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Espionnage de salariés: un «deal» à 4 millions d'euros a été proposé à la CGT

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Au départ, le groupe Orpea a recruté de simples « observateurs participants semi-dirigés ». Ça, c’était sur le papier. Mais derrière ce jargon, l'entreprise franco-canadienne, l’un des plus gros opérateurs mondiaux de maisons de retraite et de cliniques privées, a en fait injecté trois « taupes » parmi ses salariés, chargées d'espionner en particulier les syndiqués. Coût mensuel : quelque 14 000 euros par « implant ».

L'une des cliniques du groupe Orpea-Clinea à L'Haÿ-les-RosesL'une des cliniques du groupe Orpea-Clinea à L'Haÿ-les-Roses © Orpea

Au fil de l’année 2010, depuis des cliniques à Lyon, L’Haÿ-les-Roses et Andilly, ces agents ont tuyauté la direction avec plus ou moins de pertinence, comme en attestent des rapports hebdomadaires que Mediapart a pu consulter : « X a été aperçu avec un membre de la CGT » ; « Y consommait de la drogue, marijuana et résine de cannabis » ; « Grand sportif, [le délégué syndical] W semble endurant et motivé » ; « Certains salariés annoncent [pour la grève] qu'ils ne se mobiliseront que quelques heures car au regard des salaires, ils ne peuvent pas se permettre » ; « Z a confié avoir des difficultés avec certaines personnes qui se serviraient de leur mandat [syndical] pour servir des intérêts personnels » ; « La rumeur court que l'infirmière est proche du directeur, tous deux originaires du même village corse ». Etc.

Ci-dessous, quelques rapports rédigés par les“ implants ” :

Les vrais employés n’ont découvert le pot aux roses qu’en 2012, au détour d’une enquête de L'Expansion sur le nouveau business de l’infiltration. Interrogés par la CGT, les dirigeants d’Orpea avaient alors démenti toute volonté d'espionnage. À en croire un courrier interne, les informations récoltées n’avaient « d’autres fins que l’amélioration des conditions de travail » et l’opération ne visait qu'« à éclairer la direction du groupe sur la nature et l'ampleur des risques pyschosociaux ». Sans rire. L’argument a tenu deux ans.

Mais en décembre dernier, la fédération « Santé et action sociale » de la CGT s'est finalement décidée à porter plainte pour « délit d’entrave », « atteinte à la vie privée » et « collecte frauduleuse de données à caractère personnel », afin de dénoncer « un système pensé d’infiltration des syndicats et d’espionnage des salariés ».

« L’une des missions principales des “implants” étaient de porter atteinte au droit syndical », insiste la plainte, qui souligne les efforts des infiltrés pour « être élus ou désignés sous [la] bannière [de la CGT] ». Cette pratique serait « illicite » faute d’avoir « soumis le procédé devant les institutions représentatives du personnel », assène Me Sofiane Hakiki, l'avocat qui a entre-temps récupéré les rapports écrits des “ implants ”, les factures et les contrats. En trois semaines à peine, le parquet de Paris ouvrait une enquête préliminaire, déclenchant la panique chez Orpea.

La plainte est d'autant plus inflammable médiatiquement que la société chargée de fournir les trois espions, Groupe Synergie Globale (GSG), est connue des journalistes depuis qu’elle a été mise en cause pour des faits similaires dans « l’affaire Ikea », toujours en cours d'instruction à Versailles, mais d'ores et déjà à l'origine de la mise en examen du PDG d'Ikea France et de l’éviction d’une pléiade de directeurs (voir nos révélations ici ou ). Se sentant probablement acculé, le groupe Orpea a mis alors des millions d’euros sur la table, dans le plus grand secret, pour tenter de faire taire le syndicat.

D'après nos informations, en février, la direction du groupe a proposé le « deal » suivant aux élus CGT (minoritaires face à l'organisation « maison » Arc-en-Ciel) : en échange du retrait de la plainte, elle promettait de satisfaire plusieurs de leurs revendications historiques, représentant un coût global de plus de quatre millions d’euros pour l'entreprise. L'offre court-circuitait les négociations officielles en cours, mais tombait à pic pour la CGT, à quelques mois d'élections professionnelles compliquées.

Si la transaction a finalement été rejetée par le syndicat, son existence en dit long sur les coulisses du « dialogue social » à la française. La liste des concessions avancées par Orpea en contrepartie d’un renoncement à toute action judiciaire était longue comme le bras :

– instauration d'une prime d’entreprise pour tous les salariés disposant de plus de trois mois d’ancienneté (pour un coût d’environ 2 millions d'euros en 2015) ;

– allocation d'un budget de fonctionnement à chaque organisation syndicale représentative (200 000 euros par an) ;

– rédaction d’une charte des droits syndicaux ;

– et surtout, création d’au moins seize comités d'établissement régionaux, doublés d’autant de comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), avec désignation de nouveaux délégués syndicaux. Ce volet-là pesait potentiellement très lourd pour Orpea, qui a toujours fait le minimum légal en matière de représentation du personnel. Malgré ses 345 établissements en France, le groupe se considère en effet comme une seule entité économique et sociale, se contentant d’un seul comité d’entreprise et d’un unique CHSCT. Coût estimé de cette avancée : deux millions d’euros.

Au passage, Orpea acceptait de « régler » une poignée de situations individuelles, rendues délicates en raison des responsabilités syndicales des intéressés. Bien entendu, ce protocole d’accord stipulait que toutes ces concessions ne valaient pas reconnaissance de culpabilité dans l’affaire d’espionnage.

Si elle acceptait de signer, la CGT devait s’engager à conserver le secret le plus absolu sur le contenu du « pacte », comme sur son existence même. Un article du contrat lui interdisait explicitement d’en faire état dans les médias. 

À l'issue d'échanges entre avocats des deux parties, la fédération Santé de la CGT a finalement refusé la transaction en bloc en février dernier, après avoir consulté un collectif d'employés d'Orpea. « Signer l'accord pouvait entraîner des gains pour les salariés, certains ont donc manifesté leur intérêt, précise une source interne à la fédération. Mais la négociation n’était pas possible avec un employeur aussi pourri. Accepter, c’est donner l’image d’une entreprise qui peut tout acheter. Par ailleurs, on n’aurait pas pu capitaliser sur cette négociation pour gagner des voix, puisque l’accord était censé rester confidentiel. »

Au siège central de la CGT, à Montreuil, un cadre haut placé se montre moins catégorique et juge que la fédération Santé aurait très bien pu signer. « Il est fréquent que des patrons essaient d’acheter des militants syndicaux, regrette-t-il. Mais il n’était pas question de cela ici, pas question de verser de l’argent à la fédération pour qu’elle ferme sa gueule ! On parlait d’améliorer les droits syndicaux et le sort des salariés. Passer du contentieux juridique à la négociation, ça se fait régulièrement. »

De fait, il arrive que des organisations syndicales renoncent à des actions judiciaires après avoir négocié des contreparties au bénéfice des salariés – en cas de discriminations syndicales (comme chez Renault où des centaines de délégués ont obtenu des indemnités et des salaires revalorisés) ou encore d’infractions à la législation sur le travail du dimanche, par exemple. Ces accords sont parfois rendus publics, parfois gardés sous clef. Mais les plaintes retirées visent plutôt des infractions de faible gravité (de niveau contraventionnel), ou de « classiques » délits d’entrave à l’action syndicale. 

Le chantage proposé par Orpea sort de cet ordinaire-là. D'abord parce que les sommes en jeu paraissent exceptionnelles. Surtout, des avocats spécialistes du droit du travail interrogés par Mediapart (et complètement étrangers au dossier) soulignent qu'il ne s’agissait plus « seulement » de traiter des atteintes aux droits syndicaux et sociaux, mais des atteintes aux droits et libertés fondamentales, a priori non négociables. 

Sollicitée à plusieurs reprises par Mediapart, la direction d’Orpea est restée muette. L'avocat du groupe, Me Louis de Gaulle, a refusé de confirmer ne serait-ce que l'existence même d’une telle proposition et s'est contenté, menaçant, de rappeler que ce genre de négociations entre avocats, « quand elles existent », sont couvertes par le secret professionnel. L'avocat qui défend le syndicat, lui aussi, a catégoriquement exclu de nous répondre.

Orpea aura décidément tout tenté, ces derniers mois, pour amadouer la CGT. D’après des sources syndicales, l’entreprise aurait même soufflé qu'elle avait d'autres taupes à l'intérieur de l’entreprise et de la fédération Santé, allant jusqu'à balancer deux noms, comme gage de ses « bonnes intentions ». Manipulation ? L’une des deux personnes citées, fortement déprimée, ne veut plus rien avoir à faire « ni avec Orpea, ni avec la CGT », selon sa fille interrogée par téléphone. La seconde s’est adjointe les conseils d’un avocat et refuse de commenter l’affaire. 

À vrai dire, pour manœuvrer, l’entreprise a pu s'appuyer sur les dissensions qui déchirent la « fédé » (deuxième de la CGT en nombre d'adhérents), devenue au fil des années un véritable panier de crabes. Divisée sur les orientations stratégiques, gangrenée par des enjeux de pouvoir, celle-ci vient d’ailleurs de mettre la quasi-totalité de son bureau exécutif dehors, lors de son dernier congrès. « Ce qui avantage Orpea dans cette affaire, c’est que la CGT Santé est un gruyère à cause de ses problèmes internes, confie l’un de ses membres. L'entreprise n’a même pas besoin de mettre des observateurs puisque les gens s’espionnent et balancent d’eux-mêmes. Clairement, ça nous pose des questions sur l’état de notre organisation... » Le chantage d’Orpea a malgré tout échoué, pour cette fois.

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Grèce: les Européens lèvent le tabou de la sortie de l'euro

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Le tabou est tombé à Riga. Même s’ils s’en défendent publiquement, les responsables européens, ou au moins certains d’entre eux, semblent clairement travailler désormais à un scénario de sortie de la zone euro pour la Grèce.

Lassés de voir la question de la Grèce convoquée à chaque réunion de l’Eurogroupe ou sommet européen, frustrés de ne constater aucune avancée et de se heurter à une résistance qu’ils n’avaient pas prévue de la part du gouvernement grec de Syriza, les ministres des finances de la Slovénie, de la Slovaquie et de la Lituanie – parlant peut-être au nom d’autres ? – ont décidé de briser les apparences, samedi 25 avril, à l’issue d’une nouvelle rencontre de l’Eurogroupe, marquée par un nouvel échec sur la question grecque. Ils ont commencé à parler ouvertement d’un plan B pour la Grèce.

« Un plan B, cela peut être n’importe quoi », justifiait alors le ministre des finances slovaque Dusan Marmor, afin de ne pas donner l’impression de l’urgence. « Mon propos était de se demander ce que nous ferions si le nouveau programme n’était pas adopté à temps pour permettre à la Grèce de se financer et d’améliorer sa liquidité », déclarait-il un peu plus tard pour expliciter son propos.

Loin d’écarter l’hypothèse, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, a tenu des propos elliptiques qui semblaient la conforter quelques heures plus tard. « Vous ne devez pas interroger les responsables politiques sur l’existence d’alternatives. Si un politique responsable répond oui à cette question, nous savons ce qui va se passer, s’il répond non, vous ne me croirez pas », a-t-il expliqué à des journalistes dimanche, interrogé sur un éventuel plan B. Pour mieux se faire comprendre, le ministre allemand des finances a fait le parallèle avec le nécessaire secret qui avait entouré le plan de réunification de l’Allemagne en 1989. « Si un des ministres alors en exercice – j’étais un de ceux-là – avait déclaré : "Nous avons un plan pour la réunification", alors le monde entier aurait sans doute dit "les Allemands sont complètement fous". »

Cette seule allusion a suffi à convaincre définitivement les observateurs que l’Allemagne avait bien un plan secret pour faire sortir la Grèce de l’Europe. D’ailleurs, Berlin cache à peine ses arrière-pensées. Avant même les élections grecques, le gouvernement allemand parlait d’une éviction d’Athènes de la zone euro, la jugeant désormais moins risquée qu’en 2012, comme l’avait révélé le Spiegel dès début janvier.

Un mur de dettesUn mur de dettes © Wall Street journal

Même si le président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, a catégoriquement nié lundi l’existence d’un plan secret sur la Grèce, il n’a convaincu personne. L’hypothèse d’un Grexit prend de plus en plus de consistance dans les milieux financiers. Tant la situation paraît intenable. La Grèce fait face à un mur de dettes en 2015. Un mur connu de tous les responsables politiques européens et jugé infranchissable dès 2013 par le FMI. Sur l’ensemble de l’année, Athènes doit rembourser plus de 27 milliards d’euros. Ces dettes doivent se payer cash. Car à la différence de tous les autres pays qui peuvent faire rouler leurs dettes, la Grèce est privée de tout accès aux marchés de capitaux et ne bénéficie plus d’aucun soutien financier de l’Europe depuis juillet 2014.

Depuis son arrivée au pouvoir en février, le gouvernement d’Alexis Tsipras a utilisé tous les expédients pour honorer ses échéances. Après avoir mobilisé les fonds de retraite en février, il a fait voter la semaine dernière une loi obligeant toutes les collectivités locales à remettre leur trésorerie à la disposition de la banque centrale, dans l’espoir de gagner encore un peu de temps afin d’arriver à un accord avec les Européens. Mais un certain nombre de collectivités locales ont déjà annoncé qu’elles refusaient de reverser leur argent dans les caisses de l’État.

Chaque jour semble rendre la tâche de plus en plus impossible. Entre mai et début août, le gouvernement doit  trouver plus de dix milliards d’euros pour rembourser le FMI et la Banque centrale européenne. Pour les seuls 15 premiers jours de mai, il a besoin de mobiliser quelque 3 milliards d’euros : 250 millions d’euros pour rembourser le FMI le 1er mai, 1,4 milliard pour l’échéance de billets de trésorerie le 8 mai, 780 millions d’euros pour rembourser à nouveau le FMI le 12 mai, et encore 1,4 milliard de billets de trésorerie arrivant à échéance le 15 mai. Si les billets de trésorerie, majoritairement détenus par les banques grecques, peuvent être reconduits, les prêts aux FMI doivent être remboursés selon un calendrier précis.

En l’absence d’un plan d’aide européen signé dans les plus brefs délais, les analystes financiers sont de plus en plus nombreux à juger un défaut de la Grèce comme inévitable. De Citibank à Goldman Sachs en passant par ING ou Barclays, tous écrivent des scénarios catastrophes sur une sortie de route accidentelle de la Grèce. Les uns évoquent le risque d’un non-paiement du FMI, d’autres les risques de voir une banque exploser, d’autres encore le non-paiement des fonctionnaires et des retraités recevant à la place une sorte de certificat qui servirait de monnaie d’échange à l’intérieur du pays. Quelles que soient les possibilités envisagées, toutes aboutissent à une même fin : la faillite du pays, conduisant à une expulsion de la zone euro, avec contrôle de capitaux et retour de la drachme à la clé.

© Reuters

Mais si un tel accident advenait, serait-ce vraiment par inadvertance ? Depuis février, les responsables européens n’ont cessé de critiquer le nouveau gouvernement grec. Manquant d’expérience, celui-ci a sans doute commis des impairs. Mais en face, les responsables européens ont fait preuve d’une intransigeance et d’un dogmatisme sans pareils. Refusant de dresser le moindre bilan des plans d’austérité passés, ils ont réfuté toutes les propositions grecques. Même la demande de signer un programme crédible et applicable plutôt que de prendre des engagements qui ne pourraient jamais être tenus car irréalistes, comme l’avaient fait les gouvernements grecs précédents, a été jugée inadmissible.

En quatre mois, le gouvernement grec a dû présenter dix projets successifs de plans de redressement. Il est revenu sur certaines promesses électorales, a accepté de reprendre un programme de privatisation, de reporter les augmentations des minima sociaux. Mais rien, jusqu’à présent, n’a été jugé « crédible » par les Européens.  Ceux-ci semblent attendre un plan conforme en tous points à celui écrit par la Troïka, dans lequel figureraient les mots totem « réformes structurelles de marché de travail et des retraites ». Leurs exigences vont si loin qu’ils ont même réclamé la réintroduction de mesures qui avaient été repoussées par le gouvernement précédent d’Antonio Samaras, pourtant très conciliant à l’égard de l’Europe. Bref, les Européens exigent un reniement complet du programme politique de Syriza. Jusqu’alors, le gouvernement grec a refusé de franchir ce qu’il appelle « les lignes rouges ». Et aucun accord n’a pu être trouvé.

Un homme est désigné, par les responsables européens comme le grand responsable de cet échec : Yanis Varoufakis. Le ministre grec des finances est devenu la bête noire du ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble, dès leur premier entretien en février. Tout en lui déplaît à Berlin : son comportement de rock star, ses critiques acerbes sur les plans d’austérité passés, sa façon de faire la leçon aux autres, son refus de se soumettre à la doxa européenne. De sommet en réunion, tout a été mis en scène pour signifier son isolement, accentuer son rejet.

L’épisode final s’est tenu vendredi, à Riga. Des ministres des finances sont sortis de la réunion en critiquant vivement l’attitude de Yanis Varoufakis, accusé de faire perdre du temps à tout le monde, et de ne présenter aucun plan digne de ce nom. Pour bien signifier ce rejet, les responsables européens se sont empressés de faire savoir que Yanis Varoufakis n’avait pas assisté au dîner de clôture de la réunion, comme le veut l’usage. En retour, le ministre grec des finances se fendait d’un tweet vengeur, rappelant les propos de Roosevelt en 1936. « "Ils sont unanimes dans leur haine contre moi. Et je me félicite de leur haine". Une citation chère à mon cœur (et proche de la réalité) ces derniers jours. »

Les responsables européens ont fini par avoir gain de cause. Lundi, le gouvernement grec, en guise d’ultime gage, annonçait la mise à l’écart de Yanis Varoufakis des négociations, comme l’exigeait l’Eurogroupe avant tout éventuel accord. L’équipe de négociation a été remaniée. Elle sera conduite désormais par Euclide Tsakalotos, ministre délégué aux affaires économiques internationales, considéré comme l’éminence grise de Syriza.

© conseil de l'union européenne

La chute de Varoufakis serait imminente, disent des rumeurs bruxelloises. Cette sortie serait le prélude à un comportement plus conciliant de la part du gouvernement grec, poursuivent les milieux européens. Les marchés financiers veulent le croire. L’annonce de la mise à l’écart de Varoufakis a été saluée par une envolée des marchés boursiers, et une spéculation sur les titres grecs. Un accord entre la Grèce et l’Europe serait en vue, pronostiquent déjà certains.

Est-ce si sûr ? Même si Euclide Tsakalotos adopte un comportement différent de celui de Yanis Varoufakis, ses buts et ses objectifs restent identiques. « Mais je commence à avoir des doutes sur le fait que les institutions et les pays membres nous soutiennent réellement sur les réformes de fond. (...) D'après moi, il s'agit de nous conduire, avec l'épuisement des liquidités dont dispose l’État grec, à un point où nous serons obligés de faire encore davantage de compromis », a déclaré Euclide Tsakalatos à Mediapart.

La réunion européenne du 11 mai, décrite à nouveau comme décisive, dira ce qu’il en est. Certains soupçonnent cependant que cette stratégie du bouc émissaire ne soit qu'une mise en scène des Européens, pour éviter d’assumer la responsabilité d’une sortie de la Grèce de la zone euro et faire porter tous les torts sur les Grecs. « Il semble que M. Varoufakis, expert renommé de la théorie des jeux, s’est peut-être trompé sur le jeu auquel jouaient les pays du Nord. Encouragé par Juncker, Draghi, Moscovici et Lagarde, il a joué pour éviter la sortie de la Grèce (…). Le jeu des pays du Nord ressemble plus à éviter de porter le blâme d’une sortie de la Grèce, même s’ils ne peuvent pas encore s’accorder sur un plan B », écrit en réaction aux derniers événements Alastair Winter, chef économiste de la banque d’investissement Daniel Stewart.

Une analyse que partage Citigroup. « Le jeu du chat et de la souris auquel jouent la Grèce et ses créanciers internationaux est en train de tourner au jeu infernal, alors qu’Athènes s’approche dangereusement de la banqueroute. Les responsables politiques européens, les banquiers centraux et les politiques grecs ne s’accordent que sur un point : si la Grèce tombe, ils ne veulent pas laisser leurs empreintes sur l’arme du crime. » 

Le soupçon n’est pas illégitime. Les responsables européens ont-ils vraiment envie de sauver la Grèce ? Lassés de devoir gérer une crise sans fin, certains en arrivent à penser que la sortie de la Grèce de la zone euro serait préférable. « Si la Grèce reste dans l’euro, il n’y aura pas seulement besoin d’un troisième plan de sauvetage, mais d’un quatrième, d’un cinquième et peut-être plus », a dénoncé dimanche Mark Hauptmann, député du CDU, le parti d’Angela Merkel. Une façon de reconnaître que l’Europe a totalement fait fausse route dans sa gestion de la crise grecque depuis 2009.

Sans la Grèce, font valoir les adeptes d’un plan B, la zone euro serait plus cohérente. Ce serait aussi un avertissement sans frais pour la France et l’Italie, jugées trop récalcitrantes dans l’application des réformes « structurelles » demandées par Bruxelles, ajoutent certains. Ils jugent que l’exclusion de la Grèce serait désormais plus facilement gérable. Car l’Europe s’est dotée de cadres institutionnels plus solides, avec la réforme bancaire et la création d’un fonds de soutien. Surtout, le parapluie qu’offre la BCE avec sa politique non conventionnelle leur paraît très protecteur : en cas de coups durs, le système bancaire européen ne serait plus sous la menace, grâce aux milliards déversés par la banque centrale.

La semaine dernière, le gouvernement américain, par la voix de son secrétaire au trésor, Jack Lew, a encore mis en garde les Européens sur cette analyse qu’il juge erronée. « Des experts aussi nous assuraient en 2008 que l’on pouvait laisser la banque Lehman Brothers tomber en faillite, sans inconvénient. On connaît la suite », a-t-il rappelé.

Goldman Sachs a repris l’analyse, estimant que les conséquences d’une sortie de la Grèce seraient incalculables. La première, la plus évidente soutient la banque, serait que contrairement à ce qu’a prétendu et défendu le président de la BCE, Mario Draghi, depuis 2012, l’euro n’est pas irréversible. La monnaie unique ne serait plus perçue comme une monnaie commune de l’Europe mais comme un système de change à parité fixe entre les pays, arrimé à un euro mark. On sait, préviennent des économistes, ce qu’il advient de tels systèmes : ils finissent par exploser, en rappelant la crise du SME en 1992 ou l’effondrement de l’Argentine en 2001. 

Dans une ultime conférence, Yanis Varoufakis a tenté une nouvelle fois d’avertir ses homologues européens à Riga. « Toute référence à un plan B est profondément anti-européenne. Ma première réponse a été de dire qu’il n’y a pas de plan B, il ne peut y avoir un tel plan B. (…) Si la Grèce sort, l’euro sera en grand danger. Car les marchés financiers ne cesseront de demander "qui est le suivant ?" » Les responsables européens ont balayé l’avertissement d’un revers de la main. Pour eux, Yanis Varoufakis reste décidément un insupportable donneur de leçons.

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Le secret des affaires, un intense lobbying dans les couloirs de Bruxelles

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La directive européenne sur le secret des affaires continue de cheminer dans l’ombre. Les consultations des différentes commissions chargées d’examiner le texte ne sont pas encore achevées. Mais les ébauches dont ont eu connaissance, à ce stade, les parlementaires européens et certaines ONG font froid dans le dos. Droit de l’information, droit du travail, droit de la santé, droit de la consommation, droit de l’environnement, ce sont des pans entiers de la législation et de la réglementation qui sont menacés. Par un retournement historique, là où, auparavant, l’Europe se faisait forte de promouvoir la transparence, l’information des consommateurs et des citoyens, la publicité des actions, elle met en place la loi du secret, de l’ombre et de l’opacité.

© Reuters

Un seul exemple des dérives de ce texte : la loi sur les lanceurs d’alerte. Alors que les responsables politiques ne cessent de promettre un cadre législatif plus protecteur pour les lanceurs d’alerte qui ont été, ces dernières années, à l’origine de la découverte de multiples scandales, la directive européenne est en train de mettre à bas tout le fragile édifice légal en cours de construction.

L’article 4. 2 (b) du texte, censé traiter du cas des lanceurs d’alerte, prévoit en fait que ceux-ci ne pourront bénéficier d’une protection qu’à la condition qu’ils n'aient dénoncé les pratiques illégales dont ils ont eu connaissance qu’auprès des autorités administratives ou judiciaires compétentes. En revanche, toute protection semble tomber s’ils avertissent la presse et l’extérieur. Du Mediator à UBS France, combien de cas n’auraient jamais été rendus publics, si ces informations, largement connues par des administrations totalement passives, n’avaient pas été relayées par la presse et dans l’opinion publique ?

« Pur fantasme », ont répliqué les partisans d'un texte sur le secret des affaires. À les entendre, aucune atteinte contre la protection des lanceurs d'alerte et contre le droit de la presse n'est à craindre avec l'adoption d'une telle directive. L'affaire Luxleaks vient rappeler que les craintes ne sont pas du tout infondées. Antoine Deltour, qui a apporté les documents démontrant le système de fraude fiscale à l'échelle industrielle mis en place par le cabinet d'audit Pricewaterhouse Coopers, et le journaliste Édouard Perrin qui a dévoilé cette affaire au grand public dans l'émission Cash Investigation, sont tous les deux poursuivis par la justice luxembourgeoise pour violation du secret des affaires notamment.

Sans attendre, de nombreuses ONG ont dénoncé les dérives de ce texte sur le secret des affaires, les risques qu’il fait peser sur des droits constitutionnels fondamentaux, ce qu’elles représentent comme une captation de l’appareil judiciaire et d’État par des intérêts d’argent. « Nous nous opposons fortement à la précipitation de la Commission européenne et du Conseil européen en vue de promouvoir une nouvelle directive européenne sur le secret des affaires parce que celle-ci contient une définition allant au-delà du raisonnable du “secret des affaires” qui permet que presque tout dans l’entreprise en relève ; parce que les remèdes légaux pour les groupes dont les secrets d’affaires auraient été illégalement acquis, utilisés ou divulgués, sont disproportionnés ; parce que les sauvegardes sont inadéquates pour assurer que les consommateurs européens, les journalistes, les lanceurs d’alertes, les chercheurs et les salariés pourront avoir un accès sûr à des informations importantes qui sont dans l’intérêt général », écrivent-elles dans un communiqué commun publié le 23 mars.

L'étude d'impact accompagnant la proposition législative de la commission sur les secrets d'affaires reconnaît elle-même que le texte limite la liberté d’information. Mais, ajoute-t-elle : « Dans l’équilibre des intérêts, la protection et la réputation des droits des autres ont déjà été reconnus par la Cour européenne des droits de l’homme, comme une raison valable, compatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, d’accepter une injonction donnée à une troisième partie pour éviter la publication d’information confidentielle relative au monde des affaires sans le consentement du propriétaire, au regard du préjudice particulier que pourrait subir l’entreprise si cette information été rendue publique. Le fait que cette troisième partie puisse être un journaliste ne change pas le raisonnement sur ce point. » Nous voilà donc prévenus : il y a des intérêts d’affaires supérieurs aux piliers fondamentaux de la démocratie.

Alors que les mâchoires du piège semblent se refermer, une énigme politique continue d’entourer ce texte. Car officiellement, ce projet de directive ne semble porté par personne. Aucun groupe politique ne le revendique vraiment. Pourtant, il continue d'avancer toujours plus loin, à un rythme administratif, sans que les observateurs comprennent qui sont réellement les partisans de ce texte, qui semblent parvenir à passer tous les obstacles, trouvent des appuis pour démolir des traditions juridiques et démocratiques, bâties pierre par pierre parfois depuis des siècles, pour assurer la liberté de tous. 

Pour tenter de comprendre comment est né ce monstre législatif, quelles sont les forces qui agissent en coulisses, l’ONG Corporate Europe Observatory, très au fait des pratiques de lobbying à Bruxelles, a demandé à la commission européenne de lui communiquer différents documents pendant toute la période de l’élaboration de ce projet de directive, comme le prévoient les textes européens sur l’accès aux documents administratifs.

Il y a plusieurs façons de pratiquer la censure. La première, la plus visible, qui énerve le plus l’opinion, est d’opposer un refus catégorique à toute communication de documents administratifs, d’apposer un secret-défense sur tout. La seconde est de donner des tombereaux de documents, de noyer les informations intéressantes sous des tombereaux de papiers insignifiants, dans l’espoir de dissuader toutes les curiosités face à la masse de travail requis.

La commission européenne a naturellement opté pour cette seconde voie. Après avoir tergiversé, elle a expédié des centaines de pages, de courriels internes, de présentations à Corporate Europe Observatory. En association avec le bureau of investigative journalism à Londres, un collectif s’est constitué au travers de l’Europe – auquel Mediapart s’est associé – pour dépouiller ces documents, repérer ceux qui ont vraiment un intérêt, comprendre les différents acteurs et leurs motivations. Tous les documents présentés ont été obtenus par Corporate Europe Observatory dans le cadre de cette requête d'accès aux documents à la commission européenne. (lire le rapport de CEO ici et l'enquête de Bureau of investigative journalism là)

Dans cette longue, et parfois très fastidieuse, lecture, un élément surprend d’emblée : du début à la fin, le projet de directive sur le secret des affaires est l'œuvre d'une poignée de personnes. Un groupuscule de quinze personnes environ – toujours les mêmes, sans aucune recrue extérieure au fil du temps –, issues du cabinet de lobbying américain Hill & Knowlton et des cabinets d’affaires américains White & Case et Baker & McKenzie, a conduit le sujet, dans la plus grande discrétion et l’indifférence générale. C’est ce petit groupe qui repère les membres qui comptent au sein de l’appareil administratif, leur fournit les argumentaires nécessaires, fait évoluer les textes dans un sens toujours plus large et plus répressif souhaité par certaines fédérations et grands groupes. C’est lui qui organise colloques et rencontres, études et questionnaires, où se manifestent ceux qui sont déjà convaincus par avance, sans qu’à aucun moment, la société civile soit consultée d’une façon ou d’une autre.

Plus surprenant encore : alors que la violation du secret des affaires est censée être une menace grandissante pour les entreprises, que les méfaits se multiplieraient de façon exponentielle, ce sont les mêmes cas – quatre au total – qui sont cités de colloques en réunions, de documents préparatoires en communiqués officiels, entre 2011 et 2014. Des cas qui sont d'ailleurs déjà couverts par les législations existantes sur le vol, l’espionnage industriel ou la protection de la propriété intellectuelle. À la fin des centaines de pages de documents fournis par la commission, on n’ignore plus rien des mésaventures d’Alstom Power qui s’est fait voler des technologies par un partenaire chinois, des mécomptes du chimiste américain DuPont de Nemours qui a vu copier sa formule du kevlar (un matériau synthétique) par un fabricant coréen, du préjudice subi par Michelin après le vol d’un pneu révolutionnaire sur un stand de course de Formule 1, des déboires rencontrés par une société américaine d'électronique, AMSC, qui s’est fait subtiliser un logiciel d’application pour les éoliennes. Comment expliquer, si le problème est si brûlant, qu’aucun autre cas ne puisse être cité depuis ?

Ainsi, la directive européenne sur le secret des affaires s’est construite à partir de cinq noms de groupes : DuPont de Nemours, Alstom, Michelin, Air Liquide, Intel, et d'une entreprise innovante AMSC. Des entreprises appuyées et relayées par six fédérations et associations : l'European chemical industry council (Cefic) – la fédération européenne de la chimie –, l'International Fragrance Association (IFRA) – fédération internationale des parfumeurs –, Business Europe (association européenne du patronat), la fédération européenne des semenciers céréaliers, une association de PME européennes (Europe 500) et la Trade Secret and Innovation Coalition ((TSIC) – coalition pour le secret des affaires et de l'innovation.

Tout apparaît essentiellement être en fait une affaire franco-américaine. Tous les autres pays paraissent beaucoup plus en retrait. « L’importance des groupes français dans ce dossier est vraiment surprenante. La France est le pays qui est le plus engagé dans ce dossier des secrets d’affaires. Par trois fois déjà, les gouvernements successifs ont tenté de faire passer un texte sur le sujet, alors que c’est un dossier totalement ignoré dans de nombreux pays européens. Cela en dit long sur l’état de délabrement des relations sociales en France, sur le climat de défiance instauré par le patronat à l’égard des salariés », constate Martin Pigeon, responsable de Corporate Europe Observatory.

Le moment où ces associations ont commencé à se mettre en mouvement sur le sujet reste indéterminé. La coalition pour le secret des affaires et l’innovation (TSIC) et la fédération européenne de la chimie semblent être en pointe dans le combat depuis le début, autour de 2008-2009. Un homme va être la cheville ouvrière de ce dossier du début à la fin, animant les actions de lobbying, arpentant sans relâche les couloirs de la commission. Il s’appelle Thomas Tindemans. Travaillant au départ dans le cabinet d’avocats d’affaires américain White & Case, qui a la TSIC comme client, il retrouvera le dossier en 2012, alors qu'il est parti diriger le cabinet de lobbying américain Hill & Knowlton, à Bruxelles.

Dès 2010 en tout cas, le contact entre les différentes fédérations, les responsables du lobbying qui militent en faveur d’une législation sur le secret des affaires et les fonctionnaires travaillant à la direction européenne du marché intérieur (DG Markets), dirigée alors par Michel Barnier, semble bien établi. À l'origine, cette direction pense surtout à une harmonisation législative au sein du marché unique, afin que la protection intellectuelle, le droit des brevets soient les mêmes partout au sein de l'Union européenne. Mais cette intention de départ va beaucoup dériver, sous l'influence des groupes de pression.

Le 16 mars 2010, Thomas Tindermans envoie une longue lettre à l'une des fonctionnaires européennes travaillant à la direction du marché intérieur, au nom de la coalition pour le secret des affaires et l’innovation. Après l’avoir remerciée pour la réunion « fructueuse » qu’ils ont pu avoir dans les murs de la commission, qui leur a permis d’exposer l’importance d'une législation européenne sur le secret des affaires, il enfonce le clou, avec un argument qui sera rabâché à longueur de documents : « Une protection réelle et un renforcement du secret des affaires amélioreraient la compétitivité européenne et encourageraient l’innovation à tous les niveaux de l’industrie », écrit-il. Avant d’ajouter : « Quelque chose doit être fait et nous espérons que nous pourrons vous accompagner dans la mise en forme d’une stratégie cohérente et efficace pour inscrire ce sujet dans l’agenda de la commission européenne sur les droits de la propriété intellectuelle. » Leur aide sera effectivement sans faille.

 

Deux mois plus tard, le même Thomas Tindermans n’en est plus aux lettres officielles. Il écrit directement par courriel aux différents fonctionnaires de la direction du marché intérieur, au nom du TSIC. Le ton est déjà très amical. Il ne s’agit plus de les convaincre de l’importance du secret des affaires, mais de la pertinence de mettre en œuvre une directive européenne sur le sujet. Les différentes législations en vigueur en Europe constituent « un défaut du marché unique », assure-t-il. Un argument massue pour une administration qui a fait de la « concurrence libre et non faussée » un impératif catégorique.

Michel Barnier.Michel Barnier. © Reuters

Mais si certains fonctionnaires semblent déjà très au fait de toutes les subtilités du secret des affaires, il n’en va pas de même à la direction générale. Un avocat du cabinet de White & Case ne peut s’empêcher d’écrire sa déception, le 30 septembre 2010, au lendemain d’une rencontre avec l'un des membres du cabinet de Michel Barnier. « Une chose m’a un peu surpris : le problème du secret des affaires semblait tout à fait nouveau pour lui. […] Est-ce un sujet sur lequel il avait été informé ? Dans tous les cas, je lui ai laissé une documentation, mais manifestement faire de l’information au sein de la commission serait plus utile », écrit-il à l'un des fonctionnaires de la direction du marché intérieur.

Une intense campagne de lobbying est déjà mise en place. Les fédérations abreuvent les responsables de la direction européenne de documents, de plaquettes, pour leur présenter l’importance pour elles d’une loi sur le secret des affaires, des dangers qui les menacent si rien n’est fait. Les arguments sont toujours les mêmes : ces fédérations mettent toutes en avant les milliards d’euros de chiffres d’affaires, les milliers d’emplois qu’elles représentent, les centaines de millions d’euros qu’elles réalisent chaque année dans la recherche et l’innovation, sans parler des PME innovantes qui sont l’avenir du secteur. Tout cela, préviennent-elles, risque d’être mis à mal, et l’Europe est menacée d’un déclassement irrémédiable dans l’économie mondiale si une loi d’airain sur le secret des affaires n’est pas instaurée pour les protéger.

Mais le dossier semble prendre un tout autre rythme quand Jean Bergevin, jusqu’alors responsable du commerce électronique et auteur notamment d’un livre vert sur les jeux d’argent en ligne au sein de la direction du marché intérieur, passe à la direction de la lutte contre la contrefaçon et le piratage en avril 2011. Cette nomination semble satisfaire de nombreux lobbyistes. « Un de nos amis, Jean Bergevin, a obtenu un nouveau poste et une nouvelle mission au sein de la commission. Je lui ai parlé de votre travail », écrit, en juillet 2011, un avocat de White & Case à Roger Milgrim, un professeur de droit américain, auteur d’un ouvrage sur le secret des affaires. Jean Bergevin est mis en copie de ce courriel afin de les inciter à prendre contact. Ce qu’ils ne manquent pas de faire.

Deux jours plus tard, Roger Milgrim écrit à Jean Bergevin pour l’inciter à correspondre avec lui : « Alors que la commission approfondit sa connaissance sur les problèmes des secrets d’affaires, la loi américaine, qui est extrêmement développée, pourrait lui apporter un éclairage », précise-t-il. Jean Bergevin lui répond dès le lendemain. Après l’avoir assuré que la commission européenne allait faire l’acquisition de son ouvrage, il ajoute : « Il sera très important pour nous de pouvoir comparer notre système des États membres avec celui des États-Unis. J’espère que vous m’autoriserez à vous informer de nos progrès et de demander parfois votre avis. »

À partir de ce moment-là, les échanges entre les responsables du marché intérieur, les différentes fédérations et les lobbyistes sont incessants. Les fédérations et notamment la fédération européenne de la chimie, très engagée dans ce dossier, multiplient les réunions où les fonctionnaires européens chargés du dossier sont naturellement cordialement invités. Un rendez-vous est organisé le 9 octobre 2011 entre la TSIC et Michel Barnier. Mais le commissaire européen se décommande. Un membre du cabinet White & Case s’empresse d’écrire à Jean Bergevin pour l’inviter à participer à un déjeuner avec les membres de la délégation. « Nous vous serions très reconnaissants si vous pouviez nous donner des informations sur la façon dont les choses avancent. Ce serait formidable si vous pouviez rassurer et encourager le groupe. Ce serait très utile si vous pouviez faire part au groupe que leur effort est apprécié, que la Commission accueille volontiers les pressions bien informées », écrit-il. Manifestement, l’entente est si cordiale que toute précaution de langage semble superflue.

Dans son désir de faire avancer le sujet, la fédération internationale des parfumeurs (IFRA) va même jusqu’à proposer un projet de directive tout fait, comprenant même la dimension pénale du dossier. « Je suis désolé mais pour des raisons évidentes, je ne peux pas accepter que mon équipe discute avec l’industrie une proposition de texte législatif », lui répond Jean Bergevin, responsable de la direction contrefaçon, chargé à ce titre de l’élaboration de la directive sur le secret des affaires. Cela n’empêchera pas par la suite d’entretenir les meilleures relations. En 2013, la même fédération proposera à Jean Bergevin une réunion de travail avec Edit Herczog, parlementaire européenne (socialiste) de Hongrie, et Malcom Harbour, parlementaire européen britannique (démocrate-chrétien) ainsi que quelques autres parlementaires, afin de les sensibiliser au sujet.

Impossible de tout citer dans cette masse de documents. Alors venons-en au grand moment d’élaboration de ce projet de directive : la conférence sur le secret des affaires, intitulée « Soutenir l’innovation, protéger les savoir-faire », du 29 juin 2012. Tous s’activent pour sa préparation. La direction du marché intérieur a demandé au cabinet américain Baker & McKenzie de lui préparer pour l’occasion une étude sur le secret des affaires. Un questionnaire et la méthodologie doivent être présentés et discutés avec les entreprises lors de cette rencontre afin d’aider la direction du marché intérieur à bien cerner le sujet. « Ce rapport est crucial car nous avons besoin de savoir quels secteurs et fédérations nous devons contacter », précise un responsable de la direction du marché intérieur.

De son côté, la société de communication et lobbying Hill & Knowlton, qui a repris tout le travail de coordination du cabinet White & Case, se démène pour assurer le succès de cette journée. Début mai, elle propose déjà plusieurs noms d’intervenants. Hasard, il s’agit des représentants à Bruxelles des groupes Alstom, DuPont de Nemours et Michelin ! Les mêmes que d’habitude. Par la suite, la liste s’étoffe. On y adjoint une entreprise innovante, AMSC, pour servir d’alibi aux grands groupes. 

Le cabinet Baker & Kenzie dépêche deux de ses associés, Thomas Respess et Lorenzo de Martinis, pour apporter l’éclairage du droit. Le cabinet réclame d’ailleurs son dû. « Nous pensons qu’il serait équitable d’avoir une claire reconnaissance du rôle leader de Baker & McKenzie pour la partie juridique de la conférence (…) La visibilité et non l’argent est censée nous récompenser », écrit Lorenzo de Martinis à un fonctionnaire européen. L’argent viendra après : car tous les intéressés ont pu noter que le cabinet d’avocats avait ses entrées au sein de la direction européenne.  

Dans cet aréopage qui fonctionne en circuit fermé depuis des mois, un seul membre semble un peu extérieur : un professeur de droit de l’université de droit de Bologne, Luigi Alberto Franzoni. Pas un seul représentant d’association de consommateurs, de défense de l'environnement, pas une seul ONG, bref, pas un seul membre de la société civile n’est convié à participer à cette réunion et donner son point de vue.  

Tout est si bien pris en main que même Jean Bergevin finit par s’énerver. À quelques jours de la conférence, il adresse un mail incendiaire aux responsables de Baker & McKenzie : « Manifestement, vous avez testé le rapport avec certains groupes et certaines associations. Celles-ci, si je comprends bien, auraient une version révisée que nous n’aurions pas vue ? De plus, vous proposez d’attendre leurs réactions, et en conséquence, il ne serait pas possible de présenter ce rapport en raison de leurs procédures internes !!! Je trouve cela très dommageable. Premièrement, vous avez un contrat avec nous et pas avec certains groupes industriels intéressés. Deuxièmement, cette approche est biaisée et manque totalement de transparence. »

Ce fut le seul nuage visible dans cette relation étroite entre la commission européenne et les partisans du secret des affaires. Michel Barnier, en tant que commissaire européen, fit un discours d’introduction pour souligner les défis à relever face au secret des affaires. Les intervenants tinrent de grands discours avec les mêmes exemples à l’appui, pour insister sur l’urgence d’élaborer une grande directive européenne. À l’issue de cette grande conférence, un communiqué fut publié par la commission européenne, insistant sur l’urgence de mettre en œuvre une législation européenne sur le secret des affaires. Selon les correspondances électroniques, 90 participants environ ont participé à cette conférence.

Résultats issus du questionnaireRésultats issus du questionnaire © commission européenne

La collaboration est si étroite que les fédérations relisent les questionnaires qui doivent être soumis aux entreprises. Tous leurs amendements et suggestions sont acceptés par la direction du marché intérieur. Finalement, ce questionnaire ne sera que très succinctement utilisé par la commission européenne. Les fonctionnaires européens font aussi mention d’une enquête publique auprès des citoyens en décembre 2011. Mais aucune trace de cette enquête publique, aucun résultat ne figure dans les documents de la commission européenne. Tout continue à se dérouler en circuit fermé.

À partir de début 2012, le patronat européen commence à s’impatienter. Il demande une directive européenne sur le secret des affaires dans les meilleurs délais. Business Europe, la fédération patronale européenne, écrit pour souligner les points qu'il lui importe de voir figurer dans le texte. Elle est prête, comme toutes les autres fédérations professionnelles, à apporter, en cas de besoin, toutes ses lumières et son aide aux fonctionnaires de la direction du marché intérieur. « Business Europe m’a demandé pour avis ce qu’il pouvait faire pour soutenir le dossier au sein de la commission. Je leur ai répondu qu’il serait peut-être utile d’essayer d’éviter de donner une dimension extérieure aux discussions sur ce dossier à ce stade », écrit un haut fonctionnaire à Jean Bergevin, dans un courriel résumant la situation en juin 2013.

Dans le même courrier, il se fait également écho des demandes du patronat européen de joindre le secret des affaires à la discussion sur le traité commercial transatlantique (TAFTA). « Business Europe dit que l’Europe et les États-Unis pourraient s’entendre sur une stratégie commune contre les appropriations frauduleuses dans les pays tiers », note-t-il.

Le député européen écologiste Pascal Durand avait vu juste : la directive sur le secret des affaires est bien « indissociable de la négociation du traité de libre-échange transatlantique » (voir son entretien). Le 23 octobre 2013, la fédération patronale européenne et l’association nationale des manufacturiers américains adresseront une lettre commune aux négociateurs européen et américain du traité transatlantique, Karel De Gucht et Michael Froman. Après avoir rappelé l’importance de la protection des secrets d’affaires pour les entreprises, ils insistent : « Un accord sur les éléments servant “d’étalon or” pour la législation pour protéger les secrets d’affaires assurera que les lois aux États-Unis et en Europe refléteront les meilleures règles pour protéger les secrets d’affaires. »

Et ils listent leurs demandes législatives pour s’adapter, disent-ils, à l’ère numérique : « Reconnaître explicitement les secrets d’affaires comme propriété intellectuelle. Des peines réelles civiles et quand cela est nécessaire, pénales, et des remèdes en cas d’appropriation frauduleuse de secrets d’affaires (amendes, pénalités, dommages compensatoires et/ou emprisonnement aussi bien que des injonctions pour prévenir des appropriations frauduleuses réelles ou menaçantes. Un tribunal pour les auteurs qui auraient commis une violation du secret des affaires hors d’une juridiction particulière (c’est-à-dire hors d’Europe et des États-Unis) si les conséquences de ce crime économique sont dans cette juridiction. Des mesures appropriées pour protéger la confidentialité des secrets d’affaires et d’autres informations confidentielles en cas de procès civil ou pénal. Des règles et des procédures pour la production et la protection des preuves et des mesures pour éviter des procédures inutilement compliquées, coûteuses et dévoreuses de temps. »

Hasard, le projet de directive européenne sur le secret des affaires a retenu toutes ces exigences.

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Deuxième volet. Secret des affaires ou le monde selon Orwell

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

BOITE NOIRECette enquête est le fruit d'une collaboration avec l'ONG Corporate Europe Observatory, à Bruxelles, et le Bureau of Investigative Journalism, à Londres. Tous les documents cités ont été obtenus dans le cadre d'une requête présentée à la commission européenne par Corporate Europe Observatory.

Les enquêtes ont été publiées en même temps. Vous pouvez retrouver le rapport de Corporate Europe Observatory ici  et l'enquête du Bureau of Investigative Journalism

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Natixis : les clients grugés pour gonfler les bonus

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C’est un nouveau séisme qui va ébranler BPCE. Alors que son PDG, François Pérol, a été renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris, pour y être jugé en juin prochain des chefs de « prise illégale d’intérêt », sa principale filiale, la banque d’investissement Natixis, va être mise en cause pour des faits graves qui risquent d'éclabousser non seulement BPCE et Natixis, mais aussi le monde de la finance.

Depuis février, les enquêteurs de l’Autorité des marchés financiers (AMF) sont dans les murs de la banque d’investissement Natixis. Ils ont déjà auditionné plusieurs personnes, saisi des documents et des boîtes de courriels et demandé moult explications. Même s’ils agissent avec discrétion, leur présence fait grand bruit au sein de la banque d’investissement, mais aussi de la BPCE, sa maison mère. Car une fois de plus, le groupe bancaire se retrouve au cœur d’une affaire susceptible d’écorner encore davantage son image auprès de ses clients.

Alors que la BPCE n’en a pas fini avec le scandale Doubl’ô – des fonds vendus par les Caisses d’épargne qui promettaient aux souscripteurs de doubler leur capital en six ans, mais qui finalement leur a permis de retrouver tout juste leur capital investi, mais sans les droits d'entrée –, elle se trouve associée à ce qui pourrait être un autre grave scandale de gestion.

Sa filiale Natixis Asset Management (NAM) est directement dans la ligne de mire. Cette société de gestion est chargée de créer et gérer les produits vendus par la suite dans les réseaux des Caisses d’épargne et des Banques populaires, les deux établissements qui, en fusionnant, ont donné naissance à BPCE. Elle se présente comme un des pionniers de la finance solidaire et de l’économie éthiquement et socialement responsable. L’AMF la soupçonne pourtant d’avoir mis en place des mécanismes occultes sur certains produits afin de prélever des marges indues dans le but d’améliorer ses performances et d’augmenter les bonus de ses dirigeants. Tout cela au détriment des clients de la banque.

L’affaire a commencé de façon presque anecdotique. À l’été 2014, la filiale de Crédit Suisse à Londres avertit Laurent Mignon, directeur de Natixis, qu’elle a découvert des irrégularités dans sa relation d’affaires avec NAM. La banque suisse a trouvé qu’à l’occasion de nombre d’opérations sur des produits structurés (intégrant notamment des options) dans lesquelles Crédit Suisse était contrepartie, Natixis Asset Management réalisait des marges, en demandant à Crédit Suisse de surcoter les produits structurés et de lui transférer le gain.

Selon nos informations, l’audit mené par Crédit Suisse révélait que ces opérations étaient menées dans la plus totale opacité, les gérants de NAM allant jusqu’à passer des ordres par l’intermédiaire de leur téléphone portable, ce qui est strictement interdit par la réglementation. Celle-ci édicte en effet que toutes les opérations doivent pouvoir faire l’objet d’une totale « traçabilité », et donc que les éventuels échanges téléphoniques qui les accompagnent soient systématiquement enregistrés, pour faciliter les contrôles de régularité.

Se sachant dans le collimateur des autorités de régulation à Londres, Crédit Suisse, dont certains traders agissaient en complicité avec ceux de NAM, entendait se montrer irréprochable, sur ce dossier au moins. Elle demandait donc à Natixis si les clients institutionnels pour lesquels agissait sa filiale de gestion de Natixis Asset Management étaient bien au courant de ces pratiques et en étaient d’accord.

Il n’est rien de plus embarrassant pour une banque que de voir éventer certaines de ses pratiques par une autre banque auprès d’un régulateur. L’avertissement de Crédit Suisse ne pouvait donc être ignoré par la direction de Natixis. Priées de se justifier, les équipes de NAM ont donc cherché à se disculper en expliquant qu’après tout, ces pratiques n’étaient qu’une affaire interne : le surplus de marges qu’elles prélevaient ne concernait que les opérations réalisées pour le compte de Natixis Assurance, une autre entité du groupe. De plus, les mêmes ont cherché à faire valoir que tout cela avait été fait pour le bienfait de la société : les marges supplémentaires servaient à compenser la faiblesse des frais de gestion payés par Natixis Assurance et étaient récupérées dans d’autres produits vendus, eux, au grand public par l’intermédiaire des réseaux des Caisses d’épargne et des Banques populaires. Bref, les dirigeants concernés de NAM ont prétendu qu’il n’y avait rien de blâmable.

Bien que la réglementation ait été malmenée, la direction de Natixis a fait mine de se satisfaire de cette version et n’a donc infligé aucune sanction aux équipes de gestion concernées. Natixis aurait expliqué à Crédit Suisse qu’il s’agissait d’une erreur opérationnelle, qui allait être rapidement réparée.

L’affaire aurait dû s’arrêter là. Mais l’avertissement de Crédit Suisse a eu un effet boomerang imprévu : en interne, l’affaire a fait beaucoup de vagues et il a commencé à circuler que Natixis Asset Management abritait en son sein d’autres pratiques, encore plus graves. Ces bruits sont visiblement venus aux oreilles de l’AMF et sont à l’origine d’une vaste enquête du gendarme des marchés financiers.

D’abord, il semble qu’il n’y ait pas que les opérations menées avec Crédit Suisse pour le compte Natixis Assurance qui aient donné lieu à des marges cachées. Les mêmes pratiques auraient été utilisées avec JP Morgan et Barclays. Mais il y a plus inquiétant : Natixis Asset Management paraît avoir aussi mis en œuvre des dispositions de marges cachées sur certains produits conçus et vendus au grand public par l’intermédiaire du réseau BPCE, dans la plus grande opacité, avec l’assentiment de certains des responsables de la banque.

La technicité des produits financiers peut permettre de nombreux tours de passe-passe. Et c’est manifestement derrière elle que se sont abritées les équipes de NAM pour la gestion de certains produits appelés fonds à formule. Ces produits financiers, apparus dans les années 1990, sont nés du mélange du marketing et des mathématiques financières. Ils promettent le meilleur des deux mondes de la finance aux épargnants, leur offrant à la fois une garantie de leur capital mais aussi une association au moins partielle aux envolées boursières.

Pour cela, l’argent du fonds est investi dans plusieurs produits. D’un côté, l’essentiel du capital apporté par les investisseurs est placé dans des produits obligataires, qui permettent d’apporter la garantie du capital. Le reste est investi dans des options (de taux, de change, indexées sur des indices boursiers) qui sont censées donner ce que les experts appellent un effet de levier et doper les performances des placements. D'autres formules sont aussi utilisées. Des frais de gestion sont prélevés sur chaque part, afin de financer la conception et la commercialisation du produit mais aussi de payer les commissions sur les différents arbitrages pouvant intervenir durant la durée du placement.

Les frais de gestion sont un des points clés sur lesquels les banques se font concurrence. Elles savent que les épargnants sont très sensibles à ce critère, comme les emprunteurs le sont au taux de crédit affiché. Tout est donc fait pour réduire le plus possible les frais de gestion annuels qui sont prélevés, surtout dans une période où le taux de l’argent est proche de zéro. 

Les frais de gestion réels prélevés par la société de gestion réels sont de l’ordre de 0,97 % en moyenne de l'actif net. Mais les audits qui ont alors été déclenchés ont mis en lumière une tout autre réalité : un siphonnage systématique et institutionnalisé au plus haut niveau. Sur les 75 fonds encore en vie, structurés par la filiale de gestion de Natixis, apparaissent des marges cachées allant de 0,05 % à 0,57 %, la moyenne étant autour de 0,24 % par an.

Cela semble peu. Mais c’est énorme. Car près de 7 milliards d’euros sont gérés au travers de ces fonds. Selon nos informations, ces commissions occultes mises en place depuis 2008 auraient permis de dégager une cagnotte supplémentaire de l’ordre de 100 millions d'euros au profit de NAM. Sur ce montant, 65 à 70 millions d’euros seraient encore dans les fonds. Dans un rapport de l'Inspection générale de BPCE, que Mediapart a pu consulter, il est indiqué que « le coussin accumulé représente 62 millions d'euros à septembre 2014 ».

Tout ce mécanisme caché a un but et un seul : améliorer les performances financières de la société de gestion et par ricochet les bonus de ses dirigeants. Selon nos informations, des courriels internes échangés entre plusieurs responsables des fonds gérés, la direction financière et la direction de Natixis Asset Management auraient été découverts. Ceux-ci parlent sans ambiguïté de la façon d’utiliser cette cagnotte cachée, de faire remonter une partie de l’argent accumulé dans les résultats, selon des plans arrêtés dès le début d’année. Une petite cuisine à quelques-uns.

Ainsi, grâce à ce système, la société de gestion peut afficher des résultats impressionnants, qui semblent totalement insensibles au contexte de marché et de taux : 155 millions d’euros de bénéfice avant impôt en 2011, 148 millions en 2012, 154 millions en 2013, 152 millions en 2014. Des résultats florissants qui justifient de récompenser les dirigeants de la société de gestion à la hauteur de leur mérite.

Dans un tract publié en 2009, la CGT dénonçait la politique de rémunération des dirigeants mise en place chez Natixis Asset Management. Elle s’étonnait qu’en pleine crise financière, les rémunérations des dix premiers dirigeants de cette filiale aient augmenté de 138 % en un an pour atteindre 8,2 millions d’euros. Les deux mandataires sociaux de la société se partageaient alors à eux seuls 2,7 millions d’euros. Au même moment, l’État avait renfloué dans la précipitation Natixis à hauteur de 5 milliards d’euros pour éviter l’effondrement de la banque.

Depuis, les rémunérations des dirigeants ont continué à s’envoler, grâce à leur système mis en place sur le dos des clients. Un rapport réalisé en juillet 2014 par l’expert du comité d’entreprise de l’union économique et sociale de Natixis Asset Management permet de prendre la mesure des gains réalisés ces deux dernières années par une toute petite minorité de cadres dirigeants de l’établissement. Ce rapport peut être téléchargé ici ou consulté ci-dessous :

Les rémunérations variables (ou, si l’on préfère, les bonus) distribués dans l’entreprise ont atteint 16,5 millions d’euros en mars 2014, contre 15,2 millions d’euros en mars 2013, selon le rapport (voir notamment page 72). Mais ce pactole est distribué de telle sorte qu’il tombe en très peu de mains. Ainsi, si les 355 salariés dans le bas de l’échelle se partagent 10 % de la somme, les 11 salariés les plus avantagés récupèrent à eux seuls 20 % de l’enveloppe totale des bonus.

Mais à ces bonus, il faut encore ajouter ce que dans le sabir anglo-saxon on appelle le « LTIP » – pour « Long term incentive plan », ou si l’on préfère, un plan d’intéressement à long terme. Ce système de LTIP, qui a été mis en place à Natixis Asset Management, permet d’attribuer à des salariés des bonus complémentaires pendant trois années, à partir de l’exercice de l’année n + 1. Bien évidemment, il est calculé selon les performances et les mérites. Pour certains gestionnaires de NAM, c'est très aisé : la cagnotte cachée permet d'assurer une garantie de résultat.

Là encore, le montage a été réalisé de sorte que des fortunes soient captées par un nombre très restreint de bénéficiaires. Le rapport (page 76) indique ainsi que pour les 103 salariés bénéficiaires du dispositif, « le total des versements effectués aux salariés de l’UES en mars 2014 au titre de 2013 est de 1,76 million d’euros, au titre 2012 de 2,15 millions d’euros et au titre de 2011 de 2,20 millions d’euros ». Mais la clef de répartition est encore plus inégalitaire. Si l’on cumule les rémunérations variables et les enveloppes du LTIP, on arrive donc à un résultat ahurissant : « 388 salariés se répartissent 10 % du total des variables y compris LTIP versés, quand 12 salariés se répartissent 30 % du total des variables versées. »

Ce rapport a été débattu, à l'occasion d’un comité d’entreprise, le 11 juillet 2014. Le procès-verbal de la réunion confirme l’extrême concentration du versement des dividendes et du LTIP en peu de mains. On peut le télécharger ici : c’est à lire à partir de la page 22.

Visiblement, ce système a de beaux jours devant lui. Alors que tout le monde ignore ce qui peut survenir durant l'année 2015, NAM connaît déjà les bonus à venir. Lundi 27 avril, à l’occasion d’un nouveau comité d’entreprise, le patron de NAM, Pascal Voisin, a annoncé que l’enveloppe des bonus et LTIP représenterait encore cette année 19 % du résultat courant avant impôt. Comme le rappelle la banque dans un document interne que l'on peut consulter ci-dessous, ces bonus sont liés au strict respect de la réglementation :

L’affaire des frais de gestion occultes risque donc d’avoir de très fortes répercussions. La direction de Natixis Asset Management a cherché à ce que le dossier fasse le moins de vagues possible en interne, et surtout à ce qu’il ne soit pas rendu public. Selon nos informations, elle a ainsi elle-même commandité un audit au cabinet Ernst & Young, audit qui très opportunément disculperait la société de gestion. Il a été immédiatement adressé par Natixis à l’AMF.

Surtout, la direction de Natixis Asset Management aurait essayé, selon nos informations, de circonscrire l’incendie en écartant les témoins gênants. À l'annonce de l'enquête de l'AMF, celle-ci s'est empressée, semble-t-il, de licencier une figure connue dans ces activités, Samir Nait-Bachir, directeur de la gestion structurée, et donc en charge notamment du montage des fonds à formule. L'intéressé aurait été prié de quitter précipitamment l’entreprise, avec un chèque d’environ 1,2 million d’euros.

Mais il y a beaucoup plus grave, selon la CGT de Natixis Asset Management : le directeur des risques de la société, Abdel Bencheikh (que nous ne sommes pas parvenus à joindre), aurait découvert la fraude sur les frais de gestion après l'alerte du Crédit Suisse. Conformément à ce qui est précisément sa mission, il aurait sonné l’alerte et informé les dirigeants de l’entreprise et du groupe des pratiques irrégulières qu’il aurait découvertes. Et la direction de l’entreprise, au lieu de louer le directeur des risques d’avoir fait son office, l’aurait lui aussi licencié, dans le souci d’étouffer l’affaire.

Dès le mois de novembre dernier, lors d’un comité d’entreprise, le sort réservé à Abdel Bencheikh a ainsi été publiquement évoqué. Il est maintenant de notoriété publique dans toute l’entreprise que l’intéressé a été mis à la porte pour avoir… sonné le tocsin contre ces pratiques irrégulières.

Dans un mail adressé le 14 novembre au patron de Natixis Asset Management, Pascal Voisin, la CGT a ainsi fait part de son inquiétude : « Nous nous étonnons du manque de communication de votre part sur un sujet qui pourrait être aussi sensible que le départ brutal du directeur conformité, contrôle interne et risques (DCCIR) de Natixis Asset Management. » Mais Pascal Voisin a botté en touche et s’est borné à cette réponse : « Comme vous le savez, il n’est pas dans les usages de l’entreprise de communiquer sur les départs. » Ce qui n’a pas rassuré la CGT qui a insisté, mais en vain : « Votre réponse est loin de rassurer les salariés qui se sont émus de la manière brutale dont est parti le DCCIR de NAM. Tous les départs de notre société ne sont pas perçus de cette manière. De plus, il s’agit du départ d’un poste réglementé à la veille d'une inspection générale BPCE et de rumeurs diverses et variées sur des problèmes de gestion des risques. »

Si les faits sont confirmés, l’affaire serait donc encore plus accablante pour les dirigeants de BPCE, dont François Pérol, et ceux de Natixis, dont son directeur général Laurent Mignon, et Pascal Voisin, le patron de la filiale Natixis Asset Management. Car les directeurs des risques, dans la finance, ont une fonction de première importance : elle consiste à alerter sur les dérives possibles de l’établissement, les risques inconsidérés pris par lui ou la conformité de ses pratiques avec la réglementation des marchés. Licencier un directeur des risques et de la conformité est donc une circonstance aggravante !

Mais cette pratique n’est pas nouvelle. Déjà, en janvier 2008, le directeur des risques des Caisses d’épargne, Antoine Frachot, avait multiplié les alertes sur les dérives de la banque, et notamment ses activités de spéculation à hauts risques sur son compte propre – alertes prémonitoires puisque la banque avait finalement perdu 750 millions d’euros en octobre suivant, du fait de ces spéculations hasardeuses (lire Écureuil : les lourds secrets de l’accident financier). Et finalement, en guise de remerciement pour ses alertes courageuses, le directeur des risques avait été lui aussi… licencié ! Ce serait donc la deuxième fois en quelques années dans l’empire BPCE qu’un directeur des risques subit le même sort.

Depuis que les enquêteurs de l’AMF sont dans les murs de Natixis Asset Management, c’est une tout autre partie qui se joue. Car ils veulent évidemment établir les faits le plus précisément possible, d'autant qu'ils n'ont pas oublié l'opportune prescription, validée par le Conseil d'État, qui a mis à terre toute leur enquête sur le fonds Doubl'ô. Mais ils chercheront aussi à savoir qui, dans la hiérarchie de la banque et éventuellement jusque dans ses cercles dirigeants, profitait de ce système ou en tirait avantage.

Mais d'autres interrogations planent aussi sur ce dossier. Comment un tel système secret abusant des épargnants a-t-il pu prospérer au sein de l’une des plus grandes sociétés de gestion de la place, sans que les contrôles de la banque ou ses services d’inspection ne les mettent au jour eux-mêmes ? Plus grave encore : comment le PDG du groupe BPCE, François Pérol, peut-il accepter que le directeur des risques et de la conformité de l’une de ses filiales soit licencié, alors qu’il a alerté sur des pratiques irrégulières ?

Mediapart a interrogé l’Autorité des marchés financiers. Celle-ci nous a transmis sa réponse habituelle : « No comment ! » Nous avons eu beau insister et lui faire valoir que son mutisme était étrange quand un directeur des risques et de la conformité avait été licencié pour avoir fait son métier, la réponse est restée invariablement la même : « No comment ! »

Nous avons par ailleurs interrogé les directions de BPCE, de Natixis et de Natixis Asset Management. On trouvera sous l'onglet « Prolonger » associé à notre article les questions que nous avons soumises par mail aux dirigeants des trois sociétés. En réponse à nos questions, la direction de Natixis nous a fait part d'abord d'une première observation : « La direction de Natixis n’a pas laissée sans suite l’alerte effectuée par Crédit Suisse et des sanctions ont bien été prises à l’encontre des personnels concernés. »

Deuxième série d'observations : « S’agissant des fonds à formule, il convient de préciser : - que les formules figurant dans les prospectus des fonds ont bien été délivrées aux clients qui n’ont donc pas subi de "préjudice" ; - qu’il n’y a pas de "commissions occultes" ou de "dispositif secret" sur certains produits ; - que les fonds à formule sont des produits techniques nécessitant d’allouer une partie des frais de gestion à la prise en charge de risques susceptibles de survenir durant toute leur durée de vie. Les frais de gestion figurent dans leur intégralité dans les comptes des fonds qui sont certifiés par des auditeurs externes ; - qu’aucun mécanisme de bonus n’est assis sur ces réserves ; - que c’est la direction générale de Natixis qui a pris l’initiative d’informer l’AMF après avoir diligenté un audit externe qui a préconisé certains aménagements des processus en vigueur ; - que le rapport d’audit a été transmis au régulateur en novembre 2014 et a fait l’objet d’une information du conseil d’administration et des instances représentatives de NAM. »

Enfin, la direction de Natixis nous a transmis cette troisième observation : « Le responsable des risques depuis 2007, devenu par la suite également responsable de la conformité et du contrôle interne de NAM, a été licencié, selon les procédures en vigueur, pour comportement inapproprié et incompatible avec les responsabilités inhérentes à ses fonctions. »

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Goldman Sachs a dépensé plus de 700.000 euros en lobbying à Bruxelles en 2014

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Goldman Sachs a déclaré avoir dépensé entre 700 000 et 800 000 euros de lobbying à Bruxelles au cours de l'année 2014, selon le registre de transparence tenu par la commission européenne.

C'est peu dire que la banque d'affaires américaine, jusqu'à présent, traînait des pieds pour faire la lumière sur ses activités dans la « bulle européenne ». Elle ne s'était inscrite à ce registre – qui n'est pas obligatoire – qu'en novembre 2014, sous la pression de la nouvelle commission présidée par Jean-Claude Juncker. La banque avait alors déclaré une somme qui semblait dérisoire aux yeux des observateurs : 50 000 euros sur l'année 2013. Elle n'occupait alors que le 523e rang des lobbyistes les plus puissants à Bruxelles (un classement est disponible ici).


Si l'on s'en tient aux nouvelles déclarations de la banque, son investissement dans le lobbying à Bruxelles a donc été multiplié par 14 d'une année sur l'autre, comme l'écrit le Financial Times, qui est le premier à avoir relevé cette modification du registre, effectuée le 27 avril dernier. À titre de comparaison, la banque dit avoir dépensé 3,4 millions de dollars (3,1 millions d'euros) de lobbying aux États-Unis en 2014, un volume en légère baisse par rapport à un pic record à 4,6 millions de dollars en 2010, selon des chiffres rapportés par le Financial Times.

La banque, pour laquelle ont travaillé des figures de premier plan de la politique européenne comme les Italiens Mario Draghi, actuel patron de la BCE, ou Mario Monti, ex-commissaire européen, n'est pas la seule à avoir révisé à la hausse ses budgets dans le registre de la commission. Le géant allemand Deutsche Bank, par exemple, déclare désormais 3,9 millions d'euros (pour l'an dernier), contre un peu moins de deux millions en 2013. La Société générale déclare, elle, entre 400 000 et 499 000 euros en 2014 (on peut effectuer des recherches dans le registre ici).

Lors d'une conférence organisée par des ONG qui militent pour davantage de transparence à Bruxelles, le 23 avril dernier (quelques jours à peine avant la modification), l'exemple de Goldman Sachs était revenu en boucle, pour montrer le manque de fiabilité des données compilées dans le registre de transparence de la commission. Comme souvent pour ce genre de registres, aucun budget n'est prévu, du côté de la commission, pour contrôler le sérieux des déclarations des entreprises : chacun peut donc raconter un peu ce qu'il veut.

Lors de ce débat qui s'est tenu entre les murs du parlement européen, et auquel Mediapart a assisté, le vice-président de la commission européenne, le Néerlandais Frans Timmermans, qui pilote ces questions de transparence dans l'exécutif de Juncker, avait durci le ton (sans viser nommément Goldman Sachs) : « S'ils mentent dans le registre, il doit y avoir des sanctions, ils ne pourront être reçus [par des personnels de la commission - ndlr]. » La sortie du vice-président a semble-t-il porté ses fruits.

Du côté de CEO, l'une des principales ONG qui réclame davantage de transparence à Bruxelles, on se félicite de cette nouvelle déclaration de Goldman Sachs : « L'information initiale transmise par Goldman Sachs ne reflétait pas du tout fidèlement son activité à Bruxelles. L'entreprise se présentait comme un acteur marginal du monde du lobbying à Bruxelles, mais ce n'est pas le cas. Goldman Sachs a été en mesure d'obtenir au moins quatre réunions avec des hauts fonctionnaires de l'Union européenne, et dispose d'un accès privilégié aux décideurs de la commission. ».

Le registre de transparence existe depuis 2011. Cet inventaire – qui listait 6 871 entités fin avril 2015 – est commun à la commission et au parlement. Il répertorie les lobbies actifs à Bruxelles. On y trouve des lobbys de l'industrie, mais aussi des ONG, des think tanks et autres cabinets d'avocats, qui à chaque fois doivent préciser les objectifs de leur « mission », donner leur budget annuel, et dire combien de personnes ils emploient.

Problème : ce registre (dont s'est inspirée l'Assemblée nationale) est facultatif. À Bruxelles, le chiffre (impossible à vérifier) de 30 000 lobbyistes est souvent cité. En 2013, l'ONG CEO avait identifié pas moins de 105 entreprises de premier plan, connues pour leur lobbying au sein des institutions de l'UE, mais qui n'étaient pas inscrites (Adidas, Amazon, Disney, etc.). Certaines, depuis, sont « rentrées dans le rang ». Mais les appels à rendre obligatoire ce registre se multiplient.

Le duo Juncker-Timmermans a mis en place, en décembre 2014, une règle pour son personnel : elle déconseille de rencontrer un lobbyiste d'une structure qui ne se serait pas, au préalable, inscrite au registre. L'effet d'incitation a, semble-t-il, fonctionné. C'est à ce moment-là que Goldman Sachs a consenti à s'inscrire au registre. La commission espère désormais un nouvel « accord inter-institutionnel », avec le parlement, qui rende définitivement obligatoire l'inscription au registre pour n'importe quelle structure. Comme l'expliquait Mediapart en janvier dernier, la balle est maintenant du côté des eurodéputés, qui doivent en débattre cette année, mais aussi du conseil européen (l'institution qui représente les États membres à Bruxelles), bien plus réticent, a priori, sur ces questions de transparence.

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Accaparement des terres : nouvelles actions contre Bolloré

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Des actions pour relancer l’attention, et exiger des négociations. Enfin. Au Cameroun, les paysans et villageois riverains des plantations de palmiers à huile du groupe Bolloré ont lancé des blocages des usines et des plantations pour se faire entendre : l'usine Socapalm de Dibombarri, à l’ouest du pays, a été bloquée du jeudi 23 au lundi 27 avril au soir, et la plantation Socapalm de Mbongo l'a été toute la journée du mardi 28 avril. Plusieurs centaines de personnes étaient mobilisées sur place, selon le récit de l’ONG ReAct, qui coordonne depuis 2013 les actions des paysans dénonçant l’utilisation abusive de leurs terres par la société Socfin, détenue en partie par Bolloré, dans cinq pays d’Afrique et d’Asie. Les organisateurs tentent de mettre en place des actions qui se relaient, au Cameroun d’abord, puis au Cambodge, au Liberia et en Côte d’Ivoire.

Un groupe de villageois bloque la plantation de la Socapalm à Mbongo au Cameroun, le 28 avril 2015.Un groupe de villageois bloque la plantation de la Socapalm à Mbongo au Cameroun, le 28 avril 2015. © ReAct

Cette mobilisation n’est que le dernier acte d’un interminable bras de fer entre le groupe Bolloré et le groupement d’association de paysans et de villageois, que nous racontions déjà ici. « Six mille personnes sont privées de leurs terres par les plantations Socfin au Cameroun, deux mille au Liberia, mille en Côte d’Ivoire, huit cents familles au Cambodge, deux cents au Sierra Leone », affirme dans un communiqué le Camerounais Emmanuel Elong, président de la coordination, dénommée « alliance internationale des riverains des plantations Socfin Bolloré ».

Les militants sont porteurs de revendications et d’accusations anciennes, que le groupe Bolloré connaît bien, par exemple énumérées dans une lettre ouverte qui avait été remise en main propre, en juin 2013, à Vincent Bolloré. Ils dénoncent les conditions de vie et de travail au sein ou à proximité des immenses plantations d’hévéas et de palmiers à huile que détient le groupe, qui reste minoritaire dans les sociétés qui les exploitent. « L'impact du groupe que vous contrôlez sur nos vies est immense et pourtant, nous n'avons jamais eu de relations directes avec ses représentants », écrivait l’alliance, dénonçant « les pratiques dominantes » des entreprises contrôlées par Vincent Bolloré.

Au cœur des doléances, l’« accaparement aveugle des terres ne laissant aux riverains aucun espace vital », même pas pour développer des cultures vivrières, la « faiblesse des compensations accordées aux populations riveraines », la « réduction forte des services et des contributions au développement social des villages », contrairement aux bonnes intentions affichées et parfois aux conventions signées. Les collectifs, qui revendiquent d’être reconnus comme des interlocuteurs valables localement, réclament que les plantations ne s’étendent plus sur « l’espace vital des villages riverains », et demandent même des rétrocessions de terres, mais aussi le financement par les entreprises de services sociaux pour les habitants, et « l’appui au développement de plantations villageoises ».

Les associations avaient nourri un sérieux espoir lorsque le groupe Bolloré avait accepté de lancer un processus de négociation à Paris, le 24 octobre dernier. Marie-Annick Darmaillac, la secrétaire générale adjointe du groupe, s’était engagée sur plusieurs points pour résoudre les conflits provoqués par les activités de la Socfin… dont aucun représentant n’avait pourtant accepté d’être présent. Mais Bolloré avait promis d’être un « facilitateur de dialogue » entre les deux parties.

Peine perdue. Selon plusieurs sources, le processus engagé a capoté, le groupe Bolloré ne parvenant pas à convaincre le principal acteur dans le capital de la Socfin, Hubert Fabri, pourtant très proche de Vincent Bolloré. « Le Groupe Bolloré rappelle qu’il n’est qu’actionnaire minoritaire et non gestionnaire du Groupe Socfin qui, depuis plus de 70 ans, est contrôlé majoritairement et dirigé par la famille belge Fabri », a indiqué le groupe dans un communiqué diffusé la semaine dernière. Une réponse écrite plus complète a été promise pour les jours à venir, et Mediapart n’a pas obtenu plus de précisions de la part de Bolloré ou de ses représentants.

Hubert Fabri refuserait de reconnaître les associations de villageois et de paysans comme des interlocuteurs légitimes, se bornant à dialoguer avec les pouvoirs locaux. « Bolloré ne tient pas ses promesses et fuit ses responsabilités. Hubert Fabri méprise tellement les communautés locales qu’il n’a jamais répondu à nos lettres », se désole Emmanuel Elong.

Et officiellement, c’est en effet Fabri qui a la main sur les plantations. Socfin est une société luxembourgeoise, dont le groupe Bolloré est actionnaire à hauteur de 38,7 %. C’est l’un des premiers planteurs indépendants au monde, avec environ 150 000 hectares de plantations. Même s’il en parle sur son site, Bolloré explique régulièrement qu’il n’est qu’un actionnaire minoritaire de Socfin. Officieusement, l’entreprise est pourtant bien le faux nez de Bolloré en Afrique.

Comme l’a raconté Mediapart dans son enquête sur la face cachée du groupe, Vincent Bolloré demeure très actif dans les choix stratégiques concernant l’entreprise. Il est présent au conseil d’administration de Socfin (qui s’appelait Socfinal jusqu’en 2011), aux côtés d’un autre représentant de son groupe. Le président en est bien Hubert Fabri, qui connaît parfaitement Vincent Bolloré, avec qui il s’est partagé les restes (considérables) de l’ex-groupe colonial Rivaud, dont le Français a pris le contrôle en septembre 1996 (lire notre récit détaillé de cette prise de pouvoir). Fabri est visé par une mise en examen pour évasion fiscale en Belgique, comme nous le révélions ici (il a depuis été renvoyé en correctionnelle).

Procès et arrestations pour les opposants

Mais les opposants à Bolloré et à Fabri ne font pas vraiment face à l’indifférence de ceux qu’ils dénoncent. Ce serait peut-être même préférable. Car ils doivent aussi subir les foudres de la police et de la justice de leur pays. Comme, ainsi que Mediapart l’a raconté, l’association Maloa au Sierra Leone, dont cinq membres ont passé deux semaines en prison en octobre 2013. Accusés d’avoir détruit des plants de palmiers à huile, ce qu’ils démentent, ils sont toujours en attente d’un jugement, les audiences étant régulièrement reportées. Tout comme six représentants de communautés locales dénonçant les pratiques de la plantation SRC au Liberia, arrêtés le 5 janvier 2014 et emprisonnés brièvement. Eux aussi sont toujours en attente d’un procès.

En France même, certains sont inquiétés. Pour avoir publié un article sur les « champions » de l’accaparement des terres en octobre 2012, qui reprenait principalement des rapports déjà parus, le site Bastamag et quatre de ses journalistes ont été mis en examen suite à une plainte en diffamation de Bolloré. Même traitement pour Rue89 et son directeur de la publication Pierre Haski, pour avoir mis dans sa revue du web un lien vers cet article. Idem pour quatre blogueurs qui avaient relayé le lien. Le procès est prévu pour février 2016…

Bien sûr, on ne découvre pas aujourd’hui les revendications des populations locales et les conditions de travail très dures dans les plantations de la Socfin, notamment la Socapalm au Cameroun. Elles ont déjà été décrites par des journalistes qui s’intéressaient à l’empire camerounais de Bolloré, par exemple sur France Inter en mars 2009 et dans Le Monde diplomatique en juin de la même année. À cette occasion, le site du journal avait diffusé le travail d’une photoreporter, Isabelle Alexandra Ricq, qui avait passé de longs moments avec les travailleurs de la plantation.

Bolloré avait porté plainte contre le travail de la photographe, avant de se désister, à l’été 2010. Auparavant, en mai 2010, il avait fait condamner le journaliste de France Inter, Benoît Collombat. Pour « l’exemple », assurait à l’époque son communicant, Michel Calzaroni. Rue89 avait suivi de près le procès sur l'organisation financière de Socfin, où avait notamment témoigné Martine Orange de Mediapart. Benoît Collombat avait été condamné, non pour son enquête sur la Socapalm, mais pour un passage jugé diffamatoire concernant l’exploitation du chemin de fer camerounais.

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Secret des affaires : le monde orwellien rêvé par les multinationales

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Ils en parlent d’un air entendu, comme d’une évidence. Le secret des affaires est une notion qui semble ne poser aucun problème pour les lobbyistes qui abreuvent les hauts fonctionnaires de la commission européenne d’argumentaires et de revendications. Mais qu’est-ce que le secret des affaires ? Personne ne sait en donner une définition juridique précise. Un responsable de la loi sur les secrets des affaires en France évoque un « droit interstitiel », c’est-à-dire un droit qui recouvrirait tous les champs qui ne sont pas couverts par les textes existants.

Car les lois ne manquent pas pour protéger les entreprises. La protection de la propriété intellectuelle, la protection des brevets, la protection des savoir-faire et des procédés industriels ont été depuis longtemps inscrites dans les différents codes européens, même si l’usage diffère selon les pays. De même, la contrefaçon, le vol, l’espionnage industriel, l’introduction frauduleuse dans les systèmes d’information, le piratage sont sanctionnés partout en Europe. Quelle protection manque-t-il alors aux groupes aujourd’hui ? De quoi ont-ils donc besoin ?

Logo du Parlement européenLogo du Parlement européen © europa

Patrick Schriber, le représentant à Bruxelles du groupe américain de chimie DuPont de Nemours, a tenté d’en justifier l’utilité dans un long exposé lors de cette fameuse conférence du 29 juin 2012. Selon lui, les groupes font face à des menaces nouvelles, qui ne sont pas encore couvertes par la loi, qui justifient d’adopter des dispositions extrêmement sévères pour les protéger.

Dans la liste des dangers nouveaux, il cite d’abord Internet : « Internet, la cybercriminalité et la vulnérabilité des réseaux internes rendent l’accès aux données plus facile et plus rapide qu’auparavant », explique-t-il. Puis il met en avant les délocalisations. « Les délocalisations et le recours à la sous-traitance dans les groupes industriels créent des sources de vulnérabilité », poursuit-il. Enfin, il cite l’environnement concurrentiel dans lequel évoluent les entreprises. « La nécessité croissante de faire des offres conjointes pour répondre à des appels d’offres rend plus difficile d’évaluer la légalité d’une offre. La plus grande intensité concurrentielle à laquelle sont confrontées les industries poussent certains groupes à des extrêmes pour avoir accès à une technologie qui leur manque », termine-t-il. En d’autres termes, les multinationales demandent à être protégées d’un système qu’elles ont voulu et organisé, mais dont elles ne sont plus sûres, alors que leur domination technologique et commerciale est contestée par des pays émergents.

Sans se poser plus de questions, la commission européenne a repris mot pour mot l’argumentaire dans son projet de directive. « Les évolutions récentes, telles que la mondialisation, qui a accru le recours à la sous-traitance, à des chaînes de fournisseurs plus longues, qui a augmenté l’utilisation des technologies de l’information et de la communication, contribuent à accroître le risque de ces pratiques [la violation des secrets d’affaires – ndlr] », est-il écrit dans l’article 3 du projet.

Pour faire face à ces nouveaux dangers, une législation sur le secret des affaires s’impose, répètent sans relâche les groupes de pression. Un des avocats de Baker & McKenzie, le cabinet américain travaillant officiellement pour la direction du marché intérieur, reprend la totalité de leur argumentaire dans l'un des documents obtenus par l’ONG Corporate Europe Observatory dans sa requête auprès de la commission européenne. « Le secret des affaires apparaît comme l’outil parfait pour la protection de la propriété intellectuelle parce qu’il n’existe pas de limitation générale pour les sujets concernés », explique-t-il. Toute la bataille des lobbyistes, pendant quatre ans, va consister à donner au secret des affaires l’acception la plus extensive possible, d’en repousser sans cesse les limites.

« Identifier ce qu’est un secret d’affaires est en soi une tâche difficile », reconnaît la direction du marché intérieur dans une présentation. Celle-ci va s’atteler à lui donner une définition. Mais à la différence du droit américain, qui sert directement d’inspiration à cette directive sur le secret des affaires, la commission européenne se refuse à fixer les cas précis qui pourraient relever de cette législation et préfère tracer un cadre très large. « Le secret des affaires ou les informations confidentielles sont généralement définis comme ayant les caractéristiques suivantes : être secret ou généralement inconnu, avoir une valeur commerciale, faire l’objet de mesures pour rester secret », retient au départ la direction du marché intérieur. La définition comprend alors essentiellement la protection des innovations, des produits, la lutte contre la contrefaçon.

« La liste est beaucoup trop courte », réagit alors la fédération internationale des parfumeurs. Pour se faire bien comprendre, la fédération européenne de la chimie envoie obligeamment à la commission européenne la description exhaustive de tout ce qu’elle aimerait voir relever du secret des affaires. Y figurent « les plans et les stratégies de recherche et développement ; les rapports et analyses, les comptes rendus de recherche ; les pilotes et les plans commerciaux ; les données opérationnelles, les concepts et les projets des nouveaux produits, le design d’un produit ou d’un procédé, la formulation ou la composition d’un produit ». Mais s’y ajoutent aussi « les méthodes de production et l’application des savoir-faire ; les dessins de production et de procédés ; les analyses méthodologiques ; les méthodes d’analyses pour les impuretés, l’outil industriel, le degré de pureté et l’identité des impuretés et des additifs, les plans stratégiques, les plans d’affaires, les outils informatiques, les logiciels, les données sur les vendeurs, les distributeurs, les clients, les informations sur les ventes ». On en passe (voir ci-dessous la liste fournie par la fédération de la chimie sur ce qu'elle veut voir inclus dans le secret des affaires). 

Les cas sont si nombreux que cela finit par être surréaliste. Dans un courriel adressé à la direction du marché intérieur, un des membres de la fédération de la chimie demande finalement une petite révision, car la liste semble trop longue. Il pense notamment que la température d’ébullition ou de transformation d’un produit ne soit pas incluse dans les données relevant du secret des affaires. On a eu chaud ! Le fait de savoir que l’eau bout à 100° aurait pu être considéré comme une dangereuse violation du secret des affaires.

Cette seule énumération donne la mesure de l’état d’esprit des multinationales. C’est un monde selon Orwell qu’elles réclament. L’époque où le biologiste et médecin américain Jonas Edward Salk, découvreur du vaccin contre la polio, annonçait qu’il mettait à la disposition du monde entier sa découverte sans la breveter, est bien révolue. La coopération scientifique et technique, qui est un des postulats de la recherche universitaire, tout comme l’économie ouverte et du partage défendue par de nombreux inventeurs du net n’appartiennent définitivement pas à leur monde. Pour les multinationales, tout leur appartient, tout doit rapporter, y compris le vivant qu’il faut s’empresser de breveter afin de pouvoir exiger des royalties sur ce que la nature a fait.

Même le néolibéralisme défendu depuis les années 1980 paraît désormais à des années-lumière de ce qu’elles défendent. Misant tout sur l’efficience des marchés, le libéralisme – en théorie du moins – se faisait l’ardent défenseur de la libre circulation de l’information et des idées. Désormais, les grands groupes ne prennent même plus la peine d’habiller leurs demandes de l’aspect de la liberté. Leur vision est celle d’un capitalisme totalitaire. Elles réclament une surveillance totale de tout et de tous.

Mais ce cadre légal que les groupes essaient d’imposer par le biais du secret des affaires ne sert pas seulement à se protéger contre une concurrence déloyale, le vol des données, l’espionnage industriel ou le pillage de savoir-faire par des concurrents indélicats, contrairement à ce qu’ils prétendent. Il y a longtemps que les groupes ont appris à gérer ces problèmes entre eux. Il suffit de lire à nouveau leurs notes et leurs argumentaires pour comprendre leurs arrière-pensées. Leur projet est autant dirigé contre leurs rivaux que contre les salariés, les associations, la presse ou l’opinion publique. Tous ceux qui demandent des comptes ou au moins un peu de transparence.

C’est contre cette transparence, cet accès aux données accordé par les différentes législations que les groupes de pression partent d’abord en guerre. Alors qu’ils sont prêts à traquer tout mouvement des consommateurs sur Internet, à accumuler des masses de données sur tous, à violer la vie privée, le secret de la correspondance et refuser le droit à l’oubli, ils réclament une omerta complète sur leurs faits et gestes, une remise en cause des maigres concessions qu’ils ont pu faire.

La fédération européenne de l’industrie chimique, une fois de plus, parle sans ambages. « Ce rapport met en lumière le besoin d’établir un juste équilibre entre la transparence et la confidentialité. Alors que le public a accès aux documents et que la transparence est généralement bénéfique, le type et l’étendue des documents accessibles au public devraient être soigneusement déterminés afin de protéger les intérêts économiques des groupes », écrit-elle. Avant de préciser sa pensée : « Concernant les documents demandés par une tierce partie, leur accès devrait être laissé à la discrétion des institutions qui contacteront le propriétaire du document avant de répondre. »

Passé ce préambule qui érige le secret comme principe fondamental du droit des affaires européen, les fédérations donnent là encore des listes exhaustives des données qui ne devraient plus être accessibles ou dont l'accès devrait être restreint, réservé aux administrations et parfois peut-être, si nécessaire, aux médecins. Tout y passe, de la composition des produits, y compris alimentaires, à celle des médicaments, des données de santé publique aux relevés des mesures environnementales, par exemple les émissions de substance chimique ou le rejet des fumées.

Des pans entiers des législations existantes se retrouvent ainsi sous la menace du secret des affaires. Les législations sur l’information des consommateurs, la santé et l’environnement risquent d’être démaillées en un clin d’œil. Même la réglementation Seveso, adoptée en 1982 après une catastrophe industrielle immense en Italie, en 1976, leur paraît trop lourde. « La proposition européenne de décembre 2010 pour amender la directive sur les accidents industriels contient des propositions qui visent à garantir un accès large au public sur les informations de sécurité, d’accroître la participation aux décisions et l’accès à la justice. (…) Mais ces propositions vont plus loin que les traités existants. Elles suggèrent par exemple que l’information doit être en permanence accessible. (…) Il y a des droits à la protection des données et à la confidentialité des informations d’affaires qui doivent aussi être sauvegardés et une claire référence à ces droits est nécessaire », insistent les industriels de la chimie. 

Autre extrait de l'argumentaire de la fédération de la chimieAutre extrait de l'argumentaire de la fédération de la chimie

On comprend l’intérêt qu’ils peuvent trouver dans ces rétentions d’informations. Sans données fiables sur les produits, sur les mesures environnementales par exemple, les contestations d’associations de consommateurs contre certains produits, ou d’associations environnementales ou même d’habitants contre certaines installations industrielles – les centres d’incinération de déchets par exemple – deviennent beaucoup plus difficiles. Quant aux réclamations devant la justice, elles seront encore plus compliquées, les mis en cause seront les seuls à avoir toute l’information disponible. Le projet de directive concède d’ailleurs la possibilité de huis clos absolu en cas de procès, comme le réclamaient les lobbyistes.

Le secret des affaires doit s'étendre aussi, selon eux, sur les contrats publics. Revenant sur le droit constitutionnel qui accorde aux citoyens le pouvoir de contrôler l'usage de l'argent public, les groupes de pression réclament que les contrats public soient frappés du sceau du secret défense. Il est vrai qu'en la matière, la France a déjà précédé la directive européenne. Bercy a obtenu que le contrat de partenariat public-privé signé avec la société Ecomouv ne soit pas rendu public, ni même porté à la connaissance de tous les parlementaires siégeant dans la commission d'enquête sénatoriale, au nom du « secret commercial ». Ainsi, nous avons le plaisir de rembourser 830 millions d'euros à ce consortium, sans que jamais le contrat n'ait pu être examiné publiquement.

Mais le plus grand recul concerne les salariés. Là encore, le droit du travail est mis en danger. Le droit de regard, le droit d’information des syndicats sont strictement encadrés, même en cas de plan social ou de cession. Si, par hasard, quelque projet de plan social vient à fuiter dans la presse, cela pourrait représenter à l’avenir une violation du secret des affaires.

Par principe, les salariés, de toute façon, sont suspects. Il faut lire les argumentaires présentés par les lobbyistes. Les entreprises leur dénient toute compétence, tout savoir-faire, toute expertise. À les lire, il ressort que les salariés ne sont que des pièces interchangeables. Leur travail, les contacts, leurs idées, leurs inventions, tout appartient à l’entreprise.

Dans leurs argumentaires, ces dernières insistent sur l’importance de s’assurer que, lorsqu'ils quittent l'entreprise, les salariés ne puissent pas partir avec leurs connaissances (il ne s’agit pas des fichiers commerciaux mais de tout ce qu’ils ont pu acquérir dans leur travail). Dans un mail interne, la fédération des parfumeurs précise que cette nécessité s’impose aux sous-traitants mais aussi aux étudiants et aux chercheurs universitaires qui ont pu travailler avec elles et qui seraient par la suite embauchés dans une autre firme.

Les entreprises souhaitent avoir un droit de regard sur tout. Mais il est difficile de demander une extrême flexibilité de l’emploi, de pouvoir utiliser les salariés comme des mouchoirs en papier, et en même temps de chercher à les empêcher d’utiliser leur savoir-faire ailleurs. Leur rêve serait sans doute de pouvoir effacer leurs compétences comme on efface un disque dur d’ordinateur.

Dans un tel contexte, les lanceurs d’alerte sont perçus comme les traîtres absolus à l’entreprise. Même s’ils dénoncent des pratiques illégales, ils sont d’abord des semeurs de troubles, ceux qui osent briser la loi du silence. La presse, qui sert souvent de relais à toutes les associations, syndicats, salariés, pour faire connaître abus et dysfonctionnements, est dans le viseur. Dans tous les cas, il faut la mettre sous surveillance, sous contrôle, la museler si nécessaire, avec sanctions à l’appui.

Le projet de directive est toujours en cours de discussion par la commission des lois (Juri) du Parlement européen. Il a déjà fait l’objet de plusieurs amendements, qui doivent cependant être acceptés par la suite. Parmi les avancées jugées significatives, les parlementaires ont estimé que la révélation de secret d’affaires dans le cadre de la protection de la santé et de l’environnement est considérée comme légale. De même, les lanceurs d’alerte ne devraient avoir l’obligation de révéler des agissements frauduleux ou illégaux qu’aux seules autorités compétentes pour bénéficier d’une protection, mais peuvent aussi s’adresser directement à la presse.

Plus généralement, selon les parlementaires, la révélation du secret des affaires ne devrait être considérée comme illégale que s’il existe une intention de porter un préjudice économique. L’acquisition de secret d’affaires à la suite d’une négligence ne serait pas reconnue comme illégale. Enfin, les parlementaires demandent un renversement de la charge de preuve. Ce doit être au plaignant, selon eux, de démontrer qu’un secret a été illégalement acquis ou révélé.

Ces avancées sont certes importantes. Mais le projet de directive continue à être inspiré par nombre d’idées et d’arrière-pensées des groupes de pression qui ont été à l’origine de ce texte. La description du secret des affaires reste toujours aussi large, aussi floue. Malgré toutes les tentatives pour en limiter le spectre, les parlementaires ne sont pas parvenus à s’entendre. Après plus de cinq années de travaux, personne n’est capable de donner une définition juridique claire et précise de ce qu’est le secret des affaires, ce qui laisse toujours la porte ouverte à tous les abus et excès de pouvoir.

BOITE NOIRECette enquête est le fruit d'une collaboration avec l'ONG Corporate Europe Observatory, à Bruxelles, et le Bureau of Investigative Journalism, à Londres. Tous les documents cités ont été obtenus dans le cadre d'une requête présentée à la commission européenne par Corporate Europe Observatory.

Les enquêtes ont été publiées en même temps. Vous pouvez retrouver le rapport de Corporate Europe Observatory ici et l'enquête du Bureau of Investigative Journalism .

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Jean-Claude Mailly (FO) : «Le gouvernement est dans une sorte de va-tout libéral»

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C’est la fête du travail ce vendredi 1er mai, la troisième depuis que la gauche est au pouvoir. Et ce pourrait être un grand flop. En tout cas, c’est l’échec de l’unité pour les syndicats. Plus que jamais divisés sur l’austérité, les petites et grandes réformes menées au pas de charge libéral par le gouvernement dit de gauche, ils sont incapables de se réunir en ces lendemains d'attentats, de loi Macron et où la France s’enfonce un peu plus dans le chômage de masse et vacille dans les bras de l’extrême droite. Luc Bérille, le secrétaire général de l'Unsa, traditionnel allié de la CFDT qui la joue en solo total cette année, espérait un « 1er Mai intersyndical » contre le Front national et pour la « défense des principes républicains », une des raisons qui l'ont poussé à signer l'appel commun, au côté de la CGT, de Solidaires et FSU. 

À la veille du 1er Mai, qui tombe en pleines vacances scolaires et lance le premier pont du mois, 17 jours travaillés sur 31, Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de Force ouvrière (FO), en conflit ouvert avec Laurent Berger de la CFDT qu'il accuse de faire le lit du FN en accompagnant le gouvernement dans ses réformes, assume de faire bande à part. « On ne va pas faire semblant d’être d’accord et leurrer les salariés », explique le plus ancien des leaders syndicaux, à la tête depuis onze ans de la troisième centrale française. Entretien.

Jean-Claude Mailly dans son bureau au siège de Force ouvrière à Paris, le 29 avril 2014Jean-Claude Mailly dans son bureau au siège de Force ouvrière à Paris, le 29 avril 2014 © Mathilde Goanec

Le 1er Mai se fête en ordre dispersé cette année sur fond de profondes divisions syndicales autour de la politique gouvernementale. Force ouvrière fait bande à part quand, un an plus tôt, elle défilait avec la CGT. Ces alliances-désalliances ne sont-elles pas illisibles pour l’opinion, qui a déjà une image négative des syndicats ? Quelle est votre stratégie ?

Je peux comprendre que ce ne soit pas très lisible. Cela étant, demander chaque année aux syndicats si le 1er Mai sera unitaire, c’est un marronnier, comme les régimes amaigrissants avant l’été. Des 1er Mai où il y a tout le monde, c’est très rare. On en voit lors d’événements particuliers quasi exceptionnels, comme en 2002 lors de la présence du Front national au second tour ou alors si le 1er Mai se situe en plein milieu d’un conflit social comme pour les retraites en 2010 par exemple.

Oui, mais cette fois, il intervient dans un contexte de tensions affichées avec Laurent Berger, le secrétaire général de la CFDT qui organise lui aussi un 1er Mai en solo…

D’une manière générale, FO agit avec les autres organisations lorsqu’elle partage des positions, revendications communes comme le 9 avril lors de la manifestation contre l’austérité avec la CGT. Sur le 1er Mai, à partir du moment où l'on a des divergences de stratégie entre organisations syndicales, on ne va pas faire semblant d’être d’accord en défilant ensemble et leurrer les salariés.

La CGT est sur une logique de syndicalisme rassemblé, pour essayer d’avoir tout le monde, elle défile avec FSU, Solidaires et l’Unsa [traditionnel allié de la CFDT - ndlr]. Pour nous, tout le monde, c’est bien, à condition qu’on soit d’accord. On ne l’était pas. C’est évident que si nous étions tous d’accord, cela aurait plus de poids ; mais on ne va pas se mentir.

Au passage, la loi de 2008 sur la représentativité n’a pas favorisé l’unité d’action. Dans les entreprises, dans les administrations, les syndicats sont plus en concurrence que jamais. Voyez les tensions que la mise en place de représentativité patronale génère en ce moment au sein du patronat. 

Est-ce plus difficile de faire du syndicalisme et de mobiliser sous la gauche ?

Que nous disent les salariés ? Qu’une journée de grève, c’est une perte de salaire, dans des temps très difficiles. « Si je perds mon boulot, je vais avoir droit à quoi ? Et si je retrouve pas de boulot ? Qui va payer le loyer, le gaz, les études de mes enfants ? » Voilà les questions concrètes qu’ils nous posent.

Est-ce que c’est plus difficile de mobiliser parce que c’est un gouvernement avec l’étiquette socialiste ? Oui, certainement, dans le sens où les gens perçoivent moins une logique d’opposition. Ce n’est pas parce que c’est tel parti qui est au pouvoir, c’est plus une question d’opposition. Quand vous avez un gouvernement dit de droite, vous avez une opposition de gauche. Quand la gauche entre guillemets est au pouvoir après des années à droite, vous avez le Front national car les gens disent : ils sont tous pareils.

Laurent Berger de la CFDT vous reproche de l’accuser d’être « complice » de la montée du Front national en ne dénonçant pas assez l’austérité et en accompagnant les réformes du gouvernement. Ces attitudes ne sont-elles pas aussi un facteur de la progression du FN ?

Je n’aime pas les polémiques. C’est lui qui a lancé les hostilités. C’est la deuxième fois que Laurent Berger m’attaque sur ce terrain. Déjà, il y a deux ans, il avait pointé du doigt « les syndicats qui sont dans la contestation » et dit d’eux qu’ils faisaient le lit des extrêmes… J’avais réagi. Le secrétaire général de la CGT aussi. Laurent Berger a remis récemment la charge. Je ne suis pas un catho. On m’en colle une, j’en rends deux. J’ai réagi dans un édito dans FO hebdo, notre magazine. Je ne peux pas laisser entendre une seule seconde que nous pourrions être responsables d’une montée des extrémismes et donc de l’extrême droite. Cela fait trois ans que j’explique que l’austérité est triplement suicidaire : démocratiquement, socialement, économiquement. Je suis le seul secrétaire général à avoir été menacé d’être attaqué en justice par le FN. 

Mais vous avez des syndiqués qui votent FN. Marine Le Pen a fait son meilleur score (25 %) chez les sympathisants de FO à la présidentielle de 2012…

Je n’en sais rien ! Peut-être. Je ne suis pas un directeur de conscience, je ne donne pas aux syndicats un rôle de contrôle des adhérents. Un adhérent FO peut être adhérent politiquement. On ne sait pas et on ne veut pas savoir. On ne fera jamais de statistiques pour savoir qui pense ceci et qui pense cela. Ce n’est pas uniquement face au FN. Pourquoi le FN progresse ? Car la crise est violente. Il ne faut pas être historien. C’est toujours dans ces périodes-là que les mouvements de rejet de l’autre progressent. Deux pays font exception : l’Espagne et le Portugal. Pourquoi ? Parce qu'il y a quarante ans, c’étaient des dictatures, et ils s’en souviennent.

Mais quelles sont les règles internes lorsque des adhérents se lancent en politique et basculent au FN ?

Il est interdit de se présenter à une élection politique sous l’étiquette FO. Sinon, et on a eu le cas – bien souvent on l’apprend par la presse à l’affût –, c’est l’exclusion. Qui a le pouvoir d’exclure ? Le syndicat de base. Nous sommes très démocratiques. Je n’ai aucun pouvoir d’exclusion. 

Mais que faites-vous pour lutter contre l’imprégnation des idées du FN dans les rangs de vos militants ? Le syndicat, lieu d’éducation populaire, n’est-il pas là pour réagir ? 

Près de 3 000 délégués étaient réunis en février pour notre congrès. Certains dans la salle ont peut-être leur carte au FN. Je ne le leur ai pas demandé mais toutes les résolutions ont été votées : sur la République, contre l’austérité, le racisme… Une personne est montée à la tribune pour dire qu’elle était contre l’Europe, mais cela ne veut pas dire qu’elle est encartée au FN. On peut être démocratique et contre l’Europe.

Le vote FN, c’est un cri de désespoir ; il peut y avoir de l’adhésion, mais c’est d’abord un vote de protestation. Si vous êtes salarié dans une entreprise, que votre pouvoir d’achat s’est cassé la figure ou que vous êtes au chômage ainsi que vos enfants, vous vous dites : ils sont tous les mêmes, ces politiques. Et vous vous tournez vers le FN.

Le seul moyen de lutter contre le FN, c’est de se bagarrer contre la situation économique. La vraie réponse est là. Tout le reste, c’est du vent, du pipeau. Si on laisse le chômage se perpétuer, il ne faudra pas s’étonner. Hitler a été élu démocratiquement, certes avec des conditions particulières. Je ne fais pas d’assimilation mais je relis l’Histoire. FO se bat contre l’austérité et je crois que c’est la bonne réponse. Je rappelle que la confédération européenne des syndicats, soit la totalité des syndicats européens dont fait partie la CFDT, considère qu’on est dans une logique d’austérité. On va finir par avoir de sérieux problèmes démocratiques.

Le chômage bat des records et la reprise est invisible. Comment jugez-vous la politique du gouvernement en matière d’emploi ?

On ne peut avoir de bonne politique de l’emploi sans politique économique. La gouvernement privilégie « l’investissement ». C’est le théorème d’Helmut Schmidt, que je transforme en : « Les profits d’aujourd’hui seront les investissements de demain et l’emploi d’après-demain. » Gattaz lui dit : « Les licenciements d’aujourd’hui font les emplois de demain. »

Le tournant qui nous conduit dans le mur, c’est l’acceptation du pacte budgétaire européen. Quand vous dites dans une campagne électorale, si je suis élu je renégocierai le traité et qu’en réalité, ce sont des bobards, à partir de là, vous rentrez dans le moule sans l’avouer car vous en avez honte. On n'a rien contre les entreprises, mais on a été et on est toujours critique sur le pacte de responsabilité.

Les faits nous donnent raison. Qu’on donne des aides aux entreprises, soit, mais il faut des contreparties car c’est de l’argent public. Ce que n’a prévu ni le CICE ni le pacte de responsabilité.

Et tous les experts disent que ça ne crée pas d’emploi…

Ça ne peut pas en créer ! La PME qui a des problèmes de carnet de commandes et donc des problèmes de trésorerie, et qui reçoit par exemple 25 000 euros au titre du CICE, elle va d’abord alléger sa trésorerie et c'est normal ! En revanche c’est révélateur d’une logique économique : ce qui nous rend compétitif, c'est l’allègement du coût du travail, d’une manière ou d’une autre. Si l'on pousse le raisonnement, celui qui est le plus rentable, c’est celui qui embauche des esclaves. Au moins, il ne les paye pas… On demande des sacrifices aux Espagnols et puis on nous en demande à nous aussi et ainsi de suite, c’est la course à l’échalote. On oublie au passage l’innovation, aider concrètement l’investissement. Nous avons plein de propositions mais nous ne sommes pas très écoutés, il faut le reconnaître.

Pourquoi ?

Car nous défendons une autre logique et que nous sommes très critiques sur cette rigidité économique. Le gouvernement est persuadé d’avoir raison et donc s’engage sur un rail dont il considère ne pas pouvoir s’écarter, une sorte de va-tout libéral : ça passe ou ça casse. Ils espèrent qu'avec la baisse du prix de l’énergie, de l’euro, des taux d’intérêt, ils vont favoriser la relance. C’est leur seule marge de manœuvre. Mais quand vous regardez la situation de la Grèce aujourd’hui, nous sommes dans une situation de fous. Un peuple vote, élit un gouvernement, quel qu’il soit. Et ça ne sert strictement à rien puisque le gouvernement précédent a pris des engagements avec l’Europe et qu’ils sont obligés de les respecter ! Donc ça sert à quoi de voter ? Les gens se posent légitimement la question. C’est un problème fondamental de démocratie. 

Que nous dit l'exemple grec sur notre rapport avec l'Europe ?

Il faut renégocier les traités et donner un rôle différent à la Banque centrale si l'on veut donner une perspective à l'Europe et à ses déclinaisons nationales. Aujourd'hui, malheureusement, tous les textes que nous examinons sont dans ce cadre européen contraint.

Les contrats de génération qui sont sous-utilisés par les entreprises, le compte pénibilité qui débute à grand-peine… Y a-t-il une possibilité que cet attirail social du gouvernement disparaisse avant la fin du quinquennat ?

Je pense que ces dispositifs vont être maintenus, mais c’est comme pour le temps partiel : de dérogation en dérogation, on vide la loi de son contenu. Voyez où nous en sommes : la réforme de la pénibilité, des retraites, l'ANI, le pacte de responsabilité… Moi je ne regrette pas de ne pas avoir cautionné ces trucs-là, et même de les avoir dénoncés, car ça ne marche pas.

Les syndicats sont en crise aussi parce qu'ils ont du mal à représenter une large partie des salariés, de plus en plus précaires. Quel syndicalisme pour ces gens-là ?

Ce n’est pas facile. Mais je rappelle que mis à part deux périodes très brèves dans l’Histoire, 1936 et dans l'après-guerre, la syndicalisation de masse, ça n’a jamais existé en France. C’est dû à notre modèle de dialogue social. Vous avez un code du travail, des accords professionnels, de branches, des accords d’entreprises et des statuts nationaux pour les fonctionnaires. Quand un syndicat s’engage sur une signature, ça s’applique à tout le monde. Dans certains pays, seuls les adhérents bénéficient des accords signés. En France, si l'on s'engage, c'est un choix de conviction mais il n’y a pas d’avantages spécifiques à être syndiqué. Enfin il y a un vrai développement de la précarité et, chez nous, des CDD courts, avec plus de 80 % des nouveaux contrats en CDD. Dans ces conditions, ce n'est pas évident pour tout le monde de se syndiquer. 

D'accord, mais comment allez-vous chercher les gens ?

Quand on est implanté syndicalement dans les entreprises, on essaie de faire transformer les contrats courts en CDI. On y arrive parfois.

C'est la seule option ?

On se bagarre aussi contre une réforme du contrat de travail avec de la flexibilité pour tout le monde, comme on s'est bagarré sur les stages. Mais c'est comme pour les chômeurs. Un adhérent FO, il perd son boulot. Si le chômage perdure, même avec une carte quasi gratuite, la personne va psychologiquement se couper du monde, y compris du syndicat. Donc c'est dur de faire adhérer et de garder tous ces gens-là, je le reconnais. 

Vous avez été réélu lors du dernier congrès en février avec, disons-le, un score de république bananière. Est-ce une bonne nouvelle de n'avoir, à la tête de FO, qu'un seul candidat tout désigné ?

Attendez, je n'ai pas fait de campagne particulière, c'est une élection au second degré. C'est le parlement de FO qui vote, c'est-à-dire tous les responsables départementaux et de fédération. Leur choix est libre. Ils étaient satisfaits, c'est tout. Le jour où je partirai, il y aura du monde derrière, ne vous inquiétez pas. Et on ne fonctionne pas comme les partis politiques, à coups de sondages ou de campagnes de communication.

Au lendemain des attentats de Paris, il y a eu une crispation sur la question de l'islam en France et le débat autour de la laïcité a été ranimé. Le Parisien publiait une étude menée par Randstad la semaine dernière, qui établissait que les managers notamment seraient davantage confrontés au fait religieux en entreprise. Avez-vous des remontées du terrain dans ce sens et quelle est votre position à ce sujet ?

On en a, oui, parfois… La laïcité, pour moi, c'est quoi ? La tolérance, que chacun puisse réaliser son culte et sa croyance mais aussi une séparation nette des églises et de l’État. Donc, dans l'entreprise, je ne suis pas pour le port de signes religieux. De la même manière que nous n étions pas, à l’époque, favorables aux cellules politiques dans les entreprises. Attendez, on va faire quoi demain ? Un endroit pour les musulmans, un autre pour les bouddhistes ?

Cela veut dire exclure, de fait, la femme voilée du monde du travail ?

Ça veut dire qu'il faut des règles. Aujourd’hui, il y a une permissivité. Après, à FO, on a des camarades musulmans, des cathos, des mécréants, des libres penseurs… et tout ce petit monde vit ensemble. Au congrès de FO, personne ne vient voilé. On ne jetterait pas dehors quelqu'un qui le ferait, mais ça surprendrait. On a le droit de penser ce qu'on veut, mais nous devons être indépendants vis-à-vis des partis politiques, du patronat, des religions ou des philosophies. C'est dans nos statuts. Quand, en 2002, Marc Blondel dénonce les idées d’extrême droite mais refuse à appeler à un vote, il se prend un dessin dans Le Monde avec une croix gammée. Être indépendant, c'est assumer ça aussi. Y compris dans les moments difficiles.

BOITE NOIRECet entretien a été réalisé au siège de Force ouvrière à Paris mercredi 29 avril. Il a duré une heure. 

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«Espace de travail»: Comment sortir de la souffrance

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Pour la seconde édition de ce rendez-vous vidéo et long format consacré au monde du travail, un univers en miettes bouleversé par l’atomisation du salariat, les transformations de l’économie ou les nouvelles techniques de management, Mediapart invite Christophe Dejours.

Psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire national des arts et métiers, Christophe Dejours s’était fait connaître à la fin des années 1990 avec l’ouvrage Souffrance en France, paru aux éditions du Seuil.

Il publie cette fois-ci un livre avec un titre laissant entrevoir davantage d’espoir, puisqu’il est intitulé Le Choix. Souffrir au travail n’est pas une fatalité (paru chez Bayard).

Dans cet ouvrage, il juge que « le système aujourd’hui génère une souffrance jusque-là inédite dans le monde du travail », notamment en raison de nouvelles manières d’organiser le travail et d’une mutation majeure nous ayant fait passer de « l’ère industrielle » à « l’ère servicielle ».

Pour Christophe Dejours, le travail n’est jamais ni un décor, ni un environnement, ni un simple espace, puisqu’il engage la subjectivité tout entière. C’est donc pour cela que ce qui se passe dans une entreprise ou une administration déteint sur la société dans son ensemble, même s’il n’existe pas de « symétrie exacte dans les rapports entre démocratie à l’intérieur de l’entreprise et démocratie dans la cité ».

Proposant des « alternatives concrètes » pour « travailler autrement », il juge nécessaire d’aboutir à un « management coopératif » et estime que la « prévention de la pathologie mentale au travail passe essentiellement par la recomposition de la coopération dans trois dimensions » : horizontale avec les membres de l’équipe, verticale entre l’équipe et son chef, transverse entre le salarié et le client…

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Natixis cherche à abuser ses clients, la presse et l'AMF

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Depuis que Mediapart a révélé le système des commissions occultes mis en place depuis 2008 par Natixis Asset Management (NAM) pour un montant avoisinant 100 millions d’euros (lire Natixis : les clients grugés pour gonfler les bonus), les dirigeants de la société de gestion ainsi que ceux de sa maison mère, Natixis (filiale elle-même de la banque BPCE), s’appliquent à minimiser l’ampleur du scandale, voire à l’étouffer. Mais ils n’y parviennent guère, car de jour en jour, de nouveaux indices viennent confirmer la réalité de la fraude à grande échelle qui avait été organisée au détriment des clients de l’établissement.

Pour essayer d’éteindre l’incendie, le directeur général de NAM, Pascal Voisin, a d’abord adressé un mail collectif à tous les salariés de la société, le 30 avril, soit deux jours après la parution de notre article, admettant de la sorte implicitement la gravité des informations que nous avions révélées. Ce mail commençait ainsi : « Bonjour à toutes et à tous. Un article paru dans Mediapart en date du 28 avril 2015 et évoqué dans la presse économique et financière de ce matin fait état à l’encontre de NAM d’une part de "pratiques irrégulières" sur des opérations réalisées avec la contrepartie Crédit Suisse, d’autre part d’un système de "commissions occultes" qui existerait sur les fonds à formule. »

Puis Pascal Voisin cherchait à minimiser les deux affaires révélées par Mediapart. Dans le premier cas, il faisait valoir ces arguments : « Contrairement à ce qui est affirmé dans cet article, la direction de Natixis n’a pas laissé sans suite l’alerte effectuée par Crédit Suisse. Le jour même, la direction générale de NAM a prévenu le client concerné et saisi son directeur conformité, contrôle interne et risques. À la fin de l’été 2014, NAM a pris la décision de sanctionner les personnes concernées et a procédé au dédommagement du seul client institutionnel impacté. »

Mais c’est surtout la seconde affaire, de loin la plus grave, que le directeur général de NAM a cherché à dégonfler, en faisant valoir de très nombreux arguments : « S’agissant des fonds à formule, suite à une note rédigée par le directeur des risques et de la conformité de NAM en septembre 2014, la direction générale de NAM a demandé à sa maison mère, NGAM, la réalisation d’un audit externe sur son activité de fonds à formule. Selon les règles en vigueur au sein du Groupe, Natixis et BPCE ont été informés des conclusions de cet audit. Cet audit n’a pas identifié de comportements irréguliers. Il ressort également que la formule prévue dans chaque fonds a bien été délivrée à nos clients en conformité avec le prospectus et que la performance servie par les fonds de NAM est conforme aux performances des produits similaires du marché. Il n’existe pas non plus de "commissions occultes" ou de "dispositif secret" sur certains produits ; les fonds à formule sont des produits techniques à durée de vie longue nécessitant d’allouer une partie des frais de gestion à la prise en charge de risques susceptibles de survenir durant toute leur durée de vie jusqu’à leur échéance afin d’être certain de pouvoir délivrer la formule. Les frais de gestion figurent dans leur intégralité dans les comptes des fonds qui sont certifiés par les commissaires aux comptes. Ce rapport d’audit préconise toutefois certains aménagements des process opérationnels et comptables que NAM met en œuvre en liaison avec toutes les parties prenantes. Ce rapport a fait l’objet d’une information du conseil d’administration, des instances représentatives du personnel de NAM, ainsi que du comité d’audit et du conseil d’administration de NGAM. »

Et le mail s'achevait par ces propos rassurants : « Parallèlement, la direction générale de Natixis a informé l’AMF de la réalisation de cet audit qui lui a été transmis fin novembre 2014. Après avoir pris connaissance de ce rapport, l’AMF a souhaité procéder à ses propres diligences et effectue depuis février 2015 un contrôle, toujours en cours. Il convient désormais d'attendre les conclusions du contrôle de l'AMF. Dans cette attente, je renouvelle ma totale confiance dans les équipes et les process de NAM et je compte sur chacun d'entre vous pour rester totalement mobilisé sur le service que nous devons à nos clients. Pascal Voisin. »

Dans la foulée, sur le registre du « off », la direction de Natixis faisait passer des messages complémentaires dans la presse économique du matin, et notamment dans Les Échos (l’article du quotidien est ici) qui, tout évoquant les informations de Mediapart, s’appliquaient à établir que tout cela n’était franchement pas très grave. « Sur la seconde affaire, écrivaient Les Échos, la société de gestion assure que les formules des fonds ont bien été respectées et qu'aucun client n'a subi de "préjudice". La "cagnotte" correspondrait à une réserve transparente visant à pouvoir tenir la promesse des fonds qui peuvent vivre jusqu'à dix ans avec des aléas de marché très variables. "La vraie question est qu'il y a un vide réglementaire sur ce que les sociétés de gestion doivent exactement faire si la réserve est importante", explique une source proche. L'établissement assure que cette réserve n'est pas utilisée dans les mécanismes de bonus. Reste à savoir ce qu'en pensera l'AMF. »

Admirons la formule : une « source proche  » ! Quand on profère un gros mensonge – comme on le verra –, mieux vaut sans doute le faire sous le couvert de l'anonymat...

En résumé, en interne et comme à l’extérieur, la direction de Natixis a suggéré que Mediapart faisait beaucoup de bruit pour pas grand-chose. Et elle a fait valoir des arguments qui, pour ceux qui connaissent mal l’affaire, peuvent paraître solides et, en tout cas de bonne foi. Résumons-les.

Tout d'abord, il y a bien eu des irrégularités sur des opérations menées conjointement avec Crédit Suisse, mais sitôt que ce dernier établissement les a découvertes et a alerté la direction de NAM, des sanctions ont été prises sans délai contre les fautifs.

Ensuite, les investigations conduites autour de cette première affaire ont permis d’en faire émerger une seconde, beaucoup plus embarrassante, mais la preuve que Natixis Asset Management est de bonne foi, c’est que la société de gestion a aussitôt commandité le cabinet Ernst & Young pour qu’il réalise un audit à ce sujet. Mieux que cela ! NAM a pris sur elle de remettre à l’AMF le rapport réalisé par Ernst & Young. Preuve décidément que Natixis n’a vraiment rien à cacher et s’est montrée irréprochable.

Et enfin – c’est l’argument choc –, si en vérité, il y a un coupable dans toute cette affaire, et un seul, ce n’est pas Natixis Asset Management, mais l’Autorité des marchés financiers (AMF) qui aurait pu avoir l’irresponsabilité de laisser les sociétés de gestion se dépatouiller avec un invraisemblable « vide réglementaire » concernant l’utilisation des réserves que peuvent générer ces fonds à formule. Le monde à l’envers, en quelque sorte ! Mediapart a fait des roulements de tambour autour de l’enquête conduite par l’AMF dans les murs de Natixis Asset Management, mais en vérité le vrai responsable de tout ce charivari, ce serait… l’AMF elle-même !

Dans l’argument soufflé de manière anonyme par la direction de NAM aux Échos, il y a aussi un sous-entendu implicite : du même coup, s' il y a un « vide réglementaire », ce qu’a fait NAM en constituant cette cagnotte d’une centaine de millions d’euros, beaucoup d’autres sociétés de gestion l’ont sans doute fait aussi. En sorte, ce serait un comportement assez répandu sur la place de Paris et non une irrégularité commise seulement par NAM.

Cette version de l’histoire, cependant, prend quelques libertés avec les faits.

Primo, dans un récit comme dans l’autre, Natixis s’est employé à faire le silence sur un licenciement scandaleux, celui d’Abdel Bencheikh, le directeur des risques et de la conformité de NAM. Quand la première affaire éclate, celle avec Crédit Suisse, c’est lui qui découvre la seconde, la plus grave, et qui en alerte aussitôt Natixis, et sa maison mère BPCE. Or, au lieu d’être félicité pour avoir le premier tiré le signal d’alarme, le directeur des risques est aussitôt mis à la porte. Comme l’avait été son prédécesseur à BPCE, Antoine Frachot, quand il avait prévenu dès janvier 2008 que la banque n’était pas à l’abri d’un crash financier. Ce qui était survenu neuf mois plus tard…

La direction de BPCE et celle de Natixis n’ont peut-être rien su, au début, des irrégularités commises dans leur importante filiale, Natixis Asset Management. Mais elles ne peuvent pas plaider non coupables dans le cas du licenciement d’Abdel Bencheikh : elles ont accepté son licenciement, alors qu'il les avait alertés, conformément à sa mission, de la gravité des faits qu’il avait découverts. De ce point de vue, le licenciement du directeur des risques et de la conformité de NAM est une faute grave imputable au patron de la société de gestion, Pascal Voisin, mais tout autant au patron de Natixis, Laurent Mignon, et à celui de BPCE, François Pérol, qui ont laissé faire.

Deuxièmement, l’épisode qui concerne l’audit d’Ernst & Young ne s’est pas vraiment passé comme le raconte le directeur général de Natixis Asset Management. Très vite, quand l’ampleur des commissions occultes est découverte par Abdel Bencheikh, Pascal Voisin comprend que la société de gestion ne pourra pas nier purement et simplement les faits. Plutôt que de laisser les choses filer et d’attendre une enquête de l’AMF, qui paraît alors inéluctable, la direction de NAM choisit une stratégie plus subtile : faire mine elle-même de commanditer une enquête indépendante et d’en présenter les résultats de son propre chef à l’AMF, histoire de bien prouver sa bonne foi. Une ficelle utilisée déjà mille fois par le monde bancaire.

Le procédé est évidemment cousu de fil blanc. Une telle enquête, commanditée par NAM, et financée par elle, est par nature sujette à caution. D’autant plus que le directeur des risques qui a sonné le tocsin a, au préalable, été mis à la porte.

Mais, la direction de NAM a même fait mieux que cela. Elle a constitué dans le courant du mois de décembre, au vu et au su de beaucoup de cadres de la société, une sorte de comité de réécriture du rapport d’Ernst & Young, afin qu’il soit finalisé sans la moindre aspérité. À ce comité de réécriture ont ainsi participé à de nombreuses reprises le directeur de la conformité de NAM, le directeur juridique, le responsable de la structuration (incriminé dans l’affaire Crédit Suisse, mais toujours en fonction), le directeur général délégué de NAM en charge de la finance et des opérations, le directeur financier et le codirecteur des gestions. Une partie d'entre eux sont les heureux bénéficiaires des bonus accordés grâce à ce système de marges occultes.

Et c’est ainsi qu’un document a été fourni à l’AMF, attestant que Natixis Asset Management était totalement irréprochable ! Un document dont on devine sans peine ce que l’AMF a pu penser puisqu’elle a décidé sur-le-champ de diligenter… sa propre enquête !

Troisièmement, la direction de Natixis Asset Management, comme celle de Natixis et celle de BPCE, savent très bien que l’argument du « vide réglementaire » n’a aucune pertinence. Car la véritable histoire est strictement conforme à ce que Mediapart a raconté : depuis 2008, un système de commissions occultes dans le cas des fonds à formule a permis de constituer une cagnotte de près de 100 millions d’euros, au détriment des clients de la société de gestion. Et l’argument du « vide réglementaire » a été précipitamment inventé dans un but de communication : essayer de convaincre l’opinion et surtout les clients de la société de gestion que l’affaire était plus complexe que ce Mediapart prétendait ; et puis surtout essayer de convaincre les centaines de milliers de clients de la société de gestion concernés par ces fonds à formule qu’ils n’ont pas été grugés.

Car c’est la véritable et première inquiétude de NAM : que ses clients prennent la mesure du scandale et fassent un tohu-bohu encore plus fort que les épargnants pénalisés par un premier scandale, celui de Doubl’ô, qui avait éclaboussé les Caisses d’épargne et qui n’a pas prospéré, en raison de la prescription des faits irréguliers reconnue par le Conseil d’État. Pour que le nouveau scandale ne prenne pas trop d’ampleur, Natixis a donc mis toutes ses forces dans la bataille. Selon nos informations, elle a même alerté le ministère des finances, dans l’espoir que celui-ci fasse pression sur l’AMF pour que son enquête soit achevée le plus tôt possible.

Natixis a assez peu de chances de convaincre avec son argument du « vide réglementaire ». Il existe d’ailleurs une preuve que celui-ci a été inventé pour faire diversion : l’inspection générale de BPCE a fait comprendre elle-même que les pratiques en usage chez Nam n'étaient pas acceptables. Réputée pourtant pour ne pas être très courageuse ni irrespectueuse, l’inspection a en effet senti, quand l’affaire a éclaté, qu’elle n’avait d’autre choix, sauf à se discréditer elle-même, que de qualifier comme il convenait les marges prélevées par la société de gestion : injustifiables ! Les mots utilisés par l’inspection ont donc déclenché une tempête interne, la direction de NAM sommant l’inspection générale de BPCE d’user de formules adoucies.

Mais l’inspection a tenu bon et a refusé de changer les qualificatifs dont elle avait affublé ces marges. Le rapport de l’inspection, que Mediapart a pu consulter auprès d’une source bien informée à BPCE, dit donc de ces marges exactement ce qu’il faut en penser – mais cela, la « source proche  » des Échos a omis de le signaler : « Dans le prolongement de l’audit interne diligenté sur le sujet, en transparence avec l’AMF qui a néanmoins lancé un contrôle, les analyses de l’inspection ont confirmé le manque de justification des marges additionnelles perçues par NAM sur ces fonds. » Et l’inspection de BPCE ajoute : « Si la marge prévue lors de la structuration du fonds à formule apparaît acceptable, au titre de l’incertitude sur les conditions de marché et sur la taille finale du fonds, en revanche la cristallisation de cette marge de structuration après fixation des caractéristiques et de la taille du fonds, en un "coussin" prélevé in fine par la société de gestion au titre de frais de gestion variables, n’est pas justifiable. »

« Ce n’est pas justifiable » ! D’une formule ravageuse, qui revient à deux reprises, l’inspection interne de BPCE vient confirmer l’importance des sommes détournées, au détriment des clients de Natixis Asset Management. Dans notre premier article, nous indiquions que sur les 75 fonds encore en vie, structurés par la filiale de gestion de Natixis, apparaissent des marges cachées allant de 0,05 % à 0,57 %, la moyenne étant autour de 0,24 % par an. Or, comme près de 7 milliards d’euros sont gérés au travers de ces fonds, nous en déduisions que la cagnotte secrète s’élevait à près de 100 millions d’euros, dont près de 65 millions étaient encore dans les fonds.

Le rapport de l’inspection de BPCE valide toutes les informations de Mediapart. Dressant le bilan des 88 fonds lancés entre le second semestre 2006 et le premier semestre 2014, il relève en effet que pour un fonds, dénommé « Fructi Sécurité – Juillet 2017 », le taux est monté jusqu’à 0,56 %, tandis que « 20 fonds ont enregistré une marge supérieure à 0,40 % ». Et le rapport conclut que « le coussin accumulé représente 62 millions d'euros à septembre 2014 ».

Mais la direction de Natixis Asset Management a visiblement choisi de s’enfermer dans le déni et de servir aux salariés de la société tout comme à la presse et à ses clients une version mensongère. Un choix assumé par le patron de NAM, Pascal Voisin, mais aussi visiblement par le patron de Natixis, Laurent Mignon, et celui de BPCE, François Pérol.

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BNP-Paribas est rattrapée par ses prêts toxiques en francs suisses

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Les prêts immobiliers toxiques en francs suisses, vendus à 4 600 clients d’une filiale de BNP-Paribas entre mars 2008 et décembre 2009, n’ont pas fini d’empoisonner la banque. Comme Libération l’a révélé ce mardi, BNP-Paribas Personal Finance (BNP PF), filiale à 100 % de BNP-Paribas, a été mise en examen le 16 avril pour « pratique commerciale trompeuse » dans le dossier Helvet Immo. La mise en examen est intervenue après les auditions, en mars et avril, de Thierry Laborde, ancien PDG de la filiale et aujourd’hui directeur-général adjoint du groupe BNP.

La juge Claire Thépaut enquête depuis le printemps 2013 sur Helvet Immo, ce crédit immobilier qui était libellé en francs suisses, mais était remboursable en euros, en sommes mensuelles fixes. Comme Mediapart l’a longuement expliqué en septembre, puis en mars, les clients qui ont souscrit ce produit, commercialisé par des intermédiaires financiers, vivent depuis sous la menace de la variation du taux de change entre l’euro et le franc suisse, qui ne cesse de se dégrader depuis 2008.

Ces particuliers avaient prévu de consacrer quelques centaines d’euros par mois à ce produit de défiscalisation ou d’investissement (il a généralement servi à financer un logement destiné à la location, dans le cadre des dispositifs fiscaux Robien ou Scellier). Ils perdent en fait beaucoup d’argent. En effet, alors qu’au lancement de Helvet Immo, un euro permettait d’acheter entre 1,5 et 1,6 franc suisse, cette somme permet aujourd’hui d’acheter à peine plus d’un franc suisse. En 7 ans, l’euro a donc perdu entre 30 et 35 % de sa valeur face au franc suisse. Résultat pour les emprunteurs : non seulement la somme qu’ils versent en euros tous les mois leur permet de rembourser entre 30 et 35 % d’intérêts en moins, mais, surtout, le capital qu’ils doivent rembourser, lui aussi libellé dans la devise helvétique, a augmenté dans les mêmes proportions !

Deux autres établissements, le Crédit mutuel et le Crédit agricole, ont vendu des produits similaires, mais à une échelle bien moindre (environ 1 500 clients à eux deux), et le second a récemment été condamné pour l’avoir fait.

Dans un communiqué, BNP PF, qui commercialise notamment la marque Cetelem, « prend acte de sa mise en examen ». Une décision judiciaire qui tombe très mal : la semaine précédente, BNP Paribas avait déjà été mise en examen pour pratique commerciale trompeuse concernant un autre produit d’épargne, « BNP Garantie jet 3 », commercialisé en 2001. Il était censé garantir aux épargnants de récupérer au moins leur mise au bout de dix ans, mais la banque avait omis de préciser qu’elle garderait pour elle des frais conséquents…

« C’est un tournant dans le dossier Helvet Immo », assure l’avocat Charles Constantin-Vallet, qui conseille un collectif de plus d'un millier d'emprunteurs s’estimant floués par la banque. Ils ont déposé plus de 450 plaintes au pénal, ce qui a déclenché l’ouverture de l’enquête de la juge d’instruction. « Une mise en examen ne préjuge pas d'une culpabilité, mais la juge a estimé qu’il y avait assez d’éléments sérieux concernant une pratique commerciale trompeuse, souligne l’avocat. La justice doit désormais trancher deux questions : l’information fournie par la banque à ses clients était-elle suffisante ?, et certaines informations fournies étaient-elles trompeuses ? Si la banque ne parvient pas à faire la démonstration qu’elle a correctement informé ses clients, elle doit être condamnée. »

BNP PF promet qu’« elle mettra tout en œuvre durant l'instruction et collaborera en toute transparence avec la justice pour démontrer sa bonne foi ». Cela ne sera peut-être pas suffisant : le délit de pratique commerciale trompeuse peut être caractérisé même en cas de bonne foi de celui qui le commet.

Les plaignants accusent la banque d'avoir fortement minimisé dans sa présentation des offres les risques liés au taux de change, en insistant notamment sur la sécurité du franc suisse. Nous avons déjà détaillé comment la banque a volontairement minimisé les alertes sur le risque de change, à la fois en direction des particuliers intéressés par les prêts et des intermédiaires chargés de les vendre, qu’elle avait elle-même formés.

Un document de formation interne de 2008, en direction des intermédiaires financiers.Un document de formation interne de 2008, en direction des intermédiaires financiers.

Par exemple, en mai 2008, dans un document interne destiné à ses partenaires qui allaient vendre Helvet Immo, on trouve le paragraphe suivant, présenté comme une réponse à apporter aux clients inquiets : « Le groupe BNP Paribas a choisi ce financement en Suisse car c’est le seul pays qui cumule aujourd’hui deux avantages : des taux bas et surtout une parité stable par rapport à l’euro. Si on observe l’évolution des 2 monnaies sur les 20 dernières années, la variation moyenne sur la période n’est que de 0,20. Donc les variations de taux de change existent mais elles sont minimes sur la période concernée. »

Le crédit est constamment présenté comme « sécurisé » et « sans risque », la sécurité étant évoquée sept fois dans le document. Le risque, lui, n’apparaît que deux fois. En vérité, comme elle l’a reconnu auprès de Mediapart, la filiale de la BNP savait que le cours du franc suisse risquait de s’apprécier de 10 à 15 % en quelques années. Et elle n’avait pas prévu la crise des dettes souveraines, qui a fait doubler cette hausse.

Du côté des clients, il est très rare que la dimension fort risquée de l’opération ait été comprise. C’est ce dont témoigne par exemple Matthieu, un ingénieur informatique francilien d’une trentaine d’années, qui livre son témoignage à Mediapart. « Avec ma compagne, nous pensions sécuriser notre argent dans de l’immobilier, pas acheter un produit financier risqué, indique-t-il. Le produit nous a été vendu comme de l’épargne de bon père de famille, ce sont les mots même du gestionnaire de patrimoine. Je les ai encore en travers de la gorge. »

Le couple voulait mettre de l’argent de côté en prenant des parts de SCPI, ces véhicules d’investissement collectifs dans l’immobilier. Et ce n’est qu’à la toute fin du processus de commercialisation que leur gestionnaire de patrimoine leur a indiqué que le prêt qu’ils allaient faire était libellé en francs suisses. Une procédure qui leur a été présentée comme « tout à fait classique ».

« On a mis presque cinq ans à se rendre compte qu’il y avait un problème ! s’étrangle Mattieu. Pour nous, c’était une banale solution d’épargne à long terme. On ne pensait pas qu’il pouvait y avoir de problème, on ne regardait pas les relevés trimestriels de près. Quand on s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas, ça a été quelques mois de pleine panique. » Il y avait de quoi : en novembre 2008, le couple emprunte 160 000 francs suisses, soit 105 600 euros. Pendant cinq ans, il verse 650 euros par mois à BNP PF. À l’issue de cette période, après avoir versé 39 000 euros, il lui reste à rembourser… l’équivalent de 125 600 euros, soit 20 000 euros de plus qu’au départ !

Matthieu et sa compagne choisissent alors d’opter pour une option disponible tous les cinq ans, qui leur permet de convertir leur créance en euros, pour se protéger du risque de change, qui gonfle continuellement. Mais cette sortie du dispositif Helvet Immo a un coût : pendant 2 ans, ils doivent payer 840 euros par mois, puis ensuite, pendant 18 ans, 765 euros par mois… « Au total, nous avons largement perdu de l’argent, se désole Matthieu. Et encore, nous sommes chanceux : nous pouvions nous permettre de convertir notre prêt en euros, quitte à payer plus tous les mois. De nombreux clients Helvet Immo ne le peuvent pas ! »

Et pour ceux-là, la situation ne fait qu’empirer. Libération donne ainsi l’exemple d’un couple de « la petite classe moyenne », piégé par le prêt en francs suisses sans possibilité d’en sortir. Ils avaient souscrit un prêt de 220 000 euros. « Alors qu’ils remboursent 1 424 euros par mois depuis février 2010, ils doivent… 306 544 euros selon le relevé envoyé par la banque en mars », signale le quotidien.

Pour l’avocat Charles Constantin-Vallet, aucun doute : « Après la commercialisation des prêts, la banque n’a rien fait pour proposer les bonnes informations, ou des solutions acceptables, à ses clients. » Ce que bien entendu l’établissement dément : « Dès 2010, BNP Paribas Personal Finance s’est organisée pour répondre aux questions de ses clients investisseurs liées aux conséquences de la crise de l’euro et, le cas échéant, pour trouver des solutions individuelles au cas par cas. À ce jour, BNP Paribas Personal Finance a trouvé une solution avec près d’un client sur deux titulaires d’un prêt Helvet Immo. » BNP Paribas oublie simplement de préciser que certains de ces clients ayant trouvé « une solution » sont en fait moins que satisfaits, et l’ont attaquée en justice. C’est le cas de l’ingénieur Matthieu.

Le versant pénal du dossier est entre les mains de la juge d’instruction et n’aboutira pas à un procès avant l’automne 2016, voire début 2017. Mais de nombreuses procédures, au civil cette fois, sont déjà engagées. Afin d’obtenir des indemnités pour ses quelque 400 clients (pour 300 prêts), Charles Constantin-Vallet a par exemple assigné en mars BNP PF devant le tribunal de grande instance de Paris, mais également 250 intermédiaires financiers et 150 notaires. Il réclame en tout 40 millions d’euros d’indemnisation.

La banque ne communique pas sur les procédures en cours, mais selon nos informations, une quarantaine de décisions auraient déjà été rendues, en première et en deuxième instance. Une quinzaine donneraient raison à la banque. Mais peu de procès au civil sont définitivement jugés. Et parmi eux, un seul, suivi par la cour d’appel de Paris, aurait débouté pour de bon l’emprunteur, qui avait un profil particulier puisqu’il était analyste financier. À l’inverse, deux procédures, devant la cour d’appel de Limoges et devant le tribunal de grande instance de Clermont-Ferrand, ont définitivement donné tort à BNP PF.

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Rachat du Printemps par le Qatar : une information judiciaire est enfin ouverte

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C’est un mail qui ne peut qu’attirer l’attention du procureur de la République à Paris, surtout quand il instruit en même temps sur l’affaire Cahuzac. À l’été 2013, François Molins a eu la surprise de découvrir une curieuse correspondance dans le cadre de l’enquête préliminaire engagée sur le rachat du Printemps, suite à un signalement de l’intersyndicale (l’UGIT-CGT, la CFDT et la SaPP) de la chaîne de grands magasins : le 30 novembre 2012, le PDG du Printemps, Paolo de Cesare, écrivait un petit message en anglais censé être adressé à Jérôme Cahuzac, alors ministre du budget. 

Le ton de l’échange entre les deux hommes est des plus chaleureux : « Voici quelques éléments sur mon déménagement en Suisse. Quand nous en parlerons la semaine prochaine, je pourrai apporter quelques éléments supplémentaires relatifs à ce mouvement. Merci, passe un bon week-end. Paolo » [traduit de l’anglais – ndlr]. Il joignait à ce courrier une étude de six pages du cabinet Schellenberg Wittmer étudiant les conditions de son exil fiscal en Suisse, les répercussions sur sa situation fiscale et son patrimoine.

© DR

Quelles relations entretenaient Jérôme Cahuzac et Paolo de Cesare ? Même s’ils étaient proches, est-il normal que le PDG du Printemps soumette au ministre du budget d’alors – qui a la haute main sur toutes les situations fiscales – son projet d’exil en Suisse, en vue manifestement d’obtenir des facilités de l’administration fiscale française ? Jérôme Cahuzac savait-il alors que Paolo de Cesare avait lui aussi mis en place un schéma de fraude fiscale en créant une holding à Singapour, nommée Maxpa Invest Pte, pour recevoir les 22 millions d’euros de bonus promis en cas de vente du Printemps et échapper ainsi à toute imposition ? Le ministre du budget d’alors surveillait-il la vente du Printemps au Qatar ? Et si oui, pourquoi ?

Toutes ces questions, et bien d’autres, restent aujourd’hui sans réponse. Depuis que le parquet de Paris a annoncé en août 2013 l’ouverture d’une enquête préliminaire sur les conditions de vente du Printemps, à la suite du signalement des syndicats, un épais silence s’est abattu sur le dossier. Des perquisitions ont bien été menées, en décembre 2013, dans les locaux de la direction des grands magasins. Depuis, plus rien. À plusieurs reprises, les membres de l’intersyndicale du Printemps, qui attendent d’avoir l’avis du parquet avant de déposer d’éventuelles plaintes, ont cherché à savoir où en était l’enquête préliminaire. Ils n’ont obtenu aucune réponse.

Deux ans après le premier signalement, le dossier du rachat du Printemps semble peiner à trouver son chemin dans les couloirs de la justice. Le parquet de Paris prend tout son temps. Un juge d'instruction a fini par se voir confier le dossier le 27 mars, a annoncé le parquet à Mediapart le 7 mai (voir notre boîte noire). Même si l'avocat du Printemps n'est, de son côté, toujours pas au courant...

Le rachat du Printemps ne manque pourtant pas de poser de nombreuses questions. Rarement, un dossier financier aura même été aussi fourni. Il plane sur cette opération – que Mediapart a révélée, preuves et documents à l’appui – des soupçons d’évasion et de fraude fiscale, de blanchiment, de commissions occultes, de corruption, le tout au travers de multiples sociétés écrans et de montages complexes passant tous, à un moment ou à un autre, par le Luxembourg.  

Mme Chadia Clot, gérante du bras armé de la famille royale qatarie en France, French Properties – que l’on retrouve dans le dossier du rachat pipé de l’hôtel Vista, près de Menton –, a accepté de racheter 1,7 milliard d’euros la chaîne de grands magasins, ce qui représente une plus-value de 600 millions d’euros en cinq ans, totalement exonérés puisque payés au Luxembourg (voir notre enquête : Au bonheur du grand capital).

Bénéficiant d’une rémunération dépassant toutes les normes du CAC 40 en qualité de conseiller du groupe (plus de 11 millions d’euros par an), Maurice Borletti, ancien actionnaire du Printemps, s’est également vu promettre du Printemps, au bout de cinq ans, un management fee de 500 millions d’euros (lire notre article : L’inexplicable impunité du Qatar). Un intermédiaire, dont on ne connaît pas le rôle exact si ce n’est qu’il est proche de Mme Chadia Clot, s’est vu quant à lui promettre une commission de 45 millions d’euros au moment du rachat (lire notre article : Les millions de commissions promis par le Qatar). Pour sa part, le PDG du Printemps, Paolo de Cesare, a reçu l’engagement de toucher un bonus de 22 millions d’euros au moment de la vente et la société Borletti l’a aidé à constituer sa holding à Singapour pour éviter le fisc (lire notre article : Le PDG du Printemps loge son bonus à Singapour).

Depuis le début de l’enquête préliminaire, le parquet a en main tous les contrats, tous les montages, tous les noms des sociétés écrans. Alors, pourquoi le dossier reste-t-il au point mort ? Interrogé à plusieurs reprises, le parquet n’a pas répondu à nos questions. Est-ce parce que rien ne permet d’engager des poursuites judiciaires ? Mais dans ce cas, pourquoi ne pas le classer plus rapidement ? Est-ce parce que l’administration fiscale s’est emparée du dossier et a négocié, via sa cellule de dégrisement, quelques réparations pour oublier l’évasion fiscale ? Est-ce parce qu’il concerne de près les pratiques du Qatar, jugé intouchable ?

François Hollande et l'émir du Qatar lors de la signature des Rafale, le 4 mai.François Hollande et l'émir du Qatar lors de la signature des Rafale, le 4 mai. © Reuters

Le Qatar, il est vrai, est un ami. Depuis des années, des responsables politiques, de droite comme de gauche, multiplient les hommages et les services auprès de la famille royale. Certains n’hésitent pas à sacrifier quelques jours pour se rendre à Doha, sans doute pour admirer les courses de chameaux dans le désert.

Un mois après son élection en 2007, Nicolas Sarkozy s’est empressé de faire adopter une convention fiscale qui exonère les investissements qataris de toute fiscalité sur les droits de mutation, les plus-values, les dividendes et impôts fonciers. Le gouvernement socialiste s’est bien gardé de la remettre en cause. Il est vrai que les finances publiques françaises sont si abondantes que l’État peut bien se monter généreux. À l'automne dernier, un amendement porté par Valérie Rabault, rapporteur du budget, sommait Bercy de fournir un point de situation, rappelle un article de Sud-Ouest. « Le Parlement doit savoir ce que cela nous coûte », expliquait-elle. Bercy n’a toujours pas répondu à la demande de la parlementaire.

Entre-temps, le Qatar a acquis un patrimoine de luxe, allant du palace parisien Royal Monceau au Martinez à Cannes, en passant par un aller-retour sur le centre de conférence de l’avenue Kléber, évalué à 6 milliards d’euros, selon Reuters. Il est aussi devenu le soutien de l’équipe du PSG, le bienfaiteur de France Galop et du monde hippique (voir sur Mediapart le blog de Guy de la Brosse sur le malaise dans le monde des courses). Il est aussi, on l’oublie souvent, un des premiers actionnaires de Vinci, le premier groupe de BTP pour les partenariats public-privé, les concessions d’autoroutes et de parkings en France.

Toujours soucieux de ne pas déplaire à ce grand ami de la France, le gouvernement a envisagé, semble-t-il, de faire entrer quelques fonds du Qatar dans les sociétés de projet, prévues dans le cadre de la loi Macron. Ces sociétés doivent permettre à l’avenir à des investisseurs privés de prendre des participations dans des structures qui loueraient des équipements militaires à l’armée. Des PPP militaires en quelque sorte. L'idée a été repoussée dans le cadre de la révision de la loi de programmation militaire. Mais peut-être n'est-ce que momentané.

Toujours grâce à la loi Macron, le Qatar va aussi être parmi les premiers bénéficiaires de la loi sur l’ouverture le dimanche. Une loi spéciale boulevard Haussmann, comme l’ont dénoncé les syndicats. Car le premier ministre Manuel Valls a bien l’intention, contre l’avis de la maire de Paris, de classer en zone touristique ce boulevard où sont installés les Galeries Lafayette et le Printemps. Ce qui leur permettrait d’ouvrir non pas douze dimanches par an mais tous les dimanches de l’année ainsi que le soir jusqu’à minuit.

La députée PS Sandrine Mazetier avait demandé lors de la discussion si les responsables du Printemps allaient au moins, en contrepartie de cette faveur, payer leurs impôts en France. Emmanuel Macron a invoqué le secret fiscal pour ne pas lui répondre. La même parlementaire avait également posé une question écrite à Pierre Moscovici, alors ministre des finances, en juillet 2013, lui demandant « s’il disposait d’éclaircissements sur les conditions de la cession et sur les risques de fraude fiscale impliquant certains des acteurs de la transaction  du Printemps ». Il ne lui a jamais été répondu non plus, contrairement à ce que prévoit le règlement de l’Assemblée.

Lundi 4 mai, François Hollande s'est rendu au Qatar pour signer la commande de 24 avions Rafale, d'un montant de 6,3 milliards d’euros – une commande évoquée depuis 2009. En contrepartie, le gouvernement français a accepté d'accorder à la Qatar Airways de nouveaux trafics aériens sur les aéroports de Lyon et de Nice, au détriment d’Air France. Dans ce contexte, le silence autour de la vente du Printemps va vraisemblablement être encore plus de mise. Il ne faut pas heurter ce si riche ami. On comprend en tout cas que la justice prenne son temps pour enquêter. Jusqu’à ce que le dossier soit totalement oublié ? Après tout, des centaines de millions de commissions, des soupçons de fraude fiscale, c'est tout de même bien moins grave que de voler une mobylette.

BOITE NOIRELe parquet a fini par me recontacter ce jeudi 7 mai 2015, au lendemain de la publication de l'article. Il m'a indiqué qu'une procédure judiciaire pour abus de biens sociaux avait été ouverte le 27 mars. Le parquet n'a cependant pas voulu me donner le nom du juge d'instruction désigné.

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A Bruxelles, le «shadow banking» a encore de beaux jours devant lui

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Sept ans après l'éclatement de la crise financière aux États-Unis, que reste-t-il de la volonté de réguler la finance en Europe ? Pas grand-chose, si l'on s'en tient à un vote au parlement européen, passé presque inaperçu, le 29 avril dernier. Les élus ont adopté ce jour-là une directive sur les fonds monétaires censée s'attaquer, pour la première fois en Europe, au « shadow banking », cette « finance de l'ombre » au poids colossal et qui ne cesse d'enfler.

Selon un rapport du Conseil de stabilité financière (FSB) publié l'an dernier, les activités des fonds alternatifs (hedge funds), fonds de private equity et autres trusts (en gros, tout ce qui permet aux entrepreneurs de se financer, sans passer par des banques traditionnelles) ont grimpé de 7 % en un an (un chiffre qui ne prend pas en compte le secteur des assureurs). Cette « finance parallèle » est accusée d'avoir facilité la propagation de la crise financière surgie aux États-Unis à partir de l'été 2007, et aggravé l'ampleur du séisme. D'où la nécessité d'une régulation d'un secteur dont le poids réel reste très difficile à mesurer (75 000 milliards de dollars fin 2013, selon le FSB).

Le texte adopté par les eurodéputés la semaine dernière fait partie de cette dynamique. Mais le compromis obtenu en laisse plus d'un sceptique. Trois types de fonds («CNAV» dans le jargon) ont été établis, et ceux considérés comme les plus dangereux pour la stabilité du système financier (les fonds à valeur constante) devront disparaître dans cinq ans. Mais le poids exact de ces derniers sur l'ensemble du secteur fait débat. Surtout, d'autres fonds, ceux à valeur variable, passent entre les mailles du filet.

À Strasbourg, le texte est passé avec une large majorité constituée d'élus du PPE (droite, dont l'UMP), des sociaux-démocrates du S&D, des libéraux (dont l'UDI-Modem) ou encore des conservateurs britanniques. Les élus de la gauche radicale, des Verts ou encore les Italiens du Mouvement 5 Étoiles, ont voté contre. La délégation socialiste française, elle, s'est abstenue, prenant ses distances avec la position de son groupe. Les élus FN se sont eux aussi abstenus. Des négociations en « trilogue » doivent encore avoir lieu, dans les jours à venir, entre la commission, le parlement et le conseil européen (qui représente les États membres), pour fixer la mouture définitive du texte.

Mediapart s'est entretenu avec deux experts de Finance Watch, une ONG souvent présentée comme le « Greenpeace de la finance », pour mieux comprendre les enjeux de ce texte, et la stratégie de la nouvelle commission en matière de régulation financière.

Le Britannique Jonathan Hill, commissaire à la stabilité financière (à gauche), avec  Jeroen Dijsselbloem (Eurogroupe).Le Britannique Jonathan Hill, commissaire à la stabilité financière (à gauche), avec Jeroen Dijsselbloem (Eurogroupe). © CE.


Les députés européens ont-ils enfin décidé de s'attaquer au « shadow banking » ?
Joost Mulder. Pas du tout. Quand la commission a présenté pour la première fois sa proposition début 2013, le shadow banking était perçu comme l'un des piliers d'un système financier qu'il fallait réguler. Aujourd'hui, la tonalité a totalement changé. On parle désormais d'un secteur essentiel pour fournir le financement de l'économie réelle du crédit...

Que s'est-il passé, pour que les positions évoluent si fortement en si peu de temps ?
J. M. Il y a un changement de personnes, d'abord. Un nouveau commissaire, le Britannique Jonathan Hill, est arrivé [en remplacement du Français Michel Barnier - ndlr]. Au parlement européen, le rapporteur du texte – un socialiste belge – n'a pas été réélu en 2014. Il a été remplacé par une socialiste britannique, Neena Gill, moins agressive vis-à-vis de ce secteur, et qui a décidé de laisser vivre les différents modèles de fonds monétaires en vigueur dans les différents États membres.

Mais on peut juger que l'interdiction, dans cinq ans, d'un type de fonds particuliers, ceux-là mêmes qui présenteraient le risque systémique le plus avéré (les « CNAV » à valeur constante dans le jargon), est une vraie avancée...
Frédéric Hache. C'est une avancée. Le problème c'est que le momentum politique a une date d'expiration. Cela veut dire que si vous faites une mauvaise réforme, on ne vous donnera pas la chance de l'améliorer par la suite. C'est le risque d'un règlement qui, même s'il va dans le bon sens, est faible.

Certains élus semblent avoir davantage voté en fonction de leur nationalité, qu'en fonction de leur appartenance politique...
J. M.
Oui. Nous avons assisté à une bataille entre, d'un côté l'Angleterre [les "CNAV" à valeur constante transitent en majorité par la City de Londres - ndlr], avec le soutien de l'Irlande et du Luxembourg, et, de l'autre, la France [l'industrie financière de l'Hexagone, elle, mise en majorité sur les fonds variables, ndlr], avec le soutien des Allemands. Au final, ce qui a été décidé, ce n'est pas un compromis où chacun lâche un peu sur ses positions, mais c'est plutôt de ne rien faire : on verra dans cinq ans.
À Finance Watch, nous estimons qu'il ne faudrait pas laisser aux seuls députés qui ont un intérêt national direct, le soin de réguler sur ces questions. Tous les rapporteurs du texte avaient un intérêt national direct. C'est aussi ce qu'il se passe, au parlement, quand on débat des fonds de retraite [un dossier brûlant pour les Pays-Bas notamment, ndlr] et c'est très dommageable.

On a l'impression que la commission a désormais d'autres priorités politiques que la régulation financière : le plan Juncker pour la relance, les conséquences du "LuxLeaks" et l'harmonisation fiscale…
F. H. L'élan politique pour renforcer la stabilité financière a totalement décliné au sein de la commission. Il y a cette idée très répandue aujourd'hui, et problématique sur le fond, selon laquelle on a déjà fait énormément de régulation post-crise. La mission serait accomplie : il faudrait maintenant se concentrer sur la croissance et l'emploi. Mais dans le détail, s'il est exact qu'il y a eu beaucoup de textes adoptés sur la régulation financière d'après crise, il s'agit surtout de régulation micro-prudentielle, qui vise à rendre les institutions financières individuellement plus robustes. On n'a quasiment rien fait au niveau macro-prudentiel, pour rendre le système lui-même plus robuste. Quasiment rien n'a été fait, par exemple, pour s'assurer que les banques n'aient pas toutes des difficultés en même temps.

Quel lien faites-vous entre le texte qui vient d'être voté, censé contrer l'essor de cette « finance de l'ombre », et le projet phare du nouveau commissaire à la stabilité financière, Jonathan Hill, pour un « marché unique des capitaux » à horizon 2019 ?
F. H. En fait, il y a trois blocs en lien avec le shadow banking. La directive sur les fonds monétaires votée la semaine dernière au parlement, celle sur la transparence sur les transactions d'actifs financiers, et enfin, un troisième ensemble sur l'union des marchés de capitaux. D'un côté, nous avons deux textes [dont l'origine remonte à l'ancienne commission, ndlr] qui proposent des réformes peu ambitieuses pour réformer le shadow banking, et de l'autre, la troisième pierre angulaire, qui n'est rien d'autre que la promotion du shadow banking au nom de la croissance ! Qui plus est, en ayant recours à la « titrisation »

Jonathan Hill, le commissaire européen, voudrait en effet relancer une forme de titrisation, qui rappelle de loin la mécanique du « subprime » à l'origine de la crise financière, pour permettre aux petites et moyennes entreprises d'accéder au crédit plus facilement.
F. H. Il y a beaucoup de postulats très discutables, développés par la commission pour défendre ce projet d'union des marchés de capitaux. Par exemple : pour la commission, la crise a prouvé que les banques étaient trop risquées, il faut donc réduire leur rôle dans le financement de l'économie et s'appuyer davantage sur des marchés de capitaux. Mais c'est faux : la crise a montré que certaines banques traditionnelles étaient robustes, bien plus que les banques d'investissement. La conclusion logique, ce serait donc de renforcer les banques traditionnelles et de proximité. Mais la commission préfère promouvoir le modèle des banques d'investissement, qui font de la « titrisation »...

La commission explique aussi qu'il faut diversifier l'accès au crédit, qui s'est réduit pendant la crise.  
F. H. Dans ces débats sur l'accès au crédit, on parle toujours en terme de volume de crédit, et pas de qualité de crédit. Mais ce dont nous avons besoin, ce n'est pas de plus de crédit, d'un point de vue général, mais de plus de crédit stable, qui ne s'effrite pas en période de crise. Et là encore, on sait que le financement bancaire traditionnel est beaucoup plus stable qu'un financement par les marchés capitaux, par nature plus dépendant de l'humeur des marchés.

BOITE NOIREJoost Mulder, Néerlandais, coordonne le travail de lobbying pour Finance Watch. Frédéric Hache, Français, est directeur de l'analyse politique pour l'ONG. L'entretien s'est déroulé en français le 5 mai à Bruxelles. Il a été relu par les deux intéressés.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Le gouvernement peine encore sur la pénibilité au travail

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« Ce n’est pas une couleuvre mais un boa que le gouvernement va nous faire avaler. » Philippe Pihet, le monsieur Retraites de Force Ouvrière, ne se fait « plus d’illusions ». Le compte pénibilité, mesure emblématique de la réforme des retraites de janvier 2014, qui doit permettre aux salariés ayant exercé des métiers pénibles de pouvoir se former, travailler à temps partiel et surtout partir plus tôt à la retraite, a du plomb dans l’aile. Ce que le Parti socialiste défendait comme la contrepartie à l’allongement de la durée de cotisations, symbole de l’équilibre social-démocrate de sa politique, est même devenu « un grand foutoir », constate un observateur avisé du monde social qui suit le dossier brûlant de la pénibilité, encalminé depuis des décennies.

© Reuters

La loi a bien été votée, les décrets d’application ont été publiés, mais l’heure est au rétropédalage gouvernemental sous l’intense lobbying du patronat, en particulier des petites et moyennes entreprises (PME) qui dénoncent « une usine à gaz ». Depuis le 1er janvier, seuls les salariés exposés à quatre facteurs de pénibilité – travail de nuit, travail répétitif, en horaires alternants ou en milieu hyperbare (comme les travaux sous-marins) – ont droit à un compte. L’entrée en vigueur des six autres facteurs (postures pénibles, manutentions manuelles de charges, agents chimiques, vibrations mécaniques, températures extrêmes, bruit) a, elle, été repoussée à janvier 2016, « si ce n’est aux calendes grecques », craignent des syndicats.

Quant à la fiche de prévention, censée mesurer le niveau d’exposition des salariés à des facteurs de pénibilité et donc alimenter le compte, elle est l’objet de tous les courroux patronaux, qui pestent de concert contre sa complexité. Selon une étude réalisée par le cabinet de travail Atequacy, dans les entreprises de plus de cinquante salariés, 45 % des employeurs avouent ne pas connaître le dispositif et 40 % n’ont même pas consulté le Comité d’hygiène de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) sur la question. Enfin, 53 % n’ont pas mis en place de fiche individuelle.

François Rebsamen, le ministre du travail, est même allé jusqu’à promettre début avril devant 600 artisans du bâtiment réunis en assemblée générale de leur confédération, la Capeb, qu’« il n'y aura pas de fiche individuelle à remplir pour les petites entreprises à partir de juin », ajoutant que « s'il faut supprimer des critères inapplicables, on les supprimera ». Comme à chacune de ses sorties, les déclarations de François Rebsamen, champion des ballons d’essai depuis son arrivée rue de Grenelle, ont été aussitôt démenties.

François RebsamenFrançois Rebsamen © Reuters

L’Élysée et Matignon ont rappelé que deux missions (au sein desquelles ne figure aucun représentant des salariés) étaient conduites actuellement sur le sujet pour définir de nouvelles règles d’application et simplifier le dispositif. Rien ne sera tranché tant qu’elles n’auront pas rendu leurs conclusions, d’ici l’été. La première a été dévolue à Michel de Virville, conseiller maître à la Cour des comptes, passé par les cabinets ministériels, la DRH de Renault et la présidence de l'Unedic. La seconde a été confiée au député socialiste de Saône-et-Loire Christophe Sirugue et au chef d’entreprise Michel Huot, président de la Chambre de commerce et d’industrie de l’Essonne.

« Qu’une réforme soit complexe dans sa mise en œuvre ne l’invalide pas ! Nous sommes loin de la ligne d’arrivée mais nous y arriverons. Il n’est pas question d’abandonner. Nous voulons un dispositif qui marche. Il faut le rendre plus opérationnel dans certains secteurs comme le bâtiment », assure un proche de François Hollande.

Mais la « rebsaminade » devant la Capeb a semé durablement trouble et inquiétude dans le rang des syndicats. La loi, qui devait concerner un million de salariés dès 2015 et trois millions avec les dix critères, pourrait bien être, a minima, vidée de son contenu, voire enterrée. C’est la crainte de Force Ouvrière et de la CGT, deux organisations qui ne regrettent pas d’avoir boycotté la signature de l’accord sur les retraites en janvier 2014, un accord paraphé seulement par la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC. « C’est un marché de dupes. Depuis que le compte pénibilité a été annoncé, le gouvernement ne cesse de reculer », constate Éric Aubin, chargé du dossier à la CGT. La CFDT, qui se bat depuis dix ans pour la prise en compte de la pénibilité et qui a conditionné sa signature de l’accord des retraites à cette promesse, n’ose imaginer que « le gouvernement fasse machine arrière ». « Nous sommes pour la simplification mais il est hors de question d’un abandon de la fiche pénibilité », explique Hervé Garnier de la CFDT.

Patrick Liébus, président de la Capeb, et par ailleurs vice-président de l’Union professionnelle de l’artisanat (UPA) en charge de la négociation sur la pénibilité, est bien plus serein : « Je suis certain que le gouvernement va aller dans [notre] sens. » Pour ce petit patron couvreur qui emploie sept salariés et mène un lobbying tous azimuts depuis des mois contre « l’hérésie de la fiche pénibilité », la déclaration de Rebsamen devant la Capeb n’est « pas un couac mais bien l’état d’esprit du ministre du travail qui connaît bien le milieu du bâtiment ». « Il n’a fait que redire ce que, quelques jours plus tôt, le président m’avait annoncé, raconte-t-il. François Hollande m’a reçu quarante-cinq minutes à l’Élysée et nous avons beaucoup parlé de la pénibilité. Je lui ai expliqué combien cette fiche était ingérable et injuste pour les PME. Cela va générer de la paperasse, des tensions entre les salariés qui voudront tous l’application systématique de la pénibilité et le chef d’entreprise. Le président en a convenu et a promis un autre système. »

Patrick Liébus, qui aime à rappeler que « l'artisanat, c'est un million d'entreprises soit environ quatre millions de salariés et le BTP, 380 000 entreprises pour environ 800 000 actifs », a « toute confiance ». Il a rencontré « tout le monde », le président, le premier ministre, celui du travail, de l’économie ainsi que les chargés de mission de Virville, Sirugue et Huot : « Nous les avons convaincus », se persuade-t-il. L’un de ses principaux arguments : brandir la menace d’une désorganisation de l’économie, du recours au travail détaché ou à l’auto-entrepreunariat pour échapper aux contraintes en matière de pénibilité. « Nous avons trinqué avec les 35 heures de Martine Aubry. Les petits qui ne délocalisent pas ont payé pour les grosses entreprises. Il est hors de question de rejouer cela aujourd’hui. Le Medef a approuvé les critères de pénibilité sans difficulté mais dans les grandes entreprises, ils ont les moyens d’y déroger. Si un patron de l’automobile veut échapper à la pénibilité, il met le matin son ouvrier sur le pare-brise et l’après-midi, il le change de poste et lui fait visser les sièges. La pénibilité ne sera pas prise en compte ainsi, mais moi je ne peux pas faire cela avec un charpentier. »

Quel compromis va bien trouver le gouvernement engagé dans un va-tout libéral ? Va-t-il écouter un Patrick Liébus, le négociateur de l'UPA, qui prône comme solution pour les PME, celle qu'ont connue ses parents ? « Mon père, qui a fait sa carrière dans la métallurgie, est parti à 50 ans à la retraite. Pendant dix ans, sa retraite anticipée a été payée par un fonds abondé par l'ensemble des entreprises. Ma mère aussi a connu cela. C'est ça la solidarité, toutes les entreprises paient. Ou alors vous mettez deux médecins face au salarié et ils jugent son niveau de pénibilité. »

Réponse d’ici quelques semaines à moins que l’exécutif ne rende publiques les conclusions des deux missions au cœur des congés estivaux, ce qui hérisserait considérablement les syndicats. « Quand ça devient compliqué comme cela, ce n’est pas bon signe. Le gouvernement s’est pris les pieds dans le tapis. Il réalise la complexité du dispositif et ne sait plus comment s’en dépatouiller d’autant qu’il a dealé la pénibilité avec la CFDT pour qu’elle signe l’accord sur les retraites », résume un acteur du dossier sous couvert d'anonymat. Les tergiversations du gouvernement depuis des mois et ses reculs sous la pression patronale montrent en tous les cas encore une fois combien malgré les enjeux considérables en matière de santé et de justice sociale, la pénibilité au travail est un serpent de mer en France.

Elle cause pourtant chaque année plus de morts que les accidents de la route (relire ici notre reportage avec des ouvriers surexposés à la pénibilité). Alors que l'allongement de la durée de vie est l'argument brandi en faveur d'une augmentation de la durée de cotisation, l'espérance de vie est très inégalitaire selon les professions : les ouvriers vivent moins longtemps et en moins bonne santé [en moyenne, les cadres et les professions libérales ont une espérance de vie de sept ans supérieure à celle des ouvriers hommes, de trois ans pour ce qui est des femmes – ndlr]. Et le compte pénibilité n’est que l’ultime avatar d’une réforme dans laquelle pataugent la droite comme la gauche depuis l’officialisation du recul de l’âge de la retraite en France.

Le cap, en 2010, était pourtant clair : « La prise en compte de l’espérance de vie en bonne santé est un critère qui désormais s’impose au regard de la justice sociale », proclamait le contre-programme socialiste à la réforme des retraites de la droite il y a cinq ans. À cette époque, le maintien d'un départ à la retraite à 60 ans pour les travailleurs usés par le travail était une « exigence », un recul sur cette question revenant à « faire abstraction de l’inégalité d’espérance de vie à 60 ans entre ouvriers et cadres »…

© Reuters

En 2010, le ministre du travail Éric Woerth avait en effet concédé aux syndicats la possibilité d’un départ à 60 ans pour pénibilité. Pour en bénéficier, il faut pouvoir prouver un taux d’incapacité de 10 à 20 %, et avoir été exposé à un risque grave pendant plus de 17 ans. Des seuils très restrictifs. « Il faut être à l’article de la mort pour en bénéficier », ironise le délégué central CGT d’un grand groupe métallurgiste qui rappelle que « 2 % d’incapacité, c’est déjà un très lourd handicap ». Dans son usine, moyenne d’âge 50 ans, poursuit-il, « aucun salarié n’a bénéficié de ce dispositif alors que beaucoup sont usés et pas sûrs d’atteindre leurs 60 ans en bonne santé. Ceux qui se renseignent sont très vite découragés par la paperasse et quand vous tombez malade, vous ne pensez qu'à une chose : vous soigner et vous n’avez pas le temps, ni la force de vous battre devant les administrations ».  

Ce que confirme le faible recours au dispositif. Selon la CNAV, trois ans après, à peine plus de 5 000 personnes en ont profité, alors qu’Éric Woerth tablait sur 30 000 départs anticipés par an. « En clair, on écrit dans la loi qu’il est nécessaire d’avoir été exposé de manière durable à un risque grave pour gagner deux misérables années, c’est totalement hallucinant ! » s’insurge Alain Carré, médecin du travail et membre de l’association Santé et médecine du travail. Cette mesure est toujours en vigueur actuellement, avec des seuils modifiés à la marge.

Hollande, décidé à ne pas revenir sur l’âge de la retraite, a à son tour tenté d’amadouer l’opinion en rajoutant à la retraite pour pénibilité ce fameux compte pénibilité, ce qui a soulevé quelques espoirs. « J’avais espéré, avec le changement d’équipe, qu’on arriverait à un taux moins restrictif et donc un accès à la retraite à 60 ans pour un plus grand nombre de personnes concernées, se remémore le professeur François Guillon, chef de la consultation sur les pathologies professionnelles à Bobigny. Ça réglait beaucoup de situations indébrouillables. À la place, on a fait le compte pénibilité, qui aura peut-être un impact dans 20 ans. Or aujourd’hui, des gens crèvent ou vont crever et on n’a pas de solutions à leur offrir. »

Le vice est autant dans la genèse que dans la promotion du projet. Un expert sur les risques de santé au travail, consulté par le cabinet du ministre sur la création du compte pénibilité, se souvient des tractations d’origine. « Le cabinet a fait sa cuisine tout seul dans son coin et les experts ont été réunis comme de simples cautions. Avec probablement de bonnes intentions mais de manière totalement utopique et non-scientifique. Cela a abouti à un monstre. » Le compte pénibilité a d’ailleurs été pensé à partir de chiffres approximatifs, voire fantaisistes. L’objectif de trois millions de comptes pénibilité ouverts, d’ici fin 2016, a été élaboré alors même que les seuils n’avaient pas été décidés.

La CFDT a ardemment milité et travaillé de concert avec le cabinet du ministre du travail pour la mise en place du compte pénibilité, carotte contre une réforme des retraites qui est mal passée au sein même de la confédération réformiste. Le texte est passé, contre l’avis des autres syndicats de salariés, et cette division originelle a considérablement affaibli la portée du texte. « Les organisations syndicales sont un peu molles car la plupart ne veulent toujours pas acter la réforme de 2010, à part la CFDT », assure Arnaud de Broca, secrétaire général de l’association des accidentés de la vie, qui croit encore au dispositif, faute de mieux. « C’était une promesse de François Hollande mais ça tiraille dur au sein du gouvernement. Le patronat, lui, en a fait une question centrale. Ça va donc faire partie des sujets où on va malheureusement lâcher du lest d’ici 2017. »

Au-delà même du probable affadissement d’un texte déjà affaibli, la philosophie qui y est prônée est dans la droite ligne de la mesure préconisée par la droite : privilégier la réparation au détriment de la prévention. Il acte qu’un travail difficile abîme, voire détruit, et offre, en compensation, un départ à un âge qui n’est rien de moins que celui autrefois préconisé. « Ce n’est pas une politique pour transformer le monde du travail afin d'en réduire les effets délétères, critique Philippe Askenazy, membre des économistes atterrés. On les corrige, mais de manière cosmétique. On accepte, par cette loi, la différence d’espérance de vie. » Un discours que martèle aussi le syndicat Solidaires, constatant avec regret que « les inégalités ne sont pas remises en question, alors même que la pression au travail, l’intensification du travail et le stress professionnel ne sont pas pris en compte ».

© Reuters

« Il faut se rendre compte des taux proposés par la loi : pour s’en tenir aux éléments mis en route cette année, sur le travail de nuit par exemple, il faudra travailler 120 nuits chaque année pour bénéficier de points, précise Alain Carré, médecin du travail. Quant au port de charge, il faudra être soumis la moitié de son temps de travail à un poids de plus de 15 kg. Si on fait ça pendant trente ans, bonjour l’état de votre dos ! »

Pour cet autre spécialiste des risques et de la santé au travail, consulté lors de la création du compte pénibilité mais qui souhaite rester anonyme, l’inquiétude est grande autour de l’alimentation en données de la part des employeurs. « Beaucoup ne le feront pas ! Je vois déjà que les mesures réglementaires sur la chimie ou le bruit ne sont pas respectées. » Le baromètre Atequacy rappelle d’ailleurs que si la pénibilité est une notion qui progresse dans le monde du travail, une entreprise sur quatre dont le personnel est soumis à plus de 50 % à une forme de pénibilité n’a toujours pas mis en place d’accord ou de plan, alors que cette obligation est en place depuis trois ans et que les manques sont passibles de sanctions de l’ordre de 1 % de la masse salariale.

Tous les dispositifs qui pouvaient faire contrepoint ont ainsi été annulés les uns après les autres. La retraite anticipée, à 50 ans, n’est désormais offerte qu’aux travailleurs de l’amiante, qui bénéficient d’un régime spécifique. Ceux qui étaient déclarés inaptes par la médecine du travail pouvaient également, à 57,5 ans, être dispensés de recherche d’emploi et aller jusqu’à la retraite avec 60 % de leur salaire. Cette mesure a été supprimée en 2010. L’accès à la reconnaissance pour troubles musculo-squelettiques, touchant des centaines de milliers de travailleurs, vient par ailleurs d’être réduit dans le tableau des maladies professionnelles.

« Il y a aussi tous ces métiers, dans le nettoyage, le bâtiment, les abattoirs, qui ne sont pas toujours reconnus comme pénibles mais qui le sont dans les faits, rappelle Arnaud de Broca, secrétaire général de l’association des accidentés de la vie. L’autre grand trou du dispositif, ce sont tous ceux qui ont perdu, vers 50 ans, leur emploi pour inaptitude, et qui ne pourront jamais retrouver un poste, vu l’état du marché. » D’après le rapport Gosselin, le dernier à s’être penché sur le sujet, 120 000 licenciements pour inaptitude ont lieu chaque année.

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Les cagnottes pleines de conflits d'intérêts des grands patrons

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Chacun sait que Bernard Arnault, première fortune de France, contrôle et dirige le géant du luxe LVMH, ses robes Dior et ses sacs Vuitton. Ce que très peu de gens savent, c’est que Bernard Arnault exerce, à ses heures perdues, le métier de consultant. Ou plutôt de consultant en chef. Sa holding familiale, Groupe Arnault, qui contrôle 46 % de LVMH, a facturé l’an dernier la bagatelle de 9,3 millions d’euros de prestations… au même groupe LVMH !

Bernard Arnault a facturé 9,3 millions d'honoraires à LVMH en 2014. Mais le groupe assure qu'il n'en a tiré aucun profit.Bernard Arnault a facturé 9,3 millions d'honoraires à LVMH en 2014. Mais le groupe assure qu'il n'en a tiré aucun profit. © Reuters

Pas besoin d’avoir fait Polytechnique pour comprendre qu’on nage en plein conflit d’intérêts : Bernard Arnault fait, à titre personnel, des affaires avec sa société, grâce à un contrat qu’il négocie en quelque sorte avec lui-même.

Alors que la saison des assemblées générales bat son plein, Mediapart a enquêté sur cette pratique méconnue, de plus en plus contestée par les actionnaires. « Ces conventions de conseil servent avant tout à aspirer de l’argent au profit des dirigeants », estime Pierre-Henri Leroy, président du cabinet de conseil aux actionnaires Proxinvest. Même les déontologues patronaux commencent à tiquer.

Car Bernard Arnault est loin d’être un cas isolé. Cette pratique est même très à la mode chez les fleurons du capitalisme familial français. En fouillant dans les rapports annuels des sociétés familiales cotées au SBF 120, Mediapart en a identifié une dizaine, et en a retenu dix, parmi les plus significatives. En voici la liste (cliquer ici pour agrandir le tableau) :

Ainsi, François-Henri Pinault, PDG de Kering, a facturé, via sa holding familiale Artemis, 2,6 millions d’euros de prestations à son groupe, en plus de son salaire. Pour Jean-Charles Naouri (Casino), c’est 3,9 millions. Le consultant Vincent Bolloré s’octroie 1,9 million d’euros.

Parfois, la rémunération du patron est comprise dans les honoraires. C'est le cas chez le groupe de restauration Sodexo (qui paie 5,8 millions à la holding du fondateur Pierre Bellon), chez Bouygues (2,5 millions), chez Fromageries Bel, fabricant de la célèbre Vache qui rit (6,5 millions d'honoraires versés à la holding de la famille Fiévet-Bel) ainsi que chez Lagardère. Avec 30,2 millions d’euros facturés par sa société personnelle, Arnaud Lagardère est, on le verra, le plus gourmand de notre échantillon.

Les dirigeants concernés n’évoquent jamais ces contrats spontanément. Car il s’agit d’une zone grise des rémunérations patronales, qui brasse des dizaines de millions d’euros par an rien que dans les grandes sociétés familiales cotées. Avec en toile de fond le risque que le patron abuse de son pouvoir pour obtenir un contrat privilégié. Une zone grise, parce que ces contrats de conseil ne sont, dans les faits, pratiquement pas contrôlés. Et restent largement opaques, même si le montant des honoraires est publié, en petits caractères, dans une annexe des rapports annuels. Certaines grandes familles préfèrent rester à l’écart. Les Peugeot n’éprouvent ainsi nul besoin de facturer leurs conseils au constructeur automobile PSA, tout comme les Bettencourt avec L’Oréal.

Alors même que la rémunération de certains patrons fait à nouveau polémique cette année, ces contrats de consultants permettent à la majorité des dirigeants de notre échantillon de s’attribuer de discrets compléments de salaires. Pour six d'entre eux, le montant n’est pas publié. Pour les autres, il varie entre 200 000 et 1 million d’euros brut par an. 

Dans l’entourage de certains de ces dirigeants, on fait valoir que ces sommes sont très faibles comparées à leurs salaires (jusqu’à 2,8 millions d’euros dans notre échantillon), et surtout aux dividendes qu’ils touchent en tant qu’actionnaires – lesquels se chiffrent en dizaines, voire en centaines de millions d’euros. C'est vrai, et c’est justement ce qui pose problème : ils n’ont guère besoin de quelques centaines de milliers d’euros supplémentaires.

Cela peut paraître choquant pour les non-initiés, mais un patron a le droit de faire du business à titre personnel avec sa société. Il s’agit d’une pratique courante, encadrée par une procédure d'autorisation depuis les années 1960. Mais les prestations doivent être à la fois réelles, utiles, et facturées au prix du marché. Sinon, c’est de l’abus de biens sociaux, du pompage illégal des fonds de l'entreprise.

À en croire les groupes concernés, il n’y a pas de quoi fouetter un chat. Par exemple, les patrons de PME sont souvent payés par leur holding personnelle, sous forme d’honoraires facturés à la filiale, parce que c’est plus avantageux sur le plan fiscal. Parfois, il s’agit pour la famille d’être exonérée d’ISF sur les actions de son entreprise, en créant une holding « animatrice ». Pour obtenir ce statut fiscal, cette dernière doit être dotée d’un minimum de « consistance », c’est-à-dire abriter le patron et quelques-uns de ses cadres. Dont les salaires sont, là encore, refacturés à la filiale. C’est le cas chez Sodexo, Remy Cointreau ou les Fromageries Bel.

Il y a enfin les vieux fauves du capitalisme français, comme Bernard Arnault ou François Pinault – auquel a succédé son fils François-Henri. Eux sont payés en direct par LVMH ou Kering. Mais ils ont toujours eu dans leur holding un état-major personnel, une garde rapprochée de fidèles qui les a aidés à bâtir leur empire. Ils sont « plusieurs dizaines » chez Bernard Arnault, une vingtaine chez Jean-Charles Naouri (Casino), et une quarantaine chez les Pinault. Le problème, c’est qu’ils ne sont pas rémunérés par la holding familiale. Chez Arnault, les salaires sont largement payés par les prestations facturées à LVMH. Chez Naouri, les Pinault ou les Mérieux, les « consultants » œuvrent pour l’ensemble des sociétés contrôlées par la famille.

Si la holding ne possède qu’une seule entreprise, le risque d’abus est limité : les deux sociétés se confondent presque, elles ont les mêmes intérêts. Par contre, bon nombre de patrons (Arnault, Pinault, Bolloré, Bouygues, Naouri) ont des activités diversifiées, qui ne se limitent pas à la gestion de leur plus grosse filiale. Dans ce cas, il y a un risque que, par exemple, Kering rémunère des salariés qui gèrent en fait les affaires personnelles des Pinault.

Tous les groupes interrogés par Mediapart jurent que ce n’est pas le cas, et que les honoraires correspondent strictement au travail réalisé pour les filiales. Sauf qu’il suffirait, pour lever toute ambiguïté, que ces collaborateurs descendent d’un étage et soient salariés du groupe coté…

Pierre Bellon, président du conseil d'administration de Sodexo. Son contrat de «services» a été rejeté par les actionnaires.Pierre Bellon, président du conseil d'administration de Sodexo. Son contrat de «services» a été rejeté par les actionnaires. © Reuters

Tout cela n'a guère posé problème pendant longtemps. Mais avec le durcissement des exigences de gouvernance, la pratique commence à faire froncer les sourcils des déontologues de l’Afep (le lobby des très grandes entreprises) et du Medef, auteurs en 2013 d’un code de bonne conduite sur la gouvernance et les rémunérations patronales. Dans son premier rapport d’activité, publié en octobre 2014, le Haut comité de suivi de ce code soulignait que payer le patron via un contrat de service n’est justifié que « dans des cas exceptionnels », à condition que les intérêts de la holding « soient suffisamment alignés avec ceux de la société cotée ».

Du côté des actionnaires minoritaires, la grogne commence à monter au sujet de certaines conventions, jugées trop opaques ou trop coûteuses. Selon un rapport de Proxinvest, près de 12 % des actionnaires ont voté contre chez Kering l'an dernier, près de 17 % chez LVMH et près de 18 % chez Bouygues. Un vrai signe de défiance, puisque ces conventions sont approuvées en moyenne à 95 %.

Lors de l’AG de 2014, le contrat de Pierre Bellon, fondateur et président non exécutif de Sodexo, a même été rejeté à 52,7 %. Il a tout de même été maintenu. Mais Sodexo a dû se fendre d’un exercice de pédagogie : les 5,8 millions d’honoraires versés à la holding Bellon SA correspondent pour l’essentiel (5,5 millions) au salaire du fondateur et de quatre dirigeants. Le groupe ajoute que le risque de dérive est faible, car la holding ne possède rien d’autre que ses actions Sodexo. Par ailleurs, la société du président encaisse, au bout du compte, une marge brute de 200 000 euros (1).

(1) Il s'agit d'une marge brute, de laquelle il faut déduire, entre autres, l'impôt sur les sociétés.

C’est l’autre sujet qui fâche : la plupart des contrats de conseil génèrent des profits. Lesquels représentent, de fait, un bonus versé au patron et/ou à sa famille. Or, les actionnaires doivent pouvoir vérifier que toutes les rémunérations des patrons sont raisonnables et justifiées par leurs performances.

Curieusement, cette transparence minimale est loin d’être toujours assurée. Toutes les sociétés doivent publier le montant des honoraires, c'est-à-dire du chiffre d'affaires. Mais dans notre échantillon, quatre sociétés seulement dévoilent aux actionnaires la marge réalisée par leur patron et/ou actionnaire sur ce contrat. Quatre autres, interrogées par Mediapart, ont accepté de donner ce chiffre, ainsi que des explications complémentaires. Certains, comme Bolloré, ont refusé de s'expliquer. Voici le tableau qui détaille ces bonus (cliquer ici pour l'agrandir).

Le «consultant» Arnaud Lagardère s'octroie un joli bonus de 700 000 euros net.Le «consultant» Arnaud Lagardère s'octroie un joli bonus de 700 000 euros net. © Reuters

Arnaud Lagardère est l'un des plus transparents vis-à-vis de ses actionnaires, mais c’est aussi le plus gourmand. Sa holding, Lagardère Capital & Management (LC&M), a facturé 30,2 millions au groupe Lagardère l’an dernier. Ce qui correspond au coût global du patron et des quatre membres de son comité exécutif : salaires (13,6 millions, dont 2,8 millions pour Arnaud Lagardère), retraites chapeaux, sans oublier les « frais d’environnement », qu’on imagine confortables.

LC&M s’octroie 1 million de marge brute sur ce contrat d’« assistance », soit un bonus de 700 000 euros après impôts pour Arnaud Lagardère. Lequel gonfle ainsi son salaire de 25 %, sans aucun lien avec ses performances. Et sans que les actionnaires aient leur mot à dire, puisque cette convention n’est même pas soumise au vote de l'assemblée générale…

En dehors du cas Lagardère, le recordman de notre classement s’appelle Bernard Arnault, dont le salaire, payé par LVMH, s’élève à 2,5 millions d’euros. Sa holding, Groupe Arnault, a facturé l’an dernier 5,38 millions d’euros à LVMH et 3,87 millions supplémentaires à sa maison mère Christian Dior. Soit un total de 9,25 millions d’euros. Surtout, ses honoraires ont plus que triplé en une dizaine d’années – ils ne s'élevaient qu'à 2,5 millions en 2001. Cela s’explique, selon LVMH, par la « croissance du groupe ».

Chez le géant du luxe, on explique qu’il s’agit d’une tradition, Bernard Arnault ayant toujours eu des collaborateurs personnels travaillant pour son groupe. Aujourd'hui, ils œuvrent dans le domaine des marques, de la finance ou du droit. Cet usage se serait avéré économique pour LVMH, la création d’un service juridique central dans la holding permettant par exemple d’éviter les doublons au sein du groupe. LVMH a assuré à Mediapart que les consultants sont facturés « à prix coûtant » et qu’il n’y a « pas de marge », donc pas de bonus pour Bernard Arnault. Mais LVMH ne publie pas officiellement cette information.

Le numéro trois des honoraires est la famille Fiévet-Bel, actionnaire majoritaire des Fromageries Bel, fabricant du Babybel et de la Vache qui rit. La « holding animatrice » de la famille, Unibel, a facturé 6,5 millions au groupe en 2014. Ce qui correspond à la rémunération de plusieurs dirigeants de Bel (dont 1,2 million pour le patron, Antoine Fiévet) et à la dizaine de salariés de la holding. Mais Bel ne publie pas le montant des profits. Interrogé par Mediapart, le groupe indique que la marge sur ce contrat de conseil est de 10 %, soit un joli bonus de 650 000 euros brut pour la famille.

François-Henri Pinault ne publie pas les gains tirés de son contrat d'«assistance» à 2,5 millions d'eurosFrançois-Henri Pinault ne publie pas les gains tirés de son contrat d'«assistance» à 2,5 millions d'euros

La transparence est encore moindre chez Kering (Gucci, Puma, etc.), fondé par François Pinault et dirigé par son fils François-Henri, rémunéré 2,5 millions d’euros l’an dernier – 5,4 millions en comptant ses stock-options (2). La holding familiale, Artemis, a facturé 2,52 millions d’euros de prestations à l’industriel du luxe, en matière de communication, de relations publiques ou de stratégie. Chez Kering, on explique qu’il s’agit de mutualiser ces talents, qui travaillent également pour les autres entreprises de la famille (Château-Latour, maison de ventes Christies, etc.).

Kering ne publie pas la marge réalisée par Artemis, et n’a pas souhaité nous la communiquer. Il est donc impossible de savoir combien empochent en fin de compte le consultant François-Henri Pinault et sa famille. À leur décharge, les Pinault ont divisé par trois le montant de leurs honoraires en dix ans. Et le comité d’audit du conseil d’administration de Kering évalue chaque année la qualité et le « prix équitable » des prestations fournies par Artemis. Mais ces passionnants travaux sont malheureusement confidentiels.

Vincent Bolloré est, pour sa part, le champion de l’opacité. Il a refusé de répondre à Mediapart, et il ne communique pas le moindre indice sur la nature des « prestations de services » facturées à son groupe par sa holding Bolloré Participations. Rien non plus sur le profit qu’il en tire. Alors même que ses honoraires ont doublé en six ans. En ajoutant le contrat passé avec le groupe Bolloré et celui conclu avec la maison mère, la Financière de l'Odet, il y en a pour 1,9 million d’euros en 2014, en plus de son salaire de 2,8 millions d’euros.

Le contrat de «services» de Vincent Bolloré est décrit en seulement deux lignes dans le rapport annuel du groupe.Le contrat de «services» de Vincent Bolloré est décrit en seulement deux lignes dans le rapport annuel du groupe.

Jean-Charles Naouri facture ses «consultants» à Casino et aux trois holdings qui contrôlent le groupe de distribution.Jean-Charles Naouri facture ses «consultants» à Casino et aux trois holdings qui contrôlent le groupe de distribution. © Reuters

Le cas de Jean-Charles Naouri, rémunéré 2 millions d'euros comme patron de Casino, est également fort intéressant. Sa société personnelle, Euris, contrôle le groupe de distribution via une cascade de holdings. Et Naouri facture à tous les étages, puisque Euris prodigue ses « conseils » non seulement au groupe Casino, mais aussi aux trois holdings intermédiaires de la cascade (Finatis, Foncière Euris et Rallye). Dans l’entourage de Naouri, on explique que les équipes de sa holding « préexistaient à l’acquisition de ces sociétés et en sont même à l’origine. Elles ne peuvent donc pas être logées dans la seule société Casino qui est l’une des sociétés du Groupe bénéficiant de leurs services ». 

Il y en avait au total pour 3,9 millions d’euros de chiffre d’affaires brut l'an dernier (3). Curieusement, ces honoraires ont quadruplé entre 2007 et 2008. « Cela s’explique par le fait que les montants facturés étaient très inférieurs aux prestations réelles. Ce montant facturé n’a pas bougé depuis », répond-on chez Casino. Il n’empêche, la nature des prestations n’est pas très précise (« stratégie », « optimisation financière », conseils « juridiques et administratifs »). Et Casino ne publie pas le montant des profits réalisés. Interrogé par Mediapart, le groupe assure que conformément aux « préconisations de l'administration fiscale, la marge, s'il y a lieu, se situe entre 5 et 10 % ». Soit 195 000 à 390 000 euros de bonus pour Naouri.

Concernant le fabricant de cognac Remy Cointreau et le spécialiste du diagnostic médical BioMérieux, l’information sur les prestations facturées par les holdings est floue, voire inexistante (chez BioMérieux). Mais ces deux sociétés ont le mérite de publier la marge réalisée : 8 % pour la famille Mérieux (soit 420 000 euros), et 5 % pour les Hériard-Dubreuil (160 000 euros), actionnaire majoritaire de Remy Cointreau.

Reste enfin le cas de Bouygues. Le géant du BTP est cité en exemple par l’AMF pour sa transparence. C’est l’une des rares sociétés cotées (avec Sodexo) à décrire en détail les prestations réalisées par SCDM, la holding de Martin et Olivier Bouygues. Les 2,5 millions facturés correspondent à la rémunération des deux frères, et aux salaires des quatre collaborateurs de la holding, à hauteur d’environ 640 000 euros. Le groupe précise que SCDM ne réalise aucun profit sur ce contrat (4). Même si on peut se demander pourquoi ces quatre salariés ne sont pas directement rémunérés par Bouygues.

(2) Il s'agit en fait d'instruments financiers complexes, dont le mécanisme est proche de celui des stock-options.

(3) Jean-Charles Naouri est en partie payé par sa holding Euris, à hauteur de 1 million d'euros. Si on déduit ce montant, le chiffre d'affaires net des contrats passés par le patron de Casino était de 2,9 million d'euros en 2014.

(4) Bouygues le sous-entend dans son rapport annuel, sans l'écrire explicitement.

Tous ces groupes assurent que ces contrats de conseil sont réalisés selon la procédure légale, et validés par les commissaires aux comptes. « Mais les règles sont très accommodantes, parce qu’elles ont été largement rédigées par le lobby des entreprises », soupire Pierre-Henri Leroy, de Proxinvest.

Vincent Bolloré a refusé de s'expliquer sur la nature des prestations à 1,9 million d'euros qu'il facture à son groupe.Vincent Bolloré a refusé de s'expliquer sur la nature des prestations à 1,9 million d'euros qu'il facture à son groupe. © Reuters

Pour travailler avec son groupe, le patron doit conclure une « convention réglementée ». Il doit obtenir l’aval du conseil d’administration… dont il est le plus souvent le président. Quand on connaît le caractère consensuel de ces cénacles, l'obstacle n'est pas très difficile à franchir. Le contrat est ensuite transmis aux commissaires aux comptes. Mais comme le note l’AMF, ils n’apprécient « ni l’opportunité ni l’utilité de la conclusion de la convention » ! Ils se contentent de décrire le contrat de manière minimaliste dans un « rapport spécial » à destination des actionnaires. On n’y trouve en général que le montant des honoraires et une très brève description des prestations. 

La convention est ensuite soumise au vote des actionnaires. Mais comme on l’a vu dans le cas de Sodexo, cet avis est purement consultatif. Et si jamais certains d’entre eux soupçonnent un abus de biens sociaux, ils n’ont aucun intérêt à engager des frais pour saisir la justice : en cas de victoire, c’est l’entreprise qui serait remboursée des éventuels abus du dirigeant… 

La loi est « pernicieuse » et « inutile », notamment parce qu’elle ne permet pas « de sanctionner efficacement [les conventions] qui emportent des conséquences préjudiciables à la société », diagnostique Dominique Schmidt, avocat et professeur agrégé de droit. Dans une analyse pointue sur le sujet, il propose donc de supprimer la procédure d’autorisation… mais d’obliger en échange les entreprises à publier les conventions passées avec leurs dirigeants et leurs actionnaires, afin que les actionnaires puissent agir s'ils ont des soupçons.

Mais le Medef refuse au nom du « secret des affaires », car il y a dans ces contrats de conseil des informations « confidentielles » que les concurrents ne doivent pas connaître. « Il y a des informations confidentielles dans les prestations réalisées, mais pas dans les contrats eux-mêmes, réplique Dominique Schmidt. Ces contrats ne devraient pas être couverts par le secret, puisqu'il s’agit d’argent de la société employé dans des conditions qui ne sont pas claires. »

Il y a bien eu une réforme l’an dernier, mais elle est très timide. Elle a été concoctée par un groupe de travail sous l'égide de l'Autorité des marchés financiers, présidé par Olivier Poupart-Lafarge, membre du Collège de l’AMF et ancien directeur financier de Bouygues. Le rapport du groupe de travail, publié en 2012, a émis plusieurs recommandations, dont certaines ont été transposées dans la législation par le gouvernement en août 2014.

La principale nouveauté, c’est que le conseil d’administration devra, lorsqu’il approuve les contrats, motiver sa décision. On imagine l'embarras des administrateurs, qui vont devoir se fendre d’un texte expliquant pourquoi il est absolument indispensable de faire appel aux conseils de la société du patron. Mais la loi ne prévoit pas que ce rapport soit rendu public! Vu le fait que ces contrats posent, par leur objet même, un problème de conflit d'intérêts, on voit mal pourquoi le gouvernement n'a pas mis fin à l'opacité.

Selon l'AMF, Bouygues est l'une des rares sociétés transparentes au sujet du contrat passé avec son patron, Martin BouyguesSelon l'AMF, Bouygues est l'une des rares sociétés transparentes au sujet du contrat passé avec son patron, Martin Bouygues © Reuters

Dans son rapport de septembre 2014 sur la gouvernance, l’AMF a pour sa part publié une recommandation réclamant un minimum de transparence : l’autorité souhaite que les marges bénéficiaires réalisées sur les contrats de conseil soient publiées, et qu’il en soit fait mention dans la page du rapport annuel consacré à la rémunération des dirigeants (5). Mais ces recommandations sont, on l’a vu, loin d’être appliquées. L’AMF souligne aussi que dans certains cas, l’information donnée aux actionnaires « est très faible et ne permet pas de comprendre réellement la consistance des services rendus » au groupe par la holding du dirigeant-actionnaire.

Au Medef, on se dit pourtant « favorable à la transparence ». Mais à condition que cela ne soit pas obligatoire. Hostile à toute contrainte, le patronat mise sur l’autorégulation, citant en exemple le code Afep-Medef de 2013 qui recommande aux entreprises d’organiser un vote consultatif des actionnaires sur la rémunération des dirigeants (le « say on pay »).

Au sujet des contrats de conseil entre l’entreprise et son patron, le Medef est sur la même ligne. « Il y a des progrès à faire en terme de transparence sur ces prestations, car l’information donnée aux actionnaires n’est pas toujours suffisamment claire et précise, dit-on au siège de l’organisation. Mais cela va nécessairement progresser : il y a eu les récentes recommandations de l’AMF, et le Haut comité de suivi du code Afep-Medef a commencé à se positionner sur le sujet, en écrivant très clairement que la rémunération du dirigeant par une holding doit rester exceptionnelle. » 

Reste que l’autorégulation risque de prendre du temps. Et qu’on peut se poser une question : si ces contrats ne posent aucun problème, il est étonnant que les entreprises concernées semblent si réticentes à donner une information détaillée à leurs actionnaires.

(5) Pour être précis, l'AMF préconise prudemment qu'il y ait un « renvoi » vers la page décrivant le contrat de conseil dans la description des rémunérations des dirigeants.

BOITE NOIRELes points de vue des sociétés citées dans cette enquête ont été recueillis par e-mail auprès de leurs responsables de communication, à qui nous avons envoyé un questionnaire détaillé sur les contrats passés entre le groupe et leurs dirigeants/actionnaires. 

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Libre-échange: Bruxelles tente de déminer l'accord avec les Etats-Unis

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Des négociations houleuses avec la Grèce aux menaces britanniques d'un « Brexit », en passant par les renoncements sur la « réorientation » de l'Europe, il est difficile de trouver matière à se réjouir, ces jours-ci, à Bruxelles. Dans ce contexte déprimé, les discussions en vue d'un accord de libre-échange entre l'UE et les États-Unis (le TTIP dans le jargon bruxellois), sont en train de prendre un tour politique inattendu. Les rapports de force sont mouvants, des ministres montent au créneau, un débat s'ouvre au sein des institutions, l'issue est incertaine.

La commission de Jean-Claude Juncker, poussée par la société civile et certaines capitales, a consenti à lâcher du lest sur quelques points durs du texte. Ce n'est pas une révolution, loin de là, mais cette attitude tranche avec l'intransigeance des derniers mois. « C'est un première évolution politique [de la part de la commission - ndlr], qui doit maintenant se concrétiser », a déclaré Matthias Fekl, le secrétaire d'État français au commerce extérieur, à l'offensive sur le dossier, avec son homologue allemand.

L'affaire porte sur le pilier le plus controversé du TTIP (ou « TAFTA », pour ses adversaires): le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur privé. Il doit permettre à une multinationale d'attaquer en justice un État qui mettrait en place un règlement défavorable à ses intérêts. Pour ses défenseurs, il s'agit de renforcer les protections des entreprises, afin de les inciter à investir davantage à l'étranger, et donc doper les échanges commerciaux et la croissance. Pour ses adversaires, le droit souverain des États à réguler est menacé.

Le débat sur ce mécanisme (l'ISDS), déjà en vigueur dans des centaines d'accords bilatéraux, est très vif au sein de la société civile depuis le début des négociations à l'été 2013 (lire notre enquête au printemps 2014). Il cristallise la plupart des oppositions au TTIP partout en Europe, à commencer par l'Allemagne. Il vient de s'inviter de manière spectaculaire à la table des ministres européens du commerce, réunis jeudi à Bruxelles – ce qui était loin d'être acquis il y a encore quelques mois.

La commission avait lancé, l'an dernier, une consultation publique sur l'ISDS. La quasi-totalité (97 %) des 150 000 répondants plaidait pour une suppression du mécanisme. Face à ce désaveu, Cecilia Malmström, la commissaire au commerce, s'était alors engagée à réformer le mécanisme d'arbitrage. Ce sont ces propositions d'un ISDS « amélioré » qu'elle vient de présenter, d'abord au parlement européen mercredi, ensuite devant les 28 ministres jeudi. En cas d'échec sur ce volet, c'est l'ensemble de l'accord qui se trouverait menacé : il est hors de question, pour Washington, de signer un accord sans ISDS.

D'après la commissaire, les 28 ont, « dans leur ensemble », apporté jeudi un « soutien fort » à son « approche réformée » de l'ISDS. Autour de la table, l'Autriche et la Hongrie restent les plus sceptiques, mais ne bloquent pas les discussions. Que propose la commissaire Malmström (télécharger son texte en anglais) ? En vrac, l'ajout d'un article qui réaffirmerait le droit à réguler des États, la mise en place d'un mécanisme d'appel (inexistant aujourd'hui) pour contester les décisions, calqué sur ce qui se pratique au sein de l'OMC, ou encore une amélioration de la sélection des juges (les conflits d'intérêts sont légion, en matière d'arbitrage État-investisseur, les juges dans une affaire pouvant devenir les avocats dans une autre).

L'opération est loin d'avoir convaincu tout le monde. Côté parlement européen, les sociaux-démocrates (deuxième groupe de l'hémicycle) regrettent un texte « qui ne va pas assez loin pour restaurer la confiance des citoyens ». Au nom des Verts, Yannick Jadot parle d'une commission qui veut « enfumer le débat », regrettant des « pistes de réformes peu abouties et qui ne répondent pas à la perversité intrinsèque de ce mécanisme ».

Quant aux ONG, elles sont tout aussi dures : « Ces propositions ne font que lubrifier un système pour le rendre plus acceptable aux yeux des critiques. Elles sont une gifle portée à l'opinion publique, qui a massivement rejeté l'inclusion de l'ISDS dans cet accord, lors de la consultation publique », juge Cecilia Olivet, du Transnational Institute, un groupe d'experts et d'activistes basé à Amsterdam. « Une nouvelle tentative de diversion de la commission », renchérit Amélie Canonne, au sein de l'AITEC, qui estime qu'« aucune des propositions ne répond aux enjeux soulevés lors de la consultation publique par les citoyens et un nombre croissant d'experts du droit ».

La commissaire au commerce Cecilia Malmström le 7 mai à Bruxelles.La commissaire au commerce Cecilia Malmström le 7 mai à Bruxelles. © CE.

Le secrétaire d'État français, lui, a choisi de défendre cette ébauche de réforme de la commission, loin d'être parfaite à ses yeux, mais qui amorcerait une dynamique vertueuse. « Il y a une convergence de vues, sur le fait que l'ISDS ne peut plus être le standard pour le règlement des différends », a affirmé Matthias Fekl. « L'ISDS tel qu'on l'a connu est de l'histoire ancienne », a renchéri son homologue allemand, Matthias Machnig, lors d'une conférence de presse commune (une démarche pas si fréquente à l'issue d'un conseil à Bruxelles ces derniers temps...).

Les deux sociaux-démocrates sont à la manœuvre, depuis l'hiver dernier, pour porter une réforme plus ambitieuse de l'ISDS, un « mécanisme totalement nouveau (…) pour rétablir l'équilibre entre les États et les entreprises », selon les mots de Fekl. Paris et Berlin militent en particulier pour la création, à terme, d'une cour permanente de règlement des différends entre État et investisseurs, qui permettrait d'améliorer les pratiques de fond en comble. Ils sont soutenus par les Pays-Bas, la Suède, le Danemark ou encore le Luxembourg. En conclusion de sa note, la commissaire Malmström fait un clin d'œil aux positions franco-allemandes, estimant que l'UE « devrait travailler à la création d'une cour permanente » – une formule qui ne l'engage pas à grand-chose, mais qui a le mérite de laisser une porte entrouverte pour les débats des semaines à venir.

Les 28 doivent désormais s'entendre, sans doute d'ici la fin de l'été, sur un texte juridique précis pour fixer ce nouveau mécanisme d'arbitrage. Il faudra ensuite le « vendre » aux Américains, réputés rigides sur ces questions d'arbitrage. La commission va-t-elle en rester à cette ébauche d'« ISDS light » qui ne viserait, pour reprendre les termes de Yannick Jadot, qu'à « amadouer les sociaux-démocrates » à peu de frais ? Auquel cas la stratégie franco-allemande risque vite de tourner court. Ou va-t-elle infléchir un peu plus ses positions ?

Le deuxième scénario, plus ambitieux, n'est pas tout à fait exclu. Car Cecilia Malmström sait très bien qu'en l'état, le texte ne recueillerait sans doute pas de majorité au parlement européen (qui a un droit de veto en matière commerciale). Et pas non plus dans la plupart des parlements nationaux, à commencer par l'Assemblée nationale à Paris, où les députés sont remontés contre l'ISDS. Bref, la commission a donc tout intérêt à arrondir un peu plus les angles, si elle espère, en bout de course (c'est-à-dire dans quelques années), faire voter l'ensemble de l'accord commercial par les élus… Ce n'est pas pour autant que la commission entendra cet argument : le dossier grec a montré que sa stratégie n'était pas toujours des plus subtiles.

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«En classe Eco». L’Europe est-elle condamnée à la récession?

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Mediapart a confié les clés d’une nouvelle collection vidéo et long format à deux jeunes économistes : Camille Landais et Gabriel Zucman. Camille Landais est notamment le coauteur de Pour une révolution fiscale, écrit avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez, publié en 2011 par La République des idées. Gabriel Zucman a, quant à lui, signé dans la même collection La Richesse des nations. Enquête sur les paradis fiscaux. Autant dire qu’ils travaillent sur des thématiques qui intéressent au plus près Mediapart et que nous avons fréquemment évoqué leur travail, ici ou .

Tous deux enseignants-chercheurs à la London School of Economics, Camille Landais et Gabriel Zucman franchiront chaque mois la Manche pour proposer un débat, ouvert à l’international, avec la volonté de parler des choses les plus excitantes qui traversent l’économie contemporaine, et des domaines les plus neufs de la recherche en économie.

Pour leur troisième émission, Gabriel Zucman et Camille Landais invitent Alexandre Delaigue, professeur d'économie à Lille 1, et qui, avec son blog notamment, s’est imposé comme l’un des pédagogues de l’économie en langue française. Il est l’auteur avec Stéphane Ménia de Sexe, drogue… et économie. Pas de sujet tabou pour les économistes ! (Pearson) et de Nos phobies économiques. Ces peurs que l’économie guérit mieux qu’un psy (Pearson).

Quelques références du blog d'Alexandre Delaigue :

http://blog.francetvinfo.fr/classe-eco/2015/01/04/la-grece-passera-t-elle-2015-dans-leuro.html

http://blog.francetvinfo.fr/classe-eco/2013/11/17/lallemagne-boulet-de-leurope.html

http://blog.francetvinfo.fr/classe-eco/2014/09/17/la-politique-economique-du-gouvernement-est-presque-la-meilleure-possible.html

Il sera notamment question dans cette discussion de l’ouvrage de Dani Rodrik, The Globalization Paradox.

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Taux : l’énigme posée à Mario Draghi

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Ce n’était pas prévu au scénario. Alors que l’assouplissement quantitatif, où la Banque centrale européenne se dévergonde depuis début mars, était censé garantir des taux d’intérêt toujours plus bas, y compris sur la dette souveraine des plus impécunieux des gouvernements européens (à l’exception du paria grec), les marchés obligataires viennent d’enregistrer une chute soudaine, accompagnée mécaniquement d’une flambée des primes de risque, à commencer par la dette allemande, référence de la zone euro.

Mario Draghi serait confronté à « l’énigme » rencontrée jadis par l’ancien patron de la Fed, Alan Greenspan : quand ce qui devrait baisser monte, ou inversement. Simple hoquet ou prélude à ce qui se passera inévitablement, et avec une violence extrême, le jour où éclatera la colossale bulle obligataire mondiale alimentée par les principales banques centrales.

Le 7 mai, le rendement sur le Bund, l’obligation à dix ans de la République fédérale, a bondi en séance de 21 points de base (0,21 pour cent), grimpant jusqu’à 0,80 pour cent. Rappelons que deux semaines plus tôt, la courbe des taux allemands, du jour-le-jour (TJJ) au cinq ans, se trouvait en territoire négatif et que les augures prédisaient le même sort à l’échéance reine, le dix ans. Il se situait à 0,05 % le 17 avril dernier. Bien entendu, les primes de risque sur les signatures de moins bonne qualité, à commencer par celle complètement surestimée de la République française, ont suivi le mouvement. Mais la braderie s’est manifestée également sur le marché obligataire américain, et par contagion en Asie, y compris sur la dette japonaise, dont la Banque du Japon est pourtant l’acheteur omniprésent.

Perplexité des analystes. Comme le résumait Kerry Craig, « stratège » de J.P. Morgan Asset Management (cité par le Financial Times), « le soudain mouvement sur les marchés obligataires européens est des plus surprenants parce que le programme de la BCE d’acheter jusqu’à 60 milliards d’euros par mois devrait garantir l’existence d’une demande sur le marché et conserver des taux bas, et même baissant encore ». Quand les événements les dépassent, les « experts » ont toujours une vaste panoplie d’arguments « techniques » à invoquer pour justifier ce qu’ils excluaient la veille. L’impasse avec la Grèce (une nouveauté, en effet…), la légère remontée de l’euro, celle du pétrole brut, une croissance européenne qui serait moins anémique, des anticipations d’inflation plus fortes aux États-Unis, etc. En désespoir de cause, on invoque le « cygne noir » (cher à Nassim Nicholas Taleb – lire ici). 

« Rien ne dure éternellement, même pas des bulles obligataires fonctionnant sous la protection de banques centrales ultra-laxistes », analysait l’équipe de recherche de Gavekal. « En dépit des promesses de répression financière illimitée dans la zone euro et au Japon, les souscripteurs d’obligations semblent se mettre en grève. » En d’autres termes, on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre. Les investisseurs prêts à payer pour prêter de l’argent à des gouvernements banqueroutiers (ce à quoi reviennent des taux négatifs) sont soudainement sortis de la torpeur provoquée par le charmeur de serpents Mario Draghi, à commencer, semble-t-il, par les gestionnaires de fonds spéculatifs américains. Le problème, poursuit Gavekal, c’est que « les investisseurs institutionnels européens ne veulent pas ou ne peuvent pas prendre leur place alors que les rendements sur les dettes centrales restent très bas et que la réglementation et la gestion du risque les dissuadent d’acheter les dettes périphériques ». En conséquence, « un tel scénario suggère que la BCE, de manière assez spectaculaire, pourrait perdre le contrôle d’un marché qu’elle semblait avoir verrouillé il y a seulement quelques semaines ».

Les thuriféraires des politiques monétaires dites « non conventionnelles », généralement les mêmes qui idolâtraient le souffleur de bulles Greenspan jusqu’à l’implosion de 2007-2008, ne manqueront pas de voir dans ces derniers développements la justification de la stratégie des banques centrales. La situation ne serait-elle pas pire si elles n’étaient pas présentes en force sur les marchés ? D’autant qu’une « normalisation » relative (dans l’anormalité la plus extravagante) s’est imposée le vendredi 8 mai. En attendant le prochain épisode. Vision à courte vue, une nouvelle fois. Il suffit de considérer la situation de la Banque du Japon, pionnière de ces politiques non conventionnelles qu’elle pratique, sans impact significatif sur la santé économique de l’archipel, depuis plus de quinze ans.

« En 2018, explique l’économiste Kenneth Courtis, le bilan de la Banque du Japon sera égal ou même supérieur au PIB du pays. Il gonfle de quelque 18 % par an », sous la frénésie des achats de dettes, à commencer par celle de l’État, orchestrés par son gouverneur, Haruhiko Kuroda, imposé à ce poste par le premier ministre Shinzo Abe (lire ici). Aujourd’hui, la banque centrale nipponne est l’acheteur de plus en plus exclusif de la dette publique, ayant pratiquement expulsé les autres investisseurs et congelé le marché secondaire. « Que se passera-t-il, à l’année N, quand les obligations d’État viendront à échéance et que le gouvernement devra les rembourser alors qu’il en est incapable ? », demande le président de Starfort Holdings.

« Le gouvernement japonais pourrait considérer que la banque centrale n’est qu’une autre branche de l’État, ce qui est assez proche de la réalité dans le cas du Japon, et décider de rayer d’un trait de plume une dette publique essentiellement détenue par la BoJ. Sauf qu’en termes comptables, l’annulation de l’actif, les créances de la BoJ, implique une réduction équivalente du passif, c’est-à-dire la masse monétaire. Il peut y avoir une explosion des taux d’intérêt, la dévalorisation brutale de toutes les dettes obligataires, publiques ou privées, plus ou moins directement indexées sur celle du souverain. Et un effondrement de la devise. Soit une dislocation complète de l’ordre économique. » Étant donné la taille de l’économie japonaise, encore la troisième du monde, et son imbrication dans la machine productive mondiale (illustrée, par exemple, par la rupture de certaines chaînes globales de fabrication après la catastrophe de Fukushima), on imagine sans peine les effets d’un tel dénouement pour le reste du monde.

Globalement, résume Courtis, « il est évident que nous sommes dans une bulle sur les obligations et que tout ou tard, cela va se renverser. À quel rythme, dans quelles conditions et quelles en seront les conséquences ? Personne, et surtout pas les banquiers centraux, ne sait comment se jouera le jeu final ». Les achats de dettes vont donc se poursuivre et on voit bien que la main de Janet Yellen, présidente de la Fed, tremble à l’approche du moment où il faudrait renverser la tendance aux États-Unis en décidant de décoller les taux directeurs américains du niveau zéro où ils rampent depuis le début de la crise financière globale.

À ce stade, la petite bombe qui a éclaté sur les marchés obligataires début mai 2015 apparaît donc bien comme un nouveau coup de semonce, qui s'incrit encore dans la tendance d’un tiers de siècle à la baisse du loyer de l’argent depuis la grande rupture des années 1970, la fin du système de Bretton Woods et la domestication musclée de l’inflation aux États-Unis par Paul Volcker. Les deux graphiques ci-dessous décrivent l’évolution de l’emprunt du Trésor américain à 10 ans sur les périodes 1980-1999 et 2000-2015. On voit sur le second comment la ligne verte accentue depuis 2007 la chute graduelle illustrée par la ligne blanche venue des décennies précédentes. Le troisième graphique expose la même courbe pour le Bund allemand, jusqu’à l’approche du niveau zéro. Cette évolution générale du loyer de l’argent a coïncidé, dans un paradoxe qui n’est qu’apparent, avec la création d’une gigantesque économie globale de dettes, secouée à intervalles réguliers par des crises financières.

Le 10 ans US -1980/1999Le 10 ans US -1980/1999 © Bloomberg

 

Le 10 ans US - 2000/2015 Le 10 ans US - 2000/2015 © Bloomberg

 

Le bund allemand - 2000/2015Le bund allemand - 2000/2015 © Bloomberg

Avec la crise financière globale et du fait du contresens inscrit dans les réponses apportées, dont les politiques non conventionnelles, les banquiers centraux ont perdu le contrôle, toujours en partie illusoire, d’un cycle monétaire qui aurait permis le déploiement de la « Grande Modération ». Dans ce processus, comme l’avait expliqué en 2012 le numéro deux de la BRI Hervé Hannoun (lire ici), les principales banques centrales ont en fait abdiqué de leur indépendance, chèrement acquise dans la phase précédente, non seulement à l’égard des gouvernements endettés mais également à l’égard des marchés financiers.

Dans une intervention le 22 avril dernier à Riga, le directeur général adjoint de la « banque des banques centrales » a prononcé un nouveau réquisitoire (qu’il faut lire intégralement) contre les dangers bien réels et les bénéfices illusoires charriés par le comportement des grands instituts d’émission. Présentées initialement comme « temporaires », ces dispositions sont toujours en place près de huit ans après le début de la crise. Leur impact sur l’économie réelle a été très limité, sinon nul, au regard des risques encourus. Les marchés et intermédiaires financiers sont bien trop occupés à jouer avec l’argent facile pour remplir leur fonction de financement de l’investissement et de la croissance. Argent facile qui incite les pays banqueroutiers à l'immobilisme. 

Jusques à quand ? « Tout cela implique le risque d’une correction majeure quand s’envole la confiance dans des valorisations artificiellement gonflées. La question n’est pas si mais quand cela se produira. » Pour Hervé Hannoun, « il n’y a aucun doute que la probabilité et la sévérité d’une autre crise financière sont accentuées par la prolongation de taux d’intérêt ultra-bas ou négatifs ».

En attendant, les bénéfices de ces politiques pour l’immense majorité des populations relèvent de la fiction pure et simple. Un seul exemple : quel est l’intérêt d’avoir des taux très bas sur les crédits immobilier si l’argent pas cher alimente une spéculation qui a placé les logements hors d’atteinte des classes moyennes ? Comme le remarque Hervé Hannoun, « les vainqueurs dans la politique des taux d’intérêt ultra-bas seront les agents économiques les plus lourdement endettés, à savoir les gouvernements. Les perdants seront les épargnants, les retraités et détenteurs de polices d’assurance vie ». « Il n’y a aucun précédent dans l’histoire économique de taux d’intérêt nominaux négatifs, y compris pendant la Grande Dépression aux États-Unis », rappelle-t-il. Avant d’ajouter : « Même Keynes, qui a pourtant inventé la terrifiante métaphore de "l’euthanasie des rentiers", n’avait osé envisager des taux d’intérêt nominaux négatifs. » En outre, « comme les ménages sont à la fois épargnants et consommateurs, nous devons nous demander si les taux d’intérêt négatifs n’érodent pas la confiance des ménages dans l’économie ».

« En dernière analyse, explique le numéro deux de la BRI dans sa conclusion, le débat sur la politique de taux ultra-bas revient à un échange entre le court et le long terme. » Et de citer l’ancien gouverneur de la Banque du Japon, le prédécesseur de Kuroda, Masaaki Shirakawa : « La politique monétaire peut faire naître aujourd’hui par avance la demande future en manipulant à la baisse les taux d’intérêt réels. Mais quand demain devient aujourd’hui, l’économie est confrontée à une demande plus faible, ce qui exige d’anticiper la demande d’après-demain. » Cette réflexion ne surprendra pas l’auteur de cet article, qui avait écrit dès 2001 (lire ici) que les cadres de la BoJ, dont Shirakawa est issu, étaient fondamentalement sceptiques sur les politiques non conventionnelles, pour ne pas dire hostiles. Pour Hervé Hannoun, « emprunter la croissance au futur n’est pas soutenable ».

C’est bien pourtant ce que font depuis plusieurs décennies les promoteurs de l’économie d’endettement, aux gouvernements et dans les banques centrales. Le problème, estime Kenneth Courtis, est que les gouvernants comme l’opinion vivent dans la nostalgie des taux de croissance des périodes des Trente Glorieuses, en Europe, ou de la Haute Croissance, au Japon. « On en est venu à croire qu’une croissance d’un tel niveau est la norme alors qu’elle représente une exception dans l’histoire humaine. » Depuis, « les banques centrales sont appelées à fabriquer de la demande à n’importe quel coût, et à chaque crise, elles entrent en jeu ». Jusqu’aux excès actuels. Il se demande si la Banque populaire de Chine, la banque centrale chinoise, ne va pas être la prochaine à succomber à la tentation des politiques non conventionnelles. « Ils veulent une croissance à 7 % et ils sont actuellement autour de 5 ½, 6 % », estime-t-il.

Les Chinois devraient y réfléchir à deux fois avant de tomber dans le piège redoutable où se sont laissé piéger les économies avancées. « Un taux de croissance élevé impliquerait des taux d’intérêt à un niveau insupportable compte tenu du niveau général d’endettement atteint dans toutes les principales économies », explique Kenneth Courtis. « Et un taux de croissance trop faible ne permet pas non plus de financer la dette. » C’est par où, la sortie ?

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Egalité homme-femme : le gouvernement évite de peu la régression

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Avec Manuel Valls à Matignon, il paraît qu’il n’y a plus de “couacs” au gouvernement. La journée de ce lundi 11 mai a prouvé le contraire. Alors que l’égalité hommes-femmes a donné lieu en 2014 à une loi-cadre plutôt ambitieuse, le gouvernement a réussi à donner l’impression de renier ses engagements au nom de l’impératif de « simplification » du code du travail, une de ses priorités affichées. Un cafouillage rattrapé tant bien que mal, qui est aussi le signe d’une approche pour le moins désinvolte de ces sujets.

Lundi, Le Parisien révèle que le projet de loi sur le dialogue social, qui passera à l’Assemblée à la fin du mois, « oublie les femmes ». De fait, deux articles symboliques du code du travail, ceux qui fixent les obligations en matière d’égalité professionnelle, ont disparu. Sur change.org, une pétition rassemble en une journée 30 000 signataires. C’est Caroline de Haas, ancienne collaboratrice de Najat Vallaud-Belkacem au ministère des droits des femmes, qui a lancé cette mobilisation. Même Yvette Roudy, la première ministre du Droit des femmes sous Mitterrand, monte au créneau : « On dirait un canular », lance-t-elle dans le quotidien

Caroline de HaasCaroline de Haas © DR

Motif principal de la colère des défenseurs de l’égalité : au nom de la simplification, le gouvernement a décidé de supprimer dans la loi le rapport de situation comparée (RSC), remplacé par une simple « information » au comité d’entreprise, dont les critères seraient précisés ultérieurement par décret. Créé par Yvette Roudy en 1983, le RSC est un état des lieux annuel de l’égalité entre les hommes et les femmes au sein des entreprises de plus de 50 salariés : conditions de travail, écarts de salaires, primes, accès aux formations, etc. Une base utile pour la négociation collective (quand elle a lieu), alors que les inégalités perdurent : les femmes gagnent toujours 24 % de moins que les hommes et occupent 80 % des emplois à temps partiel. Étendu récemment aux grandes collectivités territoriales et à quelques ministères, ce rapport a été conforté par la loi égalité hommes-femmes d’août 2014 : elle l’a complété, et des sanctions ont été prévues pour les entreprises qui ne se dotent pas d’un plan d’action. À ce jour, 1 400 entreprises ont été mises en demeure et 45 ont été sanctionnées, à hauteur de 1 % de leur masse salariale. « Le rapport de situation comparée, ce ne sont pas que des chiffres : c’est une obligation d’analyse qui vise à formuler des pistes d’actions. Cette notion “d’objectifs” à atteindre va disparaître dans cette loi », s’inquiète Caroline de Haas. 

Au ministère du travail, où la loi a été rédigée, on n’avait pas vu le problème. L'ANI (l’accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail et la sécurisation de l’emploi), signé en 2013, prévoyait de fusionner tous les documents sociaux dans une base de données unique, a expliqué à Mediapart le ministre du travail François Rebsamen. Dont les données du fameux rapport de situation comparée. L’ANI, qui n’a pas été signé par la CGT et FO, soulignait toutefois l’importance du RSC, tout en actant son manque d’efficacité et la nécessité de l’utiliser de façon plus « dynamique ».

Ardents à défendre les instances représentatives du personnel depuis l’annonce de ce projet de loi, les responsables syndicaux n’ont pourtant pas été, loin de là, à la manœuvre sur ce micmac de l’égalité professionnelle, laissant les associations féministes monter au créneau. En dépit de cette inertie syndicale, les alertes n’ont pas manqué. Dès la fin mars, la ministre des affaires sociales, Marisol Touraine, qui exerce la tutelle sur le secrétariat d’État aux droits des femmes, est elle-même montée au créneau, insistant sur les risques d’évacuer les dispositions sur l’égalité professionnelle. En vain : la loi a été validée telle quelle par Matignon. Le 6 mai, dans un courrier adressé à François Rebsamen, Danielle Bousquet dénonçait un « contre-signal inopportun ».

« Il y a eu une forme de légèreté, commente la députée PS Sandrine Mazetier, rapporteure du texte à la délégation aux droits des femmes de l’Assemblée, qui assure avoir mis en garde le ministère. La priorité du ministre était de simplifier le code du travail et de toute évidence, l’égalité professionnelle n’était pas centrale. Certains responsables ont du mal à intégrer la révolution culturelle de la parité. » En avril 2014, de nombreuses voix s’étaient déjà élevées quand le ministère des droits des femmes de Najat Vallaud-Belkacem, qui exerçait aussi la fonction de porte-parole du gouvernement Ayrault, était devenu un simple secrétariat d’État, confié à la vallsiste Pascale Boistard. « Quand ce sujet est noyé dans un autre ministère, les droits des femmes ne sont plus une priorité », déplore Caroline de Haas. En 2012, la gauche tout juste arrivée au pouvoir entendait promouvoir une « troisième génération de droits des femmes » pour « irriguer toutes les institutions de la société ». Trois ans plus tard, ce volontarisme affiché semble loin.

Pour l’ancienne collaboratrice de Najat Vallaud-Belkacem, la loi en préparation contient d’autres dispositions inquiétantes. Ainsi, l’obligation de négocier chaque année sur l’égalité professionnelle est désormais fondue dans une grande négociation sur la qualité de vie au travail, qui pourrait n’être menée que tous les trois ans. Un grand « fourre-tout », où se retrouvent fusionnés « pêle-mêle le handicap, l’articulation vie privée-vie professionnelle, l’expression des salariés sur leur travail et… l’égalité professionnelle »déplore également Sophie Binet, membre du bureau confédéral de la CGT. 

Sur les pénalités, c’est également le flou le plus complet. L’article stipulant qu’elles s’appliqueront en l’absence d’un accord sur l’égalité professionnelle n’a pas été supprimé… alors même que l’accord disparaît de la loi. En toute logique, le texte à venir devrait réaffirmer les pénalités si aucun accord sur la vie au travail n’est déposé devant les directions générales du travail (Direccte). Sous-dotées, charges pourtant à elles d’aller vérifier ensuite si le volet égalité professionnelle y figure bel et bien.

« Le gouvernement doit revoir sa copie, affirme Danielle Bousquet. Il ne peut pas défaire au nom de la simplification tout ce que les pouvoirs publics ont mis trente ans à construire au profit de l’égalité professionnelle hommes-femmes. » Pour Réjane Sénac, chercheuse à Sciences-Po et spécialiste de la parité, la loi en préparation promet même une « régression, un backlash énorme »« Les lois sur l'égalité professionnelle se succèdent depuis plus de 30 ans mais l'obligation de négocier commence juste à être appliquée depuis un décret de 2012. Face aux inégalités encore criantes, comment imaginer qu’il y ait des améliorations si ces outils disparaissent de la loi ? Sous couvert de simplification et de crise, la tentation est grande de valoriser les bonnes pratiques des entreprises (chartes, labels), et de faire ainsi de la non-discrimination une option marketing "bonne pour le business", mais ni un droit ni un devoir." »  

François RebsamenFrançois Rebsamen

En catastrophe, Rebsamen, Touraine et Boistard ont donc pris leur plume lundi soir pour assurer que si le fameux rapport est supprimé, les informations qu’il contient seront bien « intégrées » dans une base de données unique accessible par le comité d’entreprise. Ils confirment les sanctions et annoncent un amendement, au cours de la discussion parlementaire, pour préciser que la base de données devra « obligatoirement » comprendre une « rubrique spécifique » sur les inégalités de genre. « Je souhaitais fixer les règles par décret mais cela suscite des suspicions, affirme François Rebsamen à Mediapart. Il y a eu des inquiétudes, elles sont légitimes, je souhaite donc lever les ambiguïtés : l’obligation de négocier sur l’égalité professionnelle sera maintenue, de même que les pénalités, et ce sera précisé dans la loi. »

Ces garanties ne rassurent pas les initiateurs de la mobilisation. « Au vu de la rapidité de leur réaction, on a touché juste, se félicite Caroline de Haas. Mais il y a encore des dispositifs qui ne nous vont pas. Une base de données, ce n’est pas un rapport, c’est moins visible. Le risque est grand qu’en pratique, les entreprises soient moins sanctionnées à l’avenir. Et au vu du projet de loi actuel, cela reste très flou sur les pénalités. » Lundi soir, la présidente du Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes a déploré que « le texte amendé reste en deçà des obligations actuelles en matière d’égalité professionnelle ».

« Tant que le texte n’est pas passé à l’Assemblée, cela reste assez peu clair, concède Sandrine Mazetier. Mais nous rétablirons au cours de la discussion parlementaire la clarté de la loi du 4 août 2014 sur l’égalité hommes-femmes », promet la députée. Elle proposera par ailleurs des amendements pour l’égalité professionnelle dans les très petites entreprises, « aujourd’hui oubliées, y compris par ceux et celles qui se mobilisent en ce moment ».

BOITE NOIRESollicité mardi matin, le cabinet de François Rebsamen nous a mis en relation très peu de temps après avec le ministre lui-même. Ce n’est pas si fréquent, et c’est sans doute la preuve que celui-ci souhaitait circonscrire l’incendie...

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La LMDE n'assurera plus la sécurité sociale des étudiants

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Plusieurs fois renflouée, déstabilisée par un plan social calamiteux, mise sous administration provisoire puis judiciaire, La Mutuelle des étudiants (LMDE) a enfin tiré les conséquences, définitives, de son incurie chronique : l’assurance maladie va reprendre directement la gestion de la sécurité sociale de près d’1 million d’étudiants. C’est la décision prise, mardi 12 mai, par son assemblée générale. Officiellement, la LMDE « s’adosse » à l’assurance maladie. Mais cela ne trompe personne, même pas l’Unef, le syndicat étudiant qui siège seul au conseil d’administration, et qui a longtemps refusé ce scénario. « Les autres mutuelles étudiantes devront à leur tour se poser la question de leur adossement à l’assurance maladie », admet son président William Martinet. Ce serait alors, définitivement, la fin du régime délégué de sécurité sociale étudiant, créé en 1948, géré par les étudiants eux-mêmes, en réalité leurs syndicats.

Cela paraît une bonne nouvelle à la lecture du rapport du Défenseur des droits Jacques Toubon sur « l’accès des étudiants aux soins ». Fin 2014, il a lancé un appel à témoignages sur les mutuelles. Il en a reçu 1 500, qui décrivent des tracasseries ou des situations dramatiques. Le rapport du Défenseur des droits ne donne pas de précisions sur les mutuelles mises en cause. Mais ses services assurent que les témoignages visent autant la LMDE que les 11 autres mutuelles du réseau des SMER régionales (SMEREP, SMEBA, SMERRA, VITTAVI, SMENO, MGEL, SMECO, MEP, SMEREB, SMERAG). À la suite de la Cour des comptes et de nombreux médias, le Défenseur des droits dresse la liste de leurs dysfonctionnements. L’affiliation est au cœur du problème : les étudiants attendent souvent longtemps leur carte vitale et doivent avancer les frais. Ces problèmes sont particulièrement importants pour les étudiants les plus malades, ceux qui sont en affection longue durée, pris en charge à 100 % par la sécurité sociale. Lorsqu’ils rencontrent ces difficultés, les étudiants ont aussi le plus grand mal à obtenir des réponses de leur mutuelle, au téléphone, dans les agences, par courrier ou courriel.

« Nous sommes très conscients de ces problèmes. L’adossement à l’assurance maladie est la meilleure réponse, puisqu’elle sera désormais directement en charge des cartes vitales et des remboursements. Notre qualité de service va s’améliorer », se félicite William Martinet. Mais la LMDE est démantelée : entre 450 et 480 salariés, sur un total de 600, vont être transférés à la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts). Pour cette dernière, cela représente une économie substantielle, car elle reversait jusqu’ici 52 euros par étudiant à la LMDE – soit plus de 50 millions d’euros par an – pour financer la délégation de gestion de la sécurité sociale, à un coût bien supérieur à ses propres frais de gestion. La LMDE a cependant obtenu de conserver « les activités en lien direct avec les étudiants, explique William Martinet : l’affiliation des étudiants sur les campus, à chaque rentrée, la prévention, l’accompagnement dans le système de santé ». La LMDE devrait recevoir pour ces activités entre « 7 et 8 euros par étudiant. C’est encore en discussion », selon William Martinet.

L’assemblée générale de la LMDE a également trouvé une solution pour l’activité « complémentaire » de la mutuelle. Sa situation était catastrophique : avec 35 millions de fonds propres négatifs, sa trésorerie ne lui permettait pas de passer l’été, surtout depuis la défection de la Mutuelle générale de l’éducation nationale (Mgen), qui se substituait à elle en cas de problème, mais qui en a eu assez de payer. La LMDE va continuer à exister avec une « petite centaine » de salariés, et une nouvelle « mutuelle de substitution » : ce sera Intériale, la mutuelle de la police, bien plus modeste que la Mgen, avec 450 000 bénéficiaires, et 250 millions d’euros de chiffre d’affaires. C’était l’unique candidat. L’Unef s’est opposée à la candidature de l’assureur AXA (lien), et la Mutuelle nationale territoriale (MNT) a jeté l’éponge, regrettant « l’absence de comptes certifiés pour 2014, d’une analyse fiable, partagée et détaillée des créances, et d’une prévision solide concernant l’exercice 2015 ».

Nous avons pu consulter des courriers échangés au cours de ces tractations, le montant des créances de la LMDE a de quoi décourager : 93 millions d’euros en dettes diverses, remboursements dus aux étudiants, aux hôpitaux, impayés de loyers et de fournisseurs, etc. Interiale, mutuelle de taille moyenne, sort pourtant le chéquier sans sourciller, et signe pour au moins 10 millions d’euros. Certains observateurs estiment qu’Axa n’a pas réellement disparu du dossier, et se cache derrière Intériale comme réassureur, avec l’objectif de récupérer les fichiers des assurés de la LMDE.

Au niveau de l’emploi, les syndicats sont officiellement rassurés, aucun plan social n’est évoqué. Mais de grandes manœuvres se préparent, avec le transfert de 450 à 480 salariés vers les Caisses primaires d’assurance maladie, « très rapidement, dès la rentrée scolaire, explique Dominique Corona, le délégué syndical de l’Unsa, le principal syndicat. Nous n’accepterons aucune mobilité géographique forcée ». L’administratrice provisoire doit terminer son mandat au début de l’été, et un directeur général devrait être nommé. Restent en suspens des interrogations sur le nouveau modèle économique de cette mutuelle démembrée. Et des discussions difficiles s’annoncent avec les créanciers de la LMDE. Le président de l’Unef William Martinet s’accroche à « une bonne nouvelle. Nous restons dans le mouvement mutualiste, dans une continuité de valeurs ». À voir.

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