plus larges avaient été données, selon eux. Apporter le moindre changement risquait de bouleverser l’équilibre du texte, affirmaient-ils alors.

Les conditions dans lesquelles cette proposition de loi est apparue subrepticement dans le cadre de la loi Macron, au risque d’être considérée comme un cavalier législatif, restent bien obscures. « Le gouvernement français veut faire comme lors de la loi bancaire, écrire sa loi, aller plus vite et plus loin que la directive européenne sur le secret des affaires, selon le vœu du Medef », pense le député écologique européen Pascal Durand. La directive européenne, pourtant, représente déjà un sujet inquiétant pour la liberté de l’information, la protection des consommateurs, celle des salariés, selon lui. Siégeant à la fois à la commission du marché intérieur et à la commission juridique du parlement européen, chargées d’examiner le projet de directive avant de le soumettre au parlement, il décrypte tous les dangers de ce texte.

Il y a manifestement une concomitance entre la proposition de loi française sur le secret des affaires et le projet de directive européenne, qui, un moment, semblait avoir été oublié. Comment l’expliquez-vous ?

Pascal DurandPascal Durand © Reuters

Le projet de directive sur le secret des affaires n’était pas une priorité de la commission Barroso. Mais le sujet est réapparu sous la présidence italienne dès la rentrée. Il y a manifestement une volonté d’aller vite.

Cette directive sur le secret des affaires est indissociable de la négociation du traité de libre-échange transaltantique (TAFTA). C’est une demande des grands groupes qui veulent verrouiller les choses en Europe, avec d’un côté les clauses d’arbitrage, et de l’autre le blocage des normes. Les promoteurs de ce texte mettent en avant la défense des PME, des petites entreprises. Mais ils avancent masqués. Il s’agit bien de défendre les grands groupes, les Monsanto, les laboratoires pharmaceutiques, les groupes agro-alimentaires, etc. Ce sont eux qui demandent ce texte, qui sont à la pointe de ce combat, relayés par les lobbies patronaux. Si le Medef défendait les PME, cela se saurait.

Comment la directive européenne définit-elle le secret des affaires ?

Le problème est qu’elle ne le définit pas, justement. Elle donne la définition la plus large et la plus floue possible : est protégé tout ce qui n’est pas public. Le champ est illimité. Cela peut concerner aussi bien les brevets, les méthodes commerciales que les pratiques industrielles,  la stratégie concurrentielle, les savoir-faire. La France a déjà une législation sur la protection des savoir-faire mais elle n’existe pas dans d’autres pays. Cela peut permettre une tentative d’harmonisation au niveau européen, sur le sujet. Mais pour le reste ? Les techniques de protection sont-elles concernées, par exemple ? Alors qu’advient-il en cas de délocalisation ? D’autres Fralib pourront-ils voir le jour et reprendre leur usine, si leur maison mère décide de délocaliser ?

La presse française a beaucoup insisté, à juste titre, sur le droit d’information et la protection des lanceurs d’alerte. Mais d’autres problèmes redoutables émergent avec ce texte. D’abord sur la protection des salariés. Le texte européen prévoit des exceptions pour les organes représentatifs du personnel. Mais cela concerne des entreprises déjà importantes, de plus de 50 salariés. Qu’advient-il pour les plus petites structures, pour les salariés isolés ? De même, ce texte ne va-t-il pas porter atteinte au droit social des salariés, par le biais en particulier de la clause de non-concurrence. Celle-ci existe mais elle est très encadrée. Elle doit être justifiée, limitée dans le temps, et donne lieu à compensation pour l’instant. Mais si demain, le secret des affaires est adopté, dans quelle mesure cette clause de non-concurrence ne va pas être élargie, les entreprises invoquant le secret des affaires pour empêcher l’embauche d’un salarié chez un concurrent ?

Le droit des consommateurs est aussi touché par cette directive, par la question des normes. En Europe, le principe de précaution s’applique. Les consommateurs ont le droit de demander ce que les industriels utilisent comme substance. Aux États-Unis, c’est l’inverse. Tout ce qui n’est pas interdit est possible. Cela a des conséquences immenses. Si demain, la fracturation hydraulique est autorisée en Europe, il risque d’être impossible de demander aux exploitants quels produits chimiques ils utilisent, si ceux-ci sont bien conformes, comme on peut le faire aujourd’hui. La charge de la preuve risque d’être inversée. Ce ne seront plus les entreprises qui vont devoir démontrer que leurs produits sont sans danger mais aux associations, aux consommateurs d’apporter la démonstration qu’ils peuvent l’être, sans pouvoir avoir accès à un minimum d’informations pour le prouver.

Ce texte est-il compatible avec le droit européen, qui défend la protection des salariés et des consommateurs, le droit à l’information ?

En fait, nous sommes en train de faire le pire du droit européen, en calquant le droit américain sur notre droit. Mais au moins, aux États-Unis, le secret des affaires est défini. Il est très encadré, il a des limites précises définies par la loi et la jurisprudence. En Europe, rien de tel. Nous risquons d’être soumis à l’arbitraire des tribunaux. Et comme en plus, on institue l’arbitrage comme mode de justice dans les conflits entre les entreprises, entre les entreprises et l’État, nous serons dans l’opacité la plus totale. Le mur du secret dans les entreprises sera impénétrable.

Tout cela est indissociable des grands groupes qui veulent préserver leur situation acquise, n’avoir pas de compte à rendre. Ils vont se servir du secret des affaires pour assurer leur mainmise, empêcher de nouvelles concurrences.

Nous sommes entraînés dans un schéma très dangereux, à l’opposé des valeurs que nous portons. Alors que nous défendons plus de transparence, que nous demandons plus d’informations, plus de contrôle des citoyens, certains cherchent à instaurer un système toujours plus verrouillé et opaque. On se fout de nous. 

Que se passe-t-il au parlement européen ? Comment est discuté ce projet de directive ?

Pour l’instant, le projet de texte est examiné par trois commissions, la commission du marché intérieur, la commission juridique et la commission industrie et recherche. Je siège dans les deux premières. On nous demande de travailler très vite. Nous devons rendre des avis d’ici fin février, début mars.

La rapporteure du texte devant la commission du marché intérieur, Lara Comi, est une libérale. Elle a une compréhension très large du secret des affaires. Dans son avis, la protection des consommateurs n’est même pas mentionnée. L’approche de la commission juridique est beaucoup plus intelligente. Mais il faudra beaucoup de temps encore avant que le texte soit discuté en séance plénière.

Comment expliquez-vous que le gouvernement français fasse passer une loi sur le secret des affaires, sans attendre la directive européenne ?

Le gouvernement agit comme il l’a fait au moment de la loi bancaire. Il avait écrit sa loi avant le texte européen. Cela avait eu pour effet de tuer dans l’œuf toutes les volontés de réformes et de séparation du système bancaire. Il refait la même chose aujourd’hui. Il écrit sa loi pour  aller plus vite et plus loin que la directive européenne sur le secret des affaires, selon le vœu du Medef. C’est d’ailleurs un argument qui nous est souvent opposé : regardez, même en France, les socialistes le font.

Ce gouvernement fait passer toutes les demandes du Medef, qui mène un lobbying intense sur le secret des affaires. Ce n’est pas une capitulation. Il va aux devants des attentes du Medef. Il les précède. La loi Macron en est une parfaite illustration.

En quoi le texte français sur le secret des affaires s’annonce-t-il plus dur que le texte européen ? 

Le texte français est pire que le projet de directive européenne. La proposition de loi prévoit des sanctions pénales, et même des sanctions pénales très lourdes, en cas de violation du secret des affaires, alors qu’à ce stade, l’Europe a refusé toute sanction pénale. Mais qui est visé par ces sanctions, ces peines de prison ? Ce ne sont pas les grands groupes – les responsables n’iront jamais en prison – mais les salariés, les journalistes, les associations. Ce sont eux qui sont visés, qu’on veut faire taire, dissuader de révéler certaines pratiques, certains comportements des entreprises. Tout cela va beaucoup plus loin que le texte européen.

De même, le projet de directive prévoit des exceptions négociées au secret des affaires. Dans la loi Macron, il n’est prévu aucune exception. Le texte rappelle juste que les pratiques illégales ne peuvent pas être couvertes par le secret des affaires. C’est un principe qui doit dater de la Révolution. Quelle avancée ! La loi réaffirme un principe légal.

Enfin, on a beaucoup dénoncé, à juste titre dans ces certains cas, le déni de la démocratie par l’Europe. Mais sur ce texte, ce n’est pas le cas. Au niveau du parlement européen, trois commissions sont chargées d’étudier le projet de directive. Il y a des débats, des discussions, des consultations. Le texte fait l’objet d’amendements, d’amélioration. Il est connu de tous.

En France, ce texte est arrivé comme cela, par le biais d’un amendement. Il n’a fait l’objet d’aucune consultation préalable avec différentes organisations. Il n’a fait l’objet d’aucune discussion en commission. Et les débats risquent d’être expédiés en séance, compte tenu de la teneur de la loi Macron. Pour le coup, c’est bien le gouvernement français qui fait un déni de démocratie.  

BOITE NOIRECet entretien a été réalisé par téléphone le 28 janvier. Il n'a fait l'objet d'aucune relecture. L'intervention de Pascal Durand au parlement européen sur le secret des affaires peut être consultée ici

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Secret des affaires: les dessous du retrait du texte

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L’amendement sur le secret des affaires n’a pas tenu une semaine. Vendredi, le gouvernement a annoncé le retrait de ce texte, glissé subrepticement dans la loi Macron. La décision d’enterrer, au moins provisoirement, la proposition de loi a été prise jeudi dans la soirée.

Le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, finalement convaincu que ce texte posait de nombreuses incertitudes juridiques et n’était pas amendable en l’état, souhaitait son retrait. François Hollande s’est rallié à cette position, estimant, selon des propos rapportés par Le Monde, qu’il « n’était ni opportun ni judicieux » de maintenir le projet. Le premier ministre, Manuel Valls, qui avait soutenu l’inscription dans la loi Macron de la proposition de loi sur le secret des affaires, chère au président de la commission des lois à l’Assemblée, son ami Jean-Jacques Urvoas, a lui aussi fait donner son accord au retrait.

Emmanuel Macron à l'assemblée nationale, le 26 janvierEmmanuel Macron à l'assemblée nationale, le 26 janvier © Reuters

Dès le vendredi matin, le président du groupe socialiste à l’Assemblée, Bruno Le Roux, actait le retrait du texte. « Le moment n’est pas venu », expliquait-il. De son côté, le député Richard Ferrand, rapporteur de la commission spéciale sur la loi Macron, et qui avait présenté l’amendement sur le secret des affaires en son seul nom, agissant, semble-t-il, en place de Jean-Jacques Urvoas, a acté la décision gouvernementale. « J’ai la conviction que la liberté des journalistes et l’action des lanceurs d’alerte n’étaient en rien entravées par ce projet. Mais pour éviter les angoisses inutiles et les procès d’intention, je vais déposer un amendement de suppression de cette partie du texte », a-t-il déclaré.

La réaction rapide du gouvernement est à la mesure de sa surprise et de son embarras. Personne n’avait prévu que l’amendement sur le secret des affaires, introduit par surprise dans la loi Macron samedi 24 janvier, allait provoquer une telle fronde dans la presse. En moins de quarante-huit heures, un collectif réunissant des journalistes de tous horizons s’est formé pour lancer un texte « Informer n’est pas un délit », dénonçant les dangers que faisait courir cette proposition de loi pour le droit à l’information et la protection des lanceurs d’alerte. Ce texte a été signé par la quasi-totalité des rédactions de journaux, radios, télévisions, sociétés de programmes. La pétition mise en ligne mercredi 28 janvier a recueilli en à peine deux jours plus de 14 000 signatures.

Cet épisode, en tout cas, en dit long, sur la manière dont est faite la loi en France. Déclinant son thème favori « j’aime l’entreprise », Manuel Valls a soutenu une proposition de loi, sans y regarder de plus près. Les lobbies patronaux le demandaient, cela suffisait. Personne, semble-t-il, n’avait vraiment évalué l’insécurité juridique créée par ce texte pour le droit à l’information, en dépit des assurances données ici ou là. Personne n’avait regardé les répercussions que cela pouvait avoir sur d’autres textes. La ministre de la culture, Fleur Pellerin, normalement chargée de la presse, tout comme la ministre de la justice, Christiane Taubira, chargée de préparer un texte sur la protection des sources, ont brillé par leur absence, tout au long de cette séquence.

Ce retrait marque aussi un nouvel épisode de cette cohabitation qui ne dit pas son nom au sommet du pouvoir entre François Hollande et Manuel Valls. Dans la guérilla du pouvoir à laquelle se livrent les deux hommes, chaque point compte. Le président de la République n’est pas mécontent du retrait d’un texte imposé par le premier ministre, allié à son ami Jean-Jacques Urvoas. D’autant que cet amendement jetait une curieuse ombre sur les déclarations enfiévrées de François Hollande et du gouvernement, sur leur attachement à la liberté d’expression, juste après les attentats de Charlie Hebdo, comme sur les engagements, répétés encore la semaine, sur la transparence et la protection des sources.

Il a été aidé dans cette affaire par Emmanuel Macron, qui, n’ayant aucun plaisir à voir pourrir sa loi avec cet amendement, a joué avec habileté la partie pour en détruire la charge explosive.

Dès le début de la semaine, alors que le texte sur le secret des affaires commence à mettre en ébullition la presse, le ministre de l’économie faisait savoir qu’il n’était pas à l’initiative de cet amendement, qu’il y était même opposé. Emmanuel Macron racontait alors à de nombreux interlocuteurs — dans l’espoir certain que cela soit rapporté — que le premier ministre lui avait demandé par texto le samedi de ne pas s’opposer à l’amendement sur le secret des affaires, au nom de la solidarité gouvernementale. Le ministre de l’économie avait obtempéré, mais faisait savoir tout le mal qu’il pensait de cet amendement « qui n’était pas dans la philosophie de sa loi ». « Mais on ne gagne pas tous les arbitrages gouvernementaux », concluait-il.

Après la publication de la tribune « informer n’est pas un délit » mercredi dans Le Monde et sur Mediapart, Emmanuel Macron reprenait l’initiative. Il assurait par tweet « qu’il n’était pas question de réduire en quoi que ce soit la liberté de la presse »« qu’il ne s’agissait  pas de mettre en cause ceux qu’on appelle les lanceurs d’alerte ». Il invitait dans la foulée des membres du collectif de journalistes à venir le rencontrer le lendemain pour examiner avec eux les problèmes que pose ce texte et les améliorations qui pouvaient y être apportées. Le cabinet du ministre de l’économie a déjà commencé à regarder le texte de plus près : il a ainsi repéré de nombreux manques et failles pour assurer la sécurité juridique des journalistes. Des députés avaient pourtant affirmé que ce texte ne comportait aucun risque. 

À ce moment-là, le ministre comme le gouvernement pensent encore que quelques amendements peuvent suffire pour calmer la fronde des journalistes. « Je suis prêt à faire tous les amendements nécessaires », assure alors Jean-Jacques Urvoas. C’est dans cet état d’esprit que le ministre de l’économie présente ses vœux à la presse jeudi matin. Il évoque quatre amendements visant à garantir « la liberté de la presse, la liberté d'information, la liberté d'investigation ». Le premier doit laisser aux sociétés le soin de « classifier elles-mêmes les secrets à protéger », le deuxième ne rendra pas les salariés, donc les syndicats, responsables. Le troisième prévoit que la responsabilité des lanceurs d'alerte ne pourra pas être retenue et le dernier que le délit créé ne sera « pas applicable dès lors qu'il s'agit de liberté d'expression et d'information », c'est-à-dire, « pas applicable aux journalistes ».

Le cadre semble alors être posé pour la rencontre qui suit avec le collectif représenté, entre autres, par Laurent Richard (Premières lignes), Fabrice Arfi (Mediapart) et Virginie Marquet, avocate spécialisée en droit de la presse. Le ministre est avec son directeur de cabinet, Alexis Kohler, son conseiller juridique, Xavier Hubert, et sa responsable de communication, Anne Descamps.

Le ministre évoque alors les améliorations possibles du texte. On parle d’amendements à l’amendement. Le collectif fait valoir que les amendements ne résolvent pas les problèmes posés par ce texte, l’insécurité juridique qui pèse sur les journalistes, le manque de protection des sources.

« Vous n’avez pas un amendement magique », demande alors un membre du cabinet. Un amendement qui pourrait résoudre tous les problèmes et que le gouvernement pourrait reprendre tel quel, en quelque sorte. Ce qui en dit long sur la manière dont s'écrit la loi aujourd'hui. « Nous leur avons alors expliqué qu’on n’allait pas, à cinq, réécrire le droit de la presse sur le coin d’une table. Pour discuter tranquillement, il fallait d’abord retirer le texte et ensuite avoir une concertation pluraliste et contradictoire qui n'avait pas eu lieu », raconte Fabrice Arfi. « Je vous donne le point. La concertation n’a pas eu lieu. Ce n’est pas ma méthode », rétorqua alors Emmanuel Macron.

« Au bout de dix minutes, il a posé son stylo, et nous a écoutés. Nous l’avons convaincu que le retrait du texte sur le secret des affaires était la seule solution », poursuit Laurent Richard. Trois arguments paraissent l’avoir convaincu : l’absence de concertation sur un texte aussi important, l’absence de sécurité juridique pour la presse et la protection des sources, enfin la menace de sanctions pénales qui pèse sur les journalistes et les sources, et peut devenir une arme de dissuasion à l’information.

Avant qu’ils ne quittent Bercy, le ministre de l’économie a assuré aux membres du collectif qu’il demanderait le retrait du texte, seule solution possible à ses yeux. Mais il faut l’accord de l’Élysée. Emmanuel Macron a su vite trouver les arguments pour convaincre le président de la République. À 20 heures, le retrait était acté.

Le gouvernement paraît avoir déjà une autre solution en tête. Il pense retravailler en parallèle un texte sur le secret des affaires et un autre sur le secret des sources, promis par François Hollande lors de sa campagne présidentielle de 2012. Les deux textes pourraient même être réunis dans un même projet de loi.

« On pourra faire mille amendements que cela ne changera pas la nature du problème. Si le parlement n’arrive pas à légiférer sur le secret des affaires, c’est que personne ne sait le définir. On ne sait pas ce que c’est, quel champ est concerné. Il faut changer la nature du projet et renverser la charge de la preuve. Les entreprises ont des intérêts économiques à protéger. Mais elles doivent dire lesquels et les justifier », explique Virginie Marquet, qui a tenu la même démonstration auprès du ministre.

Ce sujet est au cœur du débat. Les entreprises disent avoir besoin du secret des affaires. Mais elles ne s’expliquent jamais ouvertement et publiquement. De quoi ont-elles besoin exactement ? Il existe déjà des lois pour condamner l’espionnage industriel, le vol, les infractions dans les systèmes informatiques, la contrefaçon, etc. Il existe des textes pour protéger la propriété intellectuelle, les brevets, les savoir-faire, les techniques. Où sont les manques ? Lors d’une émission sur France Culture, Floran Vadillo, un des rédacteurs du texte sur le secret des affaires au cabinet de Jean-Jacques Urvoas, parlait d’une loi « interstitielle ». Une loi censée couvrir tout ce qui n’est pas couvert par ailleurs. Une couverture large, voire illimitée : relève du secret des affaires, tout ce qui n’est pas public.

Cette définition ouvre un champ gigantesque à l’arbitraire des entreprises et la justice. C’est l’entreprise qui définit les informations qu’il convient ou non de publier. Ce sont les tribunaux qui déterminent s’il est légitime ou non de les publier ou même qui peuvent les arrêter avant la publication. Un tel flou continue de laisser planer de lourdes menaces sur le droit de l’information et la liberté d’expression. Plus qu’un ravaudage, c’est une réécriture complète du texte du secret des affaires qui s’impose tant au niveau français qu’européen. 

BOITE NOIREIl est inhabituel que des journalistes interrogent d'autres journalistes, de leur rédaction qui plus est, sur un sujet. Encore plus inhabituel d'écrire en étant en même temps totalement partie prenante, en tant que membre du collectif de journalistes contre le texte du secret des affaires. Bref, le mélange des genres, que nous condamnons normalement, est total. Mais cette fois, je l'assume.

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Bruxelles-Athènes : prises de contacts et premières impasses

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Cinq jours après le triomphe électoral d'Alexis Tsipras, Athènes et Bruxelles ne sont toujours pas parvenus à entrer dans le vif des discussions sur la dette grecque. Les deux camps peinent à se mettre d'accord, ne serait-ce que sur le cadre de la négociation à venir. Et même s'il n'a fallu que trois jours pour l'installation du gouvernement Tsipras, le temps presse, et les rumeurs sur la dégradation du secteur bancaire grec vont bon train.

D'un côté, Jeroen Djisselbloem, qui dirige l'Eurogroupe (la réunion des ministres des finances de la zone euro), a durci le ton vendredi, exhortant la Grèce de Tsipras à respecter les engagements pris par les gouvernements passés : « Ignorer les accords n'est pas le bon chemin à prendre », a déclaré le Néerlandais en marge d'un déplacement à Athènes. Le même Djisselbloem avait promis de se montrer « pragmatique » avec Athènes, lundi, quelques heures à peine après le scrutin grec.

De l'autre, Yanis Varoufakis, le nouveau ministre des finances grec, s'est dit prêt, lors de la même conférence de presse vendredi en fin d'après-midi, à « dialoguer » avec l'Union européenne, mais pas avec la « commission branlante de la Troïka » (commission, BCE, FMI). « Nous voulons convaincre nos partenaires – que ce soit en Finlande, au Portugal ou en Allemagne – que nous servirons au mieux nos intérêts communs en Europe, et dans la zone euro, par un nouvel accord qui serait le fruit de négociations avec tous les Européens », a déclaré l'économiste vedette de Syriza.

« Mais nous n'avons pas l'intention de collaborer avec une commission tripartite (la Troïka, ndlr) dont l'objectif est d'appliquer un programme dont la logique, d'après nous, est anti-européenne. » Conséquence : Athènes n'a pas l'intention de toucher la « tranche d'aide » qui devait lui être versée, fin février, par la Troïka et qui correspond au dernier versement côté européen. Ce scénario a été confirmé par une source gouvernementale grecque, citée par l'agence Reuters.

Le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem (de dos) et le Grec Yanis Varoufakis, vendredi à Athènes.Le Néerlandais Jeroen Dijsselbloem (de dos) et le Grec Yanis Varoufakis, vendredi à Athènes. © Kostas Tsironis. Reuters.

Cette enveloppe budgétaire de 1,8 milliard d'euros devait être débloquée après la visite sur le sol grec d'une délégation de la Troïka. Elle devait permettre au pays, en partie, de faire face aux échéances sur sa dette au printemps et à l'été prochains. Restaient également du côté du FMI quelque 7 milliards d'euros en suspens. En cohérence avec ses positionnements anti-Troïka, la Grèce de Tsipras préfère ne pas toucher cet argent. Au risque d'affoler un peu plus les marchés grecs. Sur le papier, l'équation budgétaire se complique encore, mais elle n'est pas impossible. Pour rappel, la Grèce dégage depuis quelques mois un surplus budgétaire, si l'on met de côté le paiement des intérêts de la dette, grâce (c'est toute l'ironie de la situation) aux mesures du précédent gouvernement conservateur.

Il faudrait donc que la Grèce obtienne, auprès des Européens et du FMI, un moratoire sur le paiement de ces intérêts, pour pouvoir se passer des dernières tranches d'aide de la Troïka. Et qu'elle lance très vite, dans la foulée, des négociations pour étaler, ou annuler, une partie de sa dette, pour faire face au mieux aux remboursements à effectuer tout au long de 2015 (la première échéance intervient dès la mi-mars, pour 4,5 milliards d'euros auprès du FMI). Scénario périlleux, mais pas exclu. Vendredi soir, rien n'avait filtré sur d'éventuels échanges sur un moratoire sur les intérêts de la dette, entre le gouvernement grec et Dijsselbloem.

D'après Gabriel Colletis, un professeur d'économie à Toulouse-1, qui soutient Syriza, et a suivi de près l'élaboration de pans de son programme en 2014, « le paiement des intérêts de la dette constitue le premier poste budgétaire, cela représente 20 à 25 % des dépenses de l'État aujourd'hui ». Autant d'argent qui, dans l'hypothèse – loin d'être acquise – d'un moratoire, pourrait servir à financer les mesures du « programme de développement » promis aux Grecs – et notamment les premières annonces de mercredi (hausse du salaire minimum, suspension de certains programmes de privatisation, aide aux plus démunis, etc.). « Mais il va falloir aller vite. Dans l'idéal, il faudrait un accord de principe, avant la visite de Tsipras à Bruxelles », poursuit-il. Tsipras doit se rendre à Bruxelles la semaine prochaine, mais aucune date n'a encore été précisée. La presse grecque fait état d'un déplacement de Tsipras mercredi à Paris. Varoufakis, lui, est annoncé à Londres dimanche, à Paris lundi et à Rome mardi (mais il devait éviter Berlin).

Martin Schulz, le président du parlement européen, a précédé son collègue Dijsselbloem dès jeudi à Athènes. Lui non plus n'a pas caché la complexité de la situation, à l'issue d'un échange avec Tsipras. Mais il a choisi de retenir l'ouverture au dialogue de Syriza : « Bien sûr qu'il y aura des désaccords et des conflits, je l'ai ressenti lors de notre rencontre, mais l'important, c'est que la Grèce recherche des solutions en coopération avec ses partenaires. »

Si la Grèce doit aller vite, c'est aussi parce que les retraits d'argent des banques grecques, déjà sous aide de la BCE, semblent s'accélérer. D'après des chiffres à prendre avec prudence, publiés par l'agence Bloomberg, ces retraits s'élevaient en janvier à 11 milliards d'euros, contre trois milliards en décembre. La banque nationale grecque n'a pas confirmé ces estimations. À la bourse d'Athènes, les titres des principales banques ont dévissé. D'où l'importance d'une annonce, sans trop traîner, pour enclencher une dynamique de négociations.

À travers l'Europe, les réactions ont évolué en quelques jours. Les appels au « pragmatisme » du début de semaine, de la part de responsables qui pariaient sur un compromis rapide avec le nouvel exécutif, ont laissé place à de vives marques d'inquiétude. L'alliance de Syriza avec la droite nationaliste (plutôt que le petit parti pro-européen To Potami) et le refus de nouvelles sanctions contre Moscou (même si Athènes n'a finalement pas bloqué les conclusions des ministres des affaires étrangères de l'UE) ont stupéfait certains observateurs bruxellois. Les premières annonces gouvernementales de mercredi n'ont rien arrangé, renforçant l'hypothèse d'un Tsipras décidé à ne rien lâcher sur ses promesses de campagne. Depuis, plusieurs tendances se dessinent.

1 - À Bruxelles, on ne veut même pas entendre parler d'un effacement de la dette. C'est le discours officiel, fixé par Jean-Claude Juncker, dans un entretien jeudi au Figaro. En substance : oui à des aménagements (sur la durée de remboursement, par exemple), mais sûrement pas à des annulations du fardeau lui-même. « Il n'est pas question de supprimer la dette grecque. Les autres pays de la zone euro ne l'accepteront pas », a tranché le patron de la commission. Ce n'est pas une surprise: les Européens ne vont pas consentir des concessions à Athènes, avant même le début des négociations, qui s'annoncent difficiles. Précision importante : le moratoire sur le paiement des intérêts de la dette, que pourrait demander le gouvernement grec, n'est qu'un délai, pas une annulation pure et simple, du versement de ces intérêts. Il est donc tout à fait compatible avec cette « ligne rouge » fixée par Bruxelles.

Jeroen Dijsselbloem et Alexis Tsipras vendredi à Athènes. Capture d'écran télé.Jeroen Dijsselbloem et Alexis Tsipras vendredi à Athènes. Capture d'écran télé.

2 - Les sociaux-démocrates à l'offensive. Depuis l'élection de François Hollande en 2012, on ne les avait plus jamais autant entendus. C'est Martin Schulz, social-démocrate allemand, président du parlement européen, qui s'est rendu le premier à Athènes, jeudi, avant n'importe quel autre dirigeant international. Quant au président de l'Eurogroupe reçu à Athènes vendredi, il est lui aussi étiqueté social-démocrate. Il faut aussi se souvenir du communiqué publié dimanche en tout début de soirée, sur un ton enthousiaste, de Gianni Pittella, un Italien du parti démocrate (la formation de Matteo Renzi), qui dirige le groupe social-démocrate (dont le PS) à Strasbourg, ou encore de l'invitation d'Alexis Tsipras à Paris, formulée par François Hollande. Lundi soir à Bruxelles, Michel Sapin, ministre français des finances, insistait sur des points qu'il jugeait intéressants du programme de Syriza, notamment la réforme fiscale, que n'ont pas su mener les conservateurs de Nouvelle Démocratie.

La stratégie est claire : les sociaux-démocrates, en manque de visibilité en Europe, cherchent à se refaire une santé, en s'improvisant interlocuteurs privilégiés entre Tsipras et Merkel. L'opération peut-elle fonctionner ? Tout dépend, une fois encore, du cap plus ou moins ferme que fixera Tsipras. Tous peuvent s'entendre sur une interprétation plus « flexible » des textes budgétaires européens en vigueur (d'autant que la France et l'Italie sont menacées de sanctions de la commission, pour leur budget 2015 – le verdict est prévu pour mars). On voit mal Schulz, Dijsselbloem et Hollande accepter, en revanche, des annulations sèches de la dette grecque.

3 - Angela Merkel redoute plus que tout une propagation au reste de l'Europe. Le triomphe de Syriza dimanche marque aussi l'échec, en creux, de la chancelière allemande. À l'unisson, le gouvernement de coalition CDU-SPD a multiplié les déclarations sur la nécessité pour Athènes de respecter ses engagements – en clair, de rembourser sa dette coûte que coûte. Wolfgang Schaüble, le ministre des finances, faucon parmi les faucons : « Personne n'a reçu d'aide non sollicitée. Si M. Tsipras dit qu'il n'en veut pas, très bien ! Il devra alors trouver d'autres moyens pour résoudre le problème grec. » Sigmar Gabriel, ministre et patron du SPD, allié du PS français, dit à peu près la même chose : « Il faut que soit respecté un principe de justice à l'égard de notre population, à l'égard des gens en Allemagne et en Europe, qui se sont montrés solidaires. »

Au-delà du cas grec, Merkel redoute plus que tout que l'arrivée de Syriza au pouvoir donne des ailes aux capitales tenues par les sociaux-démocrates (Paris et Rome en priorité), dont elle parvient, depuis 2012 pour la France, et sans trop de difficultés, à contenir les revendications. De ce point de vue, le scénario d'une conférence européenne sur la dette serait un désaveu majuscule pour Berlin, qui libérerait la parole dans nombre de capitales. Pour l'eurodéputé PS Guillaume Balas (aile gauche), très critique de la méthode franco-allemande au sein de l'Union, « la France doit créer une coalition qui oblige l'Allemagne : avec la victoire de Syriza, on a une seconde chance ». Ce devait être l'un des enjeux du dîner de Strasbourg, vendredi entre François Hollande et Angela Merkel (photo ci-dessous) : prendre le pouls du couple franco-allemand, après le séisme Syriza.

4 - Et les autres pays sous pression ? C'est une difficulté de plus, pour Syriza : les pays du sud de l'Europe, ou ex-États membres « sous assistance financière », qui pourraient être des soutiens naturels pour Athènes, sont tous dirigés par des exécutifs conservateurs. Et ces gouvernements, bien souvent, redoutent l'irruption d'une force équivalente à Syriza dans leur pays. C'est évident en Espagne (où la Troïka n'est jamais intervenue en tant que telle), alors que Podemos donne des sueurs froides au PP au pouvoir, à l'approche de législatives à la fin de l'année. Dans une moindre mesure, le Portugal et l'Irlande observent la même stratégie : pas question de faciliter le travail de Syriza. De ce point de vue, il est difficile de dire que le scrutin grec de dimanche a réactivé le fossé Nord-Sud au sein de la zone euro.

La vue d'ensemble du « problème grec » donne toujours autant le vertige. Beaucoup dépendra de la capacité de Tsipras à tenir sa ligne « dure », sans mettre en péril l'appartenance de la Grèce à la zone euro. Et, une fois encore, la stratégie d'Angela Merkel sera décisive. Dans son édition de vendredi, The Economist, l'hebdo britannique, estime que la balle est dans le camp de la chancelière : « Cinq ans après le début de la crise de la zone euro, des pays membres du sud de l'Europe restent enlisés dans une croissance quasi nulle et des taux de chômage astronomiques. La déflation s'installe, ce qui alourdit encore le fardeau de la dette, malgré l'austérité budgétaire. (…) Si Madame Merkel continue de s'opposer aux efforts pour relancer la croissance, et pour freiner la déflation dans la zone euro, elle condamnera l'Europe à une décennie perdue, plus grave encore que celle qu'a traversée le Japon dans les années 1990. Cela ne manquerait pas de provoquer des sursauts populistes bien plus plus massifs, à travers toute l'Europe. Il est difficile de voir comment la monnaie unique pourrait alors survivre dans de telles circonstances. L'Allemagne elle-même en serait le grand perdant. »

BOITE NOIREOn pourrait traduire la Une de l'hebdo allemand Der Spiegel reproduite dans l'article par : « Celui qui roule à contresens ».

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Climat : le lobby nucléaire prend position au plus haut niveau

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2015, année climat. En décembre à Paris, un sommet des chefs d’État, la Cop (« conférence des parties ») 21, doit déboucher sur un nouvel accord international contre le dérèglement climatique. Ce n’est pas la seule échéance. En mai, l’Unesco accueillera le Business and Climate Summit : des PDG internationaux y sont invités à présenter leurs « solutions » pour réduire les émissions de CO2 ainsi que leurs « recommandations » sur les meilleures politiques publiques à mettre en place. Plus d’un millier de participants sont espérés. C’est une idée de Brice Lalonde, ancien ministre écologiste des gouvernements Cresson et Rocard, ex-ambassadeur du climat auprès de Jean-Louis Borloo sous la présidence Sarkozy et désormais conseiller spécial du Global compact, une initiative de l’ONU lancée en 2000 pour développer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. En France, le Global compact est présidé par Jean-Pascal Tricoire, président de Schneider Electric. Lalonde, détaché par New York, conseille l’émanation hexagonale de la plate-forme onusienne dans la perspective de la Cop 21.

« L’idée est que les entreprises disent aux gouvernements de quoi elles ont besoin pour avancer, explique Brice Lalonde. Elles sont prêtes à passer des accords dans l’aérien, le ciment, l’éclairage…, mais elles ont besoin d’un cadre à long terme. Elles savent que le changement climatique est là et qu’elles ne peuvent y échapper. » Des industriels en demande de régulations publiques et de contraintes environnementales ? On se croirait dans un rêve bio. Dans la note de présentation du Paris Business and Climate Summit, dévoilée lors du dernier forum de Davos, le langage est plus brutal : « Réduire les émissions de carbone peut garantir la croissance économique, assurer le développement humain et protéger le capital naturel. » Du pur plaidoyer pro-business, certes habillé de vert.


Ainsi, une séance plénière du Business and Climate Summit doit s’intituler « intégrer le climat dans l’économie mondiale », et non, au hasard, transformer l’économie pour sauver le climat, ou comment prospérer sans croissance. Le programme provisoire reflète une ambition climatique très modérée : « rendre la société bas carbone désirable », développer l’« innovation vers un monde bas carbone », et « renforcer les capacités et la résilience ». Rien sur la sobriété énergétique, la « décarbonisation profonde », pourtant prônée par l’ONU, l’économie circulaire, les renouvelables.

Une précédente version se montrait pourtant plus précise et plus ambitieuse : « comment réaliser des transports bas carbone soutenables à grande échelle », « pour la régulation économique et une concurrence équitable », « donner un prix au carbone », pouvait-on y lire.

Extrait d'une version précédente du programme du sommet.Extrait d'une version précédente du programme du sommet.

Sur ces sujets ultra-sensibles, les programmateurs du Business and Climate Summit ont à l’évidence préféré éliminer les mots qui fâchent dans les conseils d’administration. « Ce n’est qu’un draft », répond Brice Lalonde, qui se réjouit qu’« une impressionnante quantité de partenaires soient prêts à marcher avec ça. L’idée n’est pas de rester entre soi (sous entendu, entre écologistes ndlr). » L’idée est bien par contre, d'ici la Cop 21, de relayer massivement ces messages aux décideurs politiques et aux négociateurs de tous les pays d’ici. « Habituellement, à chaque Cop précédente, se tenait une réunion du business, résume Lalonde. Mais elle n’avait aucune influence sur le sommet, et aucun suivi n’était fait au sein des entreprises, entre deux conférences. » D’où l’idée de ce sommet inédit du business, six mois avant l’événement diplomatique, pour élaborer une plate-forme de demandes des entreprises que chacun s’efforcera ensuite de promouvoir auprès de son gouvernement. Décupler le pouvoir du lobbying grâce au prestige du label de l’ONU sous la bannière de la cause climatique : c’est le pari d’un gain en influence. En septembre dernier, Ban Ki-moon en a appelé directement aux industries et à la finance pour pallier les défaillances et les blocages des négociations diplomatiques. Le coût du sommet des entreprises est estimé à 300 000 euros. Pour y intervenir, en table ronde ou en plénière, voire les deux, les PDG paient un ticket compris entre 10 000 et 30 000 euros.

Les entreprises ne sont pas seulement courtisées par le Business and Climate Summit. Elles mettent aussi la main dans le cambouis de son organisation. Tout le CAC 40 est représenté dans son comité de pilotage, par le biais de divers réseaux d’influence : Afep, Entreprises pour l’environnement (EPE), le Medef, le Cercle de l’industrie, le Conseil mondial du business pour le développement durable (WBCSD) et le Global Compact France – où Total, l’un des plus gros pollueurs nationaux, figure deux fois.

Une société est, néanmoins, encore plus présente que les autres. C’est Areva, le groupe nucléaire français, qui a carrément placé une de ses cadres parmi les programmateurs du sommet : Myrto Tripathi, son ancienne directrice de l’offre nouveaux réacteurs, notamment sales manager pour le carburant nucléaire en Inde entre 2009 et 2011. Entre 2013 et 2014, elle fut aussi auditrice à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN). Tripathi a été mise à disposition par Areva, qui continue de la payer, « mais c’est comme si elle était employée par nous », explique Charlotte Frérot, responsable de la communication du Global Compact. « Nous ne sommes pas là pour représenter les intérêts du nucléaire mais nous avons besoin de toutes les énergies et de toutes les compétences. » La spécialiste en nucléaire n’occupe pas une position stratégique, insiste le Global Compact France. À y regarder de plus près, elle est tout de même en charge du « livre blanc des solutions » qui doit être publié dans la foulée du sommet. Et participe au choix des intervenants des table rondes. C’est Jean-Marc Jancovici, ingénieur et grand spécialiste en réduction du carbone, animateur du think tank Shift Project (qui figure parmi les organisateurs), qui a glissé son nom à Brice Lalonde.

Brice Lalonde, photographié pour le Global compact (DR).Brice Lalonde, photographié pour le Global compact (DR).

Peut-on être payé par la principale industrie nucléaire française et sélectionner les PDG invités à s’exprimer sur ce qu’il faut faire pour sauver le climat sans tomber dans le conflit d’intérêts ? Au téléphone, Brice Lalonde semble ne pas comprendre notre question : « J’ai trouvé plutôt sympa de la part d’Areva de nous filer quelqu’un. » Il explique que le Global Compact n’a pas les moyens de rémunérer ce type de personne et que « c’est une manière de contribuer en nature au sommet ». Mais est-il déontologique d’employer la salariée d’une industrie directement intéressée au résultat de la conférence ? « Le nucléaire est une énergie sans carbone », répond d’abord Lalonde, qui se contredit aussitôt en expliquant qu’il aurait tout aussi bien pu demander la même chose à « Philips, Unilever ou GDF Suez ». On lui fait remarquer qu’en pleine débâcle commerciale de l’EPR, l’argument climatique est peut-être le dernier espoir marketing du groupe français et qu’il a tout intérêt à se positionner sur le marché du « bas carbone ». Il nous répond que « le nucléaire, j’essaie de l’aborder avec calme. On est obligé de faire avec. J’essaie d’intégrer ça dans mon logiciel, mais je ne pense pas en dépendre. Il n’y a pas de complot ». À ses yeux, le Business and Climate Summit a « choisi de ne pas dépendre des entreprises ». Mais pourtant, Areva rémunère directement une de ses proches collaboratrices… Il balaie l’argument : « C’est une personne parmi trente autres. Une personne payée par Areva, ça n’a aucune influence sur notre sommet, c’est garanti par moi. »

Pourtant, la salariée d’Areva a bien tenté d’offrir une place de choix à l’industrie de l’atome lors de ce sommet stratégique. Dans un courriel envoyé à ses collègues, que Mediapart a pu lire, elle explique : « Je pense essentiel que nous ayons un représentant de l'énergie nucléaire en tant qu'intervenant dans la table ronde “Énergie” », car « le nucléaire est une des solutions aujourd’hui sans laquelle nous ne parviendrons pas à relever le défi du changement climatique ». Et aussi parce que « les entreprises n'ont pas les réticences du grand public ou des ONG. Si on veut être crédible dans notre volonté de se faire leur porte-parole, on ne peut pas ignorer le nucléaire dans notre approche du débat climatique ».

Sa requête a-t-elle été entendue ? Impossible de connaître à ce stade la liste des participants au sommet des entreprises. Le Global Compact refuse de la communiquer.

Ce n’est pas la première fois que le rôle du Global Compact est mis en question. Prakash Sethi et Donald Schepers, chercheurs à la City University de New York (CUNY), estiment que le Global Compact n’a pas amélioré les pratiques de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) qui s’en réclament. Cet échec lui a fait perdre en crédibilité, l’a éloigné des organisations de la société civile et rendu très dépendant du monde des affaires.  

Nul ne peut reprocher à l’ONU d’inciter les entreprises à réduire leurs émissions de CO2. Mais le Global Compact pratique un mélange des genres qui risque de porter atteinte à la crédibilité de son sommet des entreprises : officiellement destiné à promouvoir l’engagement des acteurs privés dans la lutte contre le dérèglement climatique, rien ne garantit qu’il ne soit guère plus qu’une caisse de résonance du lobbying des industries. Or, parmi les producteurs d’énergie, d’agroalimentaire ou de biens informatiques, certains ont beaucoup à perdre si se mettent en place des politiques drastiques de sobriété énergétique et de préservation des ressources naturelles.

BOITE NOIREJ'ai sollicité le Global Compact France le jeudi 22 janvier. Charlotte Frérot, sa responsable de la communication, m'a rappelée dès le lendemain. Brice Lalonde m'a contactée le 27 janvier. Myrto Tripathi, sollicitée par mail vendredi 30 janvier, n'a pas répondu à mon message.

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Dans les centres commerciaux, «le travail devient moins intéressant et plus répétitif»

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Derrière les vitrines clinquantes des centres commerciaux, se cache une réalité sociale peu reluisante. Julien Choquet a consacré en 2011 sa thèse de sociologie aux conditions de travail et d’emploi des salariés des commerces et des services dans les centres commerciaux, en s’immergeant deux ans durant dans l’un des plus grands d’Europe : Lyon Part-Dieu. Il abrite plus de 250 points de vente et plus de 2 500 salariés, accueille plus de 30 millions de visiteurs et génère plus de 700 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. Fait remarquable : il a été traversé par un mouvement social inédit le 24 décembre 2011, une grève des salariés de différentes enseignes pour dénoncer les conditions de travail dans ce temple de la consommation. Il en a résulté une expérience de syndicalisme de site toujours en cours initiée par la CGT. Au menu des revendications : des places de parking gratuites, la création d'une garderie ou encore d'un espace de restauration collective.

Mediapart.- Les centres commerciaux sont une vitrine de l’hyper-précarité et flexibilité de notre marché du travail. Peut-on faire encore plus en matière de souplesse, comme le réclament le patronat et une partie de la gauche au pouvoir ?

Julien Choquet.- Il existe probablement encore des marges en matière de flexibilité. Pour ne prendre qu’un exemple, on assiste depuis quelque temps à une fragilisation de certaines digues comme l’élargissement des horaires d’ouverture des commerces aux dimanches, soirées et jours fériés. L’idée fait progressivement son chemin dans les esprits. On a ainsi vu des salariés revendiquer leur droit au travail le dimanche. Parmi les arguments largement médiatisés, on entend que le travail du dimanche permet à ceux qui l’acceptent de profiter de salaires horaires majorés. Soit. Les salariés qui souhaitent refuser ces propositions sont-ils libres de le faire ?

Peut-on réellement se permettre de refuser une telle proposition lorsque l’on profite, par ailleurs, d’accords tacites et révocables, permettant d’alléger les contraintes professionnelles: arrangements dans les plannings, éviction des plages et des postes de travail les plus difficiles, etc. Je n’affirme pas que toutes ces entreprises soient malintentionnées dans ce domaine. Mais j’ai recueilli suffisamment de témoignages pour souligner que ce manque de considération des organisations sur les vies personnelles est très fréquent : refus d’accorder un samedi de repos pour organiser l’anniversaire de son enfant, refus répétés de congés pendant les vacances scolaires, transmission des emplois du temps la veille pour le lendemain, etc.

D’autre part, il n’y a aucune raison de penser que la promesse de majoration des salaires horaires en contrepartie du travail le dimanche demeure. Après tout, la plupart des salariés de la restauration n’ont pas de majoration pour le travail du dimanche ou en soirée.

Qu’est-ce que travailler en centre commercial ?

C’est tout d’abord travailler au contact quasi permanent du public. La foule de consommateurs est omniprésente et il est très malaisé de s’abriter des regards, de conserver des espaces d’intimité. Nombre de points de vente, surtout les petites surfaces, n’ont pas de salle de pause ou de restauration. Il implique également de se conformer à des plannings horaires atypiques (samedis, dimanches et jours fériés) et des plages de travail courtes (parfois trois heures) et morcelées. Il est ainsi fréquent que des employés travaillent sur la même journée quelques heures le midi et le soir entrecoupées d’une plage non rémunérée l’après-midi.

Travailler en centre commercial, c’est aussi occuper des postes soumis à d’importantes contraintes organisationnelles comme le montre la grande enquête SUMER de la Dares sur la mesure des risques professionnels : travail en présence de la clientèle, flexibilité, manque d’autonomie et de moyens, etc. Cette même enquête rappelle aussi que ces métiers ne sont pas exempts de contraintes physiques : manutention manuelle de charges, contraintes posturales et articulaires, station debout prolongée, gestes répétitifs à cadence élevée, etc.

Si ces contraintes professionnelles sont si développées, c’est en grande partie parce que les firmes du commerce et des services aux particuliers implantées dans les grands pôles commerciaux dont font partie ces centres ont, pendant des années, optimisé la gestion de leurs ressources humaines en ajustant de plus en plus finement le volume de leurs effectifs aux affluences de la clientèle. Cela s’est traduit tout d’abord par une densification du travail pour ces employés qui ont vu les temps d’accalmie progressivement disparaître de leurs plages de travail, des périodes pourtant extrêmement importantes pour eux, mais aussi pour le bon déroulement de l’activité de leur point de vente : récupération physique et psychique, anticipation de l’activité à venir et des moyens à mettre en œuvre pour la contrôler, transmission des savoirs et savoir-faire entre collègues, etc.

Autre effet perceptible, l’intensification du travail qui rend plus complexe l’adoption par les salariés de manières « saines » de réaliser leurs tâches. Dans l’urgence, il est en effet difficile de se tenir à l’écoute de son corps pour éviter de le brutaliser. Il est également peu aisé de garder son calme face à un client méprisant ou la pression des files d’attente. La plupart des salariés rencontrés se disent fréquemment en situation de débordement. C’est également l’usure physique (profonde fatigue, douleurs dorsales et articulaires, etc.) et psychique (énervement, irascibilité envers les proches, etc.) qui s’invite à la fin de nombre de leurs journées de travail.

Vous classez les salariés en trois catégories : les sédentaires, les nomades et ceux qui veulent se sédentariser…

Les salariés sont majoritairement des femmes, plutôt jeunes, travaillant à temps partiel en CDI pour des rémunérations faibles. Ce sont des salariés d’exécution occupant des postes de caissier, d’employé de libre-service, de magasinier, de vendeur non spécialisé, d’agent de la restauration. Ils sont encadrés par des responsables de rayon, d’entrepôt ou de magasin, des chefs de petite surface de vente, des managers dans la restauration. Ces postes intermédiaires sont mal rémunérés (au regard des salaires pratiqués dans d’autres secteurs d’activité sur des postes équivalents) et peu nombreux. Les perspectives de carrière et d’ascension professionnelle dans ces établissements sont donc rares et peu attractives.

On peut distinguer les employés qui souhaitent s’inscrire durablement dans leur entreprise, les « sédentaires », de ceux qui sont de passage, les « nomades ». Les premiers se caractérisent par leur forte implication dans le collectif de travail et la qualité du service. Ils sont de ce fait extrêmement sensibles aux évolutions de leur travail : réduction année après année des effectifs ; management par objectifs quantifiés qui masquent, tout en les rendant plus accrues, les complexités du travail concret ; diminution du conseil à la clientèle ; industrialisation du service ; etc.

Les « nomades », ce sont principalement les étudiants pour qui cet emploi n’est qu’un « petit boulot » momentané. Leur implication dans le travail et la qualité du service est moindre parce que ce n’est pas leur principale sphère d’investissement. Leurs liens avec le collectif sont plus faibles et généralement moins solidaires. Ils acceptent plus facilement de se soumettre aux évolutions organisationnelles contraignantes dont ils saisissent moins les enjeux. Entre les « sédentaires » et les « nomades », on retrouve les personnes qui cherchent à se « sédentariser » et chez qui l’on voit se solidifier le rapport à l’entreprise et au collectif de travail, celles en période d’essai qui aspirent à accéder à un CDI ou encore les étudiants qui envisagent progressivement d’abandonner leurs études.

Comment ces grandes entreprises réussissent-elles à réduire de manière continue leur masse salariale tout en augmentant leur chiffre d’affaires ?

Par des procédés somme toute classique : la déqualification des postes, l’optimisation des temps de travail et la centralisation du pouvoir. Ce mouvement continu se perçoit très nettement sur la période que couvrent mes recherches, du milieu des années 1990 à 2010. Pour ce qui concerne les commerces de ce centre, la déqualification des postes consiste à chasser de l’organisation du travail les tâches et les missions qualifiées, mais peu rentables du fait du temps qu’il convient d’y consacrer, comme le conseil à la clientèle.

C’est ce qui explique que ces entreprises tendent à transformer leur organisation de la vente en une formule en libre-service. Les postes de vendeur-conseiller ont progressivement été remplacés par des postes d’employé de libre-service (réassort et rangement des rayons) et de caissier.

L’optimisation des temps de travail consiste à placer la juste quantité de personnel au bon endroit et au bon moment, c'est-à-dire pendant les périodes de forte affluence de la clientèle à la mi-journée et en début de soirée ainsi que pendant les soldes, les fêtes et les jours fériés.

On remarque enfin une tendance à la centralisation du pouvoir avec des ordres et des objectifs concentrés au sein des maisons mères qui dirigent à distance – par des objectifs chiffrés et des systèmes d’échange de données informatisées – leurs points de vente sans laisser réellement de latitudes au management local pour ajuster la politique d’entreprise.

Ces évolutions permettent des économies substantielles sur la masse salariale. Elles ont également d’importantes répercussions du point de vue des salariés. Le travail est moins intéressant et plus répétitif. Les plannings de travail sont très morcelés, acycliques et irréguliers. Les objectifs imposés par les maisons mères pour contenir les frais d’exploitation tout en accroissant les chiffres d’affaires sont de plus en plus difficiles à atteindre. 

Le centre commercial est un environnement de travail source d’une très grande souffrance au travail physique et mentale. Un enfer pour les salariés ?

Il convient d’être nuancé. Les conditions de travail et d’emploi sont certes très difficiles. Mais, si la plupart de ces travailleurs sont très critiques vis-à-vis des évolutions de leur entreprise et de leur travail, ils trouvent tout de même des sources de satisfaction. Les relations avec les clients par exemple sont très fortement investies. Bien que, du fait des choix organisationnels, ils n’ont plus beaucoup de temps à leur consacrer, ces salariés persistent à tenter de personnaliser chacune de leurs interactions de service. Prendre un peu plus de temps avec ceux qui semblent en avoir besoin, trouver les sujets de discussion adéquats selon la personne qui leur fait face, toutes ces petites attentions sont déployées en vue de la satisfaction de la clientèle. Et lorsqu’ils perçoivent cette satisfaction, ils reçoivent une forme de reconnaissance fondamentale, source de dignité et de plaisir au travail.

Dans ces environnements cloisonnés où tout est pensé, organisé pour isoler les salariés, le dialogue social est impossible, du fait notamment de l’organisation des centres en réseau qui rend ineffectif tout droit à la représentation des salariés, car la plupart des boutiques comptent moins de onze salariés...

Il y a deux niveaux à prendre en considération en termes d’activité syndicale dans les centres commerciaux. Tout d’abord, il y a le niveau de l’entreprise qui emploie les salariés. La plupart des problématiques dont peuvent se saisir les syndicats se jouent à cette échelle. Il est délicat de porter des dossiers au niveau d’un seul point de vente. Les négociations se déroulent la plupart du temps pour l’ensemble des points de vente du réseau d’enseignes. Comme vous le soulignez, l’affaire est complexe pour les salariés des petites boutiques. Elle l’est également pour les points de vente aux effectifs plus importants du fait de l’éparpillement des salariés du réseau d’enseignes qui les emploie sur le territoire national, voire international.

Le second niveau de complexité réside dans le fait que ces employés travaillent aussi dans un centre commercial. Or celui-ci peut créer des nuisances dans l’exercice du travail des salariés de ces magasins. Par exemple, certains endroits de la galerie marchande où j’ai réalisé mes recherches sont très mal climatisés, ce qui expose les salariés y travaillant à des variations de température excessives. Il y a une réelle nécessité à instaurer un dialogue social entre les propriétaires des centres commerciaux – la plupart du temps des géants de l’immobilier commercial comme Unibail-Rodamco – et les salariés qui y travaillent.

Les travailleurs syndiqués que j’ai pu rencontrer ont, entre autres, essayé de faire entendre aux propriétaires du centre la nécessité d’instaurer une crèche dans le centre commercial. Cela constituerait une avancée sociale majeure pour toutes ces mères de familles qui se retrouvent souvent démunies pour faire garder leurs enfants du fait de leurs horaires difficilement conciliables. Appuyés par des élus locaux, ils ont essuyé une fin de non-recevoir, les propriétaires du centre préférant visiblement valoriser leurs mètres carrés par de la location commerciale.

Il est certain que les syndicats ont à s’adapter à certaines configurations originales face auxquelles ils se trouvent démunis. Il convient aussi que le politique et le législateur se saisissent de ces problématiques pour que soient respectées les libertés fondamentales que l’on a accordées aux travailleurs.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Les bonus cachés d'une filiale de la Caisse des dépôts

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Dans l’empire financier que constitue la Caisse des dépôts et consignations (CDC), on ne parle depuis plusieurs jours que de cela ! Dans son prochain rapport annuel, qui sera rendu public cette semaine, la Cour des comptes doit révéler un scandale qui va éclabousser l'institution financière. Ce devrait même être, cette année, la principale trouvaille des magistrats financiers : au cours de leurs investigations, ils ont découvert que les salariés et les cadres dirigeants de la société CDC Entreprises, filiale de l’établissement public, se sont partagé le pactole de 7 millions d’euros, sous la forme d’une distribution d’actions gratuites. Un invraisemblable pactole, distribué sans la moindre justification, au moment où tout le pays était invité à accepter un plan d’austérité sans précédent. Une sorte de mini auto-privatisation partielle à bénéfice personnel.

Mediapart n’est, certes, pas parvenu à prendre connaissance des détails de l’insertion dans le rapport annuel de la Cour des comptes qui concerne cette affaire sulfureuse et qui sera rendue publique dans les prochains jours. De même, à la direction de la CDC, on nous a fait savoir que nul ne nous ferait le moindre commentaire au sujet de cette affaire. Mais l’histoire a fait l’objet de si violentes – quoique discrètes – controverses au sein de la CDC depuis plus de huit ans, qu’il n’est pas difficile de la reconstituer.

Selon nos informations, c’est en 2007 que les dirigeants de CDC Entreprises ont l’idée d’organiser un système de distribution d’actions gratuites au sein de leur entreprise, filiale de la CDC. À cela, il n’y a aucune justification. Évoluant dans le périmètre public, les cadres de l’entreprise ne peuvent prétendre prendre des risques, et recevoir des actions gratuites en récompense. Pour la majorité d’entre eux –magistrats de la Cour des comptes, administrateurs civils à la direction du budget ou inspecteurs des finances –, ils profitent d’une totale sécurité de l’emploi et n’ont aucune raison de s’octroyer de telles largesses, prélevées, qui plus est, sur fonds publics.

De surcroît, il existe à la CDC un système d’intéressement dont auraient légitimement profité tous les personnels de CDC Entreprises sans construire cette usine à gaz des actions gratuites. Et pourtant, non ! Ce n’est pas de cela que veulent les dirigeants de la filiale de la CDC. Ils inventent donc un système de distribution d’actions gratuites, conçu de telle sorte que les cadres dirigeants ont l'assurance qu'ils seront les mieux servis et feront dans tous les cas de figure la culbute. Ils ne copient pas même le système sulfureux des « carried interest » – les gigantesques plus-values qu’obtiennent les dirigeants des sociétés de gestion dans le secteur du « private equity » (l’investissement dans les sociétés non cotées), mais qui peuvent se réduire à néant s’ils ne réalisent pas les performances prévues. Plus malins que cela, les dirigeants de CDC Entreprises organisent un système de distribution d’actions gratuites qui leur donne la garantie d’être gagnants à tous les coups.

Dans l’organisation de cette opération financière, le président (non exécutif) de CDC Entreprises, Philippe Braidy, qui est un administrateur civil de la direction du budget, ne joue aucun rôle. Celui qui est à la manœuvre, c’est le directeur général de CDC Entreprises, le véritable patron exécutif, Jérôme Gallot, un sarkozyste bon teint qui fut auparavant le patron à Bercy de la direction de la concurrence et de la consommation, et qui deviendra ultérieurement patron de Transdev avant de revenir à son corps d’origine, la Cour des comptes. À côté de lui, son bras droit, Pascal Lagarde, pousse à la roue pour qu’ensemble ils décrochent le gros lot.

Pourtant, l’affaire n’aboutit pas sans mal car dans les instances dirigeantes de la CDC, le projet suscite de vives réserves. C’est donc finalement le patron de la Caisse des dépôts, le chiraquien Augustin de Romanet, qui arbitre et donne son feu vert à ces distributions d’actions gratuites. Passe encore que des systèmes de rémunération copiant ceux du CAC 40 soient mis en œuvre dans les filiales de la CDC qui sont cotées en Bourse, comme Icade. Mais CDC Entreprises est une filiale à 100 % de la Caisse des dépôts et donc à 100 % publique, et ce type de rémunération est sans précédent pour une pupille de l’État. À l’époque, le patron de la Caisse des dépôts, Augustin de Romanet, sait donc pertinemment qu’il prend une décision grave, même si en droit CDC Entreprises est une société anonyme.

Et c’est ainsi que les 59 salariés et dirigeants de CDC Entreprises vont se partager de 2007 à 2012 la somme de 7 millions d’euros, prélevés sur fonds publics, chacun percevant au gré de ses responsabilités, soit une somme modique pour les salariés de base, soit des sommes considérables pour les cadres dirigeants de l’entreprise. À titre d’indication, chaque salarié de CDC Entreprises aurait reçu plus de 118 644 euros si le partage avait été égal. Comme il ne l’a pas été, cela veut donc dire que les salariés modestes ont perçu beaucoup moins, et les cadres dirigeants beaucoup plus. Dans leur cas, le jackpot a atteint plusieurs centaines de milliers d’euros. Sans doute la Cour des comptes en donnera-t-elle le détail.

Et cette appropriation d'argent public est d’autant plus choquante qu’elle a bien failli passer inaperçue. Nous avons en effet interrogé de nombreux élus, de droite comme de gauche, siégeant à cette époque à la commission de surveillance de la CDC, et aucun ne se souvient avoir été informé de cette distribution d’actions gratuites, organisée au moment précis où les fonctionnaires étaient conviés à accepter un plan draconien d’austérité, avec à la clé un gel des rémunérations.

Quand il accède à la direction générale de la CDC, juste après l’alternance de 2012, Jean-Pierre Jouyet, l’ex-secrétaire d’État de Nicolas Sarkozy et ami intime de François Hollande, se garde lui-même de faire de la publicité à cette affaire. Certes, il remet de l’ordre dans sa maison. Selon nos informations, il adresse en effet à l’époque une lettre à tous les bénéficiaires des actions gratuites, les invitant à rendre tout ou partie des sommes qu’ils ont perçues, estimant qu’il ne peut pas, juridiquement, dénoncer l’accord contractuel à l’origine de cette distribution d’actions gratuites. Dans la foulée, Jean-Pierre Jouyet va annoncer aux cadres dirigeants de la CDC qu’il entend aussi mettre fin à la distribution de stock-options qui sont en vigueur dans certaines filiales du groupe CDC – ce qui en creux signifie que ces stock-options, symboles du capitalisme financier anglo-saxon, étaient aussi pratique courante au sein de l’institution.

À l’époque, tout va ainsi se régler de manière discrète. Certains obtempèrent aux instructions de Jean-Pierre Jouyet et rendent l’intégralité des sommes qu’ils ont perçues. C’est le cas, selon nos informations, de Philippe Braidy, le président (non exécutif) de CDC Entreprises. Mais d’autres s’y seraient refusés. D’après les témoignages que nous avons recueillis, il semble que ce soit le cas de Jérôme Gallot. Nous avons essayé de le joindre pour en obtenir confirmation, mais nous n’y sommes pas parvenus.

Au total, chacun a donc fait ce qu’il a voulu, certains refusant de rendre le moindre centime, d’autres rendant un peu, d’autres enfin rendant tout. Nous ne savons donc pas combien la CDC a récupéré sur les 7 millions d’euros qui ont été distribués.

Ce qui est certain, c’est que l’affaire n’aurait sans doute jamais été révélée si le Parlement n’y avait mis son nez. Car il y a au moins un parlementaire qui a, un jour, repéré l’affaire et s’en est inquiété. Il s’agit de l’ex-ministre des finances Jean Arthuis, qui fut longtemps le président centriste de la commission des finances du Sénat, avant de devenir député européen.

Au lendemain de l’alternance de 2012, le nouveau gouvernement socialiste a honoré la promesse de François Hollande visant à créer une Banque publique d’investissement (BPI). Pour créer cette nouvelle structure publique, diverses structures préexistantes lui ont été apportées, dont CDC Entreprises ou encore le Fonds stratégique d’investissement (FSI). Or, à l’occasion de ces opérations d’apport, on a découvert que la BPI, pour rester à 100 % publique, devrait racheter des actions gratuites qui avaient été distribuées au cours des années antérieures, sans que nul ne le remarque.

C’est ainsi que ce chiffre de 7 millions d’euros a été mis au jour à l’occasion d’un débat budgétaire au Sénat. Débat obscur, auquel la presse ne prête pas la moindre attention : ce jour-là, le 3 juillet 2013, la commission des finances du Sénat examine le rapport établi par l’un des siens, le socialiste François Marc, présentant le projet de loi de règlement du budget et d’approbation des comptes de l’État pour l’année 2012. Et cela donne lieu à cet échange (consultable ici dans sa version intégrale) qui, avec le recul, prend un fort relief.

« La création de la BPI entraîne des coûts imprévus – je ne parle pas des honoraires dont on connaîtra sans doute un jour le montant global. Pour rassembler les actions de CDC Entreprises, la BPI a dû racheter des actions gratuites distribuées à certains de ses cadres. Le rapporteur général le sait aussi, qui siège comme moi à la commission de surveillance de l'institution. Or cette dépense de 7 millions d'euros n'était pas prévue », s’inquiète Jean Arthuis, avant d’ajouter un peu plus tard : « Il faudra d'abord se demander comment des actions gratuites ont pu être distribuées à des cadres de la Caisse des dépôts et consignations pour des missions qui relèvent largement de l'intérêt général. Seconde question, le montant : comment expliquer que certains d'entre eux gagnent de telles sommes en si peu de temps ? »

À l’époque président de cette commission, le sénateur UMP Philippe Marini opine du bonnet : « Votre acuité d'esprit, en tant que membre de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts, est salutaire. J'ignore comment cette commission fonctionne aujourd'hui. J'y ai siégé pendant huit ans et j'ai parfois éprouvé le sentiment d'être enseveli sous une avalanche de papiers efficacement conçue pour dissimuler les vrais sujets stratégiques. »

Voilà donc le nouveau scandale qui risque d’ébranler la Caisse des dépôts. Un scandale qui arrive après beaucoup d’autres et qui soulève une cascade de questions. Les premières portent sur le fonctionnement et la gouvernance de la CDC au cours de ces dernières années. Car on ne compte plus désormais les affaires qui ont terni la Caisse du temps où Augustin de Romanet en était le directeur général, c’est-à-dire de 2007 à 2012 : des scandales qui ont secoué la Société nationale immobilière (SNI) ou Icade, deux importantes filiales de la Caisse (on peut consulter nos enquêtes ici ou ), jusqu’aux marchés offerts sans appels d’offres à Alain Bauer (lire Alain Bauer a profité de contrats de complaisance à la Caisse des dépôts), autrement dit en violation du Code des marchés publics, en passant par le sinistre financier de Transdev qui pourrait se chiffrer en centaines de millions d’euros, c’est une époque très sombre que l’institution financière a alors traversée.

Et le plus étrange, c’est qu’aucun audit systématique n’a été dressé de cette époque. Les dérives n’ont le plus souvent été connues que grâce à la pugnacité de la presse, dont celle de Mediapart. Ou parfois, grâce aux investigations de la Cour des comptes. Encore faut-il préciser dans ce dernier cas que les rapports des magistrats financiers sont la plupart du temps gardés secrets, ce qui contribue trop souvent à l’opacité du système français.

Autre interrogation : Jean-Pierre Jouyet a assurément bien fait de sommer les bénéficiaires de rendre l’argent qu’ils avaient perçu. Mais pourquoi cela s’est-il passé dans la plus totale discrétion, sans que le Parlement ne soit informé de l’affaire ? Et pourquoi aucune sanction n’a-t-elle été envisagée à l’époque contre les promoteurs du système ? Était-il inconcevable en droit que la Cour de discipline budgétaire soit saisie sans délai, ou alors que les faits soient dénoncés au Parquet ?

Ces questions prennent d’autant plus d’importance qu’Augustin de Romanet a fait, par la suite, une belle carrière. Malgré toutes les affaires que nous venons de pointer, François Hollande a en effet décidé de lui offrir la présidence d’Aéroports de Paris. Ce qui soulève encore une autre interrogation : Jean-Pierre Jouyet a-t-il tenu informé son ami François Hollande du véritable bilan dont pouvait être crédité Augustin de Romanet, avant qu’il ne lui confie la présidence de cette entreprise publique ?

Reste enfin une ultime interrogation : même si c’est maintenant avec beaucoup de retard, quelles suites la Cour des comptes voudra-t-elle donner à cette affaire ? Il sera intéressant de la suivre de très près, car le principal promoteur du système des actions gratuites, Jérôme Gallot, est – c’est le piquant de l’affaire – conseiller maître à la Cour des comptes !

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. La visite très attendue d'Alexis Tsipras, le nouveau chef de l'exécutif grec, va focaliser l'attention cette semaine à Bruxelles. Mais la capitale belge accueille aussi à partir de lundi, et jusqu'en fin de semaine, un nouveau « round » de négociations (le huitième depuis le lancement à l'été 2013) censées déboucher, peut-être d'ici la fin de l'année 2015, sur un accord de libre-échange entre les États-Unis et l'Union européenne (TTIP ou TAFTA). C'est un vieux projet dans l'air depuis des décennies, réanimé par l'ancien président de la commission José Manuel Barroso il y a trois ans, devenu l'une des priorités du conservateur Jean-Claude Juncker pour relancer la croissance sur le continent.

Pour les observateurs familiers de ces négociations marathon, qui se déroulent par alternance entre Washington et Bruxelles, le contraste est saisissant. D'un côté, les difficultés s'accumulent pour l'avenir du TTIP. Les Américains ont fait d'un accord commercial avec des pays de la zone Asie-Pacifique une priorité d'ici la fin du mandat de Barack Obama, ce qui retarde d'autant les échéances avec Bruxelles. Surtout, le mécanisme d'arbitrage, qui permettrait à une entreprise d'attaquer en justice un État devant un tribunal ad hoc (ISDS dans le jargon), est une disposition du TTIP si impopulaire qu'elle semble hypothéquer l'avenir du texte tout entier (lire nos articles). Certaines capitales – Rome, Londres – se plaignent tout haut des retards accumulés.

Pourtant, force est de constater que les discussions avancent, secteur par secteur (cosmétiques, chimie, textile, dispositifs médicaux, automobiles, etc). Des points d'accord pourraient commencer à se concrétiser. « Nous parlerons cette semaine de tous les sujets, sauf de l'ISDS (le mécanisme d'arbitrage, sur lequel la négociation est jusqu'à présent gelée, faute de consensus côté Européens, ndlr) », expliquait vendredi un responsable de la commission.

Les chefs de file des négociations pour les Etats-Unis (à gauche) et pour l'UE.Les chefs de file des négociations pour les Etats-Unis (à gauche) et pour l'UE. © Reuters. 2014.

Le TTIP est un accord commercial d'un genre particulier. Son principal objectif n'est pas de baisser les tarifs douaniers (il en est question, mais ces droits de douane, la plupart du temps, sont déjà très bas). Il cherche surtout à harmoniser des « régulations » et des « normes », dans des dizaines de secteurs, pour renforcer les échanges commerciaux. Exemple souvent repris par les communicants de la commission : si Washington et Bruxelles parviennent à s'entendre sur une définition commune d'un airbag, pour la sécurité routière, cela renforcer les exportations de voitures européennes aux États-Unis, et réciproquement.

À l'été 2014, Mediapart a déjà relayé les difficultés des négociateurs pour faire « converger » les règles de part et d'autre de l'Atlantique sur les questions financières. Les États-Unis sont, concernant ce dossier, sur la défensive, de crainte de voir se défaire certains pans de sa régulation.

Mais le projet est encore plus ambitieux : il s'agit aussi de trouver des moyens, et d'inventer des structures sur mesure, pour harmoniser des réglementations à venir, celles que le parlement européen adoptera dans plusieurs années. Des ONG bruxelloises, dont CEO, ont fait fuiter la semaine dernière un projet de chapitre sur la « coopération réglementaire » que devait transmettre la commission aux Américains, le 30 janvier, et qui confirme cet objectif (lire document ci-dessous).

Premier constat : le texte est de nature juridique, constitué de 16 articles, et non plus, comme au cours de l'année dernière, un simple « position paper » (un texte encore flou fixant les grandes lignes de la position de la commission). C'est la preuve que les négociations, sur ce point, ont bien avancé.



De manière plus générale, les ONG redoutent que cette « coopération règlementaire » ne permette surtout, en bout de course, que l'« on fournisse aux entreprises une série d'instruments, qui leur permettront d'influencer la fabrication de nouvelles lois, de nouveaux règlements, et même de ceux qui existent déjà », croit savoir Corporate Europe Observatory (CEO). En clair, le TTIP mettrait en place des structures qui renforceraient le poids du secteur privé dans la fabrication des textes de loi en Europe. À les écouter, c'est toute la manière dont on fixe la loi sur le continent, qui serait à terme menacée.

L'article 14, en particulier, annonce la mise sur pied d'un « organisme de coopération réglementaire » (regulatory cooperation body), qui inquiète nombre d'observateurs. Il aurait son mot à dire sur les projets de loi en cours, pour les « harmoniser » avec ceux des États-Unis. Or, cet organisme sera surtout constitué, s'inquiètent certains (malgré quelques garanties qui figurent dans le document de négociation), de représentants du secteur privé, qui disposeraient d'un « accès privilégié ».  

Du côté de la commission, jointe par Mediapart, on rejette en bloc ces critiques : « Aucune des dispositions sur la table ne compromettront le processus de prise de décision, et de fabrication des textes de loi, pas plus aux États-Unis que dans l'Union européenne. Cette coopération se concentre en grande partie sur des règles techniques, qui encadrent la commercialisation des biens et la livraison des services. Des pans entiers de régulations ne sont pas concernés par cette coopération (par exemple la sécurité sociale, les conditions de travail, la fiscalité, etc). Et quoi qu'il en soit, cette coopération, sur ce corpus très précis de règlements, devra répondre aux standards de protection élevés que chacune des parties s'est fixés. »

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Les scandales de l’évasion fiscale s’étalent sur grand écran

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Quand les multinationales font tout ce qui est en leur pouvoir pour ne pas payer d’impôt et que les États censés s’assurer de la juste répartition de la charge fiscale ferment les yeux, on n’est pas loin de la « rupture du contrat social », voire de la « mort des démocraties ». Ce constat abrupt devrait être familier pour les lecteurs réguliers de Mediapart, tant nous le répétons et l’illustrons à longueur d’articles. Mais pour la première fois, ces arguments sont présentés sur grand écran. Avec les armes, et l’impact, propres au meilleur du cinéma.

Le Prix à payer, le documentaire du réalisateur canadien Harold Crooks qui arrive dans une cinquantaine de salles ce mercredi, sera sans doute un jalon important dans la prise de conscience collective sur ces questions fondamentales. Pourquoi les États sont-ils si lents pour colmater les brèches du système fiscal international, largement exploitées par les grandes entreprises et leurs fiscalistes ? Comment la finance a-t-elle pris la main sur le politique ? Le sursaut amorcé depuis deux ans sous l'égide du G20 et de l'OCDE va-t-il aboutir ?

Ces questions brûlantes sont toutes abordées dans le film. Elles sont plus que jamais d’actualité, comme viennent de le prouver une série d’informations toutes récentes. Dans le courant du week-end, d'abord, on apprenait que dans le cadre du budget américain pour 2016, Barack Obama souhaitait taxer les quelque 2 000 milliards de dollars que stockent les entreprises américaines dans les paradis fiscaux, loin du fisc. Pour éviter de payer les 35 % d’impôt sur les bénéfices normalement dus, Microsoft et Google ont choisi les Bermudes, alors que Facebook et HP privilégiaient les îles Caïmans et que Apple se réfugie dans les îles Vierges…

Cette situation est tellement confortable pour Apple que lorsqu'il s'agit de payer des dividendes à ses actionnaires, elle préfère emprunter de l’argent plutôt qu'écorner son magot. Apple et ses semblables espéraient qu’Obama ferait comme George W. Bush en 2004, leur offrant une amnistie fiscale et taxant à seulement 4 % les profits qu’elles consentiraient à rapatrier. C’est raté, et il sera passionnant de savoir comment le débat parlementaire tournera sur cette question.

Autre point chaud, la Commission européenne vient d’annoncer qu’elle ouvrait une enquête sur les conditions très favorables que la Belgique réserve aux multinationales, à coup de « tax rulings », ces accords secrets entre l’administration fiscale et les entreprises, également spécialité du Luxembourg.

L'Union européenne s’intéresse au système, inconnu jusqu’à des révélations de presse en décembre et janvier, des « bénéfices excédentaires ». Un curieux montage fiscal, réservé aux multinationales pouvant prétendre qu’une partie de leurs bénéfices réalisés en Belgique viennent en fait exclusivement de leur appartenance à un grand groupe mondial, et ne doivent donc pas être taxés sur le territoire. « Système généralisé », qui « constituerait une distorsion grave de la concurrence », craint la commissaire à la concurrence Margrethe Vestager.

Enfin, L’Expansion révèle que Microsoft a consenti à verser au fisc français 16,4 millions d’euros pour régler un long conflit, portant sur un redressement fiscal engagé contre l’entreprise dans l’Hexagone (un autre redressement, dont la facture dépasse les 52 millions d’euros, est toujours contesté par l’entreprise). Une victoire symbolique pour la France, et son service spécialisé dans les redressements fiscaux des grandes entreprises, la direction des vérifications nationales et internationales. La DVNI est particulièrement active contre les multinationales qui tentent de passer entre les mailles du filet : outre Microsoft, elle a ouvert des enquêtes sur Amazon, Yahoo, Google, Facebook ou eBay...

Cet activisme n’a justement pas échappé aux auteurs, canadiens, du Prix à payer. Ils ont décidé de le montrer en exemple, en filmant quelques heures du travail de cette unité, d'ordinaire très secrète. Son directeur, Olivier Sivieude, et ses hommes sont présentés sous un jour particulièrement favorable dans le film. « C’est vrai que nous souhaitions les montrer un peu comme des super-héros. Nous sommes allés les voir parce que nous savons que le fisc français prend des initiatives fortes pour combattre la façon dont les multinationales essayent d’éviter de payer leurs impôts », explique Brigitte Alepin, la coscénariste du film (écoutez-la sur France Inter tout récemment). Cette avocate fiscaliste québécoise a écrit en 2003 Ces Riches qui ne paient pas d’impôts, best-seller en Amérique du Nord. Son livre suivant, La Crise fiscale qui vient, paru en 2010, a servi de base au documentaire qui sort cette semaine.

« Je souhaitais faire un film pour ne plus parler seulement au “1 %” d’intellectuels qui me lisaient, dans mes livres ou mes chroniques dans les médias québécois », explique-t-elle. Un souhait réalisé en bonne partie grâce à la centrale des syndicats du Québec, qui a financé six mois de travail de préparation, le temps de réunir l’équipe du film, et en particulier Harold Crooks, le réalisateur dont elle avait « rêvé » en raison de ses films précédents, comme Survivre au progrès. Ce dernier n’a pas hésité longtemps à suivre Brigitte Alepin, sur un sujet qui lui tient à cœur et à propos duquel il a des idées très arrêtées : « À mon sens, le monde “offshore” représente une menace grave contre les innovations sociales majeures du XXe siècle : la classe moyenne et l’État providence », indique-t-il à Mediapart.

C’est ce que le film s’emploie à démontrer, en déroulant des arguments qui ne seront pas étrangers à ceux qui ont déjà vu La Grande Évasion, le documentaire de Xavier Harel diffusé sur Arte en octobre 2013, dont Mediapart avait dit le plus grand bien. Mais là où Harel employait l’humour grinçant pour souligner l’absurdité de l’évasion fiscale au niveau mondial, Crooks et Alepin ont choisi une tonalité plus sombre, faisant défiler témoins et arguments sur fond de nuages d’orage menaçants et de musique lourde.

Pas de révélation fracassante dans leur travail, mais une mise en cohérence réussie de toutes les bribes racontant l'élaboration du système mondial actuel, où l’un des avantages compétitifs majeurs des entreprises réside dans leur capacité à éviter l’impôt. Quand il ne s’agit pas tout simplement de frauder le fisc. C’est en quelque sorte la mise en images, convaincante, de ce qu’on trouve dans les trois principaux livres disponibles en français sur la question : le classique de 2006 cosigné par le journaliste Christian Chavagneux et Ronen Palan (interviewé dans le film), l’ouvrage mordant du Britannique Nicolas Shaxson et l’excellent livre de Xavier Harel.

On voit donc l’économiste et activiste Saskia Sassen théoriser la rupture du contrat social lorsqu’une partie très importante de la population bénéficie de privilèges fiscaux, comme si elle était une nouvelle noblesse, face à un tiers état à qui rien n’est épargné. On écoute Shaxson, secondé très efficacement par le père William Taylor, pasteur et député travailliste local, raconter comment la City est devenue la plus grande place financière offshore du monde dès les années 1970, à la faveur de la création des « eurodollars », ces billets virtuels qui pouvaient être échangés partout sauf aux États-Unis et qui ont lancé la finance mondialisée.

On redécouvre, dans la bouche de Thomas Piketty, comment les réformes libérales engagées par Ronald Reagan et Margaret Thatcher ont fait le lit de la remontée en flèche des inégalités dans les pays développés. Et comment l’État providence est devenu un « État concurrence ».


Parmi les passages obligés de la démonstration, on se régalera des extraits des auditions très musclées menées contre Amazon, Yahoo ou la banque Barclays par les députés britanniques (que nous avons suivies ici et ). Tout comme de l’interrogatoire au couteau de Tim Cook, patron d’Apple, et de ses lieutenants par le démocrate américain Carl Levin qui, avant de prendre sa retraite il y a quelques mois, avait démontré qu’une des filiales de l’entreprise accumulant le plus d’argent était un fantôme fiscal ne payant aucun impôt…

Autre rappel très utile : Alain Deneault, que nous interrogions ici, détaille le rôle important du Canada dans l’éclosion des paradis fiscaux caribéens, aujourd’hui si précieux aux multinationales américaines. Il est à ce titre délicieux, ou glaçant, de voir cette interview d’époque de Jim MacDonald, célèbre avocat installé aux Caïmans dès le début des années 1960, qui déclare placidement : « Je ne ressens aucune honte à ne pas payer d’impôts. »

Le film laisse une place aux arguments des défenseurs du système actuel, en faisant s’exprimer assez longuement Tim Ridley et Richard Rahn, respectivement ex-président et ex-directeur de l’autorité monétaire des îles Caïmans, ou Stuart Fraser, un ancien responsable de la Corporation de la City. Un passage clé montre d’ailleurs Fraser, ce symbole des symboles des lobbyistes financiers, affronter la foule lors du mouvement « Occupy London » en 2011. Un certain courage qui ne lui a pas attiré la sympathie des manifestants, au contraire d’une figure centrale du documentaire, qu’on voit en plein dans son élément parmi les activistes, s’attirant leurs acclamations après une riposte aux arguments du représentant de la City. Il s’agit de John Christensen, le dirigeant et fondateur du Tax justice network, l’ONG la plus pointue dans la lutte contre l’évasion fiscale.

Originaire de Jersey, paradis fiscal bien établi où nous l’avions rencontré, Christensen a été le conseiller fiscal du gouvernement local pendant douze ans, avant de se détourner de son métier et de s’opposer férocement à ses anciens camarades. Les militants et les sympathisants du Tax justice network sont omniprésents dans Le Prix à payer. « C’est vrai que nous leur avons laissé une place particulière, reconnaît Brigitte Alepin. Il n’y a pas beaucoup de personnes qui connaissent si bien le système et qui sont en même temps capables d’en parler clairement. Ils nous ont passé beaucoup d’informations et nous ont orientés. »

La « taxe Robin des bois »

La dernière partie du film se détache des constats et de la thématique de l’optimisation fiscale à proprement parler, en s’intéressant à la taxe sur les transactions financières, dont l’instauration est pour l’instant en panne en Europe, comme Mediapart le raconte ici. Le lien entre ces deux versants du film n’est peut-être pas limpide pour le spectateur, mais il paraît évident pour le réalisateur, qui dénonce les dérives du monde de la finance, à l’heure où, trading à haute fréquence oblige, la durée moyenne de détention d’une action ne se compte plus en mois ou en jours, mais en secondes.

« Je me suis rappelé une phrase de l’auteur russe Anton Tchekhov, qui disait que si vous accrochez un fusil au mur au premier acte dans une pièce de théâtre, alors il faut l’utiliser au troisième acte. J’avais montré au premier acte que la City de Londres et les grandes banques (mes bêtes noires) sont les créateurs des juridictions du secret connues sous le terme de “paradis fiscaux”, explique-t-il. Dans l’acte trois, je voulais donc me concentrer sur les remèdes disponibles. L’un des remèdes les plus évidents (même s’il est principalement symbolique) est d’imposer aux spéculateurs une taxe sur les transactions financières, celle que les activistes de la société civile nomment “taxe Robin des bois”. »

Cette conviction forte a donné naissance à l'une des belles surprises du film. On y rencontre Sam Holloway, un pompier noir de Chicago, dont le réalisateur a déniché l’histoire dans un hebdo alternatif, le Chicago Reader. Fin 2012, sa brigade a perdu l’un de ses responsables dans un feu d'immeuble. Et lorsqu’il est venu lui rendre hommage, le maire de Chicago, Rahm Emanuel, ancien bras droit de Barack Obama, en a profité pour annoncer aux pompiers que leur système de retraite menaçait de faire faillite, et qu’il faudrait donc réduire leurs pensions. Le pompier Holloway lui a alors proposé de taxer à la place les transactions se déroulant tous les jours à la Bourse de Chicago, célébrissime marché mondial de matières premières, et au Chicago Mercantile Exchange, son petit frère spécialisé dans les produits dérivés.

« Le “Merc” est le plus grand marché de produits dérivés du monde, et c’est le trading non régulé de ces produits qui a failli faire s’effondrer l’économie mondiale, rappelle Harold Crooks. J’ai su que Holloway était mon homme : une forte présence qui parlerait à M. et Mme Tout-le-monde. » Le film sort en France avant tous les autres pays, mais il a déjà été montré plusieurs fois, au Canada et ailleurs. « Le public trouve en général que la scène où Sam Holloway explique sa proposition de taxe sur les transactions est une des plus convaincantes du film », témoigne le réalisateur. Le public n’a pas tort.

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D'anciens prestataires de service d'Orange l'attaquent en justice

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D’anciens prestataires de services d’Orange se rebiffent. L’entreprise doit faire face aux poursuites judiciaires de deux entreprises, LCO et L’Agence Télécom, qui étaient chargées pendant de longues années de vendre ses téléphones et ses offres destinés aux entreprises. Toutes deux assignent l’ex-France Télécom devant le tribunal de commerce de Paris, et l’accusent d’avoir cherché à les évincer de ce secteur, dit de la vente indirecte, pour reprendre leur activité à son compte. Selon les deux entreprises, à partir de la fin 2010, Orange a cherché à faire baisser leur rémunération par tous les moyens, parfois à la limite de la légalité. Selon les informations de Mediapart, au moins trois autres entreprises se sont plaintes des mêmes comportements d’Orange à leur égard.

Après des années de conflits, LCO a subi en septembre 2014 la résiliation unilatérale de son contrat la liant au géant de la téléphonie, et a cessé son activité, laissant une trentaine de salariés sur le carreau. Elle demandera à Orange de s’expliquer début mars lors d’une audience devant le tribunal de commerce. De son côté, L’Agence Télécom a sauvé sa tête en changeant de partenaire, de sa propre initiative : elle est désormais prestataire de SFR, pour qui elle travaille depuis 2014.

Les représentants des deux entreprises décrivent le même processus, et notamment des changements dans les conditions de rémunération imposées à partir de fin 2010. Leur business est identique : trouver de nouvelles entreprises désirant souscrire aux offres d’Orange, et toucher des commissions (entre 15 et 20 % en général) sur le contrat, qui est ensuite signé directement entre Orange et ses nouveaux clients. C’est Orange qui leur verse ensuite les commissions, selon des conditions tarifaires assez complexes.

LCO est spécialisée dans la téléphonie mobile des « grands comptes », commercialisant puis gérant les lignes ouvertes chez Orange par Nestlé, La Poste, Alcatel, Casino ou France Télévisions. Elle est en contrat avec Télécom depuis mai 1999, et même depuis 1993 avec Hutchison, l’actionnaire principal d’une société qui fut par la suite absorbée par France Télécom. En 2013, LCO gérait une flotte d’environ 100 000 lignes. Du côté de L’Agence Télécom, créée en 2006 à Marseille, la spécialité, ce sont les petites et moyennes entreprises, prospectées par une trentaine de commerciaux (sur 50 à 60 salariés selon les périodes). La société revendique d’équiper « environ 3 000 entreprises par an ».

Mais les nouvelles conditions voulues par Orange ont des conséquences sérieuses sur ce modèle. Si LCO les avaient acceptées, calcule-t-elle, son chiffre d’affaires aurait baissé de 30 % en 2011-2012, et l’aurait rendue déficitaire de plus de 2 millions d’euros, alors qu’avec les conditions tarifaires telles qu’elles étaient établies depuis des années, elle était bénéficiaire. Une sérieuse dégradation des comptes que L’Agence Télécom a, elle, bien dû encaisser, malgré une augmentation du nombre de clients qu’elle apportait à Orange. « Entre 2011 et 2012, notre chiffre d’affaires sécurisé (qui représente globalement ce que paie un client d’Orange sur la première année) a augmenté, passant de 29 à 31 millions d’euros. En revanche, notre rémunération a baissé de plusieurs centaines de milliers d’euros, notamment en raison des modifications dans les conditions de commissionnement », comptabilise Bernard Scoffié, directeur associé de la société. Selon les récits obtenus par Mediapart, les explications venues d’Orange, quand il y en a eu, faisaient état de tarifs ou de structures d’offres plus assez rentables pour permettre le versement de la rémunération habituelle.

« Modifications unilatérales, soudaines et inexpliquées » des contrats

« Notre entreprise est devenue partenaire d’Orange Business, division des ventes indirectes, dès sa création en 2006 », raconte Bernard Scoffié, qui insiste sur la symbiose qui existait à l’époque avec son commanditaire. « Le business plan a quasiment été écrit à quatre mains avec le groupe, qui s’appelait encore France Télécom. La confusion possible avec notre nom était d’ailleurs tout à fait volontaire. Nous ne travaillions que pour eux. » Même son de cloche du côté de LCO, par la voix de son avocat, Gonzalo Claiman-Versini : « LCO consacrait l’intégralité de son activité à la gestion des grands comptes du groupe Orange-France Télécom. L’essor de la société en tant que partenaire privilégié a été souhaité et soutenu par le groupe. »

« À partir de la fin 2010, Orange a tenté de faire baisser le montant des commissions et autres rémunérations versées à la société LCO, en proposant de nombreuses modifications des bases de calcul de cette rémunération, résume l’avocat. Il s’agissait en fait d’un moyen détourné de se débarrasser d’une entreprise qui était un partenaire fidèle, en utilisant des modifications contractuelles qu’elle savait inacceptables. »

Selon nos informations, trois autres entreprises, elles aussi partenaires depuis plus de dix ans, s’étaient plaintes en même temps que LCO, dans une lettre de 8 pages adressée à plusieurs responsables d’Orange, datée du 12 mai 2011, dénonçant « des modifications unilatérales, soudaines et inexpliquées de leurs rapports contractuels » avec leur commanditaire. Les nouvelles règles étaient décrites comme « étant fortement préjudiciables » alors même que c’est bien le groupe France Télécom qui avait initialement « souhaité l’essor des sociétés signataires ». À titre d’exemple, sur une certaine catégorie d’options qu’elle proposait aux nouveaux clients, les entreprises signataires se plaignaient d’une baisse de 70 % de leur rémunération. Une seconde lettre, signée par trois de ces entreprises en octobre 2011, dénonçait les réponses « vides de substance » qu’elles avaient obtenues.

Finalement, seule LCO a osé aller au procès, les autres sociétés étant encore en contrat avec Orange. Mais sur ce cas, comme dans celui de L’Agence Télécom, l’entreprise fait profil bas. Aux questions de Mediapart, qui a sollicité plusieurs de ses responsables, c’est le service de presse qui a répondu, indiquant ne pas commenter les procédures en cours, mais assurant que « dans le cadre de notre défense, nous répondons point par point aux accusations » et que ses « éléments de défense sont solides ».

Pour quelles raisons Orange a-t-elle décidé de dégrader les résultats financiers de ses partenaires ? « Tout porte à croire que cette stratégie d’étranglement était volontaire, estime Bernard Scoffié. Désormais, les acteurs à valeur ajoutée, tels que les acteurs du "cloud computing", sont préférés aux agents considérés comme de "simples vendeurs". » « Nos alertes répétées n’ont rien donné, constate-t-il. Nous avons même saisi le médiateur des relations interentreprises en décembre 2013, mais Orange a refusé la médiation. » Il évoque aussi « un contexte bouleversé par l’arrivée de Free » dans l’univers du mobile et « la nécessité pour Orange de rétablir ses marges ».

Mais Free mobile n’a été lancé qu’en janvier 2012, et l’offensive d’Orange avait déjà démarré. Pour Gonzalo Claiman-Versini, l’explication est à chercher du côté d’un changement de stratégie majeur : « Quand tout a commencé il y a une vingtaine d’années, on ne savait pas ce que ce marché allait donner. Orange a fait le choix d’externaliser ce risque, car il y avait bien un risque, et des investissements importants à fournir. Aujourd’hui, gérer les flottes de téléphones mobiles des grands groupes n’est plus une activité risquée, mais au contraire hautement rentable, dont Orange souhaite bénéficier seule. » Une décision stratégique pas critiquable en soi, mais dans ce cas, juge l’avocat, « l’éthique des affaires commandait qu’Orange rachète la société LCO si elle souhaitait intégrer son expertise en son sein ».

Cette idée avait d’ailleurs été suggérée à Orange lors d’un audit réalisé par le cabinet Greenwich consulting en 2011. Mais dès 2010, le même cabinet recommandait instamment à l’entreprise de reprendre la main sur les clients qu’elle déléguait à des partenaires extérieurs, estimant qu’il y avait dans cette conduite des affaires une perte de contrôle préjudiciable pour l’entreprise. Et c’est sans doute en suivant ce conseil que l’ex-entreprise publique a cherché peu à peu à évincer ces distributeurs indépendants.

Le problème, c’est qu’outre des changements contractuels plus ou moins négociés, Orange est aussi accusée d’avoir employé des méthodes moins propres. Ainsi, LCO dénonce de « fréquentes erreurs de calcul » dans le paiement de ses commissions, avec par exemple au 4e trimestre 2013 le versement de seulement « 30 % de la rémunération contractuellement prévue ». L’entreprise décrit, de façon générale, des tentatives de détourner ses clients pour qu’ils traitent en direct avec Orange. LCO accuse Orange d’avoir repris à la fin 2013, sans son consentement, la gestion du tiers de son parc de lignes mobiles, soit 35 000 lignes.

Bernard Scoffié parle quant à lui carrément de « concurrence déloyale », évoquant d’étranges cas d’annulation des contrats que son entreprise passait avec de nouveaux clients : « Une fois que nous avions vendu des lignes ou des services Orange, les équipes chargées de mettre en place ces services étaient le plus souvent constituées de salariés d’Orange. Or le taux d’annulation de nos ventes par ces équipes était anormalement élevé. Nous avons découvert qu’une majorité de ces annulations était injustifiée et que, dans certains cas, les vendeurs salariés du groupe reprenaient à leur compte ces ventes abusivement annulées. In fine, ce sont des rémunérations que nous n’avons pas perçues alors que le travail était fourni. »

En 2011-2012, selon les trimestres et les offres, les taux d’annulation allaient de 7 % à presque 43 % sur les contrats conclus par L’Agence Télécom. Soit un manque à gagner de plusieurs centaines de milliers d’euros. Après des discussions animées, la situation a fini par rentrer dans l’ordre, « le taux d’annulation revenant miraculeusement à la normale à la fin de notre collaboration », raconte Bernard Scoffié. Comme l’atteste le compte-rendu d’une réunion de janvier 2013 avec de hauts responsables d’Orange, après les coups de gueule de L’Agence Télécom, le taux d’annulation sur un échantillon de ventes surveillées est passé de presque 18 % à un peu moins de 5 %, sans qu'apparemment Orange ne change grand-chose à ses procédures.

La DGCCRF enquête 

Mais il existe un point sur lequel les choses ne se sont jamais arrangées : les délais de paiement. Quand une vente était conclue par un partenaire, Orange ne lui facturait la commission que lorsque la ligne vendue était effectivement activée. Or, c’est Orange qui décidait de la date d’ouverture… parfois jusqu’à 6 mois après la vente. Autant de temps pendant lequel les prestataires extérieurs n’étaient pas payés. Une fois la ligne activée et la facture éditée, Orange réglait son dû dans les délais légaux de 90 jours. Mais dans les faits, il n’était pas rare que la durée de la procédure dépasse largement le délai légal : pour L’Agence Télécom, de janvier à décembre 2012, 14 % à 74 % des factures réglées, selon les mois, l’ont été plus de 90 jours après la signature du contrat avec le nouveau client. LCO, elle, fait état de règlements de plusieurs centaines de milliers d’euros payés un an après la signature.

Cette particularité a attiré l’attention de la DGCCRF de Provence-Alpes-Côte d’Azur (rebaptisée depuis plusieurs années « brigade régionale des relations interentreprises »). En matière de service, les délais de paiement sont en effet censés courir à compter de la réalisation de la prestation, c’est-à-dire la vente. Le gendarme de la concurrence et de la répression des fraudes a donc auditionné les dirigeants de L’Agence Télécom, puis a transmis le dossier en Île-de-France. Orange a confirmé à Mediapart l’existence d’une « enquête simple » sur ce point des délais de paiement. Léger accroc pour une entreprise signataire de la « charte des relations interentreprises » et dont le label « relations fournisseur responsable » a été reconduit en janvier 2014.

« Les actionnaires de L’Agence Télécom ont investi et perdu un total de 1,5 million d’euros dans une entreprise qui, par ses excellents résultats, a fait gagner de l’argent à Orange », assure Bernard Scoffié. Dans la défense qu’elle présente au tribunal face à LCO, Orange assure de son côté que ses prestataires n’étaient pas en état de dépendance économique, qu’il n’existait aucune exigence d’exclusivité dans ses contrats avec eux, et qu’elle ne peut donc pas être tenue responsable de leurs déboires.

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Grèce : la BCE lance un coup d'Etat financier

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À quoi joue la Banque centrale européenne (BCE), si ce n’est au pompier pyromane ? Alors que le premier ministre grec, Alexis Tsipras, et le ministre des finances, Yanis Varoufakis, bousculent tous les agendas et vont de Berlin à Londres, en passant par Paris et Rome, pour tenter d’élaborer un nouvel accord sur le sauvetage de la Grèce, le comité de la BCE a décidé, par une seule mesure technique, de mettre le nouveau gouvernement de Syriza dos au mur, mercredi 4 février. 

Les responsables de la banque centrale ont annoncé que l’institut monétaire mettait un terme à partir du 28 février – dans les faits, la mesure devrait prendre effet dès le 11 février pour des raisons techniques – à la clause qui lui permettait d’accepter les titres grecs, classés aujourd’hui en junk bonds, que les banques grecques placent en dépôt de garantie pour obtenir des crédits bancaires. Pour les banques grecques, privées de tout accès aux financements interbancaires, ce dispositif est essentiel pour assurer leur financement. La BCE, obligée par ses statuts de n’accepter que des titres sûrs (notés A), avait décidé de faire une exception pour tous les pays en crise de la zone euro, à commencer par la Grèce, dès 2010, afin d’assurer la stabilité financière du système bancaire. Brusquement, l’institut monétaire semble se poser des questions sur des titres qu’elle a acceptés depuis près de cinq ans.

Jean-Claude Juncker et Alexis TsiprasJean-Claude Juncker et Alexis Tsipras © europa

Pour justifier cette volte-face – imposée par la Bundesbank, affirment certains observateurs financiers –, la BCE met en avant les règles et, naturellement, les fameux traités européens. « La décision du comité a été prise compte tenu du fait qu’il n’est actuellement pas possible de tenir pour acquis un accord sur la révision du programme (du sauvetage grec - ndlr) et est en ligne avec les règles existantes du système monétaire européen », dit le communiqué.

L’institut monétaire précise que les banques grecques pourront toujours avoir accès aux lignes de liquidité d’urgence (ELA) mises à disposition par la banque centrale grecque. Des termes techniques incompréhensibles pour la majorité, qui risquent seulement d'affoler un peu plus.

Dans l’urgence, le ministère grec des finances a publié un communiqué, cherchant à rassurer et à minimiser la situation. Il y affirme que les banques grecques sont bien capitalisées et ne risquent rien. Avant d’ajouter : « La BCE, en prenant cette décision, fait pression sur l’Eurogroupe afin de conclure rapidement un nouvel accord entre la Grèce et ses partenaires, au bénéfice de tous. »

À la seule publication du communiqué de la BCE, les financiers sont redevenus très nerveux. Les questions se reposent sur la solidité de la zone euro. Certains évoquent une panique bancaire en Grèce, voire une nationalisation du système bancaire grec poussant le pays vers la sortie de la zone euro. Un scénario qu’avait imaginé Goldman Sachs à la mi-décembre et qu’il a affiné il y a quelques jours, soulignant que le moindre faux pas pouvait par enchaînement conduire à une situation explosive en Europe.

La mesure de la BCE relève d’une grande irresponsabilité. Pour les Grecs, la décision de la BCE risque d’avoir une traduction simple : leurs banques n’ont plus le soutien de la banque centrale européenne. Il ne pouvait y avoir plus mauvaise annonce au plus mauvais moment. Elle revient à verser de l’essence sur un foyer enflammé. Depuis l’annonce des élections anticipées, fin décembre, les banques grecques font face à une fuite de capitaux sans précédent. Le chiffre de 100 milliards d’euros circule dans les milieux financiers. Selon l’agence Bloomberg, 14 milliards d’euros auraient été retirés des comptes bancaires en janvier avant les élections législatives. Comment la situation va-t-elle évoluer dans les jours à venir ?

Le calendrier de remboursement pour la Grèce en 2015Le calendrier de remboursement pour la Grèce en 2015

Même si la situation ne tourne pas au tragique, elle place le gouvernement grec dos au mur. La tournée diplomatique éclair qu’ont décidé de faire les responsables de Syriza ne relève pas seulement de l’exploitation d’un moment politique : le gouvernement grec, fort de son succès électoral, ne sera jamais dans une meilleure position de force pour négocier des changements, réclamés par toute la population grecque. Mais elle répond aussi à une urgence économique. Alors que le dernier plan de sauvetage arrive à son terme, le gouvernement grec doit faire face à des échéances financières hors de sa portée : la Grèce doit rembourser plus de 20 milliards d’euros dans l’année. Dès mars, il lui faut 1,5 milliard d’euros pour faire honorer les prêts du FMI, 9 milliards dans l’année. Fin juillet et fin août, Athènes doit aussi rembourser 7,7 milliards de prêts détenus par la banque centrale européenne (BCE).

Ces échéances sont connues de longue date. Dès 2013, le FMI s’alarmait de ce mur de dettes que devrait affronter la Grèce. Les responsables européens avaient renvoyé l’obstacle sous la table, affirmant que d’ici là, Athènes aurait résolu tous ses problèmes. Grâce aux miracles de sa politique d’austérité, elle aurait de nouveau accès aux marchés financiers. Comme depuis le début de la crise de l’euro, rien ne s’est passé comme prévu. La Grèce est toujours sous assistance respiratoire et dans l’incapacité de trouver des financements sur les marchés.

Nul doute que l’ancien premier ministre grec, Antonis Samaras, en provoquant des élections législatives précipitées dès fin janvier, avait aussi ce calendrier en tête. Il savait que la Grèce était dans une impasse, dans l’incapacité d’honorer ces échéances. Les responsables européens, le président de la commission européenne Jean-Claude Juncker et Angela Merkel en tête, le savaient parfaitement aussi. En acceptant des élections législatives qui ne pouvaient que placer Syriza au pouvoir, leur calcul n’était-il pas d’imposer au nouveau pouvoir de gauche la froide réalité de la situation financière de la Grèce et de l’obliger à plier et endosser à son tour l’austérité ?

Dès son arrivée au pouvoir, Alexis Tsipras, a annoncé qu’il renonçait à la ligne de crédit de 7 milliards d’euros versée par la Troïka. L’accepter aurait été d’emblée se soumettre à toutes les conditions imposées par la Troïka. C’est-à-dire faire l’inverse de ce qu’il a promis à ses électeurs. Le gouvernement grec a expliqué qu’il pouvait s’en passer car les comptes étaient à l’équilibre. Dans les faits, la situation est beaucoup moins tranquille que le soutient Syriza. Les comptes sont repassés dans le rouge à la fin de l’année. Les rentrées fiscales se sont asséchées depuis l’annonce des élections législatives. Le gouvernement d’Antonis Samaras a utilisé tous les expédients. Il a quitté le pouvoir en laissant derrière lui un désert : toutes les lignes et les facilités financières qui ont été consenties à la Grèce dans le cadre du plan de sauvetage ont déjà été épuisées.

Pour faire face aux échéances pressantes de mars et faire la jonction, en attendant la conclusion d’un nouvel accord, le gouvernement grec, inspiré par son conseiller Matthieu Pigasse, banquier chez Lazard semble-t-il, a imaginé de s’appuyer momentanément sur les banques grecques. Celles-ci souscriraient aux titres émis par le gouvernement et les re-déposeraient en garantie ensuite auprès de la banque centrale pour obtenir des liquidités. « Nous avons besoin de six semaines pour mettre en place un nouveau plan. Laissez-nous un peu de temps », a redit Alexis Tsipras, lors de sa rencontre avec François Hollande mercredi à l’Élysée. C’est précisément ce que vient de lui refuser la BCE, au nom de la pureté des règles.

Yanis Varoufakis, le 4 février à la BCEYanis Varoufakis, le 4 février à la BCE © Reuters

Quelques heures auparavant, le ministre grec des finances avait pourtant rencontré Mario Draghi, le président de la BCE, à Francfort. Il en était ressorti avec le sentiment que la rencontre avait été fructueuse. « La BCE est la banque centrale de la Grèce », avait-il déclaré, reconnaissant le statut de dépendance dans lequel vit Athènes par rapport à Francfort. « La BCE fera tout ce qui est en son pouvoir pour soutenir les États membres de la zone euro. Je n’ai pas de doutes que nous pourrons conclure nos discussions avec nos partenaires européens, aussi bien qu’avec le FMI et la BCE, dans un très court laps de temps, de façon à faire redémarrer l’économie grecque », avait ajouté Yanis Varoufakis.

Qu’est-ce qui a changé en ces quelques heures ? Pourquoi la BCE a-t-elle adopté une ligne dure, qui ressemble à un ultimatum, demandant une reddition sans conditions au gouvernement grec, afin de l’obliger à remettre ses pas dans ceux de ces prédécesseurs qui ont gravement échoué ? Sa position est d’autant plus inexplicable que le débat sur la Grèce est en train d’évoluer en Europe. « Je ne doute pas que les Européens aboutissent à un accord », pronostiquait mardi un membre de la banque centrale d’Angleterre. Une position largement partagée par les milieux financiers.

Même si les responsables de Syriza n’ont pas obtenu un soutien inconditionnel des autres États européens, ils ont réussi en quelques jours à faire bouger les lignes, d’autant qu’ils ont adouci leur discours. Au mot "effacement de dettes", véritable chiffon rouge pour les Européens, ils ont substitué celui de "restructuration". Yanis Varoufakis a proposé d’échanger les titres de dettes détenus par les Européens contre des titres dont les intérêts seraient liés à la croissance nominale du pays. Un mécanisme déjà mis en œuvre lors de l’annulation de la moitié de la dette allemande en 1953. Les titres de la BCE seraient, eux, échangés contre des titres de dettes perpétuelles, les intérêts étant toujours payés mais le capital jamais remboursé.

Leurs discours ont rencontré quelques échos. À Londres, le ministre des finances, George Osborne, reprenant les critiques du gouvernement de la banque centrale d’Angleterre, a plaidé pour une politique de croissance en Europe, afin de stabiliser l’économie du continent et du monde. À Rome, le premier ministre Matteo Renzi s’est lui aussi rallié à un changement de politique en Europe. L’attitude du gouvernement français, qui pourrait pourtant avoir un rôle central dans la redéfinition de la politique européenne, a été plus louvoyante. Le dimanche, le ministre des finances, Michel Sapin, assurait que la France était aux côtés de la Grèce. Mais le mardi, il affirmait que la Grèce devait respecter ses obligations, redisant l’alignement inconditionnel de la France sur l’Allemagne. « Il ne sert à rien de vouloir opposer des pays de la zone euro entre eux, et surtout pas la France et l’Allemagne parce que de toute façon (...), les solutions qui pourront être trouvées pour accompagner la Grèce, tout en faisant en sorte qu’elle respecte un certain nombre d’engagements, passeront par un accord entre la France et l’Allemagne», a-t-il déclaré à Reuters. Mercredi, François Hollande, à l’occasion de la visite d’Alexis Tsipras, a fait la synthèse, parlant d’une politique de croissance dans le respect des traités.

Même le président des États-Unis, pourtant discret sur la politique européenne, s’est mêlé pour une fois au débat. Il demandait dimanche « de ne plus pressurer les pays en dépression » et recommandait « une stratégie de croissance afin de leur permettre de payer leurs dettes ». Ces déclarations sonnent comme un avertissement pour l’Europe, accusée d’irréalisme économique et de rigidité dogmatique, menaçant l’économie mondiale.

Cette remise en cause de la politique menée par l’Europe depuis six ans, ces critiques sur la gestion calamiteuse du cas grec par les Européens sont au cœur des discussions actuelles. Ni les uns ni les autres ne veulent reconnaître qu’ils se sont trompés. L’Allemagne, moins que tout autre, qui défend encore et toujours sa ligne dure. « Je ne pense pas que les positions des États membres de la zone euro diffèrent tellement de celle de l’Allemagne », a déclaré Angela Markel, niant tout isolement de Berlin.

Pourtant, alors que certains responsables européens plaident au moins pour un adoucissement de la peine imposée à la Grèce, les membres de la majorité allemande en tiennent pour l’inflexibilité. Le chef de file de la CDU au Bundestag, Volker Kauder, a adressé mardi une fin de non-recevoir. « Nous avons des accords avec la Grèce, pas avec un gouvernement, et ces accords doivent être respectés », a-t-il déclaré. Le ministre des finances, Wolfgang Schäuble, est sur la même ligne. Selon Reuters, un document a été préparé par l’Allemagne, recommandant la plus grande intransigeance face au gouvernement grec. « L’Eurogroupe a besoin d’une engagement clair de la Grèce lui garantissant la complète application des réformes nécessaires pour garder le programme (de sauvetage) sur les rails », est-il écrit. Il demande que le gouvernement revienne sur toutes les mesures annoncées, telles que l’arrêt des privatisations, la hausse du salaire minimum, les embauches dans la fonction publique. En revanche, il insiste que pour les réformes sur la santé, l’éducation, les retraites, le droit du travail soient poursuivies. Pas un mot sur la lutte contre l’évasion fiscale, la fraude et la corruption, comme le souhaite Syriza. La Troïka doit, naturellement, être maintenue, selon ce document.

La BCE paraît aujourd’hui se ranger délibérément dans le camp des Allemands : il n’y a rien à négocier. L’Europe se résume-t-elle aux propos cyniques de Jean-Claude Juncker : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens » ? Après avoir mené un coup d’État politique silencieux en novembre 2011, en interdisant à Georges Papandréou de mener un référendum et en l’obligeant à abandonner le pouvoir, est-elle prête à mener un coup d’État financier ? Moins de deux semaines après avoir été élu, Syriza se retrouve, en tout cas, devant le même ultimatum : soit il se soumet, met fin à toutes ses demandes, tirant un trait sur tous ses engagements politiques, soit il quitte la zone euro.

Lors de sa visite à Bruxelles, le président du parlement européen, Martin Schulz, a mis en garde le ministre grec des finances. « Si la Grèce modifie unilatéralement ses engagements, les autres ne sont pas obligés d’accepter. La Grèce risque la banqueroute », a-t-il prévenu. « Mais nous sommes déjà en banqueroute », lui a répliqué Yanis Varoufakis. C’est peut-être cette dimension dont les Européens n’ont pas pris la mesure et qui les amènent à jouer avec le feu : la Grèce n’a plus rien à perdre.

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