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En 2015, le travail tue encore

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En 1985, un ouvrage collectif publié aux éditions La Découverte jetait un pavé dans la mare. Sobrement intitulé Les Risques du travail mais agrémenté de ce sous-titre en forme d’avertissement, “Pour ne pas perdre sa vie à la gagner”, il imposait pour la première fois pleinement le sujet dans le débat social. Une question éminemment sensible, qui passe souvent à la trappe face aux enjeux économiques et politiques.

Les Risques du travail 1985Les Risques du travail 1985 © DR

Trente ans plus tard, alors que le chômage est au plus haut, que des pans entiers du droit du travail sont détricotés au nom de la simplification, l’ouvrage est totalement remis à jour sous la direction de la sociologue du travail Annie Thébaud-Mony, de Philippe Davezies, enseignant-chercheur en médecine et santé au travail, de Laurent Vogel, juriste et chercheur en santé au travail à l’institut syndical européen, et de Serge Volkoff, statisticien et ergonome. Ce sont à nouveau des dizaines d’auteurs qui sont mobilisés au fil des pages : chercheurs, syndicalistes, avocats, juristes, les regards sont multiples et concis et permettent de faire de ce livre un outil scientifique et militant d'envergure. 

Sur le constat, trente ans après, c'est toujours alarmant. Mediapart tente un état des lieux avec Annie Thébaud-Mony et Laurent Vogel.

Les Risques du travail 2015Les Risques du travail 2015 © DR

Cet ouvrage arrive trente ans exactement après le premier livre collectif sur les risques au travail. Quel avait été son impact à l’époque ?

Annie Thébaud-Mony. Lors de la première édition, en 1985, le déficit d’informations était vraiment important. Et le livre avait donc pour objectif premier de donner de l’information sur ces risques. Aujourd’hui, on est plutôt dans la situation où il y a une masse d’informations, mais qui proviennent de différentes sources, et où l’on a besoin de les distinguer, les décoder.

Laurent Vogel. Trente ans après, il y a eu beaucoup de transformations dans l’organisation du travail lui-même, les gens font face à des expositions multiples et ne vont plus se reconnaître dans le modèle ancien d’un métier qui débouche sur une maladie, avec le cas typique de la silicose du mineur, évidemment beaucoup plus rare que dans le passé.

Avez-vous l’impression que certains risques sont désormais derrière nous ?

A. T.-M. Dans les systèmes de production de type industriel, l’objectif premier a bien été la réduction des effectifs par l’automatisation. Mais en même temps, cela a aussi permis de diminuer les expositions pour les salariés. En revanche, les fonctions maintenance, nettoyage, gestion des déchets, qui cumulent tous les risques anciens comme le bruit, la saleté, la poussière, les produits chimiques, ont été massivement sous-traitées et confiées à des travailleurs qui sont moins organisés, moins bien informés. Donc on a davantage remodelé la distribution des risques que concouru à les faire disparaître. Très clairement, aujourd’hui, certaines sous-traitances industrielles sont avant tout une sous-traitance du risque.

Comment cela se fait-il que nous ayons si peu d’informations sur la prévalence des expositions dans ces sous-traitances, alors qu’elles concentrent les facteurs pathogènes ?

A. T.-M. Étant ces derniers temps focalisés sur la compétitivité, l’État comme les entreprises sont gênés par ce sujet. Premièrement parce que si l'on veut faire de la prévention, c’est coûteux. Mais aussi parce que c’est irréductible à un équivalent monétaire. Autant on peut négocier des salaires, des avantages, etc., autant la santé, la vie et la mort, ça ne se négocie pas.

On le voit avec le rétropédalage du gouvernement sur le compte pénibilité, tout le monde se réfugie derrière la complexité d’un système. Parce que le contexte économique est compliqué, la santé au travail passe au second plan ?

A. T.-M. Le travail est constamment estimé comme un coût. Et donc toutes ces histoires de simplification, dont on entend parler à longueur de temps, ou de réduction du Code du travail, veulent dire que la notion de droits fondamentaux des travailleurs à la santé au travail est toujours considérée comme une option.

Mais ont-ils déjà été considérés comme prioritaires ?

L. V. Je crois qu’au moment de l’amiante, incontestablement, cette question est arrivée sur le devant de la scène. Ça ne veut pas dire qu’on a trouvé des solutions à l’ensemble des problèmes mais il y a eu, au minimum, une prise de conscience. La visibilité médiatique joue un rôle. Il y a aussi une responsabilité sociale de la part des chercheurs scientifiques, qui sont très forts pour faire des tas de papiers dans un langage hermétique, mais souvent moins forts pour montrer la dimension politique et publique du problème. Cela renvoie également à la manière dont fonctionne la production de la recherche scientifique. Qu’est-ce qui est valorisé ? Sur quoi on met de l’argent ? Par exemple, on finance bien davantage la recherche sur la génétique que sur les expositions professionnelles. Mais c’est sûr, le contexte de la crise ne facilite pas les choses.

A. T.-M. Il faut aussi parler de la répression absolument impitoyable quand les syndicats se mobilisent, notamment dans les entreprises sous-traitantes. Ces syndicalistes sont, dans la sous-traitance de la maintenance, envoyés aux quatre coins de la France et ne peuvent donc plus exercer leur mandat. Quand ils trouvent le moyen de le faire, ils sont mis à la porte. Des syndicalistes dans ces entreprises, j’en connais. Ils vont se saisir de ce bouquin, j’en suis sûr, mais plus ils vont le faire, et plus la répression à leur encontre va être forte. 

Si l’on se penche sur des questions contemporaines, quel lien peut-on faire entre le marché de l’emploi tel qu’il est structuré aujourd’hui, avec une augmentation significative de la précarité, et les risques pour la santé ?

L. V. Ce lien est direct et très fort. À partir du moment où l’on est en situation de travail précaire, la possibilité de formuler un projet de vie est diminuée. Et cela a un impact sur l’ensemble des pratiques de santé et pas seulement la santé mentale. On peut voir par exemple une corrélation entre le travail précaire et la consommation du tabac et de l’alcool. Ensuite, les boulots où l’on est le plus exposé seront attribués aux travailleurs précaires en priorité. 

Le livre a clairement une dimension internationale. Est-il possible, par exemple, de faire un comparatif à l’échelle européenne en matière de prévention des risques au travail ?

L. V. Beaucoup de problèmes sont communs mais il n’y a pas de pays modèles. Même en Suède, on a des travailleurs précaires qui n’ont pas des conditions de travail vraiment meilleures qu’en Grèce ou au Portugal. Le trait dominant, c’est la montée des inégalités. Au niveau des réponses, c’est différent. Il y a des pays où l’offensive néolibérale est allée beaucoup plus loin, je pense par exemple aux Britanniques, avec une quasi-destruction des logiques de prévention. Ce qui a changé dans la donne européenne, c’est qu’à la fin des années 1980, l'Union européenne a été un facteur d’amélioration des conditions de santé au travail avec par exemple la création d’un droit d’alerte et de retrait. Cette dynamique s’est inversée, notamment avec l’arrivée de José Manuel Barroso à la commission.

Peut-on corréler, toujours au niveau européen, la dégradation de la santé au travail et l’affaiblissement des syndicats, de la médecine du travail et de l’inspection du travail ?

L. V. Oui. Là où il n’y a pas de CHSCT ou leurs équivalents, les situations sont pires qu’ailleurs. L’affaiblissement de l’inspection du travail est bien lié à une aggravation des conditions de santé. Et c’est clair que dans certains secteurs, la construction ou les transports, le fait d’ouvrir le marché à une concurrence inter-européenne a eu des conséquences très négatives en termes de conditions de travail.

Laurent Vogel revient dans cet extrait vidéo sur la forme d’hypocrisie qu'il y a à adopter des réglementations contraignantes en termes de santé au travail (sur l’amiante par exemple), tout en sous-traitant délibérément une partie du risque à l’étranger. 

 

La précarité mène à la question du genre et des inégalités hommes-femmes. Vous faites un lien entre la question du genre et celle de l’aggravation de la santé, et notamment entre stéréotypes de genre et risques professionnels.

A. T.-M. La place qu’occupent les femmes dans la division sociale et sexuelle du travail n’est pas celle des hommes. Massivement, elles sont dans l’emploi précaire, temporaire et connaissent des carrières altérées, hachées. Un tas de mécanismes jouent pour que les femmes soient sur les mauvais versants du précariat. Un peu de textile, un peu de nettoyage, d’industrie… Quand on recherche les expositions, les experts disent “je ne sais pas”. Il n’y a pas d'étude sur les cancers professionnels et les expositions professionnelles cancérogènes dans le nettoyage par exemple. Il existe seulement une thèse de médecine datant des années 2000, qui montre qu’il y a quatorze cancérogènes dans les chariots des immeubles des femmes de ménage ! L’invisibilité est totale. Ces employées interviennent dans les interstices du travail organisé officiel. S’il y a un accident du travail ou une maladie professionnelle, cela disparaît dans le secteur qu’on appelle interprofessionnel. Cela ne sera jamais recensé comme un accident du travail sur le site de l’entreprise unetelle. Les femmes sont donc dans un processus d’invisibilisation renforcée. Quant au modèle de référence de la création des tableaux de maladies professionnelles et même de leur évolution, c’est le modèle du travail masculin qui prévaut.

Ce que vous soulevez est fondamental. Comment relier la question de la santé à celle de l’égalité hommes-femmes ?

A. T.-M. Cela passe par une synergie pluridisciplinaire dans la recherche. Il faut faire s’asseoir autour d’une table des disciplines qui n’ont pas l’habitude de travailler ensemble, en lien avec les collectifs en résistance sur ces questions. Le mouvement pour l’amiante, par exemple. Je travaille depuis longtemps avec le premier collectif ouvrier de femmes sur l’amiante, Amisol, à Clermont-Ferrand. C’est dans cette optique aussi que nous avions créé l’association Henri Pézerat, du nom de la lutte menée à Jussieu et de mon ancien compagnon (qui aboutira à l’interdiction du minéral en 1996, ouvrant droit à la réparation des victimes).

Nous, chercheurs, ne sortons pas indemnes d’un travail de collaboration avec les syndicalistes, les travailleurs. Quand on a commencé ce travail-là, au début des années 1980, il y avait une grande distance entre chercheurs et syndicats. Henri ne soupçonnait pas le degré de désinformation et de mensonge dans lequel évoluaient les salariées. Il a réalisé l’ignorance délibérément construite de la part du patron et du médecin du travail. Quand une fille était malade, c’était parce qu’elle fumait, qu’elle était obèse, qu’elle avait la tuberculose. Il a donc fallu expliquer l’amiante puis compter les morts. Les travailleurs ne sont pas des données. Ce sont des hommes et des femmes qui vont mourir.

N’y a-t-il pas une responsabilité de l’État à laisser la santé d’une partie extrêmement importante des salariés, notamment dans le secteur industriel, se dégrader ?

A. T.-M. Tout à fait. C’est pour cela que nous travaillons à une inscription du risque industriel en crime social et environnemental dans le code pénal. Le procès de France Télécom sur les suicides va s’ouvrir, et comme le dit l’avocat des victimes Jean-Paul Teissonnière [qui intervient dans ce livre - ndlr], c’est un crime sans produit toxique, mais bien un crime organisationnel délibéré. Il y a une organisation du travail qui visait à la destruction psychologique des salariés pour les contraindre à démissionner. C’est monstrueux.

Le suicide au travail est une réalité dont l'exemple de France Télécom devenu Orange est l'illustration extrême. Des juges ont clos l’enquête sur cette vague de suicides qui vaut à son ex-patron Didier Lombard et à l’ancien opérateur public des télécoms d’être mis en examen pour harcèlement moral. Le procès est attendu pour la fin 2016. Il est suivi de très près par syndicats et spécialistes du droit du travail tant il est susceptible d’ouvrir la voie à la reconnaissance par la justice d’un harcèlement moral organisationnel, contrairement aux cas ordinaires où le lien est direct entre l’auteur présumé et sa victime. Annie Thébaud-Mony revient sur ce procès historique dans cet extrait vidéo.

Êtes-vous consultée par les autorités autour de ces questions de risques au travail ?

A. T.-M. Malheureusement, non. L’autorité de sûreté organise des groupes de travail sur la sous-traitance dans le nucléaire mais EDF a opposé son veto à ma présence. Je suis “blacklistée”. Quand il y a eu une expertise collective sur l’amiante, j’étais la seule chercheuse en santé publique à travailler sur la question de l’invisibilité des maladies professionnelles liées à l’amiante et Henri Pézerat était le seul chercheur en recherche fondamentale à travailler sur la toxicité de l’amiante et ni l’un ni l’autre n’avons été sollicités. Nous étions “trop engagés”. Mais les autres acteurs qui participent au comité permanent amiante créé par le patronat, ne sont-ils pas engagés aux côtés des industriels ?

Parmi les sujets que ce livre aborde, il y a l'épuisement professionnel, plus connu sous son appellation anglaise burn-out. Choc émotionnel, physique et mental, le burn-out est devenu un concept fourre-tout très médiatique. Or, il renvoie à une tout autre réalité de souffrance étudiée depuis quarante ans par de nombreux chercheurs mais qui ne figure pas, pour l'heure, au tableau des maladies professionnelles. Plaidez-vous pour sa reconnaissance ?

A. T.-M. L’épuisement professionnel a pris des formes différentes au cours de l’histoire. Toute une psychologie au service du patronat s’est développée sur les méthodes de management ces trente dernières années. Chasse aux temps morts, intensification, comment faire en moins de temps et avec moins de personnes, management par objectifs... Cela a donné lieu aux troubles musculo-squelettiques tout comme à l’épuisement professionnel, d’autant qu’on a transformé l’obligation du travail en une obligation de résultats. Sur la question de la reconnaissance, ma position est de saisir l’épuisement professionnel comme accident du travail car un accident qui survient sur les lieux ou à l’occasion du travail n’exige pas de prouver un lien de causalité avec le travail.

Car le grand problème de l’épuisement professionnel, c’est la difficulté de la preuve...

A. T.-M. Chaque fois qu’on peut se saisir d’une manifestation sur les lieux du travail de l’accident, on neutralise le problème de la preuve. Aux autres de démontrer que vous n’êtes pas en accident du travail. J’aimerais que cette méthodologie soit davantage connue des syndicalistes. Si le salarié est arrêté, il faut que le médecin fasse un certificat professionnel qui accumule les éléments montrant que l’épuisement professionnel est associé à un certain nombre de symptômes avec des témoignages. La maladie professionnelle est un travail de construction d’un argumentaire qui doit être irréfutable.

Pour agir sur les risques, les syndicats ont-ils une carte à jouer ?

L. V. Je crois que c’est même l’occasion d’un renouveau social important. On ne peut pas aborder les questions de santé au travail sans avoir en interne un fonctionnement plus démocratique. Pour les traiter, les syndicalistes sont tenus de faire émerger cette parole chez les salariés. Et un syndicat ne sort jamais indemne d’une bataille sur la santé au travail.

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La bonne fortune du consultant Antoine Arnault

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Quand on aime, on ne compte pas. Bernard Arnault, PDG et actionnaire de référence de LVMH, est aux petits soins pour son fils Antoine. En fouillant dans les rapports annuels du leader mondial du luxe, Mediapart a découvert qu’Antoine Arnault, 37 ans, a obtenu un contrat en or avec le groupe de son papa : il œuvre depuis deux ans comme consultant chez LVMH pour 560 000 euros brut par an, soit 46 000 euros par mois. Une très coquette somme pour un job à temps partiel.

Car Antoine Arnault est déjà fort bien payé par LVMH, comme patron de la griffe pour hommes Berluti. Pour diriger cette petite filiale du groupe (moins de 100 millions de chiffre d’affaires et 173 salariés), le second enfant de Bernard Arnault est déjà rémunéré 750 000 euros par an. Si l'on y ajoute ses honoraires de consultant et ses jetons de présence d’administrateur, Antoine Arnault émarge au total à 1,4 million d’euros par an, un salaire digne de certains PDG du CAC40. Il gagne par exemple 100 000 euros de plus que Stéphane Richard, patron du géant d’Orange (39 milliards de chiffre d’affaires et 150 000 salariés).

Bref, Antoine Arnault bénéficie d’une rémunération disproportionnée vu la taille de Berluti. C'est d’autant plus étonnant qu’il ne cesse d’être augmenté, alors que l'entreprise perd de l’argent. Plus troublant encore : il a d'abord exercé ses talents de consultant gratuitement pendant un an et demi, avant de décrocher mi-2013 son contrat à 560 000 euros.

Antoine Arnault et sa compagne, Natalia Vodianova, lors de l'inauguration de la Fondation Louis Vuitton à Paris en octobre 2014.Antoine Arnault et sa compagne, Natalia Vodianova, lors de l'inauguration de la Fondation Louis Vuitton à Paris en octobre 2014. © Reuters

Il y a enfin un risque juridique, comme l’a récemment expliqué Mediapart dans son enquête sur les « patrons-consultants ». Quand on fait du business avec le groupe dont on est administrateur (a fortiori quand c’est la société de papa), il faut, pour éviter l'abus de biens sociaux, que les prestations soient à la fois utiles à la société et facturées au prix du marché.

Antoine Arnault mérite-t-il son salaire digne d'un grand patron ? Pour répondre à la question, un retour sur son parcours s’impose. Alors que sa discrète sœur aînée Delphine, 40 ans, a gravi méthodiquement les échelons au sein de LVMH (numéro 2 de Dior, puis numéro 2 de Vuitton, la cash machine du groupe), Antoine a longtemps traîné une image de dilettante, entre ses soirées à Saint-Tropez, sa passion pour le poker (il a été la tête de gondole du site Bwin) et ses conquêtes people – il partage sa vie avec la mannequin Natalia Vodianova.

Après avoir créé une startup (très vite revendue) avec le soutien financier et logistique de son papa, Antoine a été poussé par Bernard à passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire à rejoindre le groupe familial. Entré en 2002 chez Louis Vuitton au marketing, il en devient cinq ans plus tard le directeur de la communication. Il s’y illustre avec une campagne de pub largement saluée, mettant en scène des icônes (Mikhaïl Gorbatchev, Zinedine Zidane, Mohamed Ali…), shootées par la photographe des stars Annie Leibovitz.

C’est un succès, mais c’est un peu court pour prétendre diriger un jour l’empire. Dépourvu d’expérience managériale, Antoine se lance un défi fin 2010 : transformer la centenaire maison parisienne Berluti, petit orfèvre des souliers pour homme (21 millions de chiffre d’affaires pour 73 salariés à l'époque), en griffe de référence du luxe masculin. En janvier 2011, Antoine Arnault devient donc patron de PME. Et transforme Berluti à marche forcée : lancement d’une ligne de vêtements et de maroquinerie ; embauche du styliste vedette Alessandro Sartori ; rachat du tailleur Arnys ; rénovation et extension du réseau de magasins ; et enfin aménagement d’un nouveau siège social à 4,7 millions d’euros, conçu par Antoine Arnault lui-même.

En parallèle, il faut ripoliner l’image de l’héritier. C’est chose faite en septembre 2013, avec le portrait que lui consacre le très chic New York Times Magazine. Dans ce papier au titre explicite (« Chez Berluti, Antoine Arnault fait passer le business avant le plaisir »), on apprend que ses premiers pas d’entrepreneur sont couvés par son papa, et qu’il a désormais une ambition : montrer qu’il peut, comme Bernard, gérer une entreprise avec succès. Preuve de sa motivation, Antoine Arnault a même arrêté les tournois de poker.

Mais les comptes de Berluti, que Mediapart a consultés, montrent que l'héritier est encore au milieu du gué. Antoine Arnault peut revendiquer une belle performance commerciale, puisque le chiffre d’affaires de Berluti a triplé entre 2011 et 2013, pour atteindre 63 millions d’euros (1). Mais la société a enregistré sur la même période 76 millions de pertes cumulées. À tel point que LVMH a dû injecter 90 millions d’euros. Le groupe souligne que ces pertes comptables correspondent aux investissements « conséquents » pour la relance de Berluti, qui sont « parfaitement conformes au plan stratégique ». LVMH ajoute que les comptes sociaux de Berluti « ne sont pas destinés à rendre compte de la performance de la société » (2). Il n'empêche, tant que la maison n'est pas rentable, il est un peu tôt pour affirmer que la gestion d'Antoine Arnault est un succès.

Pourtant, son salaire ne cesse d’augmenter. Il a bondi de 70 % en quatre ans, passant de 435 000 euros en 2011 à 750 000 euros l’an dernier. Ce qui est doublement surprenant. D’abord parce que le bonus d’Antoine Arnault est resté stable : c'est son salaire fixe, déconnecté de ses performances, qui a doublé, passant de 300 000 à 600 000 euros. Ensuite parce que cette rémunération apparaît disproportionnée : en tant que patron de la PME Berluti, Antoine est presque aussi bien payé que sa sœur Delphine (940 000 euros par an), numéro 2 de Vuitton, une entreprise cent fois plus grosse. LVMH assure que « la rémunération d'Antoine Arnault est parfaitement en ligne avec celle des dirigeants des 60 autres maisons du groupe ». Bernard Arnault a-t-il vraiment doublé le salaire fixe de tous ses patrons de filiales depuis 2011 ?

(1) Il a même quadruplé entre 2011 et 2014, selon LVMH. Berluti n'a pas encore publié ses comptes 2014.

(2) Les comptes sociaux, que Berluti a déposés officiellement au greffe du tribunal de commerce de Paris, ne prennent pas totalement en compte le chiffre d’affaires (et pas du tout les effectifs) des filiales, contrairement aux comptes consolidés (qui ne sont pas publics). Mais ces comptes sociaux donnent bien une image fidèle de la rentabilité.

Antoine Arnault ne se contente pas de Berluti. Fin 2010, lors de l’annonce de sa nomination chez le bottier, LVMH précisait à l’AFP qu’il quittait son job de directeur de la communication de Vuitton, mais que ce passionné de publicité garderait « un rôle de conseil pour l'image » auprès du maroquinier. En clair, Antoine Arnault supervise le travail de son successeur. Il a aussi lancé en 2011 les « Journées particulières », qui consistent à organiser, tous les deux ans, une visite gratuite des ateliers des griffes de LVMH. 

Pendant un an et demi, Antoine Arnault a d'abord prodigué ses conseils à titre gratuit. Avant d’estimer (à moins que cela ne soit son papa) que tout travail méritait salaire. En avril 2013, LVMH a donc conclu deux contrats de conseil avec la société personnelle d’Antoine Arnault pour un total de 560 000 euros par an, plus les « frais de mission ».

Vu le conflit d’intérêts, il a fallu faire approuver une « convention réglementée » par le conseil d’administration du groupe. Un cénacle présidé par Bernard Arnault, où siègent aussi Delphine et Antoine. Sans surprise, le conseil a dit oui le 18 avril 2013. Antoine Arnault n’était pas très inquiet : il a créé sa société A.A. Conseil le 7 février, deux mois avant que le conseil d’administration ne rende son verdict.

Chez LVMH, on souligne que ce contrat a aussi été approuvé par les actionnaires (3) et par le comité d'audit et des rémunérations du conseil d'administration, qui est un « organe indépendant ». Enfin, tout dépend de la conception qu'on a de l'indépendance. Ce comité de trois administrateurs est présidé par le milliardaire belge Albert Frère, un ami intime de Bernard Arnault. On y croise aussi Yves-Thibault de Silguy, qui se trouve être dans la même situation qu'Antoine Arnault. Il cumule en effet un poste d'administrateur de Vinci avec un job de consultant à 330 000 euros pour le groupe, qui commence à faire tiquer les actionnaires du géant du BTP (4). Bref, on voit mal de Silguy refuser à Antoine Arnault ce qu'il fait déjà chez Vinci... 

Pour sa première année pleine comme consultant, le fils de Bernard Arnault a touché 590 000 euros en 2014, soit 30 000 de plus que ce qui était prévu (probablement grâce aux « frais de mission »). Reste à savoir si ce contrat est justifié. C’est-à-dire s’il est bien dans l’intérêt de LVMH, et si ses conseils sont facturés au prix du marché. 

Sollicité par Mediapart, LVMH indique que ces « prestations correspondent au travail important que réalise Antoine Arnault pour le compte du groupe LVMH, en dehors de ses fonctions de CEO de Berluti » – l’intégralité de la réponse est consultable dans l’onglet « Prolonger ». 

Il y a d'abord le contrat à 150 000 euros avec Vuitton en matière de communication et de publicité, une mission qui « s'est d'ailleurs vue renforcée depuis le départ du successeur d'Antoine Arnault » à la direction de la communication de Vuitton fin 2014. Il n'empêche, Antoine Arnault encaisse, rien qu'avec ce premier contrat, 60 % du salaire qu'il touchait lorsqu'il exerçait le poste à plein temps.

Reste le second contrat à 410 000 euros, passé avec LVMH et ses filiales. Au siège, on explique que cela correspond principalement à « assurer la coordination du développement du groupe LVMH en France et à l'international, sous toutes ses formes » : « développement de l'image », via des comités stratégiques, des réunions, la participation à des conférences internationales ; « travail sur la stratégie digitale », avec en particulier le lancement du nouveau site web de LVMH le mois dernier ; « différentes missions ponctuelles auprès des membres du comité exécutif » ; et enfin l'organisation des « Journées particulières », cette opération portes ouvertes organisée tous les deux ans, qui mobilise « l'ensemble des maisons du groupe et des milliers de collaborateurs » dans plusieurs pays européens.

Vu la diversité de ses missions (dont le détail est confidentiel) et la situation très particulière d'Antoine Arnault (Bernard ne confierait jamais un tel poste transversal à un consultant extérieur), il est impossible de savoir si LVMH a franchi juridiquement la ligne jaune. Mais on peut s'interroger, sur le plan éthique, sur le montant très élevé versé par le groupe à Antoine Arnault en plus de son salaire déjà confortable de patron de Berluti. D'autant plus que l'héritier a exercé au moins une partie de ses missions de conseil gratuitement pendant un an et demi. Dès lors, pourquoi est-il subitement devenu indispensable de lui payer près de 50 000 euros d'honoraires par mois ? LVMH ne nous a pas répondu sur ce point.

(3) Les contrats de consultant d'Antoine et de Bernard Arnault ont été approuvés à 84 % par l'AG des actionnaires de LVMH du 16 avril 2015. C'est un score médiocre, puisque le taux d'approbation moyen pour les sociétés du CAC40 est de 93 %, selon le cabinet Proxinvest.

(4) Le contrat d'Yves-Thibault de Silguy a été voté par l'AG 2014 de Vinci à seulement 68 %, l'un des taux d'approbation les plus bas du CAC40.

BOITE NOIREC'est en enquêtant sur les grands patrons qui cumulent une rémunération et des honoraires de consultant que je suis tombé sur le cas d'Antoine Arnault. Vu le montant de ses honoraires et sa situation hors normes (c'est à ma connaissance, parmi les grandes sociétés familiales cotées, le seul enfant de PDG à bénéficier d'un tel contrat), j'ai choisi de lui consacrer cet article.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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André Orléan à Jean Tirole : « Avoir le Nobel, ce n'est pas disposer de la vérité »

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André Orléan refuse la polémique avec le prix Nobel d’économie Jean Tirole, il précise même qu’il applaudit cette distinction, mais il réclame que cet éminent représentant de l’économie dite “néoclassique”, qui prône la dérégulation, soit le porte-parole d’un courant parmi d’autres, et pas de toute l'économie. Il réclame un pluralisme opposé à une forme de pensée unique. Un pluralisme qui vient d’être refusé à l’Université…

« Historiquement l'économie a toujours été un lieu de débat, ce n’est pas une science exacte et donc les débats ont toujours existé, jusqu'aux années 90, explique André Orléan à Mediapart. La France apportait beaucoup, elle était une terre d'accueil de ce pluralisme et ça s'est arrêté parce que le corpus dominant, celui des néoclassiques, a été de plus en plus dominant. La théorie néoclassique a pris des positions de pouvoir et elle a perdu une espèce d'esprit critique. Les néoclassiques se présentent tout le temps comme les seuls défenseurs de la seule vraie science. Il n'y a plus aucun débat. »

« Nous avons proposé qu'il y ait un espace dans les universités qui soit consacré à ces différentes formes d’approche économique. Les ministres, nous avions fini par les convaincre, et le 11 décembre leurs cabinets nous ont dit : “oui nous allons créer ces nouvelles sections”, et “ce sera bien”, et à ce moment-là il y a eu cette lettre de Jean Tirole à Geneviève Fioraso. Il s’opposait [à cette démarche] dans des termes très violents. Il disait qu’accepter, cela reviendrait à retourner à l'obscurantismeNous ne comprenons pas. Ce n'est pas une question gauche droite, c'est une question de pluralisme démocratique. Un gouvernement de gauche, normalement, devrait privilégier des courants qui ont des pensées alternatives sur les rapports sociaux. Il y a là une vraie question. Pourquoi un gouvernement, et en particulier un gouvernement de gauche, n’accepte pas cette réforme qui ne coûte rien et qui n'est pas révolutionnaire… »

« Ce livre est un des derniers cris d'alarme avant, peut-être, une extinction totale, prévient André Orléan… On ne peut pas faire vivre la recherche de cette manière. Toutes ses forces vont absolument dans le même sens, or la seule vraie force est de dire "méfiez-vous, ce n'est pas parce que vous êtes puissant que vous dites la vérité, ce n’est pas parce que vous avez le prix Nobel que vous dites forcément la vérité". La vérité, c'est l'esprit critique, et on ne peut pas faire un corps scientifique sans cet esprit critique et sans cette humilité. La crise financière a quand même montré au monde quels étaient les dangers d'une pensée unique qui ne s'autocritique pas. Or rien n'a changé ! Les capacités d'autorégulation de ce corps de néoclassiques sont nulles. »

À quoi servent les économistes s'ils disent tous la même chose, éditions Les liens qui libèrent.

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En France, gouverner c’est surtout ne pas choisir

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En marge de son récent rapport sur la réforme de l’action publique, dernière en date des introspections de la sphère étatique hexagonale sur ses difficultés à évoluer, France Stratégie a imaginé un « indicateur de sélectivité dans l’évolution de la dépense publique », qui place la France bonne dernière sur les seize pays européens étudiés quant à la capacité à faire des choix. La première conclusion évidente est que le rapport proprement dit, Quelle action publique pour demain ?, à toutes les chances de subir le même sort que les précédents exercices, le classement vertical par le pouvoir politique, puisque ses recommandations, pourtant modérées, impliquent justement de choisir. 

La période 2009-2012 s’étant signalée, pour des raisons évidentes, par un effort assez généralisé de réductions des dépenses publiques sur le Vieux Continent, les auteurs de la note d’analyse relèvent que « certains États ont opéré des arbitrages sur la structure de leurs dépenses, en en réduisant certaines, jugées inefficaces ou simplement trop coûteuses, et en se concentrant sur celles jugées les plus essentielles. D’autres pays, au contraire, ont réduit l’ensemble de leurs dépenses dans des proportions similaires sans réellement trancher. On peut alors parler de réduction homothétique ou proportionnelle. Cette dernière méthode laisse inchangée la structure de la dépense et correspond à ce que l’on appelle communément “stratégie du coup de rabot” ».

Avec un index de 4,5, la France décroche la lanterne rouge, quand la Grèce, affichée à 18,0, se détache largement en tête du peloton. À noter, ce qui n’est pas réellement une surprise, que trois des quatre pays les mieux classés, Grèce, Portugal et Irlande, peuvent créditer pour cette meilleure capacité à choisir une vigoureuse pression extérieure. Ces trois pays sont ceux qui ont été placés « sous intervention » de la Troïka, UE-FMI-BCE, après avoir dû faire appel à une assistance financière internationale pour affronter la crise des dettes souveraines en zone euro.

L’exception est la Grande-Bretagne, classée troisième avec un index de 13,3, dont le gouvernement conservateur vient de voir conforter par les électeurs ses choix drastiques, pourtant jugés impensables sur l’autre rive de la Manche, comme la réduction significative du nombre de fonctionnaires. Comme le relèvent les auteurs, « la particularité du Royaume-Uni dans l’échantillon est d’avoir un niveau d’indicateur de sélectivité très élevé, à un niveau comparable à celui de l’Irlande ou du Portugal, sans avoir conduit une réduction de ses dépenses publiques totales aussi significative (baisse inférieure à 2,5 % en volume) ». Par comparaison, sur la même période, la dépense publique en Grèce, en Irlande et au Portugal a été réduite de respectivement 18, 11 et 10 pour cent. Autrement dit, choisir soigneusement où l’on coupe permet de limiter la saignée. CQFD.

Le bonnet d'âne pour la France.Le bonnet d'âne pour la France. © France Stratégie


 

Une autre conclusion, qui semblerait logique, c’est qu’à défaut de pouvoir se doter d’une classe politique capable de trancher, la France devrait elle aussi être placée « sous intervention ». Mais comme grâce à la répression financière déployée par la Banque centrale européenne (BCE), elle peut refinancer sa dette publique galopante à des taux nuls ou dérisoires, ce n’est pas demain la veille.

Incapables de faire des choix, sinon cosmétiques, les autorités françaises excellent par contre dans la création d’acronymes pour baptiser le rabot : la RGPP, de droite, sous le « volontariste » Sarkozy, remplacée par la MAP, de gauche, sous l’ectoplasmique Hollande. « La France a également réalisé des exercices de revue de ses dépenses publiques ces dernières années, mais avec des résultats limités. D’abord entre 2007 et 2010 avec la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et, depuis 2013, avec la Modernisation de l’action publique (MAP). » « Dans les deux cas, constatent les auteurs, les effets de ces revues ont été de faible ampleur (la RGPP aurait conduit à une réduction des dépenses publiques de l’ordre de 11 milliards d’euros, et il est difficile d’estimer les effets de la MAP). Cela s’explique en premier lieu par le faible champ d’application de ces revues (circonscrit aux dépenses de l’Etat central) et par l’absence d’objectifs de la dépense chiffrés et ambitieux. »

De fait, pendant les dernières années du quinquennat de Nicolas Sarkozy comme les premières de celui de François Hollande, la contribution au rétablissement, laborieux, des finances publiques de la réduction de la dépense proprement dite a été anecdotique par rapport à l’augmentation des recettes à travers la hausse continue des prélèvements obligatoires. Dans ce cas, l’index de sélectivité tombe vers zéro, ce qui n’est assurément pas très favorable au classement du pays. Et il est trop tôt pour juger de l’impact effectif du programme de réduction de 50 milliards d’euros sur trois ans (2015-2017) que le gouvernement Hollande/Valls a promis aux autorités de Bruxelles. Mais on peut penser qu’en décrétant une réduction généralisée des dotations aux collectivités locales, le pouvoir central a courageusement reporté la responsabilité des choix sur les élus locaux. À eux de trancher entre la culture et les cantines scolaires.

En exploitant les différents registres de la nomenclature COFOG (pour Classification of the Functions of Government) de l’OCDE, l’étude a tenté d’affiner l’indicateur, par exemple en isolant la protection sociale, les dépenses dites « de transfert » qui pèsent si lourd dans le total. Cela ne change rien au classement, la France restant encore bonne dernière. Alors que la part de la protection sociale dans la dépense publique primaire atteint 43,9 %, seulS le Danemark et l’Allemagne (pour des raisons de structure) faisant mieux (ou pire), son index de sélectivité s’inscrit à 0,7, contre 16,0 pour la Finlande, championne du choix, et encore 8,4 pour le Royaume-Uni. à noter que sur les rives opposées de la Manche, la dépense sociale en volume a connu exactement la même évolution : une progression de 5,8 %.

Et le temps non plus ne change rien à l’affaire. Si on considère la période antérieure au déclenchement de la crise, les années 2004-2007, la France demeure au bas de l’échelle, avec index de sélectivité de 6,3, juste devant l’Italie et la Finlande. Mais très loin derrière le trio de tête, composé de l’Irlande, de la Grèce et du Portugal.

Conclusion : « La France fait partie des pays européens qui ont le moins modifié la structure de leurs dépenses sur la période 2009-2012 comme sur la période 2004-2007. Ce dernier enseignement montre qu’en matière d’évolution des dépenses publiques, la France a jusqu’à récemment choisi de ne pas choisir. Alors qu’elle s’est engagée à assainir ses finances publiques sans recourir à des augmentations d’impôts au cours des prochaines années, il apparaît essentiel que des priorités de l’action publique soient dégagées puis des choix opérés. »

© France Stratégie

Après bien d’autres, France Stratégie, sous la houlette du commissaire général à la Stratégie du gouvernement, Jean Pisani-Ferry, s’est donc efforcée d’éclairer les choix de gens dont tout démontre qu’ils ne veulent surtout pas choisir. Pas gagné. Les « cinq objectifs » et « cinq leviers » identifiés dans Quelle action publique pour demain ? sont pourtant raisonnables, pour ne pas dire modestes, et de bon sens. On pourrait même s’étonner qu’il faille encore plaider aujourd’hui en faveur de l’évaluation de l’action publique ou de la clarification des tâches des différents échelons territoriaux, des décennies après les rapports Rueff-Armand, Nora-Minc ou les premières lois de décentralisation. On est à des années-lumière de la « thérapie de choc » qui a permis à un pays comme la Pologne de se réinventer après sa libération de la camisole de force du « socialisme réel ». Et très loin encore des réformes mises en place par les démocraties sociales nordiques après la crise financière du début des années 90.

Il faut dire que les deux « parrains » choisis pour l'exercice sont eux-mêmes d’éminents représentants de la caste bureaucratique, Anne-Marie Idrac, énarque, administrateur civil, ancienne patronne de la RATP et de la SNCF ; et Martin Vial, administrateur des PTT et ancien directeur général et président du groupe La Poste. Dans la longue liste des compétences mobilisées pour l’élaboration du rapport, y compris dans les colloques organisés en province, initiative plutôt heureuse, on trouve une surreprésentation de la sphère publique dans toutes ses dimensions, élective, bureaucratique, académique, associative, managériale ou syndicale. Bien plus « d’agents » que de « clients ». Et moins qu’une poignée de « libéraux » noyés dans la masse (nous en avons repéré deux avec certitude).

On est donc dans une démarche d’évolution prudente, une logique du possible plus que du nécessaire. Rien ne le démontre mieux que la défense du statut de la fonction publique que le rapport sanctuarise, en reprenant des postulats anciens dont la validité actuelle est plus que douteuse. Le concours, passé en début de carrière (sur les bancs de l’école pour les énarques) est-il encore vraiment le garant de l’égalité, notamment au regard des origines sociales (pour ne pas dire ethniques) ? Le principe d’indépendance du fonctionnaire par rapport au politique est-il si bien garanti et respecté, en particulier dans les hautes sphères de l’administration ? Le « principe de responsabilité » est-il si évident dans le fonctionnement quotidien des administrations et services publics « à la française » ? « Il s’agit là du socle républicain de la fonction publique française », affirme pourtant le texte. C’est beau comme de l’Antique.

Le problème, c’est que tant le diagnostic sur les retards, rigidités ou dysfonctionnements de la sphère publique recensés dans le rapport que les recommandations avancées pour y mettre fin devraient conduire à s’interroger sur cet empire du « statut général de la fonction publique » (et des centaines de situations spécifiques qui s’y rattachent), avant tout un garant du statu quo. Question sensible que les rapporteurs abordent de biais, en traçant un réseau de chemins de contournement. Exemple : « il faut tant favoriser et sécuriser les mobilités entre fonctions publiques que faciliter les passages entre le public et les autres sphères de la vie économique. » En reprenant la proposition faite dans le précédent travail de France Stratégie (Quelle France dans dix ans ?) du recrutement, à horizon de dix ans (rien ne presse !), d’un quart des titulaires des postes pourvus en conseil des ministres « hors fonction publique de l’État ».

Et de citer en exemple le choix par Londres d’un Canadien pour gouverner la Banque d’Angleterre (lire ici). Quand on sait que l’Inspection des Finances est déjà à la manœuvre au sommet de l’État (lire ici) pour récupérer le poste après le départ prochain de Christian Noyer, simple administrateur civil, on mesure le chemin à parcourir. Vous avez écrit « sortir de la logique des corps ? ».

Rappelons que confrontés aux mêmes défis pour l’action publique, ceux de l’adaptation à un environnement en mutations constantes et rapides et d’une meilleure gestion de cette ressource rare qu’est l’argent public, les démocraties sociales scandinaves ont adopté des réformes radicales de simplicité : transformer presque tous les services de l’État en administrations de mission, qui n’existent et ne fonctionnent qu’autant que la mission le justifie, et la plus grande partie des fonctionnaires en salariés relevant du droit du travail commun, lui-même plutôt protecteur au demeurant. Ce qui sauf erreur n’a conduit ni à la disparition de l’Etat social, ni à la dislocation de l’ordre public, ni à la perte des repères moraux de la part de ceux dont la mission est de servir le public. Mais sur cette question centrale, France Stratégie a choisi…de ne pas (vraiment) choisir. 

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Le témoignage d'une commandante de police fait exploser le dossier Kerviel

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C’est une déposition sans précédent dans l’histoire judiciaire. Elle met à bas tout le dossier Kerviel et pourrait contraindre la justice à rouvrir l’enquête et à réviser ses jugements. Elle pose aussi la question du rôle du parquet qui, dans cette affaire, semble avoir oublié la notion de justice équitable, en soutenant sans réserve et sans distance la position de la Société générale.

Le 9 avril, selon nos informations, le dossier de l’affaire Kerviel a explosé dans les bureaux du juge d’instruction Roger Le Loire. Ce jour-là, le vice-président du tribunal de grande instance de Paris a auditionné un témoin hors norme dans le cadre d’une plainte contre X pour escroquerie au jugement déposée par Jérôme Kerviel : la commandante de police de la brigade financière chargée de l’affaire Kerviel. Celle qui a mené deux fois l’enquête, une première fois en 2008, une seconde en 2012.

Daniel Bouton révélant les pertes de la Société générale, le 24 janvier 2008.Daniel Bouton révélant les pertes de la Société générale, le 24 janvier 2008. © Reuters

Faisant preuve d'un courage exceptionnel et d’une rare intégrité intellectuelle, Nathalie Le Roy, qui a depuis changé d’affectation, avoue devant le juge les doutes qu’elle nourrit sur son enquête de 2008. Cette enquête qui a amené à la condamnation de Jérôme Kerviel à trois ans de prison ferme et 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts en appel (le montant des dommages et intérêts est en cours de révision à la cour d’appel de Versailles, après l’arrêt de la Cour de cassation annulant le jugement de la partie civile). L'enquêtrice explique devant le juge avoir complètement changé d'avis sur le dossier.

Alors qu’elle était convaincue de la culpabilité de Jérôme Kerviel en 2008, Nathalie Le Roy a commencé à avoir des interrogations, puis des certitudes, quand elle a repris l’enquête en 2012. « À l’occasion des différentes auditions et des différents documents que j’ai pu avoir entre les mains, j’ai eu le sentiment puis la certitude que la hiérarchie de Jérôme Kerviel ne pouvait ignorer les positions prises par ce dernier », assure-t-elle devant le juge.

Elle détaille les faits troublants et les dysfonctionnements qu’elle a eu à connaître dans le cadre de cette enquête et qui donnent une tout autre dimension à l’affaire. Son récit est stupéfiant et bouscule tout ce qui a été dit jusqu’ici sur ce dossier. À l’issue de cette audition, le juge Le Loire a, semble-t-il, été ébranlé. Car le dossier a basculé. La justice ne peut plus fermer les yeux sur ses errements : ce n’est plus de l’affaire Kerviel qu’il s’agit, mais bien d’une affaire Société générale.

Jamais jusqu’alors, cette commandante de police n’avait raconté cette enquête et exprimé ses doutes sur son déroulé. Ce n’est que parce qu’elle a eu à répondre à la convocation du juge Roger Le Loire qu’elle a accepté de briser le silence. Elle s’en explique devant le juge. « Je ne me suis jamais manifestée pour ne pas interférer dans le cours de la justice, mais j’avoue que ma convocation aujourd’hui m’apporte un soulagement. Je me suis très longtemps remise en question », confie-t-elle lors de son audition.

Face au juge Le Loire, elle revient en détail sur les différentes procédures qu’elle a eu à mener de 2008 à 2012. Elle raconte une enquête complètement prise en main par la Société générale. La banque impose sa version, choisit les interlocuteurs mais fait aussi pression sur les témoins, refuse de répondre aux réquisitions quand elles dérangent. L'enquêtrice parle aussi de l’étrange attitude du parquet. Malgré les doutes dont elle avait fait part, malgré les témoignages qu’elle avait recueillis, malgré les demandes d’expertise qu’elle avait formulées après avoir repris l’enquête en 2012, le parquet préfère enterrer le dossier et s’en tenir au récit largement développé par la banque, sans aller chercher plus loin.

Dès la révélation de l’affaire aux premières heures du 24 janvier 2008, la Société générale a imposé sa version des faits : la banque était victime d’un trader fou, travaillant en solitaire, jouant des milliards à l’insu de sa hiérarchie, de tous les contrôles. Ses positions extravagantes avaient coûté 4,9 milliards d’euros de pertes à la banque, avait alors affirmé son PDG, Daniel Bouton, alors même que toutes les opérations n’étaient pas débouclées, comme l'indique le rapport de la Commission bancaire. Depuis, la Société générale n’a jamais varié ni dans son récit ni sur le montant de ses pertes. Par deux fois, la justice a confirmé la version de la banque et a condamné Jérôme Kerviel pour abus de confiance, faux et usage de faux, introduction frauduleuse dans les systèmes informatiques.

Tous les témoins qui ont essayé à un moment ou à un autre de contester la ligne de défense de la Société générale, d’expliquer le fonctionnement des marchés et du monde bancaire, de démontrer qu’il était impossible que la banque ignore tout, de suggérer des pistes d’enquête, ont été ignorés, parfois dénigrés. Certains salariés de la Société générale, comme Philippe Houbé, qui travaillait chez Fimat, filiale de la banque chargée des opérations de compensation, ont été licenciés pour avoir osé contredire « l’histoire officielle ».

Cette fois, la Société générale et la justice vont-elles pouvoir balayer d’un revers de la main ce nouveau témoin ? Nathalie Le Roy est un personnage respecté à la brigade financière et dans le monde judiciaire. Connue pour sa rigueur et son expertise, elle s’est vu confier des dossiers très lourds et est très appréciée par les juges d’instruction. 

Quand Eva Joly a commencé à s’intéresser – très tardivement, a-t-elle regretté – à l’affaire Kerviel, elle a écouté longuement ses proches, notamment Julien Bayou, des connaisseurs du dossier, l’avocat de Jérôme Kerviel, David Koubbi, lui expliquer l’affaire. Si les arguments des uns et des autres l’ont convaincue, un détail à chaque fois la choquait : l’enquête avait été menée par Nathalie Le Roy. « J’ai eu à travailler avec elle dans de nombreuses enquêtes. Je connais son professionnalisme et sa rigueur », objectait Eva Joly. Pour l’ancienne juge d’instruction, l’enquête ne pouvait avoir été bâclée. Bâclée ? Elle ne l'a certes pas été. Mais orientée, cadrée, détournée de certains sujets qu’il ne fallait pas approcher ? Peut-être.

© Reuters

Avec le recul, c’est ce doute qu’exprime Nathalie Le Roy lors de son audition, en revenant sur ses premiers moments à la banque. « J’ai eu le sentiment d’avoir été instrumentalisée par la Société générale », confie-t-elle au juge. Une instrumentalisation facilitée par le fait que l’enquêtrice débarque dans un monde financier totalement inconnu. « J’ai été saisie de l’affaire le 24 janvier 2008. Ce dossier m’a été attribué alors que je n’avais aucune connaissance boursière », déclare-t-elle.

La Société générale pourvoit à tout, et prend les inspecteurs de la brigade financière en main, les guide dans la jungle de la finance.  « J’ai tout d’abord entendu madame Dumas [adjointe au responsable des opérations à GEDS, le département où travaille Jérôme Kerviel – ndlr], alors que dans un même temps se déroulaient les perquisitions au siège de la Société générale par les collègues de service. L’ordinateur de Jérôme Kerviel était déjà mis à l’écart (…). Il avait peut-être été étudié, mais ça je ne le sais pas. (…) L’ensemble des documents qui ont été requis dans cette enquête auprès de la Société générale nous ont été fournis par cette dernière, car nous n’avions pas le matériel informatique pour l’exploitation. (…) C’est la Société générale elle-même qui m’adresse les personnes qu’elle juge bon d’être entendues. Je n’ai jamais demandé : “Je souhaiterais entendre telle ou telle personne.” C’est la Société générale qui m’a dirigé tous les témoins », raconte-t-elle. « C’était une position assez confortable », reconnaît-elle devant le juge, avec regret semble-t-il.

« Consignes générales : restituer les faits négatifs en recherchant leur portée, en les remettant dans leur contexte, en les noyant dans les faits positifs, en utilisant la complexité technique », recommandait la Société générale à ses salariés dans un autre dossier, celui du Sentier. Ce procédé est largement utilisé dans l’enquête sur Kerviel. Les témoignages sont noyés dans la technique et le jargon. Les personnes interrogées y parlent beaucoup de positions « short » et « long », de « put » et de « call », de warrants et d’opérations pending, de système Eliot et d’opérations sur Click options. Mais elles se gardent bien d’indiquer les carrefours importants des opérations financières, d’évoquer les appels de marge ou les effets des positions sur la trésorerie quotidienne, de faire allusion au système Zantaz logé aux États-Unis qui conserve tous les mails, ou même de la chambre de compensation Eurex. Bref, de tout ce qui  peut permettre de retracer les mouvements et les contreparties des opérations réalisées par Jérôme Kerviel.

Tous les témoins entendus par la brigade financière accréditent alors la thèse d'un Jérôme Kerviel, trader solitaire, pouvant engager 50 milliards d’euros – plus que les fonds propres de la banque – dans des opérations spéculatives, à l’insu de tous. Ce que conteste Jérôme Kerviel dès sa première audition. « J’ai entendu Jérôme Kerviel qui s’était présenté spontanément pendant 48 heures dans le cadre de sa garde à vue. Déjà à l’époque, il développait la théorie selon laquelle il avait effectivement pris les positions qui lui étaient reprochées, ce en pleine connaissance de la hiérarchie, ce qu’il a toujours maintenu », se rappelle Nathalie Le Roy devant le juge.

L’enquête se poursuit dans le cadre de l'information judiciaire confiée aux juges Renaud Van Ruymbeke et Françoise Desset le 28 janvier 2008. Il faut boucler très vite, d’autant que la commission bancaire et surtout le rapport de l’inspection des finances, commandé par la ministre Christine Lagarde, ont déjà tranché le sujet dès mars 2008 : la Société générale est totalement victime des agissements de son trader.

En octobre 2008, l’enquête de la justice est à son tour achevée. « Sur la masse de scellés que nous avions réalisés, vu l’urgence, compte tenu du peu d’effectifs dans le groupe et de la masse de travail qu’il y avait à effectuer, certains n’ont pas été exploités », reconnaît l’ancienne enquêtrice de la brigade financière. D’autant qu’il faut parfois des équipements spéciaux pour pouvoir les exploiter. Alors, les enquêteurs s’en tiennent à ce que la Société générale leur fournit. « À titre d’exemple, le fameux entretien qui a eu lieu entre Jérôme Kerviel et ses supérieurs hiérarchiques à la découverte des faits, ça devait être les 20 et 21 janvier 2008 de mémoire, tous les enregistrements qui ont été faits dans cette salle nous ont été transcrits de manière manuscrite par la Société générale », précise-t-elle.

Le juge Van Ruymbeke puis le président du tribunal correctionnel, Dominique Pauthe, ont refusé à plusieurs reprises à la défense de Jérôme Kerviel, alors représentée par l’avocat Olivier Metzner, d’avoir accès à ces scellés. Ce n’est que quelques semaines avant le procès en appel que la présidente, Mireille Filippini, a accepté que la défense puisse y accéder. Trop tard pour pouvoir les exploiter à temps pour le procès.

David Koubbi, le nouvel avocat de Jérôme Kerviel, découvrira plus tard que certains scellés, dont l’ordinateur de Jérôme Kerviel ou des contenus de boîtes mails, n’ont jamais été ouverts. Il mettra aussi la main sur ces fameuses bandes – 45 au total – ayant enregistré les conversations entre Jérôme Kerviel et ses supérieurs. La défense découvrira les propos de Jean-Pierre Mustier, alors numéro deux de la Société générale, reconnaissant avoir perdu un milliard d’euros dans les subprimes. Et elle découvrira surtout des blancs, d’énormes blancs dans les enregistrements, blancs qui ne sont pas signalés dans la transcription manuscrite. Plus de deux heures et quarante-cinq minutes de conversations ont ainsi disparu (lire notre enquête : Les silences des bandes de la Société générale) !

« L’enquête étant clôturée, j’ai fait mon rapport de synthèse à charge contre Jérôme Kerviel, tout en mettant en avant les manquements et les dysfonctionnements au sein de la Société générale. Nous sommes en 2008. Je suis convaincue de la culpabilité de Jérôme Kerviel et de la véracité des témoignages recueillis », déclare l’ancienne enquêtrice de la brigade financière au juge. Ce dossier l’a passionné, reconnaît l’enquêtrice. Elle se souvient avoir suivi toutes les audiences du procès. D’autant que, à la suite de cette première affaire, elle s’est formée dans les affaires boursières et on lui confie nombre d’enquêtes dans ce domaine, à la brigade financière.

Les premiers doutes viendront plus tard, en 2012, quand Jérôme Kerviel dépose deux plaintes, pour faux et usages de faux et escroquerie au jugement. Elle est à nouveau chargée de l’enquête préliminaire. Elle raconte que David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel, lui demande alors si elle est prête à recevoir des documents et des témoins, même si ceux-ci peuvent contredire ses conclusions initiales. « Je ferai mon devoir et entendrai tous les témoins qu’il est nécessaire d’entendre », assure avoir répondu Nathalie Le Roy.

Des témoignages, l’avocat de Jérôme Kerviel en a reçu de multiples. Car le procès en première instance puis le procès en appel ont réveillé des consciences, suscité des indignations. Des connaisseurs du monde financier, d’anciens traders ou banquiers, même s’ils n’ont aucun lien avec la Société générale, se sont manifestés pour expliquer que la thèse soutenue par la banque était tout simplement impossible. Les uns et les autres ont fait œuvre de pédagogie pour expliquer le fonctionnement des marchés, les points de contrôle, les contreparties extérieures. Tous aboutissaient aux mêmes conclusions : la hiérarchie de Jérôme Kerviel ne pouvait ignorer les positions considérables qu’il avait prises. « C’était visiblement connu sur le marché puisqu’il était surnommé par certains traders “le gros” », raconte Nathalie Le Roy.

Jean Veil, avocat de la Société générale, après le verdict de la cour d'appel.Jean Veil, avocat de la Société générale, après le verdict de la cour d'appel. © Reuters

Des salariés ou d’anciens salariés de la Société générale sont aussi intervenus, expliquant que tout le monde connaissait les pratiques de Jérôme Kerviel (lire Les confessions d’un ancien trader). « Certains ont accepté de témoigner sous leur nom, d’autres sous couvert d’anonymat », relève l’ancienne enquêtrice.

Celle-ci a en particulier détaillé devant le juge le témoignage de Florent Gras, un ancien salarié de la Société générale. « Il m’a tout de suite dit que l’activité de Jérôme Kerviel était connue, qu’il avait lui-même alerté madame Claire Dumas, qui était dans sa ligne hiérarchique. Il m’a dit avoir envoyé à cette dernière et à d’autres un mail avec une tête de mort pour attirer leur attention », déclare-t-elle. L’avertissement aurait été lancé en avril 2007, soit plus de neuf mois avant le scandale.

« J’avais demandé à la Société générale l’extraction des mails de Florent Gras et le mail en question n’y figurait pas. D’où la réquisition judiciaire du 10 octobre 2012 adressée à M. Oudea (PDG de la Société générale) pour obtenir l’extraction de la messagerie de madame Dumas, ciblée avec ses échanges avec Florent Gras et qui est restée lettre morte », poursuit-elle.

La Société générale n’a pas répondu à cette réquisition de la brigade financière. Comme elle n’a pas répondu à la réquisition pour obtenir les boîtes mails de certains supérieurs hiérarchiques, comme elle n’a pas répondu à d’autres demandes. La banque n’a aucune envie en 2012 de rouvrir une enquête, alors que sa position de victime a été reconnue par la justice en première instance et qu’un procès en appel est encore en cours.

Mais il n’y a pas que la Société générale qui refuse de revenir sur le dossier Kerviel. Le parquet de Paris a également tout fait pour enterrer définitivement l’affaire. Alors que les éléments et les témoignages s’accumulent, laissant penser que la Société générale n’est peut-être pas qu’une simple victime, l’enquêtrice, déclare-t-elle au juge Le Loire, s’est ouverte de ses doutes et de ses questionnements à sa hiérarchie. Celle-ci tente de la rassurer en disant qu’elle avait mené son enquête « en fonction des éléments qui lui avaient été communiqués ». Elle a également alerté le parquet, insistant sur les zones obscures qui ne cessaient d’apparaître dans ce dossier. Pour permettre d’y voir plus clair, elle demande d’engager de nouveaux actes et de nouvelles expertises portant à la fois sur les bandes et sur la saisie des mails stockés aux États-Unis.

Mais tout cela reste aussi lettre morte. Le parquet oppose un refus à tout et décide de classer les deux plaintes sans suite, avant même que l’enquêtrice ait rédigé un rapport de synthèse. « Les deux enquêtes (…) ont fait l’objet d’un retour en l’état à la demande du parquet, deux jours avant l’audience [qui devait prononcer le jugement de la cour d’appel – ndlr], sans synthèse de ma part. J’ai appris le lendemain, soit la veille de l’audience, que les plaintes étaient classées sans suite dans le cadre d’un non-lieu ab initio », dit-elle.

« Vous souvenez-vous de la date ? » demande le juge Roger Le Loire. « Il me semble que l’audience avait lieu le 24 octobre 2012 et que j’ai renvoyé le dossier sans synthèse le 22 », déclare-t-elle. Le parquet estimait manifestement qu’il y avait urgence à clore l’enquête, à fermer toutes les portes, avant le verdict de la cour d’appel condamnant définitivement Jérôme Kerviel comme seul responsable des pertes de la Société générale. Pourquoi ? Sur ordre de qui ? Faut-il croire que les intérêts du monde bancaire sont désormais supérieurs à ceux de la justice ?

Frédéric Oudéa, PDG de la Société généraleFrédéric Oudéa, PDG de la Société générale © Reuters

Ce classement sans suite ordonné par le parquet perturbe d’autant plus l’enquêtrice qu’à l’occasion de ce procès en appel, auquel elle assistait, elle a rencontré de nombreux traders, outrés par le sort réservé à Jérôme Kerviel.  Un témoignage dans l’assistance l’a alors particulièrement frappée, dit-elle.

« Lors du délibéré, dans les couloirs, j’ai assisté à une conversation d’une dame qui se présentait comme étant aux ressources humaines de la Société générale encore actuellement, qui ne pouvait donc se manifester et qui disait qu’elle était ulcérée que Jérôme Kerviel serve de fusible. Ne sachant comment comprendre ses propos, je me suis présentée à elle en tant que commandant de police à la brigade financière. Elle m’a dit se nommer G. C.. (…) Tout en connaissant ma qualité, elle a surenchéri en m’expliquant qu’en janvier 2008, après la découverte des faits, Frédéric Oudéa, à l’époque directeur financier, avait “séquestré” un certain nombre de cadres afin de leur faire signer un engagement de confidentialité de tout ce qu’ils avaient pu apprendre et qu’ils s’engageaient même à ne pas en parler à leur propre conjoint. De ce qu’elle me disait, la plupart des personnes ont signé cet engagement », rapporte Nathalie Le Roy sur le procès-verbal d’audition. Selon nos informations, des témoins extérieurs ont également assisté à cet échange.

Après cette conversation, Nathalie Le Roy lui a laissé son numéro de téléphone. « Elle m’a appelée. Nous nous sommes rencontrées et elle m’a dit être dans la réflexion de savoir si elle était disposée à témoigner mais de manière anonyme. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles », dit-elle. La peur, sans aucun doute, l’a dissuadée d’aller au-delà.

Ainsi, Frédéric Oudéa, actuel PDG de la Société générale, aurait pu faire pression pour empêcher que certains salariés témoignent devant la justice. Le soupçon avait déjà émergé lors du procès en appel (lire notre article Affaire Kerviel: le prix du silence). Un des responsables hiérarchiques de Jérôme Kerviel, Martial Rouyère, était appelé à témoigner devant le tribunal. Il avait été licencié à la suite du scandale mais en bénéficiant d’une prime de sept années de salaire. Du jamais vu dans l’histoire des prud’hommes.

« Est-ce le prix du silence ? » avait alors demandé la présidente du tribunal, Mireille Filippini. « Le fait de signer un accord comme celui-là ne vous lie que si vous ne voulez pas subir les conséquences… », répondit alors Martial Rouyère. « Qu’est-ce qui se passe si vous parlez ? » demanda l’avocat de Jérôme Kerviel. « Je dois rendre l’argent », répliqua Martial Rouyère. La déclaration ne fit même pas sursauter les juges. Plutôt que de pousser plus loin son questionnement, la présidente préféra clore l’audition, sans demander d'autres éclaircissements. Le pouvoir de l’argent peut beaucoup, même faire oublier à la justice quelques principes fondamentaux.

Mais pourquoi ces accords de confidentialité, ces compensations hors norme et peut-être ces pressions sur témoins ? Pourquoi la banque refuse-t-elle de délivrer des documents demandés par les enquêteurs, après leur en avoir obligeamment sélectionné d’autres ?  La Société générale aurait-elle quelque chose à cacher ?

« Dans le cadre du fonctionnement procédural de cette enquête, je me suis étonnée qu’il n'ait jamais été possible d’obtenir une expertise sur le montant des pertes déclarées par la Société générale », soulève Nathalie Le Roy durant son audition. C’est un des points clés de ce dossier hors norme. Les pertes de la Société générale, reconnues par la justice, l’ont été aux seuls dires de la banque. Même si le montant peut être révisé par la cour d’appel de Versailles, Jérôme Kerviel a tout de même été condamné par deux fois à verser 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts sur la seule parole de son ancien employeur.

« Il faudrait solliciter une expertise afin de s’assurer que les pertes annoncées sont bien en totalité liées aux opération de Jérôme Kerviel, chercher à savoir quelles sont les contreparties des opérations de débouclage. Car si la Société générale a perdu les 4,9 milliards, il y a forcément quelqu’un qui en a bénéficié », remarque, en guise de conclusion, l’ancienne enquêtrice de la brigade financière. Une suggestion qui pourrait être retenue par le juge d’instruction Roger Le Loire.

Jusqu’à présent, ce mystère reste entier. Officiellement, personne n’a gagné face à la Société générale. Aucun intervenant financier, en tout cas, ne s’est vanté d’avoir réalisé de gains substantiels dans ces opérations. Les 4,9 milliards d’euros perdus par la Société générale se sont évanouis dans la nature.

Et encore la banque n'a-t-elle, in fine, pas tout perdu. Car dès mars 2008, sans attendre les décisions de la justice, Bercy, s’appuyant sur le rapport de l’inspection des finances, accordait un avoir fiscal de 1,7 milliard d’euros à la banque, du fait de ses pertes, inclus dans ses comptes 2007, alors que tout s’était passé en 2008. Ce cadeau fiscal a vite servi. Dans l’année, la direction de la SG – banque pourtant très touchée par la crise des subprimes – décidait de verser 420 millions d’euros, soit 45 % de son bénéfice, de dividendes à ses actionnaires et de racheter pour 1,2 milliard d’euros d’actions. À quelques millions près, c’est la somme dont lui ont fait cadeau les contribuables.

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Pour la révision du procès Kerviel

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De mémoire de chroniqueur des affaires judiciaires et policières, c’est un événement sans précédent. Voici donc un officier de police judiciaire, toujours en fonction au sein de la police nationale, qui affirme avoir été manipulé, au détriment de la vérité, dans une enquête particulièrement sensible. Il ne s’agit pas d’une confidence volée mais d’une déposition sur procès-verbal, faite dans le cabinet d’un juge d’instruction. Et loin d’être vague et incertain, ce témoignage est ferme et précis, accompagné d’informations vérifiables (lire ici les révélations de Martine Orange).

Chargée de l’enquête au tout début de l’affaire, en 2008, la commandante de police Nathalie Le Roy donne aujourd’hui raison à la version de Jérôme Kerviel, dès sa garde à vue, dont il n’a pas varié depuis. En substance, il reconnaît avoir commis les actes qu’on lui reproche mais dans le cadre d’un système pousse-au-crime, celui de sa banque, et d’une culture incitant au risque, celle de la spéculation. Il n’a pas, il n’a pu engager seul, tel un desperado de la finance, cinquante milliards d’euros – soit plus que les fonds propres de la Société générale !

Ce qu’affirme la policière, ce n’est pas seulement qu’un coupable manque à l’appel – la banque elle-même. C’est aussi que son éventuelle culpabilité pourrait innocenter le seul coupable désigné depuis le premier jour à l’opinion et à la justice par la Société générale, Jérôme Kerviel, que le PDG d’alors n’avait pas hésité à qualifier de « terroriste ». La force de ce témoignage est qu’il émane précisément de celle qui, dans un premier temps, accabla le trader et qui, depuis 2012, s’est mise à douter, puis à revisiter et, enfin, à remettre en cause ses propres conclusion initiales.

De plus, il rejoint d’autres faits ignorés par une justice trop empressée à faire droit au seul point de vue de la banque. Toute enquête est en effet un puzzle, dont les pièces font collectivement sens, se tiennent et s’ajustent. Or, devenue vérité judiciaire avec la condamnation de Jérôme Kerviel à trois ans de prison ferme et 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts, la version officielle de la Société générale est une pièce isolée qui ne se raccorde pas aux autres éléments connus. Bref, qui ne colle pas, comme n’a cessé de le démontrer sur Mediapart, depuis deux ans, Martine Orange, égrenant ces vérités ignorées ou délaissées, voire cachées (lire son appel, il y a un an déjà : En défense de Jérôme Kerviel).

Ce fut d’abord (ici) la révélation que les enregistrements des conversations entre Jérôme Kerviel et plusieurs responsables de la banque avaient été non seulement sélectionnés de façon partiale mais de plus tronqués, avec des « blancs » mystérieux. Ce fut ensuite (là), documents à l’appui, la démonstration que les alertes sur les risques pris par le trader avaient été ignorées par la banque. Puis ce fut la révélation (ici) des accords transactionnels passés avec les salariés liés à l’affaire Kerviel afin d’acheter à prix fort leur silence. Ce fut enfin la publication () du récit très informé d’un employé du service informatique de la société de courtage de la Société générale, témoin que la justice refusa d’entendre.

Au sein de la banque, dans la justice, dans la police, d’autres témoins existent que Martine Orange a rencontrés et qu’évoque, dans sa déposition, Nathalie Le Roy. Ils craignent de parler à visage découvert tant les pressions sont fortes. Mais leurs récits vont tous dans la même direction : celle d’une banque dont les dirigeants ont organisé l’innocence, avec tout le poids d’une telle institution auprès des pouvoirs publics. Tout semble s’être passé comme si le sort d’un homme seul était devenu quantité négligeable face à l’avenir d’une banque importante.

De même que les zélotes du secret des affaires imitent les intégristes du secret défense, il y a dans le mécanisme de l’affaire Kerviel un ressort semblable à celui de la raison d’État, et des injustices que, trop souvent, elle justifie. Que le trader ne puisse être seul coupable est une vérité qui devait être étouffée, au nom d’une raison supérieure à la justice : sauver la banque, sa réputation, ses dirigeants. La culpabilité solitaire du trader devait être proclamée pour sauver l’honneur collectif de la place financière. Or c’est avec de tels raisonnements que se commettent des erreurs judiciaires mettant en jeu l’honneur d’un pays, de sa démocratie et de sa justice.

L’autorité de la chose jugée n’est pas forcément la vérité de la justice véritable. L’erreur judiciaire est inhérente à la fonction de juger, et elle n’est pas obligatoirement fautive : tout jugement n’est que le résultat des éléments fournis à l’appréciation des magistrats, au moment du procès. S’il existe une procédure de révision, récemment renforcée et facilitée (voir ici), c’est pour permettre ce retour en arrière où la justice se grandit, suscitant de la confiance par la reconnaissance de ses tâtonnements et de ses imperfections. Et quel argument plus légitime pour prendre ce chemin de rédemption que le surgissement de faits nouveaux, au cœur de l’enquête elle-même ?

Cette révision et ce réexamen d’une décision pénale définitive peuvent en tout premier lieu être demandés par le ministre de la justice, chargé du bon fonctionnement de ce que notre Constitution (voir ici) nomme « l’autorité judiciaire » et qu’elle définit, tout simplement, comme la « gardienne de la liberté individuelle ». Une bonne justice est d’abord une justice qui protège le plus grand nombre, et non pas au service des intérêts d’un petit milieu. Cette protection, les pouvoirs publics, et au premier chef la garde des Sceaux, la doivent à celle qui, désormais, a pris un risque immense, en faisant preuve d’un courage qui n’est pas moins grand.

Le témoignage de Nathalie Le Roy ne peut être laissé dans l’isolement d’un cabinet d’instruction. À tous les échelons d’une institution judiciaire encore entravée par l’absence d’indépendance statutaire du parquet, il doit provoquer une remise à plat de l’ensemble du dossier judiciaire. Lanceuse d’alerte de fait, puisque mettant en cause une décision de justice dont sa propre enquête fut le point de départ, la policière doit se sentir confortée afin que son témoignage soit non seulement pris au sérieux mais en libère d’autres, dont nous savons qu’ils sont disponibles, jusqu’au sein du parquet financier de Paris.

C’est enfin la liberté d’un individu, Jérôme Kerviel, qui est ici en jeu. Et la France sait, depuis l’affaire Dreyfus qui l’a grandie à la face du monde, que, parfois, du sort d’un seul, dépendent les droits de tous. Mais c’est aussi notre liberté collective qui se joue face à un univers de puissance et d’arrogance dont nous savons tous, d’expérience vécue, combien il est responsable des désordres et des malheurs du monde actuel. Car nous voulons croire que l’argent n’a pas définitivement détrôné l’homme, et que la France n'est pas encore devenue une banque.

C’est pourquoi l’affaire de la Société générale appelle ce sursaut, au plus haut niveau de l’État : la révision, pour servir la justice, respecter la vérité et honorer la République.

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Courson (UDI): «Il faut rouvrir le procès»

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Charles de Courson est député UDI, secrétaire de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Lorsqu’il travaillait à Bercy dans les années 1980, il a côtoyé Daniel Bouton, dirigeant de la Société générale lorsque l’affaire Kerviel a éclaté. Il ne croit pas qu’un trader puisse agir sans l’aval de sa direction. Après les révélations de Mediapart, il appelle à rouvrir le procès.

Comment réagissez-vous aux doutes émis devant le juge d’instruction par la principale enquêtrice de police dans l’affaire Kerviel ?

Ces déclarations ne m’étonnent nullement. Je n’ai jamais cru un seul instant que Jérôme Kerviel, pas plus que ses autres collègues traders, ait pu spéculer à de tels niveaux sans l’accord de ses supérieurs. Laisser penser, comme l’ont fait les décisions de justice qui l’ont condamné, que Jérôme Kerviel agissait tout seul dans son coin, sans connaissance de sa hiérarchie, je ne l’ai jamais cru. Ce qui est grave dans le témoignage de l’enquêtrice de la brigade financière, c’est qu’elle n’est justement pas membre de la hiérarchie bancaire ! Pourquoi a-t-elle accepté de se faire orienter de cette façon par la banque ? Pourquoi les enquêteurs se sont-ils laissé faire ?

La Société générale pouvait-elle ne pas savoir ?

Je connais bien Daniel Bouton, le dirigeant de la Société générale à l’époque, pour avoir été chef de bureau avec lui à la direction du budget il y a un quart de siècle. En 2008 ou en 2009, je lui ai demandé s’il savait réellement ce qui se passait dans la salle de marché de sa banque. Il avait répondu par la négative. Cela illustre assez bien la situation des dirigeants des établissements financiers : Daniel Bouton, comme ses collègues, ne voulait pas savoir ce qui se passait sous sa responsabilité. Tant que les traders gagnaient de l’argent, il n’a pas cherché à en savoir plus. Bien entendu, rien n’a jamais été écrit explicitement, mais tant que Jérôme Kerviel gagnait, tout allait bien, on l’a laissé faire. C’est quand il a perdu que les problèmes sont arrivés.
Daniel Bouton m’a avoué qu’au plus haut de la vague de spéculation, plus d’un tiers des résultats de la Société générale provenait de la salle de marché. Certes, à l’époque toutes les banques ne fumaient pas la moquette à un tel niveau. La BNP a beaucoup moins spéculé, par exemple, mais beaucoup de banques ont fumé la moquette !

Êtes-vous favorable à une révision du procès de Jérôme Kerviel ?

Quand il y a des éléments nouveaux, dans un État de droit et avec une justice bien conçue, il faut en effet rouvrir le procès. Par ailleurs, si la justice découvre que certains ont témoigné sous ordre, ou ont été manipulés pour dire autre chose que la vérité, ils devront être condamnés pour faux témoignage.

Une commission d’enquête parlementaire permettrait-elle de faire plus de lumière sur le dossier ?

Pourquoi pas, mais je ne sais pas si une commission d’enquête obtiendra beaucoup d’information : mis à part les traders « convertis », qui ont abandonné leur activité, qui viendrait témoigner de la vérité ? Est-ce que ceux qui font ça depuis des années parleraient ? De plus, une procédure judiciaire est toujours en cours [le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé en janvier - ndlr], et je ne sais pas si les parlementaires auraient accès à des informations qui sont de fait réservées à la justice. Sans compter que le gouvernement demanderait immédiatement le huis clos pour ne pas affaiblir la réputation des banques françaises… Je vois déjà comment chacun jouerait sa partition.

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Bocquet (PCF): «L’occasion de rechercher la vérité»

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Pour Jean-Luc Mélenchon, l’un des plus forts soutiens de Jérôme Kerviel, aucun doute. L'affaire Kerviel « est le symbole de la collusion entre l'oligarchie politique et l'oligarchie financière »a déclaré le leader du Parti de gauche à propos des dernières révélations de Mediapart, en appelant à l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire.

Autre membre du Front de gauche, le sénateur communiste Éric Bocquet s’intéresse lui aussi de près au dossier. Il a été le rapporteur de deux commissions parlementaires sur l’évasion fiscale et le rôle des banques dans ce processus, en 2011 et en 2013. Il appelle l’État à « se pencher à nouveau sur la ristourne fiscale accordée à la Société générale ».

Pensez-vous que la justice devrait ouvrir à nouveau le volet pénal de l’affaire ?

La situation nécessite en effet un nouveau procès dans cette affaire, de toute évidence. Les dés étaient pipés dès le départ. Mais il est trop facile de faire porter le chapeau à Jérôme Kerviel, qui n’a jamais contesté ses activités de trading, et les fautes qu’il a commises. Et il n’est pas du tout sérieux de penser que la banque ne savait rien de ses agissements.

Et que penser de la ristourne fiscale accordée à la banque ?

Cette question concerne directement l’État. Il faut se pencher à nouveau sur la ristourne fiscale de 1,7 milliard d’euros accordée par Bercy à la Société générale en mars 2008. Cette somme correspond au tiers des pertes déclarées par la banque. On s’est peut-être un peu précipité pour l’accorder…
Il faut profiter de cette occasion pour rechercher la vérité, encore une fois. Et c’est d’ailleurs le discours que tenait François Hollande avant qu’il soit président. [En octobre 2010, il avait en effet déclaré sur Canal + : « Parmi toutes les choses choquantes dans cette affaire, et il y en a beaucoup, maintenant on apprend que la Société Générale va être remboursée pour son manque de vigilance. (…) Comment admettre que lorsqu'une banque fait une erreur ce soit le contribuable qui paie ? » - ndlr.]

Êtes-vous favorable à l’ouverture d’une enquête parlementaire sur cette question ?

Dans la mesure où le dossier est encore dans les mains de la justice [le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé en janvier - ndlr], je ne sais pas du tout si cela est possible. Mais cela vaudrait certainement le coup de s’y intéresser pour les parlementaires.

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EDF et Engie, gros pollueurs sans frontières

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« Les Français, arrêtez de polluer ! », « Engie, arrête d’être obsédé par le profit et passe aux renouvelables », « le charbon tue ». Le 15 mai, plusieurs centaines de personnes ont manifesté à Johannesburg, en Afrique du Sud, contre le projet de centrale à charbon de Thabametsi, porté par Engie, ex-GDF-Suez, dans le bassin du Waterberg (dans la province du Limpopo). Elles ont marché jusqu’au consulat français, à l’appel de deux ONG, Earthlife et Sacsis (le service d’information de la société civile sud-africaine).

Manifestation à Johannesburg contre le projet de centrale à charbon de Thabametsi, 15 mai 2015 (©Earthlife Africa).Manifestation à Johannesburg contre le projet de centrale à charbon de Thabametsi, 15 mai 2015 (©Earthlife Africa).

Leur porte-parole, Dominique Doyle, l'assure : « C’est un enjeu de vie et de mort. La centrale française causera des morts prématurées et contribuera à la catastrophe du changement climatique. » La région du Waterberg souffre de pénurie d’eau, et les écologistes craignent que l’exploitation de nouvelles mines de charbon pour alimenter la centrale n’aggrave le problème. « Alors que l’Europe et les États-Unis reconnaissent que produire de l’électricité à partir de charbon est une technologie dépassée et dangereuse, la France décide de continuer à soutenir l’industrie du charbon dans les pays en développement, tout en considérant que le charbon est sale et dangereux sur le sol national. »

Le charbon est un angle mort de la politique énergétique française. C’est logique, il ne sert à produire que 4 % de l’électricité en France. Mais à l’étranger, EDF et Engie, ex-GDF-Suez, y ont souvent recours pour produire du courant électrique. Cette combustion est très émettrice de CO2, gaz le plus responsable du dérèglement climatique. Un rapport des Amis de la terre et d’Oxfam en révèle l’ampleur : la totalité des centrales à charbon gérées par EDF et Engie dans le monde émet l’équivalent de la moitié des émissions de toute la France. Rejetées pour la plupart à l’extérieur de nos frontières, elles ne sont pas comptabilisées dans l'inventaire national. Elles restent invisibles à l’échelon strictement national, alors qu’elles sont produites par deux groupes industriels dont l’État est actionnaire. 

« On ne pensait pas qu’il était possible que des entreprises d’un État qui va accueillir le sommet mondial sur le climat en décembre, la COP 21, émettent autant de CO2. C’est tellement incohérent », commente Malika Peyraut, chargée de campagne Énergie aux Amis de la terre. EDF est détenu à 84 % par l’État français, et Engie, ex-GDF-Suez, à 33 %.

Au total, les deux groupes possèdent tout ou partie de 46 centrales à charbon dans le monde. En Chine, en Pologne, au Royaume-Uni et en Belgique pour l’électricien. En Allemagne, en Australie, aux États-Unis, en Inde, en Thaïlande, au Chili, au Brésil… pour le gazier. Des chercheurs du programme « actifs bloqués » (« stranded assets ») de l’université d’Oxford, qui travaillent sur la bulle financière créée par les réglementations sur le dioxyde de carbone, ont calculé qu’elles émettaient chaque année plus de 151 millions de tonnes de CO2 ( à partir des bases de données de Platts, une agence spécialisée). C’est la moitié des 333 millions de tonnes de CO2 émises en France en 2012 par la combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz), selon l’Agence international de l’énergie (AIE). De son côté, le Citepa, l’organisme officiel qui recense les gaz à effet de serre rejetés chaque année en France, mesure 353 millions de tonnes de CO2 émises au total en 2012.

Action des Amis de la Terre, Jeunes amis de la Terre et du collectif Lumen, dns la nuit du 18 au 19 mai (DR).Action des Amis de la Terre, Jeunes amis de la Terre et du collectif Lumen, dns la nuit du 18 au 19 mai (DR).

EDF et Engie émettent autant que la moitié des émissions de toute la France : la comparaison ne serait pas possible en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Ces deux États émettent beaucoup plus de CO2 que la France par habitant, car ils dépendent beaucoup plus du charbon pour produire leur électricité. Avec 75 % de son courant d’origine nucléaire, Paris présente un bilan carbone plus léger que ses voisins européens. Cette bonne performance, qui s’accompagne de multiples problèmes non résolus de l'énergie nucléaire (déchets, risque d’accident, coûts du démantèlement), occulte les impacts de l’activité internationale des deux champions nationaux de l’énergie. Or du point de vue du climat, peu importe où sont émis les gaz à effet de serre.

En France, le charbon ne représente que 4 % de la production d’électricité. EDF y gère encore trois centrales au charbon : deux au Havre, une à Cordemais (Loire-Atlantique). Elles sont en cours de travaux afin d’en réduire les rejets polluants, et pourraient être opérationnelles au moins jusqu’en 2025. Une autre tranche est exploitée par CPCU (filiale d’Engie) à Saint-Ouen, et deux autres par le groupe allemand E.on. Alors que dans l’Hexagone plusieurs unités ont fermé depuis 2010, une nouvelle centrale pourrait être construite en Nouvelle-Calédonie, où les régulations européennes sur la pollution atmosphérique ne s’appliquent pas. Elle devrait alimenter en électricité une usine de nickel.

Les centrales à charbon d'EDF dans le monde (Rapport Amis de la Terre/Oxfam).Les centrales à charbon d'EDF dans le monde (Rapport Amis de la Terre/Oxfam).

Les énergies renouvelables hors hydraulique ne représente que 4,4 % du parc de production d’Engie, contre 14 % pour le charbon, selon le rapport des Amis de la Terre et d’Oxfam. Le thermique fossile hors gaz (charbon et fioul, tous deux très polluants) représente 9,8 % de la production électrique d’EDF dans le monde. Le charbon seul représente 6 % de l’électricité nette produite par le groupe dans le monde, selon ses chiffres internes. Hors hydroélectricité, les renouvelables ne représentent que 2,1 % (0,1 % en France), selon les Amis de la Terre et Oxfam. Mais 37 % des investissements opérationnels brut de développement vont aux renouvelables (hydro y compris), répond le groupe.

Au niveau européen, EDF est l’un des énergéticiens les moins émetteurs de CO2, du fait de son gigantesque parc nucléaire. Le groupe EDF cherche à se développer à l’international et s’adapte aux systèmes de production d’électricité des pays visés, quel que soit son discours en France sur le climat. Si leur mix est majoritairement basé sur le charbon, il se positionne sur ce créneau, en développant ces dernières années des centrales moins polluantes que les conventionnelles, dites « supercritiques » (dotées d’un rendement de 40 % contre 30 % pour les conventionnelles) ou « ultra-supercritiques » (45 % de rendement).

Mais ce n’est pas le cas de toutes ses installations. Ainsi, l’électricien figure dans la liste des cent centrales les plus polluantes au monde, établie par des chercheurs d’Oxford. Les centrales de West Burton et Cottam, en Grande-Bretagne, figurent parmi les 30 centrales à charbon les plus polluantes d’Europe. Elles représentent à elles seules un quart des émissions d’EDF dans le monde en 2013. Plus d’un quart de la production d’EDF au Royaume-Uni provient du charbon.

Les centrales à charbon d'Engie dans le monde (Rapport Amis de la Terre/Oxfam).Les centrales à charbon d'Engie dans le monde (Rapport Amis de la Terre/Oxfam).

Engie est opérateur de centrales à charbon sur presque tous les continents. Au total, elles représentent 81 millions de tonnes de CO2, soit l’équivalent du bilan carbone des Philippines. C’est tristement ironique lorsque l’on se souvient que c’est depuis Manille que François Hollande a lancé son appel pour l’action contre le dérèglement climatique, au côté des actrices Marion Cotillard et Mélanie Laurent. Engie figure aussi dans la liste des centrales à charbon les plus polluantes au monde.

Marion Cotillard et la sénatrice philippine Loren Legarda, lançant l'"Appel de Manille", en février 2015 (©Reuters-Romeo Ranoco)Marion Cotillard et la sénatrice philippine Loren Legarda, lançant l'"Appel de Manille", en février 2015 (©Reuters-Romeo Ranoco)

En 2012, les énergies fossiles ont bénéficié de cinq fois plus de subventions que les renouvelables dans le monde, selon l’AIE. Or selon de récentes évaluations scientifiques publiées dans la revue Nature, pour que le monde ait une chance de limiter la hausse des températures du globe à 2°, il faudrait laisser dans le sol 80 % des réserves de charbon, la moitié du gaz et un tiers du pétrole.

En conclusion de leur rapport, les Amis de la terre et Oxfam demandent que les entreprises dont l’État français est actionnaire s’opposent à la construction de toute nouvelle centrale à charbon et se retirent des projets existants d’ici 2020. Ils demandent aussi la publication d’études d’impact indépendantes et l’évaluation des émissions de gaz à effet de serre de chacun de ses projets, contrairement à ce qui se passe aujourd’hui.

De son côté, EDF tente de communiquer sur ses centrales charbon françaises en mode positif. Dans le Nord, c’est une « garden party » qui s’annonce pour célébrer la centrale de Bouchain, qui ferme car trop polluante. « Après 45 ans de bons et loyaux services, la Grande Dame s’est éteinte pour laisser place à sa petite sœur qui prendra le relais de la production d’électricité : le Cycle Combiné Gaz », explique EDF, qui insiste sur « ses liens privilégiés avec son territoire et ses riverains », mais sans évoquer le drame sanitaire de la pollution de l’air.

Au Havre, l’électricien invite à une « sortie branchée » : la visite de l’une de ses deux centrales à charbon, « pour comprendre tout se qui se passe "en dessous" des grandes cheminées du site ». Il ne reste qu’à espérer qu’ils parlent aussi de tout ce qui se passe au-dessus des grandes cheminées, en matière de pollution atmosphérique et de dérèglement climatique.

BOITE NOIRECet article a été modifié le 19 mai à 10h30 pour corriger une erreur : la centrale de Bouchain se trouve dans le Nord, et non en Loire-Atlantique comme indiqué par erreur. Merci à nos lecteurs vigilants.

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Affaire Kerviel: des parlementaires veulent «tout reprendre à zéro»

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Quatre parlementaires, députés ou sénateurs et membres des principaux partis (PS, UMP, UDI, Front de gauche). Interrogés par Mediapart au lendemain de nos révélations sur le témoignage de la commandante de police qui a dirigé l'enquête, tous demandent que le dossier Société générale/Kerviel soit rouvert. Entretiens.

  • Yann Galut (PS): «Il faut tout reprendre à zéro»

Le député socialiste du Cher Yann Galut, rapporteur de la loi de lutte contre la fraude fiscale à l’Assemblée nationale, a été le premier à demander une commission d’enquête après les révélations de Mediapart sur l’affaire Kerviel. Il s’en explique.

Suite aux révélations de Mediapart, vous avez parlé de « dysfonctionnements particulièrement graves dans le système judiciaire de notre pays ». Pourquoi ?

Ce témoignage n’est pas celui d’une subalterne : la cheffe enquêtrice de la brigade financière Nathalie Le Roy a dirigé l’enquête, c’est elle qui connaît le mieux le dossier Kerviel. Elle a passé des années avec ce dossier. Sa déposition devant un juge fait l’effet d’une bombe. Convoquée par un juge d’instruction après la plainte de Jérôme Kerviel en escroquerie au jugement, elle a le courage d’avouer qu’elle s’est trompée, qu’elle n’a pas eu les moyens de son enquête et qu’elle a sûrement été manipulée.

Elle sait très bien qu’elle va être attaquée, qu’on va peut-être lui reprocher d’avoir mal mené son enquête. Elle se met en danger pour faire éclater la vérité. Le rôle du Parquet dans cette affaire est posé. En tant que son supérieur hiérarchique, c’est le Parquet qui a orienté son enquête, lui a dit comment la mener, a indiqué les réquisitions complémentaires et les auditions à faire. Nathalie Le Roy dit au juge qu’elle était d’abord convaincue de la culpabilité de Kerviel, puis qu’elle a acquis la conviction que sa hiérarchie savait, et qu’alors à ce moment-là on ne lui a pas donné les moyens de le démontrer. Le Parquet s’est-il dit dès le départ que la Société générale ne pouvait pas avoir sa part de responsabilité ? La question de la sincérité du procès est posée. Si le juge Le Loire fait corroborer ses éléments par d’autres témoignages, alors Jérôme Kerviel ne pourra pas être tenu comme le seul responsable. Dans ce cas, le procès Kerviel tombe et il faut tout reprendre à zéro.

Le juge Le Loire doit donc auditionner de nouveaux témoins ?

Ce n’est pas à moi en tant que parlementaire de dire au juge ce qu’il doit faire. Mais comment imaginer que le salarié évoqué par Mediapart qui a alerté plusieurs mois à l’avance ses supérieurs sur les agissements de Jérôme Kerviel en envoyant un mail avec une tête de mort ne soit pas entendu ? Que les cadres supérieurs qui ont apparemment été séquestrés dans le bureau du directeur financier jusqu’à ce qu’ils signent un accord de confidentialité ne soient pas auditionnés ? Qu’il n’y ait pas de perquisitions, notamment pour savoir ce que disent ses fameuses clauses de confidentialité ? Qu’on n’interroge pas le fameux directeur financier, tous les cadres de la Société générale ? La vérité doit éclater. Car si ce que dit Kerviel est exact, si ce que dit la cheffe enquêtrice est exact, on est face à un scandale d’État.

Yann GalutYann Galut © DR

Vous réclamez une commission d’enquête parlementaire. On va vous répondre que ce n’est pas possible sur une affaire judiciaire en cours – c’est toujours ainsi au Parlement, même si le règlement de l’Assemblée ne le stipule pas. Sur quoi porterait-elle donc ?

Il ne s’agit pas de rentrer dans le détail de l’affaire. Mais il faut vérifier quelle a été l’influence de la Société générale sur le pouvoir politique. J’ai l’impression que les ministres des finances se sont laissé influencer par la Société générale qui s’est posée en seule victime. Cette thèse a été prise pour argent comptant, et tout ce qui pouvait la démentir a été balayé.

Il faut absolument qu’on puisse déterminer s’il n’y a pas eu des pressions, s’il n’y a pas eu des contre-vérités avancées. Et notamment en vertu de quelles garanties le ministère de l’économie et des finances a octroyé 2,2 milliards d’euros de ristourne fiscale à la société générale pour combler ses pertes. D’ailleurs, le chiffre lui-même de 5 milliards de pertes avancé par la Société générale n’a été validé par personne d’autre que la banque. Le parlementaire que je suis, le membre de la commission des finances qui se bat tous les jours pour récupérer 20 millions par-ci, 50 millions d’euros par là a le droit de savoir pourquoi on a fait un gros cadeau fiscal de 2,2 milliards d’euros à la Société générale.

S’il est avéré que la Société générale a sa part de responsabilité, comme je le subodore, alors elle devra rembourser cette somme. Je vais envoyer une lettre en ce sens dans les prochaines heures au ministre du budget (Michel Sapin), au secrétaire d’État au budget (Christian Eckert), à la rapporteure générale du budget à la commission des finances (la députée PS Valérie Rabault) et au président de la commission des finances (l’UMP Gilles Carrez).

Selon vous, que dit cette affaire des relations entre le pouvoir et les banques ?

Elle pose la question de la puissance des banques et de leur contrôle. Dans cette affaire, a-t-on voulu retenir la thèse d’un seul et unique responsable pour ne pas déstabiliser une banque française au moment de la crise des subprimes ? De façon générale, quelles sont les véritables relations des banques avec le pouvoir politique ? Pourquoi ne remet-on jamais en cause ce qu’elles disent ? On l’a vu sur la loi bancaire [finalement de portée très réduite - ndlr], sur la lutte contre les implantations des banques françaises dans les paradis fiscaux, sur la taxe contre les transactions financières que Bercy voulait minime pour « ne pas déstabiliser les banques françaises ».

Vous demandez également la révision du procès Kerviel

Oui, la question doit être posée. Jérôme Kerviel a été condamné pour ses agissements personnels, qu’il a reconnus. Mais il a toujours précisé que sa hiérarchie savait, et même que la Société générale couvrait ses agissements. Il a d’ailleurs fait gagner beaucoup d’argent à la banque dans les mois précédents avant que cela se retourne contre lui. S’il n’est pas, comme il le dit, le seul coupable, alors les indemnités civiles doivent être partagées, et la responsabilité pénale de Kerviel n’est pas la même s’il a été couvert par sa hiérarchie. Si l’enquête prospère, et je pense que le juge Le Loire va aller jusqu’au bout au vu de ce témoignage, il faudra bien que le procès Kerviel soit révisé.

Vous estimez que Nathalie Le Roy est une lanceuse d’alerte. Est-elle menacée ?

Dans les heures qui viennent, cette commandante de police va devenir une cible pour toute une série de gens. Je demande officiellement la protection de sa réputation et de son intégrité. Elle doit bénéficier du statut du lanceur d’alerte pour qu’il n’y ait pas de sanction de sa hiérarchie, pas de pression sur elle. Si elle se considère en danger professionnel ou personnel, si elle subit des pressions, elle doit être protégée par les programmes de protection des lanceurs d’alerte mis en place par le ministère de l’intérieur. Elle doit pouvoir si nécessaire bénéficier de la protection fonctionnelle des fonctionnaires, d’une protection physique. Il faudrait à terme un véritable statut du lanceur d’alerte, que nous n’avons toujours pas dans notre droit.

  • Georges Fenech (UMP) : « La justice a été trompée »

Ancien juge d’instruction et actuel responsable des questions de justice à l’UMP, le député du Rhône Georges Fenech avait signé en décembre 2014 une tribune sur l’affaire Kerviel, dans laquelle il faisait part de son « malaise » face à la désignation d’un « coupable idéal ». « Le syndrome de l'erreur judiciaire ou, a minima, celui d'un procès inéquitable envahit les esprits », avait-il écrit dans le JDD. Après les révélations de Mediapart, l’élu UMP « appelle de [ses] vœux une révision de ce procès ». « Je vois mal comment la puissance publique, l’autorité judiciaire, le parquet, pourraient balayer d’un revers de main cet événement », dit-il.

Georges Fenech.Georges Fenech. © Reuters

Quel regard portez-vous sur l’affaire Kerviel à la lumière des nouveaux éléments ?

Georges Fenech. J’ai depuis le début de cette affaire le sentiment que la justice n’est pas allée jusqu’au bout. J’avais rencontré Me Koubi, l’avocat de Jérôme Kerviel, sur le sujet. Je m’étais immédiatement rendu compte que certains éléments du dossier n’avaient pas été explorés : scellés, boîtes mails… Certains témoins n’avaient pas pu s’exprimer librement. Cette enquête apparaît aujourd’hui comme ayant été tronquée. On a le sentiment que la justice a été trompée. Cela ne veut pas dire que l’on dédouane complètement Kerviel de ses responsabilités, mais qu'il semble clair que le jugement qui a été rendu ne concerne qu’une petite partie de l’affaire. À ce titre, je considère qu’il n’est pas satisfaisant.

Le procès doit-il être révisé ?

Le témoignage que la commandante de police chargée de piloter cette affaire à la brigade financière a livré au juge Roger Le Loire est sans précédent dans l'histoire judiciaire. Sa déclaration mérite à elle seule une révision du procès et j’appelle de mes vœux cette révision. D’ailleurs, je vois mal comment la puissance publique, l’autorité judiciaire, le parquet, pourraient balayer d’un revers de main cet événement. La balle est désormais dans les mains de la chancellerie.

Que pensez-vous du rôle de la Société générale dans cette affaire ?

On ne peut pas reprocher à l’une des parties d'avoir voulu se défendre. Pour autant, les moyens engagés par cette banque [100 millions d’euros pour les seuls frais de communication – ndlr] n’ont rien à voir avec ceux de Jérôme Kerviel. Cela participe forcément au malaise. La question que soulève cette affaire est surtout celle de l’inefficacité et de l’impuissance de la justice et des enquêteurs pour démasquer le vrai du faux face à la puissance financière des grandes banques. Il faudrait donner beaucoup plus de moyens à la justice, et notamment à la justice financière, pour qu’elle puisse réaliser de vraies enquêtes. Pour le moment, ces moyens sont dérisoires.

Le député PS Yann Galut demande la création d'une enquête parlementaire. Soutenez-vous cette initiative ?

C’est compliqué de réaliser une commission d’enquête parlementaire car on ne peut pas le faire sur une procédure en cours. Or le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé. On pourrait en revanche imaginer une commission d’enquête parlementaire sur le fonctionnement général des marchés boursiers, etc. Pourquoi pas ?

  • Eric Bocquet (PCF): «L’occasion de rechercher la vérité»

Pour Jean-Luc Mélenchon, l’un des plus forts soutiens de Jérôme Kerviel, aucun doute. L'affaire Kerviel « est le symbole de la collusion entre l'oligarchie politique et l'oligarchie financière »a déclaré le leader du Parti de gauche à propos des dernières révélations de Mediapart, en appelant à l'ouverture d'une commission d'enquête parlementaire.

Autre membre du Front de gauche, le sénateur communiste Éric Bocquet s’intéresse lui aussi de près au dossier. Il a été le rapporteur de deux commissions parlementaires sur l’évasion fiscale et le rôle des banques dans ce processus, en 2011 et en 2013. Il appelle l’État à « se pencher à nouveau sur la ristourne fiscale accordée à la Société générale ».

Pensez-vous que la justice devrait ouvrir à nouveau le volet pénal de l’affaire ?

La situation nécessite en effet un nouveau procès dans cette affaire, de toute évidence. Les dés étaient pipés dès le départ. Mais il est trop facile de faire porter le chapeau à Jérôme Kerviel, qui n’a jamais contesté ses activités de trading, et les fautes qu’il a commises. Et il n’est pas du tout sérieux de penser que la banque ne savait rien de ses agissements.

Et que penser de la ristourne fiscale accordée à la banque ?

Cette question concerne directement l’État. Il faut se pencher à nouveau sur la ristourne fiscale de 1,7 milliard d’euros accordée par Bercy à la Société générale en mars 2008. Cette somme correspond au tiers des pertes déclarées par la banque. On s’est peut-être un peu précipité pour l’accorder…
Il faut profiter de cette occasion pour rechercher la vérité, encore une fois. Et c’est d’ailleurs le discours que tenait François Hollande avant qu’il soit président. [En octobre 2010, il avait en effet déclaré sur Canal + : « Parmi toutes les choses choquantes dans cette affaire, et il y en a beaucoup, maintenant on apprend que la Société Générale va être remboursée pour son manque de vigilance. (…) Comment admettre que lorsqu'une banque fait une erreur ce soit le contribuable qui paie ? » - ndlr.]

Êtes-vous favorable à l’ouverture d’une enquête parlementaire sur cette question ?

Dans la mesure où le dossier est encore dans les mains de la justice [le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé en janvier - ndlr], je ne sais pas du tout si cela est possible. Mais cela vaudrait certainement le coup de s’y intéresser pour les parlementaires.

  • Charles de Courson (UDI) : « Il faut rouvrir le procès »

Charles de Courson est député UDI, secrétaire de la commission des finances de l’Assemblée nationale. Lorsqu’il travaillait à Bercy dans les années 1980, il a côtoyé Daniel Bouton, dirigeant de la Société générale lorsque l’affaire Kerviel a éclaté. Il ne croit pas qu’un trader puisse agir sans l’aval de sa direction. Après les révélations de Mediapart, il appelle à rouvrir le procès.

Comment réagissez-vous aux doutes émis devant le juge d’instruction par la principale enquêtrice de police dans l’affaire Kerviel ?

Ces déclarations ne m’étonnent nullement. Je n’ai jamais cru un seul instant que Jérôme Kerviel, pas plus que ses autres collègues traders, ait pu spéculer à de tels niveaux sans l’accord de ses supérieurs. Laisser penser, comme l’ont fait les décisions de justice qui l’ont condamné, que Jérôme Kerviel agissait tout seul dans son coin, sans connaissance de sa hiérarchie, je ne l’ai jamais cru. Ce qui est grave dans le témoignage de l’enquêtrice de la brigade financière, c’est qu’elle n’est justement pas membre de la hiérarchie bancaire ! Pourquoi a-t-elle accepté de se faire orienter de cette façon par la banque ? Pourquoi les enquêteurs se sont-ils laissé faire ?

La Société générale pouvait-elle ne pas savoir ?

Je connais bien Daniel Bouton, le dirigeant de la Société générale à l’époque, pour avoir été chef de bureau avec lui à la direction du budget il y a un quart de siècle. En 2008 ou en 2009, je lui ai demandé s’il savait réellement ce qui se passait dans la salle de marché de sa banque. Il avait répondu par la négative. Cela illustre assez bien la situation des dirigeants des établissements financiers : Daniel Bouton, comme ses collègues, ne voulait pas savoir ce qui se passait sous sa responsabilité. Tant que les traders gagnaient de l’argent, il n’a pas cherché à en savoir plus. Bien entendu, rien n’a jamais été écrit explicitement, mais tant que Jérôme Kerviel gagnait, tout allait bien, on l’a laissé faire. C’est quand il a perdu que les problèmes sont arrivés.
Daniel Bouton m’a avoué qu’au plus haut de la vague de spéculation, plus d’un tiers des résultats de la Société générale provenait de la salle de marché. Certes, à l’époque toutes les banques ne fumaient pas la moquette à un tel niveau. La BNP a beaucoup moins spéculé, par exemple, mais beaucoup de banques ont fumé la moquette !

Êtes-vous favorable à une révision du procès de Jérôme Kerviel ?

Quand il y a des éléments nouveaux, dans un État de droit et avec une justice bien conçue, il faut en effet rouvrir le procès. Par ailleurs, si la justice découvre que certains ont témoigné sous ordre, ou ont été manipulés pour dire autre chose que la vérité, ils devront être condamnés pour faux témoignage.

Une commission d’enquête parlementaire permettrait-elle de faire plus de lumière sur le dossier ?

Pourquoi pas, mais je ne sais pas si une commission d’enquête obtiendra beaucoup d’information : mis à part les traders « convertis », qui ont abandonné leur activité, qui viendrait témoigner de la vérité ? Est-ce que ceux qui font ça depuis des années parleraient ? De plus, une procédure judiciaire est toujours en cours [le volet civil de l’affaire a été cassé par la Cour de cassation et doit être de nouveau jugé en janvier - ndlr], et je ne sais pas si les parlementaires auraient accès à des informations qui sont de fait réservées à la justice. Sans compter que le gouvernement demanderait immédiatement le huis clos pour ne pas affaiblir la réputation des banques françaises… Je vois déjà comment chacun jouerait sa partition.

BOITE NOIRECes quatre entretiens ont été publiés séparément dans la journée de lundi. Pour des raisons de présentation, et parce qu'ils se répondent pour partie, nous avons choisi mardi matin de les regrouper en un seul article.

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Bercy pourrait revenir sur la ristourne fiscale de la Société générale

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Un milliard sept cents millions d’euros. C’est la somme qui plane dans les têtes en arrière-plan de tous les débats sur la responsabilité, partagée ou non, de Jérôme Kerviel et de la Société générale. Elle pointe derrière les discussions enflammées relancées par les révélations de Mediapart sur les doutes de la principale enquêtrice de la brigade financière en charge du dossier. De nombreuses voix, parlementaires notamment (lire notre article), s’interrogent sur la ristourne fiscale de 1,7 milliard d’euros accordée par Bercy à la Société générale dès mars 2008.

Et pour la première fois, le gouvernement indique qu’il pourrait revenir sur ce gros cadeau. Le cabinet du ministre des finances a déclaré à Mediapart que « si une décision de justice était prise, dans le cadre des procédures en cours ou d’une procédure à venir, et établissait une prise de risque excessive et consciente des dirigeants » de la Société générale, « l’administration fiscale aurait à en tenir compte ».

Daniel Bouton, dirigeant de la Société générale, au Palais de justice de Paris en 2010Daniel Bouton, dirigeant de la Société générale, au Palais de justice de Paris en 2010 © Reuters - Gonzalo Fuentes

Pour comprendre les enjeux de l’affaire, il faut revenir au mois de janvier 2008. C’est l’époque où la banque annonce au monde entier que Jérôme Kerviel lui a fait perdre 6,3 milliards d’euros. Une perte sèche, énorme, dont le montant n'a à ce jour été expertisé par aucune autre partie, et qu'elle a aussitôt catalogué en « perte exceptionnelle ». Un label fort intéressant, puisque toute entreprise a le droit de demander au fisc un sacré coup de pouce sur ses « pertes exceptionnelles » : 33 % peuvent lui être remboursés, sous la forme d’un « carry back » (ou régime de report en arrière des déficits). Les pertes sont reportées sur les bénéfices des trois années précédentes, et l’impôt sur les bénéfices est recalculé en fonction de ces nouveaux résultats. L’entreprise obtient alors un crédit d’impôt pour les cinq années suivantes. Après cette période, s’il reste du crédit, le fisc le rembourse directement à l’entreprise.

La banque a touché 1,7 milliard d’euros de la part des contribuables. À titre de comparaison, le revenu de solidarité active (RSA) coûte 1,5 milliard d’euros par an… Ce coup de pouce financier majeur a été validé bien avant que toute décision judiciaire ou administrative soit rendue dans l’affaire.

Comme Mediapart l’a expliqué, Bercy, alors sous la tutelle de Christine Lagarde, l’a autorisé en s’appuyant sur un rapport de l’inspection des finances, rédigé en moins de trois semaines. Remis le 4 février 2008, il reprenait et détaillait l’argumentaire de la Société générale, sans distance. Sans enquête approfondie, sans avoir assuré le respect de l’égalité des parties, l’administration écrivit la version officielle de l’affaire Kerviel. Le président de la Société générale d’alors, Daniel Bouton, ancien inspecteur des finances, et ancien directeur du Budget, avait sans doute trouvé des oreilles attentives auprès de l’administration de Bercy. Xavier Musca, alors directeur du Trésor – il deviendra par la suite secrétaire général de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy – lui avait apporté un appui marqué, affirmant la nécessité de soutenir la banque dans ces moments dangereux.

Ce cadeau fiscal a vite servi. Dans l’année, la direction de la SG – banque pourtant très touchée par la crise des subprimes – décidait de verser 420 millions d’euros, soit 45 % de son bénéfice, de dividendes à ses actionnaires et de racheter pour 1,2 milliard d’euros d’actions. À quelques millions près, c’est la somme dont lui ont fait cadeau les contribuables.

Mais ce cadeau passe de plus en plus mal. Depuis les premiers mois de 2008, le regard sur la responsabilité de la banque a largement évolué. Dès le mois de juillet de la même année, la Commission bancaire infligeait un blâme à la banque et une sanction de 4 millions d’euros pour l’indigence de ses contrôles internes. Surtout, six ans plus tard, en mars 2014, la Cour de cassation invalidait la décision de justice qui condamnait Jérôme Kerviel à payer 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts à la banque. « Lorsque plusieurs fautes ont concouru au dommage, la responsabilité de leurs auteurs se trouve engagée dans la mesure qu’il appartient aux juges sur le fond de déterminer », a motivé la Cour. Autrement dit : même si l’institution a confirmé la condamnation pénale de Kerviel, cinq ans de prison dont trois ferme pour abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données dans un système informatique, elle a jugé que le trader ne pouvait pas être considéré comme le seul responsable des pertes de la banque.

Par ricochet, les parlementaires sont de plus en plus nombreux à s’interroger : si la banque est aussi responsable, au moins en partie, pourquoi a-t-elle été remboursée d’une fraction importante de ses pertes ? Interrogés par Mediapart, plusieurs députés ou sénateurs se posent ouvertement la question.

Le socialiste Yann Galut, qui souhaite l’ouverture d’une commission parlementaire, est très clair : « Il faut absolument qu’on puisse déterminer s’il n’y a pas eu des pressions, s’il n’y a pas eu des contre-vérités avancées. (…) Le chiffre des pertes avancé par la Société générale n’a été validé par personne d’autre que la banque. Le parlementaire que je suis, le membre de la commission des finances qui se bat tous les jours pour récupérer 20 millions par-ci, 50 millions d’euros par-là, a le droit de savoir pourquoi on a fait un gros cadeau fiscal à la Société générale. » L’UMP Georges Fenech, ancien juge d’instruction, abonde : « On ne sait pas qui a pu bénéficier de ces sommes. Personne ne peut dire avec certitude quel est le préjudice de la Société générale. On voit bien l'enjeu pour la banque : elle ne veut surtout pas que puisse être reconnu le fait qu'il y a eu des défaillances dans ses systèmes de contrôle. »

Ces parlementaires vigilants ont été précédés par François Hollande. Alors simple député, il déclarait en octobre 2010 sur Canal + : « Parmi toutes les choses choquantes dans cette affaire, et il y en a beaucoup, maintenant on apprend que la Société générale va être remboursée pour son manque de vigilance. (…) Comment admettre que lorsqu'une banque fait une erreur, ce soit le contribuable qui paie ? »

Depuis, l'État s'est toujours réfugié derrière le secret fiscal. En  2010, une question de l’UMP Jean-Luc Warsmann abordait le sujet. Elle n’a fait l’objet d’une réponse que 9 mois plus tard, pour indiquer que le secret fiscal interdisait au gouvernement « d'évoquer la situation fiscale d'un contribuable ». Lequel contribuable avait pourtant détaillé ses gains et ses pertes, y compris fiscaux, dans son rapport annuel 2007.

Sous François Hollande président de la République, l’exécutif n’a guère été plus disert. En octobre 2013, la communiste Jacqueline Fraysse repose la question lors de l’examen du budget de la Sécu. Sans réponse. Puis, ce sont les frondeurs socialistes Pouria Amirshahi et Jérome Guedj qui s’y collent, tout comme les UMP Thierry Solère, Édouard Philippe, Gérard Darmanin et Benoist Apparu.

Tous ces parlementaires s’appuient sur un point de droit déjà expliqué par Mediapart. Dans un arrêt rendu en octobre 2007 à propos d’Alcatel, le Conseil d’État a jugé que pour bénéficier d’une déduction fiscale à la suite d'une fraude, une entreprise ne devait pas avoir failli dans ses procédures de contrôle interne et que la perte financière devait avoir été commise à l’insu de ses dirigeants. La commission bancaire ayant relevé dès juillet 2008 des carences graves dans le contrôle interne, nombre d’observateurs estiment que la banque n’aurait pas dû avoir droit à une ristourne fiscale.

À cette jurisprudence, le gouvernement oppose aujourd’hui un autre texte du Conseil d’État, qui a précisé en mai 2011 que sa décision se limitait « au cas particulier du détournement de fonds par un salarié ». Le Conseil soulignait aussi que la déduction des pertes ne pouvait pas être refusée si ces pertes étaient occasionnées par un salarié travaillant « conformément à l'objet social de l'entreprise », même si un « risque excessif » et des « défaillances organisationnelles » avaient été reconnus.

Pour l'heure, le gouvernement s’en tient à cette décision, comme il l’a indiqué également à Mediapart. « Dans cette affaire comme dans toute autre de cette nature, l’administration fiscale a appliqué la jurisprudence fiscale et tenu compte des décisions de justice, indique le cabinet du ministre des finances Michel Sapin. Le Conseil d’État confirme le droit à déductibilité de la perte sauf risque manifestement excessif sciemment assumé par les dirigeants de l’entreprise. »


« Il va de soi que si une décision de justice était prise... »

Pour le reste, le gouvernement invoque toujours le secret fiscal face aux députés. Voilà qui rend perplexe Thierry Solère : « Nous souhaitons que le gouvernement écrive noir sur blanc les raisons pour lesquelles ils ont accordé ce dégrèvement, indique-t-il à Mediapart. Si c’était aussi simple pour le gouvernement, ils n’auraient pas mis un temps fou à nous répondre et ils ne nous auraient pas juste opposé le secret fiscal. »

« C'est insatisfaisant », juge lui aussi le député écologiste Éric Alauzet, membre de la commission des finances, qui était revenu à la charge à la suite de la décision de la Cour de cassation de juillet dernier. « Je n'ai pas eu de réponse à ma question écrite, malgré une relance en février 2015. Pour le gouvernement, c'est une question embarrassante car les finances et la réputation de la Société générale sont en jeu à court terme, déclare-t-il à Mediapart. Mais si l'on veut que les Français se réconcilient avec leurs banques et aussi avec la politique, il est nécessaire de purger cette histoire et de réclamer cet argent à la Société générale. Pour les finances publiques, 1,7 milliard, c'est important, c'est par exemple quasiment le coût de la suppression de la première tranche de l'impôt sur le revenu. »

La socialiste Sandrine Mazetier n’a pas eu plus de chance dans ses démarches. À l’automne 2014, elle a écrit à Michel Sapin après avoir rencontré David Koubbi, l’avocat de Jérôme Kerviel. Voici cette lettre :

« Je pensais qu’une lettre au ministre aurait plus d’impact qu’une énième question écrite. Mais je n’ai pas eu de réponse, juste un accusé de réception », regrette la députée. « Pourtant, si l'on arrivait à rattraper ces presque deux milliards, ce serait bien ! Il va devenir compliqué de nous dire qu’il n’y a pas de base à cette demande. »

Et en effet, la position du ministère commence à évoluer, même si la député EELV et ancienne juge Eva Joly croit que l'affaire est désormais prescrite, comme elle l'indique dans un entretien à Mediapart. Le ministère des finances nous a fait savoir qu’il n’exclut plus totalement de revenir sur la ristourne fiscale, si et seulement si la justice conclut à la responsabilité partagée de Jérôme Kerviel et des dirigeants de la Société générale dans les pertes qu’elle a subies : « Le Conseil d’État confirme le droit à déductibilité de la perte sauf risque manifestement excessif sciemment assumé par les dirigeants de l’entreprise. Aucune décision de justice n’ayant abouti à une telle conclusion, l’administration fiscale a appliqué la jurisprudence et pas remis en cause la déductibilité de la perte. Il va de soi que si une décision de justice était prise, dans le cadre des procédures en cours ou d’une procédure à venir, et établissait une prise de risque excessive et consciente des dirigeants, l’administration fiscale aurait à en tenir compte et à reconsidérer le traitement fiscal lié à cette perte. »

Il serait intéressant que la justice se penche à nouveau sur la question des pertes et de la responsabilité : pourquoi les juges ne se sont-ils pas saisis des conclusions de la commission bancaire, qui a jugé le contrôle interne insuffisant ? Pourquoi se sont-ils conformés aux calculs des pertes, arrêtés par la Société générale avant même qu’elle ne déboucle toutes ses positions ? Et pourquoi avoir constamment refusé les expertises indépendantes ? Le dossier Kerviel recèle encore de profondes zones d’ombre.

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Affaire Kerviel : la Société générale s'estime «instrumentalisée»

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« Il n’y a aucun fait nouveau. » D’un revers de la main, Frédéric Oudéa, PDG de la Société générale, a tenté de balayer le stupéfiant témoignage de Nathalie Le Roy (lire ici) lors de l’assemblée générale des actionnaires de la banque le 19 mai. Pour les dirigeants de la banque, tout cela n’est qu’une nouvelle « exploitation médiatique ». « Ce n'est évidemment pas une coïncidence. Cette année encore l'assemblée générale est utilisée par certains comme une caisse de résonance », martèle le dirigeant en préambule à la traditionnelle séquence de questions-réponses.

Retournant le reproche qui lui a été fait par l’ancienne enquêtrice de la brigade financière, la banque se dit à son tour victime « d’une instrumentalisation ». « Je me retrouve même mis en cause d’une façon farfelue », s’indigne le PDG de la Société générale, se référant en creux au témoignage d’une responsable des ressources humaines qui a évoqué la séquestration de cadres pour les obliger à signer un accord de confidentialité. Avant de rappeler « cet épisode douloureux qui a failli faire écrouler votre banque, menacer des emplois ».

Frédéric Oudéa lors de la présentation des résultats le 12 février 2015Frédéric Oudéa lors de la présentation des résultats le 12 février 2015 © Reuters

Succès garanti ! Dans la salle, les actionnaires, dont nombre de salariés ou d’anciens salariés – ils sont les premiers actionnaires de la Société générale –, applaudissent à tout rompre. Lassés de toute cette histoire, ils sont convaincus, comme au premier jour, par les propos de la direction générale. Jérôme Kerviel reste le « terroriste qui a menacé l’ordre financier international », qui a manqué pousser la banque à la faillite, et surtout, qui leur a coûté une partie de leurs dividendes.

Prise de court au moment de nos révélations de la principale enquêtrice de la brigade financière, la banque a repris ses esprits depuis et mis en place sa ligne de défense. Comme lors des autres témoignages précédents qui sont venus contredire la « version officielle de l’histoire », il s’agit d’en minimiser la portée et de faire douter de la crédibilité des personnes qui osent contredire « la grande banque ». Nathalie Le Roy ? « Une des enquêtrices de la brigade financière », déclare alors Frédéric Oudéa, pour relativiser sa fonction et sa parole. Et cette toute petite enquêtrice, ce pion dans la machine judiciaire, était « placée sous la responsabilité des juges d’instruction Françoise Desset et Renaud Van Ruymbeke dont on connaît le professionnalisme », ne manque pas d’insister le dirigeant de la banque.

Avec gourmandise, il lit alors un extrait de rapport que Nathalie Le Roy avait rédigé le 2 juillet 2008. Elle parlait alors « de l’ampleur du préjudice porté à la banque par un trader qui a abusé sa hiérarchie ». « En 2008, je suis convaincue de la culpabilité de Jérôme Kerviel et de la véracité des témoignages recueillis », a-t-elle déclaré face au juge d’instruction Roger Le Loire. Frédéric Oudéa se garde bien d’évoquer la suite de l'audition, la prise de conscience de l’enquêtrice en 2012, les pressions du parquet refusant toutes les expertises, pressé d’enterrer tout ce qui pourrait amener à rouvrir le dossier. « À l’occasion des différentes auditions et des différents documents que j’ai pu avoir entre les mains, j’ai eu le sentiment puis la certitude que la hiérarchie de Jérôme Kerviel ne pouvait ignorer les positions prises par ce dernier », a en effet affirmé Nathalie Le Roy devant le juge d’instruction.

L’assistance, de toute façon, n’avait aucune envie d’entendre de tels propos. Comme la banque, les petits actionnaires sont pressés de tourner cette page peu glorieuse. Assurant que la banque était déterminée à se défendre, Frédéric Oudéa a rappelé qu’en retour des deux plaintes pour faux et escroquerie au jugement déposées par Kerviel, la banque avait déposé deux plaintes pour dénonciation calomnieuse. 

Tout cela suffit à l’auditoire. Ou presque. Un actionnaire se hasarde, malgré tout, à demander combien la banque dépensait en lobbying, et combien lui coûte la défense dans le dossier Kerviel. « Le coût de l’affaire Kerviel, c’est la perte », réplique Frédéric Oudéa sans en donner le montant. Il se murmure que la banque a dépensé plus de 100 millions d’euros pour assurer sa défense et sa communication dans cette affaire. Quant au lobbying, la banque ne dépense rien, à en croire son dirigeant, si ce n’est du temps consacré par son service de communication, ses conseillers, pour expliquer sa stratégie.

« Mais qu’arrivera-t-il aux actionnaires, si Bercy vous demande de rembourser l’avoir fiscal de 1,7 milliard d’euros ? » interroge le conseiller régional écologiste Julien Bayou, devenu pour l’occasion actionnaire de la banque, en mentionnant le nouvel article de Mediapart sur le revirement de position de Bercy. « Le procès pénal est définitivement clos. Le procès civil, qui doit déterminer le montant des dommages et intérêts, n’a rien à voir. Donc il n’y a aucune conséquence fiscale. Il n’y a pas de légitimité à revenir sur cet avoir fiscal. En matière fiscale, nous sommes dans un État de droit », réplique Frédéric Oudéa.

« Depuis sept ans, toutes les leçons de l’affaire Kerviel ont été tirées », a assuré le dirigeant de la Société générale. Cette affaire comme la crise ont en effet changé le discours de la banque. Elle ne parle plus, comme avant 2008, de sa position de numéro un mondial sur le marché des dérivés actions et des dérivés de taux. Elle ne met plus en avant les fabuleuses performances de sa banque de financement et d’investissement (BFI), qui regroupait toutes ses activités de marché et de trading et qui assurait alors près de 40 % du bénéfice du groupe bancaire.

C’est bien simple, on se demande même si ces activités de marché existent encore à la Société générale. Depuis 2014, la banque de financement et d’investissement, présentée comme un des piliers de son modèle de banque universelle, a été renommée : elle s’appelle la banque de grande clientèle et solutions investisseurs. Une activité censée être au service des grands groupes.

Pourtant, à regarder les comptes de plus près, ces activités de marché sont toujours aussi essentielles pour la Société générale. L’an dernier, cette branche a réalisé un bénéfice de 1,1 milliard d’euros, soit comme auparavant 40,8 % du résultat net total du groupe bancaire (2,6 milliards d’euros), alors qu’elle ne représente que 19,5 % du produit net bancaire du groupe.

À la différence d’autres établissements bancaires, qui s’alarment tous de la politique des taux zéro actuels qui ébranle leur métier d’intermédiation et de distribution de crédits, la Société générale se montre au contraire très rassurante pour l’avenir. Elle s’attend à une bonne année 2015. Il est vrai que les marchés financiers, déconnectés de toute réalité économique, n’ont jamais été aussi exubérants depuis que les banques centrales distribuent les milliards par poignée au travers de leurs politiques non conventionnelles (quantitative easing). C’est toujours là que la Société générale réalise une partie substantielle de ses profits.  

De même, la banque s’évertue à minimiser les risques juridiques – les litiges comme dit la Société générale – auxquels elle est confrontée. La liste de ces risques, pourtant, ne cesse de s’allonger, comme le remarquait Eva Joly dans son entretien. La banque est mise en cause au Maroc, en Turquie, aux États-Unis. Après avoir été condamnée par la commission européenne pour avoir participé à des manipulations sur l’Euribor, elle fait face aux mêmes accusations face à la justice américaine pour manipulation sur le Libor.

« Les provisions pour les risques juridiques sont passées de 1 à 1,4 milliard d’euros », s’est inquiété un actionnaire. « Tous les établissements financiers sont touchés », a minimisé Frédéric Oudéa, ajoutant : « Mais c’est vrai que c’est le principal risque pour les banques désormais. » Un risque que la banque sait mal estimé, a-t-il reconnu, disant qu’il ne « s’interdirait pas d’augmenter les provisions si nécessaire »

Oudéa a alors énuméré la liste des principaux « litiges » auxquels la banque devait faire face. Il parle de l’enquête sur le Libor et l’Euribor. Au détour d’une phrase, il mentionne aussi une enquête des autorités américaines sur le respect de l’embargo contre l'Iran. En d’autres termes, la Société générale fait l’objet d’une enquête américaine pour les mêmes faits qui ont été reprochés à BNP Paribas, condamnée à payer une amende record de 8,6 milliards de dollars. « Mais l’enquête est encore longue. Elle prendra au moins toute l’année 2015 », relativise Frédéric Oudéa.

Il n’y a donc qu’en France que la justice accepte de considérer la Société générale comme exemplaire et intouchable. Ailleurs, elle fait l’objet d’enquêtes approfondies et la justice ne la croit pas sur parole.

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Minerais de sang : le parlement européen opte pour un texte contraignant

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Contre toute attente, le mercredi 20 mai les députés européens ont validé un projet de règlement incluant le devoir de diligence dans le dossier des minerais issus des zones de conflits. Si le texte suit son cours institutionnel sans altération majeure, les entreprises européennes seront dans l’obligation de s’impliquer pour vérifier que leur chaîne d’approvisionnement n’est pas salie par de l’or, de l’étain, du tungstène et du tantale extraits ou vendus de manière opaque. 

Les militants et les associations craignaient une loi cosmétique. Le vote en Commission du commerce international mi-avril (voir notre article) laissait en effet présager un texte petit bras qui se bornerait à proposer une démarche volontaire sauf pour la poignée de fonderies européennes. Dépités, les ONG et élus impliqués dans le dossier avaient alors promis de rester mobilisés tant que le vote au Parlement européen n’aurait pas eu lieu. À la surprise générale, les députés réunis à Strasbourg ont fait passer un texte métamorphosé par des amendements qui l’enrichissent et lui donnent une nouvelle efficacité. 

Cette fois, les lobbies n’ont pas été victorieux. Les rencontres avec des élus, les tractations et les dizaines de pages d’argumentaires en faveur d’un texte non contraignant n’ont rien changé. Les différents groupes de pression – dont les plus actifs ont été Eurométaux, Digitaleurope, la Chambre de commerce américaine de l’UE (AMCHAMEU) ou Business Europe – ont d’abord eu l’impression de convaincre en martelant qu’il fallait une approche volontaire. Ces mêmes groupes plaidaient pour que la législation européenne n’aille guère plus loin que celle mise en place par les États-Unis avec le Dodd Frank, qui ne concerne que la région africaine du Kivu et a montré ses limites. Signe de l’influence de ces groupes, l’élément de langage « embargo de fait » lancé par les lobbies, avait été largement récupéré par les élus de droite et certains libéraux. 

Dans le détail, le retournement de situation a été rendu possible par la validation de deux amendements. Ces modifications ont remis en question l’esprit même de la proposition de la commission. Ainsi, la coalition de verts et de socialistes a obtenu que soit ajoutée l’observation selon laquelle « les consommateurs sont (…)  liés indirectement à des conflits portant gravement atteinte aux droits fondamentaux, notamment à ceux des femmes dans la mesure où, pour protéger leurs intérêts, des groupes armés ont souvent recours au viol de masse comme stratégie délibérée d'intimidation et de contrôle des populations locales ». Amendement qui justifie l’ajout du devoir de diligence à tous les niveaux de la chaîne d’approvisionnement des entreprises. 

« C’est une surprise et une victoire », affirme Santiago Fisher, de l’ONG Justice et Paix. À plusieurs reprises, Maria Arena, la députée belge du groupe socialiste européen, a rappelé que l’obligation concerne le lancement d’un processus de vérification de l’origine des minerais dans la limite du possible. Selon elle, une exigence de résultats ou un label serait un objectif inaccessible pour les petites et moyennes entreprises. 

Le texte n’est cependant pas encore à l’abri de nouveaux rebondissements. En effet, les amendements ayant modifié en substance la proposition initiale, il est plus que probable que les lobbyistes s’activent pour modifier la réglementation lors de son examen par la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne. 

Les partis conservateurs et libéraux, largement défavorables à ce texte, sont en position de force au sein de ces deux institutions. Ils pourraient donc décider d’aller à l’encontre du vote du Parlement. Et même si ce prochain obstacle était franchi, le défi de la transposition nationale se présentera. « Nous devons continuer à nous mobiliser, le vote des députés est une victoire mais nous savons qu’il s’agit surtout d’une première étape encourageante », confie Santiago Fisher.

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Le sommet Business et Climat de Paris est squatté par les gros pollueurs

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À six mois de la Cop 21, le sommet mondial sur le climat en décembre à Paris, le monde des entreprises s’offre, à partir du 20 mai, trois jours de forums à l’Unesco pour promouvoir sa vision de l’action contre le dérèglement climatique : le Business and Climate Summit. Les tables rondes et les échanges de couloirs doivent porter sur « la croissance soutenable », la construction et les transports bas carbone, les villes intelligentes, et, intitulé authentique, « Comment rendre la vie bas carbone cool » (voir ici le programme en entier).

Capture du site du Business and climate summit (DR).Capture du site du Business and climate summit (DR).

C’est une idée de Brice Lalonde, ex-ambassadeur du climat auprès de Jean-Louis Borloo sous la présidence Sarkozy et désormais conseiller spécial du Global Compact, une initiative de l’ONU lancée en 2000 pour développer la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. François Hollande y est allé de son discours introductif. Etaient aussi annoncés des représentants des gouvernements de Norvège, du Mexique, du Pérou (hôte de la précédente COP), du Bangladesh, du Canada, de Côte d’Ivoire… Globalement, les participants sont moins internationaux et moins prestigieux que ne l’avaient initialement espéré les organisateurs : il y a par exemple très peu d’Américains, d’Indiens et de Chinois.

Pour les industriels présents, gratifiés du label officiel « Paris 2015, Cop 21 », « la transition vers une économie bas-carbone est le seul moyen de garantir une croissance économique soutenable et la prospérité pour tous ». C’est le discours de la croissance verte, fondée depuis le sommet de Rio en 1992 sur l’idée que le développement peut être durable, et que l’on peut continuer à produire, consommer et commercer tout en réduisant l’impact de l’économie sur l’écosystème. Cette vision est aujourd’hui largement contredite par la croissance continue des émissions de gaz à effet de serre qui rend nécessaire des changements beaucoup plus radicaux pour éviter le dérèglement climatique.

L’objectif des entreprises du Business and Climate Summit est néanmoins de construire « une meilleure économie » dans le contexte du réchauffement du globe, et pas d’endiguer la précarité énergétique, ni de désinvestir des fossiles, ni d’élaborer un modèle alternatif à la croissance.

Entre intérêts publics et privés, ses initiateurs pratiquent le mélange des genres : Areva a par exemple placé une de ses cadres dans l’équipe organisatrice de ces rencontres, comme Mediapart l’a révélé en janvier dernier. Tout a été fait pour que l’industrie du nucléaire trouve une belle place sur les estrades de l’Unesco. Des lobbies de divers secteurs ont été mobilisés pour l’occasion : Entreprises pour l’environnement (EPE), Association technique énergie environnement (ATEE), l’Afep, le Medef, Caring for climate, la chambre de commerce internationale, etc.

 

François Hollande ouvre le sommet du business et du climat, à l'Unesco, le 20 mai (©Présidence de la République).François Hollande ouvre le sommet du business et du climat, à l'Unesco, le 20 mai (©Présidence de la République).


Parmi les principaux partenaires de la réunion figure en particulier un influent réseau patronal, le Conseil mondial des affaires sur le développement durable (WBCSD). Il est présidé par Paul Polman, le président d’Unilever. Ses 200 membres couvrent tous les grands secteurs industriels : chimie, ciment, papeterie, énergie, métallurgie, BTP, alimentation, banque… Son senior adviser, Philippe Joubert, ex-directeur adjoint d’Alstom, doit animer une table ronde sur l’énergie lors du sommet. Le WBCSD « apporte des solutions business au Business Climate Summit par le biais de ses partenariats de technologie bas carbone, avec l’idée de contribuer à l’objectif de contenir le réchauffement climatique sous les 2° », explique sa responsable de communication. Un discours routinier pour des entreprises qui affichent une ambition environnementale.

Mais la liste de ses membres est, elle, beaucoup moins banale. C’est un concentré des plus gros pollueurs de l’histoire récente, impliqués dans des désastres environnementaux parfois mortels, comme Trafigura, spécialisé dans le courtage pétrolier. En 2006, il a affrété le cargo Probo Koala, qui a causé la mort de 17 personnes et intoxiqué des dizaines de milliers d’autres à Abidjian en déversant des déchets toxiques. En février dernier, plus de 100 000 victimes ont assigné la société en justice aux Pays-Bas réclamant des indemnités et le nettoyage des déchets.

Autre membre à la réputation entachée : Dow Chemical, qui a absorbé Union Carbide, responsable de la catastrophe de Bhopal, en Inde : plus de 3 500 personnes ont perdu la vie en 1984 dans l’explosion de l’une de ses usines. Depuis, les victimes se battent pour que le groupe nettoie le site toujours infesté de déchets toxiques. Mais le géant de la chimie refuse de reconnaître sa responsabilité dans le drame.

À leur côté au sein du WBCSD, on trouve aussi Shell, qui exploite le pétrole du delta du Niger, causant avec les autres multinationales sur place une marée noire perpétuelle qui dévaste le cadre de vie du peuple Ogoni. En 2011, 40 000 barils de brut se sont répandus dans la mer à partir du gisement off-shore de Bonga, provoquant des dégâts irréparables à la mangrove côtière. Y figure également BP, à l’origine de la marée noire de Deep Water Horizon, au large de la Floride (« le 11 septembre de l’écologie », selon Barack Obama). Mais aussi Petrobras, responsable de plusieurs marées noires au Brésil (notamment sur le fleuve Iguaçu et dans la baie de Rio…), aujourd’hui englué dans un tentaculaire scandale de corruption. Il y a aussi Chevron, condamné par la justice équatorienne à 9,5 milliards de dollars pour la pollution de la forêt amazonienne, causée par l’exploitation pétrolière opérée par Texaco (racheté en 2001). Ainsi que Cemex, le cimentier mexicain, condamné à 1,4 million de dollars d’amende aux États-Unis pour infraction au Clean Air Act en 2011. Sans oublier le groupe Dupont, à l’origine de la fabrication de matériaux toxiques (dioxyde de soufre, chlorofluorocarbures…), ni le fabricant d’OGM Monsanto.

Last but not least, le WBCSD a été fondé par Stephan Schmidheiny, milliardaire suisse, ancien PDG d’Eternit, le fabricant d’amiante, condamné à 18 ans de prison et à 89 millions d’euros de dommages et intérêts en Italie pour catastrophe sanitaire et environnementale permanente et intentionnelle, avant d’être acquitté – la justice estimant le délit prescrit.

Pourtant, le WBCSD est aujourd’hui un acteur incontournable des discussions internationales sur le développement durable. Et désormais, sur le climat. Doté de gros moyens financiers, il peut mener de puissantes actions de lobbying. Dans son cadre, des groupes industriels s’accordent sur des normes sectorielles, sur le plan social et environnemental. Le bilan en est paradoxal : à la fois, il a contribué à diffuser la notion de développement durable, et aujourd’hui de croissance bas carbone, chez des acteurs économiques au départ hermétiques à ces questions. Et en même temps, il trace des limites aux contraintes acceptables par les acteurs économiques qu’il représente. Il digère la contestation des militants écologistes et humanitaires, et la rend acceptable. Il offre ainsi aux pollueurs un lieu idéal : à la fois un paravent symbolique les tenant à distance de leurs méfaits passés ou actuels, et en même temps, un lieu de défense de leurs intérêts économiques. Contrairement à d’autres réseaux actifs dans la responsabilité sociale et environnementale (RSE), il n’accepte pas les ONG et les syndicats de salariés dans ses discussions sectorielles.

Longtemps, les groupes industriels ont ignoré le souci environnemental et climatique. Aujourd’hui, alors que monte la pression pour une action concrète contre le dérèglement du climat, ils ont compris qu’il valait mieux faire preuve d’initiative, plutôt que de se voir imposer des obligations par les gouvernements. C’est toute l’ambiguïté de l’appel à la bonne volonté des entreprises pour le climat qu’a lancé l’ONU, et que reprend la présidence française de la COP 21 : demander au monde économique de proposer des solutions, au risque qu’elles soient beaucoup trop timides, voire purement d’affichage.

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Les inégalités atteignent un point critique, selon l’OCDE

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Jusqu’alors ce discours semblait réservé aux cercles des économistes hétérodoxes, à des contestataires, qui dans la lignée des travaux de Thomas Piketty, dénonçaient l’accaparement sans précédent des richesses par le 1% voire le 0, 1% des plus riches dans le monde. Mais quand l’OCDE, institution économique des plus conventionnelles et promoteur depuis des années des politiques de libération et de déréglementation, s’alarme à son tour sur le sujet, le signal  devient fort : quelque chose ne tourne vraiment plus rond  dans l’économie mondiale.

« Nous avons atteint un point critique. Les inégalités dans les pays de l’OCDE n’ont jamais été aussi élevées depuis que nous les mesurons. Les chiffres prouvent que les inégalités croissantes nuisent à la croissance. Le sujet pour une action politique est autant social qu’économique. En ne s’attaquant pas au problème des inégalités, les gouvernements détruisent leur modèle social et nuisent à leur croissance à long terme », avertit le secrétaire général de l’OCDE, Angel Gurría, en préambule au dernier rapport de l’institution «  Pourquoi moins d’inégalité profite à tous », publié le 21 mai.  

Evolution des revenus des plus pauvres, des classes moyennes et des plus riches depuis 1985Evolution des revenus des plus pauvres, des classes moyennes et des plus riches depuis 1985 © OCDE

Le seul intitulé de ce rapport mérite de s’y arrêter un instant. Car il désigne un changement radical de doctrine au sein de l’institution. Depuis les années  1980, le libéralisme triomphant dans tous les pays occidentaux a inscrit dans les têtes que le creusement des inégalités est la rançon d’une plus grande efficacité d’un système économique. Mais tout ceci finalement ne serait pas trop grave car la richesse de certains, même d’un tout petit nombre, finit par retomber en pluie fine sur tous, ont assuré nombre d’économistes. Finalement, après avoir défendu, comme tant d’autres, pendant des années cette vision, l’OCDE se ravise.

Les chiffres, il est vrai, sont sans appel. Ils donnent une image d’une situation des pays développés que l’on pensait réservée auparavant aux pays émergents. En 2012, 40% de la population des pays de l’OCDE possédaient 3% de la richesse totale, quand les 10% des revenus les plus élevés en possédaient la moitié du patrimoine total et les 1% plus de 18%

Alors que dans les années 70, le revenu des 10% des ménages les plus riches était de 7 fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres, le rapport est désormais de 10 fois. Et ce n’est qu’une moyenne. Aux Etats-Unis, le ratio s’élève à 18,8 fois, en Grande-Bretagne de 10,5 fois. La France, contrairement à tout ce qui est rabâché, est devenu un des pays les plus inégalitaires du continent. La hausse des inégalités entre 2007 et 2011 est la troisième plus forte augmentation de tous les pays de l’OCDE. Les 10 % les plus riches y gagnent 7,4 fois plus que les 10% les plus pauvres contre 6,6 fois en Allemagne, ou 5,8 fois en Suède.

La croissance économique n’a pas permis, contrairement à la prédiction de nombre d’économistes libéraux, de compenser les effets inégalitaires. La crise, en revanche, les a durement aggravés. Le choc a été particulièrement dur pour les pays frappés par la crise, note le rapport de l’OCDE. En Grèce, le revenu moyen a diminué de 8%  par an entre 2007 et 2011, en Espagne, en Irlande, en Islande, les pertes annuelles ont été supérieures à 3,5%. Mais ce ne sont que des moyennes, prévient le rapport. En Espagne, pendant que le revenu des 10% des plus pauvres chutait de presque 13% par an, celui des 10% les plus riches se réduisait de 1,5%. En France, comme aux Etats-Unis ou en Autriche, les plus riches ont continué à bénéficier de hausse de revenus pendant que les plus pauvres voyaient les leurs diminuer, pendant cette période.

Trente années de grande compression des revenus pour les classes les plus pauvres et moyennes ont fini par laisser des traces. Au cours des dernières décennies, 40% des populations des pays développés ont été tenues à l’écart de l’accroissement sans précédent des richesses produites dans le monde. « Parallèlement à la hausse des 1%, le déclin de ces 40% pose des questions sociales et politiques. Quand une partie si large de la population profite si peu de la croissance économique, le modèle social  se casse et la confiance dans les institutions s’affaiblit », insiste le rapport.

Les conséquences, selon l’OCDE, ne sont pas seulement sociales et politiques mais elles sont aussi économiques. Et c’est sans doute ce dernier point qui a ébranlé le plus les convictions de l’institution. Selon ses calculs, la montée des inégalités entre 1985 et 2005 dans les pays de l’OCDE a amputé  la croissance de 4,7% en cumulé entre 1990 et 2010. Les effets se poursuivent. La faiblesse de la croissance économique, la chute de la productivité, la chute de la consommation, et de tous les autres indicateurs enregistrés dans les pays développés depuis la crise, en dépit des milliards distribués par toutes les banques centrales, trouvent sans doute une partie de leur explication dans l’immense fossé qui s’est creusé entre les revenus.

Lutter contre ces inégalités est indispensable mais ne va pas être aisé, tant la déformation est devenue structurelle, reconnaît le rapport de l’OCDE. Celui-ci pointe la recrudescence des emplois «  non standards », c’est-à-dire intérimaires, à temps partiel, stages, auto-employeurs et autres, comme la principale cause de ce grand dérèglement. Ces emplois précaires sont devenus la norme dans les pays occidentaux. Un emploi sur deux créé depuis 1995 relève de cette catégorie. Cette tendance s’est accentuée encore depuis la crise. En France plus de 80% des emplois créés ces dernières années sont précaires.

 Les jeunes et les femmes en sont les premières victimes, note l’OCDE. « Beaucoup de travailleurs "non standard" sont perdants dans de nombreux aspects, comme les revenus, la sécurité de l’emploi et la formation. En particulier, les travailleurs temporaires, faiblement formés, sont confrontés à des pertes substantielles de salaires, de revenus, à l’instabilité » dit le rapport. Ce déclassement provoque des répercussions en chaîne sur le niveau de vie, l’éducation des enfants, la santé mais à plus long terme sur l’économie, la croissance, le modèle social, prévient le rapport. C’est pourtant ce modèle d’emploi que certains vantent tant en France...

Même si les entreprises réclament cette flexibilité, les gouvernements ne peuvent se résoudre à cette situation, selon l’OCDE. « Il est très difficile d’imaginer une égalité des chances s’il existe une si large inégalités des revenus », relève le rapport qui milite pour la fin du laisser faire des gouvernements. Cela passe, selon lui, par un débat sur l’organisation du marché du travail et de larges discussions avec les partenaires sociales. Mais aussi par des politiques d’aide et de soutien, en ciblant en priorité les 40%  des plus touchés,  en misant d’abord sur l’éducation et la formation.

Les politiques fiscales et de redistribution « constituent les instruments les plus efficaces et puissants de redistribution des richesses (…) La redistribution à travers les taxes et les transferts est souvent présentée comme un handicap à la croissance économique. S’ils sont bien conçus, une fiscalité plus élevée et les transferts pour réduite les inégalités ne nuisent pas à la croissance » assure le rapport.

Il plaide aussi pour des réformes ambitieuses de la fiscalité. « Les gouvernements devraient réexaminer largement leur système fiscal pour s’assurer que les ménages les plus riches assument  leur part dans la charge fiscale », insiste le rapport. Cela passe, selon lui, par une hausse des taux d’imposition mais surtout par des remises en cause de tous les systèmes de niches,  de déductions qui ont prospéré dans tous les pays occidentaux ces dernières décennies, amenant les plus fortunés à être de plus en plus sortis de l’impôt.

Ce qui vaut pour les plus riches vaut aussi pour les grands groupes, rappelle l’OCDE. Les gouvernements doivent tout mettre en œuvre pour que ceux-ci ne puissent plus éluder l’impôt, au travers des systèmes d’optimisation fiscale et de paradis.

D’où vient l’étrange impression que le gouvernement, en France, a choisi le chemin exactement inverse ?

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L’AP-HP se mobilise contre Martin Hirsch et ses « 35 heures autrement »

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Avenue Victoria à Paris, c’était la foule des grands jours de mobilisation. À partir de 11 heures, jeudi 21 mai, des cortèges venus de tous les hôpitaux de l’Assistance publique-hôpitaux de Paris ont convergé au siège, avenue Victoria, et débordé sur la place de l’hôtel de ville. 8 000 personnes ont, de leurs cris, fait trembler les murs de l’institution et les vitres du bureau directeur général Martin Hirsch. Une petite mer de drapeaux multicolores, ceux mélangés de tous les syndicats réunis, s’agitait frénétiquement. Les manifestants étaient visiblement heureux de leur démonstration de force. Les syndicats revendiquent 50 % de grévistes, la direction 34 % seulement mais reconnaît « un mouvement important ». En sortant du bureau de Martin Hirsch, Rose-May Rousseau, la secrétaire générale de l’USAP-CGT, le premier syndicat de l’AP-HP, a assuré à la foule que ce dernier « n’était plus aussi sûr de lui ». Et elle a appelé à un nouveau « mouvement dur » le 28 mai.

Dans la manifestation du 21 mai 2015 à ParisDans la manifestation du 21 mai 2015 à Paris © C. CC

Dans les médias, Martin Hirsch communique beaucoup : sur la « conquête du temps perdu », sur les « 35 heures autrement », moins stressantes pour les agents (par exemple ici). « Une arnaque », lui ont hurlé les manifestants. Marlène Monlouis explique pourquoi, avec le calme qui sied à ses 33 années d’expérience comme infirmière en chirurgie : « Dans mon service, nous travaillons en journées de 7h36. Martin Hirsch veut limiter notre temps de travail à 7h30 pour supprimer 5 jours de RTT. Mais ces 6 minutes, nous allons continuer à les travailler, parce que nous ne regardons pas sans cesse notre montre, parce que nous aimons notre métier, et que nous sommes débordées. La direction nous demande sans cesse de renoncer à nos acquis, sans contreparties. Je refuse. À 58 ans, je gagne 2 400 euros net et je suis fatiguée. »

Marlène Monlouis, infirmière dans un service de chirurgie, a vu fondre les effectifsMarlène Monlouis, infirmière dans un service de chirurgie, a vu fondre les effectifs © C. CC

En jouant ainsi avec quelques minutes de travail dans la journée de ses 70 000 agents, le directeur général escompte une économie de 20 millions d’euros sur la masse salariale. Et s’il ne parvient pas à ses fins, il a prévenu que 4 000 postes seraient supprimés en 4 ans. Un peu raide comme début de négociation. À tel point que la ministre de la santé Marisol Touraine a pris ses distances aux salons de la Santé, mercredi 20 mai. À rebours de Martin Hirsch, elle s’est engagée sur « une stabilité globale des effectifs dans les hôpitaux. L’hôpital ne fera pas de plan social ». Elle l’a même recadré : « Je comprends l’intérêt de négociateur que peuvent avoir certains à dire le contraire, mais telle n’est pas la vérité. »

La ministre est bien sévère avec le directeur général du plus grand CHU de France, un bon élève pourtant, qui vise un budget à l’équilibre en 2016, dans le contexte très rigoureux décidé par le gouvernement : d’ici 2017, l’hôpital doit économiser 10 milliards d’euros. Ce ne sont pas des économies sèches : les budgets des hôpitaux vont continuer d’augmenter, mais bien moins que la demande de soins, portée par le vieillissement de la population, le développement des maladies chroniques et le progrès technique.

L’insoluble question des suppressions de postes est en réalité un leurre. La vérité de la dégradation des conditions de travail à l’hôpital se comprend au plus près du travail des soignants. Par exemple celui de l’infirmière Marlène Monlouis : « Martin Hirsch nous menace de supprimer des postes ? Mais ils ont déjà disparu ! À mes débuts il y a 33 ans dans mon service de chirurgie, 2 infirmières étaient chargées en binôme de 12 malades. Aujourd’hui, 1 infirmière a la charge de 11 lits. Nous consacrons 20 minutes à chaque patient pour les soins, les explications, les papiers d’entrée et de sortie, les mots de réconfort. En réalité, nous n’avons même plus le temps de leur parler. Ce sont pourtant des femmes qui viennent de subir des mastectomies (l’ablation d’un ou de deux seins), des personnes qui ont commis des tentatives de suicide. Je dis tout le temps : "je vais revenir". Mais je ne reviens jamais. » Elle date le début de la dégradation de ses conditions de travail au début des années 2000, au moment du passage aux 35 heures, car les effectifs nécessaires pour compenser la réduction du temps de travail n’ont jamais été recrutés. Puis les choses sont allées de mal en pis, avec la contrainte budgétaire sans cesse croissante.

Pour ces deux cadres de santé, les propositions de Martin Hirsch « ne sont pas à la hauteur des enjeux »Pour ces deux cadres de santé, les propositions de Martin Hirsch « ne sont pas à la hauteur des enjeux » © C. CC

À l’exception des médecins, jugés peu solidaires du mouvement, tous les personnels de l’hôpital – techniques, administratifs et soignants – étaient présents. Une autre catégorie étaient peu représentée : les cadres de santé, les anciennes infirmières en chef, chargées de manager le personnel paramédical. Ce sont elles qui conçoivent de complexes plannings pour faire tourner l’hôpital 24 heures sur 24. Julie Bourmaleau et Sandrine Lefèbvre, cadre et cadre supérieur d’un service de neurologie de la Pitié-Salpêtrière, se sont déplacées pour « dire à Hirsch que ce qu’il propose n’est pas à la hauteur des enjeux. Si la direction nous écoutait, il y aurait de vraies économies à faire. Mais personne ne s’attendait à ce qu’il remette en cause les RTT, car l’hôpital vit un moment très difficile. Les rapports sur le burn out s’accumulent. Son discours sur l’amélioration des conditions de travail est ridicule : s’il y a moins de RTT, il y aura plus d’absentéisme, tout le monde sera perdant. Les effectifs sont déjà à flux tendu, on rappelle régulièrement des agents pendant leurs repos pour remplacer des personnels malades. Les infirmières et les aides-soignantes sont des gens courageux, qui peuvent gagner le Smic, ont parfois de longs trajets en transport en commun. On ne peut pas ainsi leur manquer de respect ».

Pour les médecins du travail, ces cadres intermédiaires sont parmi les plus exposés aux risques psychosociaux, car ils sont pris en étau entre la réalité du travail, aux contacts des patients, et les injonctions de rationalisation de la direction. « Au niveau global de l’hôpital, il n’y a pas de suppressions de postes, expliquent Julie Bourmaleau et Sandrine Lefèbvre. Mais l’augmentation constante de notre activité se fait à moyens constants. Par exemple, dans un service de 50 lits, on doit accueillir 50 patients de plus chaque année, avec les mêmes effectifs. Cela veut dire que les patients doivent rester moins longtemps. Et si notre activité n’augmente pas assez, on nous supprime des postes. Avec les médecins, on envisage de refuser les patients qui risquent d’immobiliser trop longtemps des lits. Mais où vont-ils aller ? Nous sommes l’hôpital public, le dernier recours. »

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Les salariés américains d’un «partenaire» d'Air France dénoncent leurs conditions de travail

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Pour venir à Paris en cette fin de mois de mai, Morena Henriquez a posé la totalité de ses congés annuels. C’est-à-dire… cinq jours. Rafael León, lui, a dû demander un congé sans solde. Mais Morena, 25 ans, et Rafael, 38 ans, ne sont pas venus de Los Angeles pour faire du tourisme. Tous deux étaient en France pour dénoncer leurs conditions de travail devant les dirigeants et les actionnaires d’Air France-KLM, réunis ce jeudi 21 mai pour l’assemblée générale annuelle de l’entreprise.

Accompagnés par le syndicat américain Unite Here, qui regroupe 27 000 salariés nord-américains, les deux travailleurs étaient déterminés à témoigner de la réalité de leur vie dans les cuisines de Flying Food group, une entreprise qui prépare les plateaux-repas pour des dizaines de compagnies aériennes et qui est un « partenaire privilégié » d’Air France, selon les mots mêmes de la compagnie française.

L’entreprise revendique un chiffre d’affaires de 436 millions de dollars en 2014, et Air France est, depuis une vingtaine d'années, l’un de ses principaux clients aux États-Unis. Surtout, depuis 2009, la compagnie américaine de catering aérienne détient une structure, conjointement avec son homologue français Servair, filiale à 97 % d’Air France : Flying Food Servair America, dont Flying Food possède 51 % et Servair 49 %, contrôle, sur l'ensemble du territoire américain, cinq cuisines d’aéroport.

Morena Henriquez et Ashwini Sukhtankar, lors de l'assemblée générale du 21 mai.Morena Henriquez et Ashwini Sukhtankar, lors de l'assemblée générale du 21 mai.

Lors de la séance des questions de l’assemblée générale d’Air France, Morena Henriquez a été la première à se lever et à prendre la parole, en espagnol (traduite par Aswhini Sukhtankar, qui l’accompagnait pour Unite Here). Elle a raconté les journées de 10, 12, et parfois 16 heures pour tenter de tenir la cadence imposée par son employeur, en expansion constante sans que le nombre de salariés suive. Son travail pénible de préparation et d’empaquetage des plateaux-repas, au milieu d’un gigantesque frigo dont la température ne dépasse pas zéro degré, parfois sans l’équipement adéquat. Et la paye, misérable : 9,5 dollars de l’heure, à peine cinquante cents de plus que le salaire minimum en vigueur à Los Angeles – et que la municipalité vient de décider d’augmenter des deux tiers d’ici 2020. Le tout sans assurance-maladie, qui revient à 300 ou 400 dollars pour une famille, et pour des salaires ne dépassant généralement pas les 1 500 dollars mensuels.

« Si vous vous blessez ou que vous tombez malade, il faut choisir entre payer le médecin, payer le loyer ou acheter de la nourriture », a expliqué la jeune femme devant les actionnaires d’Air France-KLM, les appelant à les « aider » et à « travailler ensemble ». Léger inconfort dans les rangs de ceux qui allaient, un peu plus tard dans l’après-midi, confirmer pour quatre ans Alexandre de Juniac à son poste de PDG. À l’entrée de la salle, Rafael León et Noel Rodriguez, de Unite Here, distribuaient des tracts pour expliquer la situation.

Rafael León, de Unit Here, distribue des tracts à l'entrée de l'assemblée générale.Rafael León, de Unit Here, distribue des tracts à l'entrée de l'assemblée générale.

Quelques heures auparavant, les deux salariés américains avaient détaillé leurs doléances à Mediapart. Rafael, un cuisiner payé 10,25 dollars de l’heure, a raconté que pour préparer des mousses et des aliments raffinés destinés aux premières classes, il a dû acheter lui-même ses couteaux. « J’y travaille depuis deux ans, et on ne m’a jamais fourni un seul couteau ! Et c’est la même chose pour beaucoup d’ustensiles, nous manquons de tout pour travailler. Même de tables, il faut parfois préparer les plats accroupis. Et pour des centaines d’employés, il n’y a qu’un seul four, qu’un seul gril, qu’une seule friteuse. Les gens font la queue pour pouvoir les utiliser. »

En un an, leur cuisine de Los Angeles (dont Servair n’est pas copropriétaire) serait passée de la préparation des repas de cinq à onze compagnies aériennes : Air France, Aeroflot, China Airlines, Japan Airlines, KLM, etc. « Quand notre cuisine doit préparer les repas d’un nouveau vol, cela signifie des centaines de plateaux en plus, sans embauches suffisantes, explique Morena Henriquez. Nous nous retrouvons parfois à quatre pour faire le travail de six ou sept personnes. » D’où des horaires à rallonge et des heures supplémentaires, imposés sans ménagement. Les salariés parlent d’un management dur, méprisant.

Selon leurs récits, les responsables hiérarchiques crient, insultent et n’hésitent pas à proposer aux récalcitrants de partir, leur faisant comprendre que personne ne les retient et que les remplaçants potentiels ne manquent pas. « Nous demandons simplement le respect, nous nous battons pour notre dignité, martèle Rafael León. Tout le monde doit respecter les êtres humains. Mais notre entreprise essaie de maintenir ses employés dans un état de soumission. Moi, je veux être fier de travailler pour cette compagnie. »

En janvier, avec huit autres collègues, le cuisinier a engagé un procès contre la compagnie, sous le patronage de Unite Here. Car la cuisine de Los Angeles, comme celle de Miami (dont Air France est bien propriétaire, cette fois), présente une faille. Certes, le salaire versé à ces salariés correspond au salaire minimum (« minimum wage ») en vigueur dans l’État. Mais pas à celui imposé par la municipalité aux entreprises avec qui elle est en contrat (« living wage »).

Or, l’espace où est implantée la cuisine, dans l’aéroport de Los Angeles, est loué par la ville. Et la différence est conséquente : le « living wage » approche les 16 dollars de l’heure. Une différence de taille pour Rafael, qui habite avec sa femme et ses deux jeunes enfants dans un garage transformé en habitation, où ils partagent tous la même chambre. Selon les calculs de Unite Here, l’entreprise devrait environ 15 millions de dollars, en salaires et avantages divers non versés.

Flying Food conteste les demandes de ses employés, et dément d’ailleurs les récits des mauvaises conditions de travail. Mais elle vient de subir un revers incontestable : un courrier officiel de la municipalité de Los Angeles, daté du 13 mai, lui demande d’appliquer au plus vite, et rétroactivement depuis le 1er mai 2010, pour 271 salariés, les salaires minimum imposés par le « living wage ». Pour l’heure, l’entreprise refuse toujours.

Le 14 avril à Los Angeles, une grève a été suivie par 60 % des quelque 350 salariés de l’entreprise. Ils ont été rejoints par près de 200 collègues de Chicago, qui protestent eux aussi contre le manque d’équipement et d’embauches. « Prendre la parole donne du pouvoir et t’ouvre beaucoup de portes, s’enthousiasme Morena Henriquez. Il y a 4 mois, personne ne nous connaissait, et nous voilà aujourd’hui à Paris, c’est incroyable ! »

Et la jeune femme a de quoi se réjouir, pour le côté français du moins. Tous les syndicats rencontrés lors de son séjour, CGT, CFDT et FO, soutiennent son combat. « C’est le XIXe siècle ! Leurs conditions sont totalement inacceptables, c’est de l’esclavagisme moderne », s’indigne par exemple Karine Monségu, représentante de la CGT Air France. Elle promet que son organisation fera « tout ce qui est possible pour les aider, y compris en se rendant sur place ».

Ce ne sera peut-être même pas nécessaire… Depuis le mois de février, Unite Here sonnait l’alarme en vain, multipliant les lettres et les demandes de rendez-vous auprès d’Air France, de Servair et même de l’Agence des participations de l’État, puisque l’État est actionnaire d’Air France-KLM (il a même dépensé 42 millions d’euros ce mois-ci pour passer de 15,88 % à 17,58 % du capital). Sans réponse jusque-là.

Mais jeudi pendant l’AG, le PDG d’Air France, Frédéric Gagey, a directement répondu à l’interpellation. Il a certes rappelé que la compagnie n’était pas propriétaire de la structure de Los Angeles, et n’avait donc « pas de légitimité à interférer dans la gestion opérationnelle », mais il a aussi assuré qu’elle avait transmis à plusieurs reprises les plaintes des salariés à Flying Food, et que Air France et Servair veilleraient au respect des droits sociaux chez leur partenaire. C’est ce qu’a confirmé à la petite délégation Michel Emeyriat, le PDG de Servair, qui les a reçus après l’AG.

« Nous ne pouvons guère faire plus que faire remonter les questions et les demandes à Flying group, mais nous trouvons la situation désolante », indique un représentant de Servair à Mediapart. Le ton se veut déterminé : « Nous attendons que Flying group règle la situation, faute de quoi Air France en tirerait toutes les conséquences. » Et de fait, comme le répète depuis plusieurs mois Unite Here, Air France s’est officiellement engagé à faire pression sur ses partenaires et ses sous-traitants pour qu’ils respectent les droits de leurs salariés. C’est ce qu’affirme sa charte sociale et éthique, également endossée par Servair. « Nous espérons que Air France suivra ses propres règles. Ce n’est pas nous qui avons écrit la charte. Est-elle là seulement pour faire joli ? » interroge Noel Rodriguez, du syndicat.

« On est typiquement  dans un cas qui relève de la charte, confirme Christian Magne, élu CFDT et représentant des salariés au conseil d’administration d’Air France-KLM. Aujourd’hui, le bon processus m’a l’air engagé. Il aurait été préférable que cela ait été fait longtemps auparavant, mais le courrier de la municipalité de Los Angeles jugeant que Flying Food était en illégalité a enfin lancé le processus. »

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Le Crédit agricole renonce aux mines de charbon

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C’est une annonce historique : le groupe Crédit agricole dit ne plus vouloir financer les projets de mines de charbon dans le monde, ni les exploitants spécialisés dans cette activité. Concrètement, cela signifie que la banque renonce à toute nouvelle relation commerciale avec les entreprises spécialisées dans l’extraction minière, y compris celles qui sont déjà ses clientes aujourd’hui. Cela concerne tous les outils financiers pratiqués par la banque : prêts directs ciblés sur des projets, prêts généraux aux entreprises très investies dans l'extraction minière, émissions d’actions et obligations. En revanche, elle continue de participer au financement des centrales à charbon. Elle reste donc loin de renoncer aux énergies fossiles, dont la combustion est la première cause du dérèglement climatique.

« C’est la deuxième banque, après Bank of America, à annoncer une décision qui concerne l’ensemble du secteur de l’extraction de charbon, mais c’est la première à déclarer renoncer à de nouvelles relations commerciales avec ses propres clients », explique Yann Louvel, des Amis de la terre et du réseau Bank Track. Selon le site Coal Banks, l’ensemble des financements par le Crédit agricole aux entreprises spécialisées dans les mines de charbon (en excluant les géants du secteur dont l’activité est diversifiée : Anglo American, BHP Billion, Glencore, Rio Tinto et Vale) a représenté 1,6 milliard d’euros entre 2005 et 2014. Le total des montants identifiés par Bank Track en lien avec le secteur « coal mining » dans la base de données de Bloomberg pour le Crédit agricole s'élève à 625 millions de dollars pour la seule année 2014.

« C’est une annonce significative, on espère qu’elle va créer un appel d’air », commente Alexandre Naulot, de l’ONG Oxfam. Pour Nicolas Haeringer, du réseau 350.org, « c’est une très bonne nouvelle, et c’est la confirmation qu’il y a un moment politique autour de ces questions ». Il distingue trois piliers de la dynamique de sortie des fossiles, « le désinvestissement, la fin des subventions publiques, l’arrêt des financements. C’est très complémentaire ».

Interrogée par Mediapart, la banque refuse de publier la liste des entreprises concernées par son annonce. Mais elle explique : « Nous devons restreindre l’exploitation des ressources fossiles si nous voulons atteindre collectivement l’objectif de limitation du réchauffement climatique à 2 degrés d’ici la fin du siècle. Cette décision s’inscrit dans une politique globale de renforcement de nos financements de l’économie verte et d’encadrement supplémentaire de nos financements des énergies fossiles. Notre rôle d’acteur financier majeur est de répondre aux choix collectifs avec les services les plus adaptés pour accélérer leur mise en œuvre. C’est pourquoi nous sommes leader du financement des énergies renouvelables en France, leader des green bonds [obligations vertes - ndlr] dans le monde, pionnier dans le monde de la décarbonation des actifs des investisseurs institutionnels. »

C’est une déclaration d’intention. Sera-t-elle suivie d’effets ? Bank Track assure qu’il va surveiller de près les transactions financières de la banque dans les prochaines semaines. Ce suivi sera crucial pour apprécier la réalité du changement annoncé par la banque. Car aucune loi n’interdit de financer les mines charbonnières. Or les régulations anti-évasion fiscale n’ont pas suffi à éradiquer les paradis fiscaux. Quel peut réellement être le degré de contrainte d’un engagement moral ?

Henri de Castries, le PDG d'Axa, lors de la journée de la finance sur le climat à Paris, le 22 mai 2015 (DR).Henri de Castries, le PDG d'Axa, lors de la journée de la finance sur le climat à Paris, le 22 mai 2015 (DR).

Le devoir de vigilance est renforcé par les limites de l’annonce du Crédit agricole. Elle renonce uniquement aux financements des « pure players », les entreprises majoritairement spécialisées dans l’extraction, et non des grands groupes miniers diversifiées. Et elle continue de financer les centrales à charbon, très émettrices de gaz à effet de serre et de pollution pour leurs riverains. Pourquoi ce deux poids deux mesures ? « La décision portant sur les mines de charbon est un signal clair : nous anticipons la matérialisation progressive du carbone et du charbon comme un risque majeur ; notre responsabilité fiduciaire nous impose de préserver nos clients de ce risque, mais la transformation des modèles économiques ne peut se faire que progressivement », nous répond la banque.

Elle poursuit : « Les économies assises sur le charbon devront se reconvertir mais il est illusoire et destructeur de vouloir opérer ces changements trop brutalement, au détriment de populations et de régions qui ont un besoin urgent de développement économique et donc d’accès à l’énergie. Dans ce contexte, nous poursuivons effectivement les financements des centrales thermiques charbon tout en étant exigeant sur leurs performances et en continuant à réfléchir au renforcement de nos politiques sectorielles sur l’énergie. »

L’annonce du Crédit agricole n’est pas isolée. Vendredi 21 mai, première journée mondiale de la finance pour le climat, assureurs, banquiers, analystes, sociétés de gestion ou de capital-risque réunis au sein de Paris Europlace ont signé une déclaration pour « accroître leur contribution à la lutte contre le changement climatique ». Axa, deuxième groupe d’assurances en Europe, a livré une autre annonce spectaculaire : la cession de ses participations « dans les entreprises les plus impliquées dans les activités liées au charbon ». Un désinvestissement de 500 millions d’euros. « Ce choix contribue à la fois à réduire les risques de nos portefeuilles et à créer une plus grande cohérence avec notre stratégie d'entreprise responsable, afin de contribuer à construire une société plus sûre, plus résiliente et plus durable », a déclaré son PDG, Henri de Castries.

Le groupe s’engage également à tripler ses investissements « verts », sans préciser exactement de quoi il s’agit, en visant l’objectif de 3 milliards d’euros d’ici 2020. Plus généralement, il veut intégrer des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance dans ses décisions d’investissement « pour toutes les classes d'actifs pertinentes de notre actif général d'ici la fin de l'année 2015 ». Et signe la « Promesse de Montréal », qui l’engage à évaluer et publier l’intensité carbone (le rapport entre valeurs financières et émissions de CO2) de ses investissements, d’ici décembre prochain.

 

« Le géant français de l’assurance qui désinvestit du charbon aujourd’hui possède mille milliards de dollars d’actifs. On dirait qu’on est en train de gagner la bataille », a tweeté Bill Mc Kibben, le fondateur de 350, à l’origine de la campagne pour le désinvestissement. Il se réjouit un peu vite sur le fond. Mais sur la forme, on n’a jamais entendu autant de géants de la finance parler de dérèglement climatique et des bouleversements sociaux et économiques qu’il va provoquer : « Nous n'avons pas le choix : un monde à +2 °C pourrait encore être assurable, un monde à +4 °C ne le serait certainement plus », explique le patron d’Axa. Reste à mener la bataille de la mise en œuvre de ces engagements.

BOITE NOIREContacté à plusieurs reprises ces derniers mois au sujet du désinvestissement sans donner suite jusqu'ici à mes demandes d'entretien, le Crédit agricole a fini par me répondre par courriel vendredi en fin d'après-midi. Leurs réponses figurent au long dans l'article. Les autres personnes citées ont été interrogées par téléphone les 21 et 22 mai.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Cité du cinéma: Augustin de Romanet serait renvoyé devant une juridiction financière

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La Cour des comptes ne rend jamais public ce genre de décision mais Mediapart en a obtenu confirmation : ancien directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) et actuel patron d’Aéroports de Paris, Augustin de Romanet devrait être renvoyé devant la Cour de discipline budgétaire et financière (CDBF), la juridiction qui a la charge de réprimer les infractions en matière de finances publiques. C’est sa gestion du dossier de la Cité du cinéma, du temps où il était patron de la CDC, qui devrait le conduire devant la juridiction financière.

Augustin de RomanetAugustin de Romanet

Pour l’heure, le renvoi, selon nos informations, n’a pas encore été notifié à Augustin de Romanet. Car il devra être au préalable auditionné par un rapporteur de la Cour des comptes. Mais selon nos informations, le renvoi est maintenant inéluctable.

Si l’on se promène sur le site internet de la Caisse des dépôts et consignations, on trouve encore trace des grandes ambitions qu’affichait à la mi-2009 Augustin de Romanet, qui dirigeait à l’époque la puissante institution financière publique. Sous le titre « Premier dans le financement de la Cité du cinéma », la CDC se glorifiait d’avoir apporté son appui sonnant et trébuchant au projet mirifique du producteur et réalisateur Luc Besson.

En date du 15 juin 2009, on pouvait ainsi lire ce communiqué de victoire : « La Caisse des dépôts contribue largement à la création de la Cité du cinéma imaginée par Luc Besson. Celle-ci ouvrira ses portes en 2012 à Saint-Denis. Le futur complexe de 6,5 hectares accueillera le 7e art sur 62 000 m².  Les 62 000 m² abriteront notamment 11 000 m² pour les 9 plateaux de tournage des Studios de Paris et 8 000 m² pour l’École nationale supérieure Louis Lumière, ainsi que 20 500 m² de bureaux. Les travaux devraient débuter dès la fin 2009 de l’année sur le site de l’ancienne centrale thermique EDF du quartier Pleyel. La Caisse des dépôts est le 1er financeur de l’ensemble tertiaire appelé "La Nef Lumière". Elle apporte 40 millions d’euros sur un total de 160 millions d’euros aux côtés du groupe Vinci. Cet ensemble de 51 000 m² regroupe des bureaux, une grande salle de projection, une salle de réception, un restaurant, ainsi que les ateliers et locaux de formation. »

Las ! L’affaire s’est depuis engluée dans une cascade de péripéties judiciaires. D’abord, en novembre 2013, a révélé que la Cour des comptes avait fait jouer l’article 40 du Code de procédure pénale faisant obligation à toute personne détentrice de l’autorité publique de dénoncer au Parquet tout crime ou délit dont elle aurait pu avoir connaissance. Dans sa note de signalement au Parquet, la Cour des comptes disait donc avoir découvert des faits susceptibles d’être constitutifs d’un possible « délit de détournement de fonds publics et de recel de ce délit ». Observant que tout le projet avait été construit au bénéfice exclusif de la société EuropaCorp, contrôlée par Luc Besson, la note indiquait que la construction de cette Cité du cinéma, inaugurée en 2012 à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), avait bénéficié, de bout en bout, de l’appui de l’Élysée, c’est-à-dire de Nicolas Sarkozy et de Claude Guéant.

Voici ce qu’écrivait en particulier Le Parisien : « Au-delà du secrétaire général de la présidence de la République, plusieurs fois cité (Claude Guéant), le document remonte plus haut et détaille les liens existant entre l'associé de Luc Besson, le publicitaire Christophe Lambert, et Nicolas et Jean Sarkozy. À la lecture de ces pages fouillées, il apparaît évident que, sans le soutien actif de l'Élysée à chaque stade de l'opération (soutien hors norme de la Caisse, prêts bancaires massifs, choix de l'école publique installée sur place), jamais ce projet XXL n'aurait pu voir le jour. Au vu de la gravité des faits, la troisième chambre de la Cour des comptes a décidé cet été "de transmettre à l'autorité judiciaire" : elle seule, notamment, peut "contrôler les sociétés ainsi que les personnes physiques bénéficiaires de cette opération". »

Ce signalement au Parquet a eu un effet domino. Un an plus tard, en novembre 2014, BFM a en effet révélé que le Parquet de Paris avait ouvert deux enquêtes préliminaires visant le studio de Luc Besson EuropaCorp, après une plainte contre X et un signalement des commissaires aux comptes.

Voici ce qu’expliquait BFM sur son site Internet : « Une première enquête préliminaire pour "abus de pouvoir", "abus de biens sociaux" et "recel d'abus de biens sociaux" notamment, a été ouverte après un signalement des commissaires aux comptes d’EuropaCorp. En effet, la loi oblige les commissaires aux comptes à informer la justice des infractions découvertes en auditant une société. Cette enquête a été confiée à la brigade financière, qui vient de rendre son rapport. Une seconde enquête préliminaire a ensuite été ouverte après une plainte contre X déposée par des actionnaires minoritaires d'EuropaCorp devant le tribunal de grande instance de Paris pour "abus de pouvoir", "abus de biens sociaux" et "majoration frauduleuse d’un apport en nature". Cette enquête est toujours en cours. »

BFM expliquait ensuite par le menu les raisons de ces plaintes et signalements : « L’enquête porte principalement sur l’organisation d’événements (soirées…) à la Cité du cinéma de Saint-Denis. Cette cité, bien que conçue par Luc Besson, ne lui appartient pas. EuropaCorp en est juste locataire. Le propriétaire des murs est une société détenue principalement par la Caisse des dépôts. En mai 2009, un bail de location est conclu entre ce propriétaire et EuropaCorp. Ce bail autorise EuropaCorp à organiser des événements dans la nef centrale de la cité. Puis, en novembre 2012, une convention (disponible ci-dessous) est signée avec le propriétaire pour faire évoluer le bail. Cette convention stipule : "EuropaCorp a conclu un bail en mai 2009 prévoyant des privatisations temporaires de la nef centrale de la cité du cinéma. Blue Event souhaiterait reprendre tout ou partie de ces droits." En apparence, le transfert de ces droits d’EuropaCorp vers Blue Event est anodin. En effet, ces deux sociétés ont toutes deux pour actionnaire principal Luc Besson. Mais le diable est dans les détails. Car les autres actionnaires des deux sociétés sont totalement différents. Chez EuropaCorp, Luc Besson détient 62 % du capital, le solde étant coté en bourse et détenu par des petits porteurs. Tandis que Blue Event appartient à 95 % à Luc Besson et à son bras droit Christophe Lambert. Autrement dit, les petits porteurs d’EuropaCorp possédaient en partie un droit avant ce transfert, qu’ils ne possèdent plus après le transfert. D’où leur mécontentement. »

Et l’histoire se concluait de la sorte : « Mais ce n’est pas tout. Le 3 janvier 2013, EuropaCorp annonce le rachat de Blue Event à ses propriétaires Luc Besson et Christophe Lambert. En pratique, EuropaCorp paye ce rachat en émettant de nouvelles actions EuropaCorp. Ainsi, la boucle est bouclée : EuropaCorp remet la main sur le droit d’organiser des événements dans la cité du cinéma, un droit qu’EuropaCorp possédait pourtant deux mois plus tôt… »

Pourquoi la Caisse des dépôts et consignations a-t-elle donc prêté la main à cette opération financière byzantine, dont le premier objectif était d’enrichir Luc Besson ? Visiblement, la Cour des comptes persiste à penser que l’opération a été marquée par de nombreuses irrégularités, au détriment notamment des finances publiques, puisque un an et demi après son premier signalement au Parquet, elle envisage maintenant de renvoyer le patron de l’époque de la Caisse des dépôts devant la Cour de discipline budgétaire et financière.

Du temps où il était le directeur général de la Caisse, Augustin de Romanet n’avait jamais compris les critiques que commençait à susciter ce projet du cinéma. Il se montrait même très fier de ce qu’il avait fait et faisait valoir qu’il s’était personnellement impliqué dans le dossier. Puis, quand le projet a commencé à être pris dans les premières turbulences judiciaires, il faisait valoir que, pour ce qui le concerne, tout avait été fait en conformité avec les règles des finances publiques.

Il faisait en particulier valoir que la Caisse avait investi dans ce projet exactement aux mêmes conditions que les autres investisseurs privés, et notamment Vinci. Ultime argument : Augustin de Romanet insistait souvent sur le fait qu’il s’était personnellement impliqué dans le projet pour l’unique raison qu’il y croyait, comme s’y étaient investis de grands élus du département, à l’image par exemple de l’ex-PCF Patrick Braouezec. En bref, il n’a jamais compris qu’on lui fasse grief de son engagement dans ce projet.

L’affaire risque, quoi qu’il en soit, de faire beaucoup de bruit pour plusieurs raisons. D’abord, de mémoire de haut fonctionnaire, si l’information se confirme, ce serait la première fois qu’un ancien patron de la Caisse des dépôts et consignations connaîtrait cette humiliation judiciaire.

Ensuite, cette affaire risque de faire d’autant plus de vagues que la gouvernance de la CDC du temps d’Augustin de Romanet, c’est-à-dire de 2007 à 2012, a été entachée par d'autres affaires – révélées en bonne partie par Mediapart : violation du code des marchés publics au profit d’Alain Bauer (lire Alain Bauer a profité de contrats de complaisance à la Caisse des dépôts) ; feu vert donné à des bonus extravagants au sein de la filiale CDC entreprises (lire Les bonus cachés d’une filiale de la CDC) ; le scandale de Transdev… Cette première enquête de la Cour des comptes pourrait donc être suivie par d’autres…

Par ricochet, l’affaire pourrait aussi éclabousser deux présidences. Celle de Nicolas Sarkozy d’abord. Car si le chiraquien Augustin de Romanet, ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée en 2005-2006, s’est exposé à la critique tout au long de son mandat, c’est très souvent parce que, détesté par l’Élysée, il a redoublé d’efforts pour se mettre dans les petits papiers de Nicolas Sarkozy et a souvent devancé ses désirs. C’est d’ailleurs l’explication de toute cette histoire de la Cité du cinéma : sans doute Augustin de Romanet a-t-il voulu faire plaisir à Luc Besson, sachant que le célèbre producteur était le chouchou de Nicolas Sarkozy, et a apporté l’appui formidable de sa puissante maison pour la construction de ce projet pharaonique, celui d’un « Hollywood-sur-Seine ».

Mais l’affaire pourrait aussi embarrasser François Hollande. Car ce dernier avait été prévenu que la gestion passée d’Augustin de Romanet risquait un jour ou l’autre de faire controverse. Pourtant le chef de l’État, qui ménage à chaque fois qu’il en a l’occasion le dernier carré des fidèles chiraquiens, n’a pas voulu entendre ces mises en garde et a porté Augustin de Romanet à la présidence d’une importante entreprise publique, celle d’Aéroports de Paris.

De ce point de vue aussi, l’affaire est inédite : c’est le patron d’une grande entreprise publique, soutenu en personne par le chef de l’État, qui devrait être renvoyé devant la Cour de discipline budgétaire…

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Pour Draghi, les taux d'intérêt dépendent des gouvernements

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La fin des mesures « non conventionnelles » de politique monétaire n’est pas pour demain et elle dépend avant tout de l’action des gouvernements, qui sont en charge des équilibres budgétaires et des réformes structurelles, a affirmé à Sintra le président de la Banque centrale européenne Mario Draghi, tout en admettant que ces dispositifs mis en œuvre par les principaux instituts d’émission avaient des effets collatéraux négatifs et potentiellement dangereux. 

Mario DraghiMario Draghi © ECB
« Mon souhait est certainement que dans cinq ans ou dix ans, nous ne soyons plus au plancher zéro » pour les taux d’intérêt. « Si les autres politiques, budgétaire et structurelles sont correctes, alors nous pourrions nous en détacher plus rapidement que d’ici dix ans », a-t-il affirmé au cours du débat clôturant la seconde édition (du 21 au 23 mai) du Forum de la BCE sur la banque centrale, rendez-vous annuel de l’institution francfortoise avec la communauté des économistes.

Le président de la BCE a reconnu que l’assouplissement quantitatif, marche ultime des politiques non conventionnelles que la BCE a été la dernière des grandes banques centrales à gravir, avait des retombées pas nécessairement bienvenues. Pour les épargnants, « elles sont très, très significatives dans la zone euro », a-t-il reconnu, alors même que la BCE doit se défendre, dans un travail de recherche « occasionnel » tout juste publié, de l’accusation « d’exproprier les épargnants allemands ».

Mario Draghi a également admis que ce coût nul ou même négatif de l’argent engendrait des comportements risqués sur les marchés, en raison d’une recherche éperdue de rendement par les investisseurs. « Plus les taux restent bas longtemps, plus les risques augmenteront », a-t-il dit. « Nous sommes conscients de l’existence de tels risques et nous les surveillons constamment », a affirmé le président de la BCE. Le moment de vérité viendra quand les banques centrales, tôt ou tard, devront fermer le robinet. « Quand les taux d’intérêt sont à zéro, les prix des actifs assument un pourcentage de risque nul. Mais une hausse du taux d’intérêt de 0,10 % ferait décupler ce pourcentage », a-t-il expliqué.

Et derrière l’envolée des actifs, boursiers ou immobiliers, favorisée par cette politique des banques centrales, il y a encore ce que les économistes appellent un risque de distribution. Autrement dit, la politique monétaire cesse d’être neutre, pour favoriser certains acteurs économiques, en l’occurrence les détenteurs d’actifs qui profitent de l’avalanche de liquidités. Toutefois, a ajouté Mario Draghi, « la source principale d’inégalités est le chômage. Donc, ce que nous faisons pour réduire le chômage est la réponse aux critiques sur les conséquences de la politique monétaire ».  

Stanley FischerStanley Fischer © ECB

« Toutes les politiques monétaires ont des conséquences distributives », a commenté le vice-président de la Réserve fédérale des États-Unis, Stanley Fischer. Mais dans le cas de la politique conventionnelle, « elle a été pratiquée pendant si longtemps que les gens pensent qu’elle est neutre. L’assouplissement quantitatif est différent. Pour certains, c’est de la magie mais pour d’autres, de la magie noire. Nous devons l’admettre. Les banques centrales doivent mieux accepter d’être critiquées ».

Pas certain que l’élève Draghi, qui étudia jadis au MIT avec le professeur Fischer, se plie à cette recommandation. Dans son discours d’ouverture du Forum, centré cette année sur le problème du chômage dans la zone euro, le président de la BCE avait une nouvelle fois plaidé, à l’attention des gouvernements, en faveur des réformes structurelles en Europe, un thème récurrent dans les interventions publiques des banquiers centraux du Vieux Continent.

« Une reprise cyclique ne peut à elle seule résoudre tous les problèmes de l’Europe. Elle n’élimine pas le fardeau de la dette qui pèse sur une partie de l’Union. Elle ne supprime pas le haut niveau de chômage structurel qui hante trop de pays. Et elle ne dispense pas d’améliorer le dispositif institutionnel de notre union monétaire. Mais ce qu’une reprise cyclique réalise, c’est d’assurer les conditions presque idéales pour que les gouvernements s’engagent plus systématiquement dans les réformes qui ancreront le retour à la croissance. La politique monétaire peut aider l’économie à retrouver son potentiel. La réforme structurelle peut augmenter ce potentiel. Et c’est la combinaison de ces politiques de demande et d’offre qui peut garantir une stabilité et une prospérité durables », avait expliqué le président de la BCE.

Dans ses remarques finales, Mario Dragi a affirmé que, sans vouloir être « indiscrètes » vis-à-vis des gouvernements, les banques centrales avaient « le devoir de s’exprimer sur les politiques qui rendent plus difficile, voire impossible, l’exercice de leur mandat ». « En Europe, a-t-il dit, la composante structurelle de la croissance faible est bien plus importante qu’aux États-Unis. Ceci est un appel à l’action politique de la part des gouvernements. »

Les critiques des mesures non conventionnelles et surtout de leur prolongation indéfinie, y compris au sein de la communauté des banquiers centraux (lire ici et ici), font observer que l’argent surabondant et l’effondrement des primes de risque sur les dettes publiques agissent non comme des stimulants mais comme des sédatifs sur des gouvernants naturellement enclins à l’immobilisme. 

Haruhiko KurodaHaruhiko Kuroda © ECB

Au Japon, représenté à Sintra par le gouverneur de la Banque du Japon, Haruhiko Kuroda, on attend toujours les réformes structurelles radicales qui devaient être la troisième composante des « Abenomics » du premier ministre Shinzo Abe. Plus d’une décennie de politique monétaire non conventionnelle n’ayant donné aucun résultat dans le combat contre la déflation, prétendument la source de tous les maux du pays, Haruhiko Kuroda a été choisi pour ouvrir les vannes sans restriction. Le bilan de la BoJ augmente de plus de 15 % par an et devrait atteindre 100 % du PIB en 2018. En dépit de cette stratégie « kamikaze », « le taux d’inflation actuel est très proche de zéro mais nous nous attendons à ce qu’il augmente dans la seconde moitié de l’année budgétaire 2015 (qui s’achève le 31 mars 2016) et atteigne l’objectif à la fin de l’année budgétaire 2016 », a affirmé Haruhiko Kuroda.

L’espoir fait vivre. Les banquiers centraux prétendent voir dans les gouvernants des pur-sang qui vont partir comme des flèches une fois gratifiés d’une poignée de morceaux de sucre. Mais dans certains cas (Japon, France notamment), il s’agit en fait de mules qui avalent les friandises et refusent de bouger.

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