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MediaPorte: «Avec les insurgés fiscaux, contre les nervis de Bercy»

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Jean-Michel Helvig: «Edmond Maire, ce machiavélique au cœur pur»

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C'est un livre important, par le nombre de pages (600) mais surtout par son propos. Voici enfin la première biographie complète d'Edmond Maire, cette figure majeure du syndicalisme français au XXe siècle. L'homme a dirigé la CFDT de 1971 à 1988 et a forgé un nouveau syndicalisme, pas seulement voué à la défense de ses adhérents, mais tout engagé à définir un projet global de transformation sociale. Vingt-cinq ans après qu'il a quitté la direction confédérale et alors que la CFDT va fêter l'an prochain ses cinquante ans (elle a été fondée en 1964), ce livre permet de mesurer combien Edmond Maire a pesé sur la CFDT, ses ouvertures multiples sur la société, et combien cette histoire des années 1970/1980 reste aujourd'hui présente.

Issu d'un catholicisme populaire, Edmond Maire va devenir au syndicalisme ce que Mendès-france fut à la politique avec, sans doute, une habileté manœuvrière plus grande, ce qui explique une longévité exceptionnelle à la tête du syndicat. Engagé à la fin des années 1950 dans le club Reconstruction, une université populaire animée par Paul Vignaux (et non pas Vigneux comme indiqué par erreur dans la vidéo) et où se croisent de nombreux intellectuels, Edmond Maire se définit par ses premiers engagements. Contre la guerre d'Algérie d'abord, puis contre le totalitarisme.

Sa progression rapide au sein de la CFDT lui confère une légitimité rare. Edmond Maire délègue, brusque, accélère, se tient de côté, mais avec quelques autres dirigeants, il sera celui qui engagera la centrale syndicale dans une ouverture inédite à toutes les formes de lutte sociale. Des droits des femmes à l'autogestion, de la solidarité avec la Pologne à des confrontations incessantes avec François Mitterrand, la CFDT est dans ces années le syndicat qui porte les aspirations nouvelles de la société tandis que que la CGT peine à se défaire de l'emprise du PCF.

Que reste-t-il aujourd'hui de l'héritage d'Edmond Maire ? Le projet de transformation sociale n'est plus, mais la culture de la négociation et du contrat demeure. Dans la vidéo ci-dessus, les explications de Jean-Michel Helvig.

Jean-Michel Helvig
Edmond Maire, une histoire de la CFDT
600 pages, éditions du Seuil, 25 euros

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«Valeurs actuelles», le cabinet noir de la droite dure

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Tous les mardis ou mercredis, c’est le même rituel sur Twitter. Un hebdomadaire balance en exclu sa Une du lendemain, et comme un seul homme, Twitter se lève pour dénoncer le racisme, le machisme ou l’islamophobie de ladite couverture. Une belle opération de promotion virale pour le magazine, qui écorne un peu son image mais s’assure de bonnes ventes. Traditionnellement, cette place était tenue par L’Express (“Le vrai coût de l’immigration”, ou, sur Hollande : “Ces femmes qui lui gâchent la vie”) et Le Point (“Cet islam sans gêne”, “Le spectre islamiste”). Mais depuis quelques mois, c’est un journal dont on avait presque oublié l’existence qui défraie la chronique : Valeurs actuelles, au cœur de la polémique après sa Une nauséabonde sur Christiane Taubira.

A lire sur lesinrocks.com

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A Lampaul-Guimiliau, les Gad en première ligne de la colère bretonne

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Finistère, de notre envoyée spéciale

Le 2 août dernier, à Guiclan, dans le Nord-Finistère, cinq cents personnes mettaient à terre le premier portique écotaxe de Bretagne, tricotant inconsciemment les premiers « bonnets rouges » de la révolte multiforme qui embrase aujourd'hui le pays et piège l'exécutif. À Paris, dans la torpeur de l'été, la spectaculaire opération, orchestrée principalement par les paysans et les ouvriers de l'agroalimentaire, passait presque inaperçue. Pourtant, l'avis de tempête était déjà très sérieux.

Voilà des années que, dans cette pointe de terre naturellement frondeuse, fief du cochon, du chou-fleur, de l'artichaut et de l'emblématique leader paysan breton Alexis Gourvennec, on n'avait pas renoué avec pareille jacquerie, ni vu des prolos défiler bras dessus-bras dessous avec petits et gros patrons. Au cœur de la mêlée : les « Gad », ces 889 salariés de l'abattoir de cochons éponyme, fleuron de la commune de Lampaul-Guimiliau, sacrifiés sur l'autel de la crise porcine, du dumping social allemand et de la mauvaise gestion de leur actionnaire majoritaire, la Cecab.

Assemblée générale des Gad, mercredi 6 novembre, à Lampaul-GuimiliauAssemblée générale des Gad, mercredi 6 novembre, à Lampaul-Guimiliau © Rachida El Azzouzi

Ce sont eux qui ont crié les premiers en breton « Ré-zo-ré », « Trop, c'est trop », hissant haut, comme un SOS, le Gwenn ha du, le drapeau régional frappé de l'hermine, avec leurs frères d'infortune, les employés des volaillers Doux et Tilly-Sabco. Plus que les taxes et les impôts qui grèvent leur pouvoir d'achat déjà bien faible, le drame de ces « besogneux », c'est la crise qui sonne le glas de la fin du « miracle agricole breton », et plonge dans l'angoisse du lendemain des milliers de familles dans un rayon de quelques kilomètres et dans une zone rurale isolée et déjà fragilisée (lire ici notre reportage).

Olivier Lebras, le porte-parole des Gad, casquette Force ouvrière – parce qu'il a marché dans les pas de son prédécesseur, André Terrier, « un syndicaliste formidable qui aurait pu être à la CFDT ou à la CGT et je l'aurais suivi » –, se revoit au printemps dernier solliciter « des alliances contre-nature » « pour sauver l'emploi » et plaider ce qui est devenu un slogan rassembleur et régionaliste : « Vivre et travailler au pays. »

Sur les conseils de Bernadette Malgorn, la présidente des élus de droite et du centre au conseil régional de Bretagne, l'ouvrier de gauche, qui vit sa première grande lutte syndicale à quarante ans et pensait jusqu'alors que sa mission consistait à « négocier les salaires et à acheter des billets de piscine », frappe à la porte de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) du Finistère parce qu' « un combat ne se mène pas seul ». Il a « la boule au ventre », se demande « si on ne va pas le chasser avec un manche de pioche » : « Pour le paysan, l'ouvrier est un bon à rien qui ne travaille jamais assez. Pour l'ouvrier, le paysan est un esclavagiste qui gueule tout le temps. »

Finalement, Thierry Merret, le bouillonnant patron de la FDSEA, classée à droite, lui tend la main et lui demande s'ils seraient partants « si jamais il fallait faire tomber un symbole »… Voilà pour les prémices du mouvement des « bonnets rouges », qui fait aujourd'hui des émules dans tous le pays, mais échappe à ses instigateurs depuis que l'extrême droite, tout particulièrement, tente de se raccrocher à la fronde.

À l'époque, « les patrons » n'ont pas encore demandé à ce que soit accolé au slogan du « collectif pour la Bretagne » le verbe « décider » entre « vivre » et « travailler au pays ». Les « Gad », comme on les appelle à des kilomètres à la ronde, croient encore un peu en l'État et en François Hollande (pour lequel beaucoup d'entre eux ont voté) pour les sauver du naufrage, dans ce bout du monde où on a beau avoir la mer à ses pieds à quinze minutes de voiture, mais « qu'est-ce qu'on devient s'il n'y a plus de boulot et que l'agroalimentaire, le principal employeur, dévisse ? »

Olivier Lebras, le délégué FO des GadOlivier Lebras, le délégué FO des Gad © Rachida El Azzouzi

 Les Gad n'osaient pas encore « faire dans la casse comme les agriculteurs, jamais condamnés, qui s'en prennent aux biens publics », ou comme les Tilly-Sabco, leurs successeurs, qui viennent de défoncer les grilles de la sous-préfecture de Morlaix. Ils étaient plutôt du style à privilégier « des actions pacifiques », même s'il y avait de la bagarre et des CRS : des “opérations escargots” sur les routes, des visites inopinées avec les paysans sur leurs tracteurs à l'assemblée générale de la Cecab, des tracts sur les marchés, des fest-noz de soutien avec Yvan Le Bolloch, l'enfant du pays en guest star, un animateur de télé-acteur-musicien…

Mais le 11 octobre  – « notre 11-Septembre à nous », dit Olivier Lebras, en prenant son air le plus grave –, après huit mois de procédure devant le tribunal de commerce de Rennes, le couperet tombe : l'abattoir de Lampaul-Guimiliau ferme. Pas de repreneur. Celui de Josselin, dans le Morbihan, où une centaine d'intérimaires roumains travaillent, est préservé. La rage redouble en même temps que le sentiment d'injustice.

« C'est comme si tu as une Ferrari, que tu la laisses au garage à Lampaul pour rouler dans une vieille 2 CV à Josselin. C'est un plan social d'autant plus injuste et absurde que deux millions de cochons sont produits dans les alentours. On nous parle du bien-être des animaux et on va donc leur faire faire 2h30 de bétaillère avant d'arriver à l'abattage. Les transporteurs vont vite tirer la langue quand ils vont voir qu'ils ramassent moins d'animaux et dépensent plus de gaz oil », dit un salarié.

C'est le début de trois semaines à haute tension où la France découvre l'exaspération qui monte autour des travailleurs « low cost » européens et assiste à cette séquence terrible, le 22 octobre, lorsque la classe ouvrière et ses syndicats se déchirent à coups de poings. C'était à la sortie de l'abattoir de Josselin, bastion de la CFDT. Les Gad de Lampaul-Guimiliau, citadelle acquise à FO comme beaucoup d'abattoirs bretons, qui réclamaient de meilleures indemnités de licenciement, étaient venus bloquer le site et « ouvrir les yeux » de leurs camarades, qui seront, assurent-ils, « les prochains sacrifiés ». « En représailles », la direction du site a envoyé 400 Gad Josselin au front forcer le barrage…

Tout juste remis de « ce coup de poignard », quelques semaines plus tard, et alors que les médias n'ont désormais de caméras que pour les bonnets rouges, verts ou oranges et leurs débordements, les Gad de Lampaul-Guimiliau ont le sentiment d'avoir basculé dans l'oubli. Non seulement leur abattoir est rayé de la carte, mais « dans les journaux, on ne parle plus que des fachos qui mettent des bonnets rouges et instrumentalisent notre mouvement », s'alarme David, qui reçoit encore « quelques coups de fil d'i-Télé et Europe 1 » pour des interviews. Il devait « faire Quimper », la grande manifestation du 2 novembre, mais il n'est finalement pas monté dans le bus affrété par FO : « Le mot d'ordre était trop confus et il y avait trop de patrons. »

L'usine Gad en plein bourg de Lampaul-GuimiliauL'usine Gad en plein bourg de Lampaul-Guimiliau © Rachida El Azzouzi

Fan du Paris-Saint-Germain dont il ne quitte pas la veste, il craint, « sans blague », que le Breton ne devienne « un pestiféré à Paris ». Il a 45 ans, une fille presque majeure qui a posté le 11 octobre sur sa page Facebook « RIP Gad, (Rest in peace, repose en paix) ». Ça l'a touché. Il y travaillait depuis six ans, Stéphanie, sa femme, depuis quinze ans ; lui, cariste à la congélation, elle, opératrice à la boyauterie, « le service le plus sale, mais le plus sympa ».

Le couple venait à pied au travail, quinze minutes de marche depuis la maison, un petit pavillon plain-pied avec vue sur le bocage et les vaches, acheté à crédit. « Qu'est ce qu'on va devenir ? » lance David en écarquillant ses yeux bleus. Il n'avait pas prévu « ça », un double licenciement dans son couple, croyait au dicton : « si t'as un CDI chez Gad, t'iras jusqu'à la retraite. » Malgré tout, son moral est « bon ». Il a déjà connu un plan social, a « l'expérience », mais « c'est Madame qui a très peur » : « C'est sa première fois. »

La peur. Elle ne dit pas encore son nom mais elle plane sur le calvaire de Lampaul-Guimiliau. Dans ce petit bourg rutilant de 2 000 âmes, sur la route des enclos paroissiaux et des trésors séculaires de Bretagne, où on a voté à 59,95 % François Hollande au deuxième tour de la présidentielle et où le chômage est largement inférieur à toutes les moyennes (6,7 %), on a tous un ou plusieurs frères, sœurs, voisins, cousines, oncles, amies qui travaillent chez Gad.

« On pensait tous mourir avant l'usine Gad », dit Marie, la patronne du bien-nommé « Enclos », le bar-tabac du village, en fumant ses Gitanes derrière son comptoir. « C'est un séisme, toute une chaîne qui s'effondre », renchérit Bernard, son mari. Il invite « à revenir dans un an constater les dégâts » : « Pour l'instant, on ne ressent que la tristesse, la colère, pas encore la misère. Cela ne fait pas quinze jours que les Gad sont à la maison, c'est un peu comme les vacances. Mais quand cela fera un mois, six mois, qu'il fera bien froid, que la TVA aura augmenté, que les usines autour qui dépendent de Gad auront fermé, vous allez voir… »

L'usine Gad, un paquebot dans le bourg de LampaulL'usine Gad, un paquebot dans le bourg de Lampaul © Rachida El Azzouzi

Ils ont la cinquantaine, les traits tirés « des Français qui se lèvent tôt », se reconnaissent dans « les bonnets rouges », « commerçants tués par les taxes ». « Quand on ouvre la porte du bar, en début de mois, on sait que 3 000 euros partent dans les caisses du RSI », lâche Marie. L'oncle de Bernard assure justement localement la liaison du RSI, la Sécurité sociale des petits patrons, artisans, commerçants. Il paraît que « 12 000 d'entre eux ont été basculés vers la CMU tellement ils sont matraqués, étranglés fiscalement ».

Bernard et Marie ont « fait Quimper », « égoïstement, pour les Gad et Lampaul-Guimiliau » et parce que « mille emplois supprimés dans un bled de 2 000 habitants, c'est énorme ». Personne n'aurait parié sur la mort de l'empire familial de Louis Gad, qui a compté à une époque plus de salariés que d'habitants dans le bourg. Et quelle usine ! C'est l'un des abattoirs de cochons les plus performants d'Europe, l'unique abattoir classé « un » en Bretagne, un gigantesque paquebot blanc en plein bourg, à cinq minutes de l'église, qui s'étend sur 22 hectares et 43 000 m2 de bâtiments entre la route principale et les bosquets.

« Jamais la commune n'avait payé un aussi lourd tribut. » Dans son bureau, Jean-Marc Puchois, le maire du village et vice-président de la communauté de communes du pays de Landivisiau, parle comme s'il revenait de la guerre. Il compte « les foyers directement impactés », « 76 dont une dizaine de couples, les autres salariés se répartissent sur les dix-neuf communes de la “com’ com” ou entre Brest et Morlaix », « au total, c'est plus de 4 000 emplois indirects qui devraient être touchés ». Sous ses yeux, s'étalent les Unes des journaux, du Télégramme, de Ouest-France, de la presse nationale, étrangère, neuf mois de lutte contre vents et marées, où il figure souvent en photo.

Mikaël CueffMikaël Cueff © Rachida El Azzouzi

À 52 ans, cet ancien naviguant dans la marine, qui a pris un congé sabbatique en 2008 pour se lancer en politique et consacrer tout son temps à ses administrés, termine son mandat par une série de malheurs. « Deux de mes adjoints sont morts du cancer et le vaisseau-amiral du village ferme, 2013 est une année maudite. » Il hésite à rempiler pour un second mandat mais au fond de lui, en rêve et se rassure : « il ne peut qu'être meilleur que le premier. » Ce qui l'inquiète, « c'est de trouver des femmes pour faire respecter la parité ».

Un dernier drame est venu secouer sa cité. Le 26 octobre, Mikaël Cueff, un jeune Lampaulais sans histoires, soudeur de métier, a eu la main droite arrachée et le tympan droit fracassé par une grenade assourdissante lors des heurts avec les CRS, au pied du portique de Pont-de-Buis. À 33 ans, il est devenu le symbole de la première manifestation de bonnets rouges qui dégénère. « Il n'avait jamais manifesté de sa vie, il accompagnait un ami à lui, routier, voulait sauver des gamins de la grenade. On va tout faire pour l'aider », dit le maire.

Ce mercredi matin, devant la mairie où il retrouve Olivier Lebras, le leader des Gad, pour faire un point avant la grande réunion avec les salariés à la salle polyvalente, les larmes perlent sur son visage. « Ce ne sont pas des larmes de crocodile, mais des larmes sincères, celles d'un homme qui a pris en pleine poire un coup de bambou avec la fermeture de Gad et qui a tissé avec nous, dans la tempête, un lien très fort d'amitié et de solidarité, et pas parce que les municipales approchent », jure, en aparté, le syndicaliste qui a appris à connaître au fil des mois cet élu local atypique, en veste de velours et chaussures de randonnée, un Ch'ti devenu breton par alliance, qui croyait que « la vie en Bretagne était un long fleuve tranquille ».

De toutes les actions, de Guiclan à Quimper, avec son écharpe bleu-blanc-rouge depuis l'annonce du redressement judiciaire du groupe Gad en février, Jean-Marc Puchois, grand contempteur de la gauche et de la droite, qui se retrouvait encore un peu au centre jusqu'à l'improbable et récent attelage Borloo-Bayrou, détonne.

Quand il dénonce le gouvernement, les ministres bretons qui, à mesure que la crise s'accentue, rasent les îlots de granit du Finistère : « Marylise Lebranchu a mis dix mois pour faire dix kilomètres et Jean-Marc Ayrault, s'il avait des c…, il serait venu jusqu'à Lampaul, il ne se serait pas arrêté à Rennes, mais le gouvernement a peur de la confrontation avec le peuple. Même Hollande n'a pas encore parlé aux Bretons. »

Jean-Marc Puchois, le maire de Lampaul-GuimiliauJean-Marc Puchois, le maire de Lampaul-Guimiliau © Rachida El Azzouzi

Quand il égrène ses priorités : « L'humain d'abord puis la ré-industrialisation du site, que l'usine ne devienne pas une friche, ni un supermarché. » Ou encore quand il demande aux Gad d'ovationner, une demi-heure plus tard, à la salle polyvalente, Michaela Wiegel, la correspondante à Paris du Frankfurter Allgemeine Zeitung, le grand quotidien allemand que personne ici ne connaît : « Elle est en reportage dans notre village de Gaulois ! Elle va faire une page sur nous ! Les Allemands vont enfin réaliser les ravages de leur dumping social ! On fera traduire l'article. »

La salle polyvalente, dite de la Tannerie, est au pied de l'usine, entre les locaux des syndicats et l'immense parking désert où beaucoup de salariés repartaient en covoiturage. Seul stigmate de ce « tsunami social » qui a valu à la presse locale des ventes record dans le coin : un tag en lettres grossières, couleur sang qui dit : « Salariés en colère, ah ouais !!, merci Cecab. » Ce mercredi matin, « la Tannerie » est pleine à craquer. C'est « le dernier jour », la dernière fois que les Gad se retrouvent aussi nombreux avant que le sort ne les disperse dans le labyrinthe des licenciés, renvoyant les uns en cellule de reclassement, les autres à Pôle emploi. Alors, l'émotion est à son comble.

Evelyne, 43 ans, deux enfants, divorcée, tombe dans les bras de ses copines. Elle s'est maquillée, du fond de teint et de l'anti-cernes, « pour cacher les soucis ». Depuis le 1er novembre, elle n'a vu personne. C'était le jour des morts et le premier jour à la maison des Gad, au lendemain de l'accord de fin de conflit. Elle ne réalise pas encore « ce qui (lui) arrive ». Même son corps s'y refuse. Toutes les nuits, il se lève à 3h30 du matin, comme un robot programmé pour aller à l'usine. Le médecin lui a dit que « c'était normal », qu'un licenciement, « c'est comme un deuil », qu'il fallait « du temps », qu'elle allait « passer par plein d'étapes : le choc, la négation, la colère, la dévalorisation, l'acceptation ».

En attendant que Force Ouvrière prenne place sur l'estrade pour expliquer « la marche à suivre maintenant que les lettres de licenciement arrivent dans les foyers », « qu'est-ce que le CSP (contrat de sécurisation professionnelle), l'ARE (l'allocation d'aide au retour à l'emploi) », on s'embrasse comme si on n'allait plus jamais se revoir. C'est mercredi, les enfants sont là, avec leurs tablettes et leurs jeux vidéos. On se repasse le film de la lutte, les larmes, les joies, la sueur : les premières jacqueries avec les paysans à Guiclan, les bonnets rouges à Pont-de-Buis, Quimper, les nuits à bloquer les camions dans le froid, « la guerre » avec les ouvriers de Josselin, la virée à Saint-Malo pour l'arrivée du Tour de France, les 25 000 euros de dons…

Assemblée générale des Gad, mercredi 6 novembre, à Lampaul-GuimiliauAssemblée générale des Gad, mercredi 6 novembre, à Lampaul-Guimiliau © Rachida El Azzouzi

« Les anciens combattants veulent vous faire un chèque de 1 000 euros et un de mes anciens élèves m'a envoyé 100 euros pour vous », glisse le maire à l'oreille d'Olivier Lebras. « Qui se dévoue pour venir avec moi dimanche à la messe récupérer la quête des évêques du diocèse ? », demande Joëlle, tout en remarquant que « les curés sont bien sympas mais… God don't save Gad… » Elle est l'une des chevilles ouvrières de Sauvons Lampaul, l'association de soutien au Gad, née l'été dernier. Une association à ne pas confondre avec la page Facebook « Sauvons l'entreprise Gad », suivie par 7 091 personnes, où Huguette et Raymond, piqués à Caméra café, série télé qui se déroule dans l'espace détente d'une entreprise, tiennent le journal des « gladiators » de Lampaul-Guimiliau et de Saint-Nazaire, l'autre site sacrifié, dix fois plus petit.

Dans le malheur, l'humour est devenu une arme, une béquille. La lutte des Gad, c'est donc aussi des fous rires et une Histoire de France revisitée où les salariés de Lampaulix (Lampaul-Guimiliau), des Gaulois d'Armorique, en l'an 2013, peu après la conquête socialiste, poursuivent seuls la lutte contre l'envahisseur, le chômage, ne tolèrent qu'un portique, le dolmen, et se voient jetés de leur usine par leurs actionnaires, Cecabix (la Cecab), pour finir à Recrutix (Pôle emploi) et en guerre avec Comiterum Directum (la direction) et Josselinum (les faux alliés du Morbihan).

Olivier Lebras voudrait « raconter l'aventure » dans un livre. « Pour que les Gad ne tombent pas dans l'oubli ». Ce qu'il a vécu, ces derniers mois, l'a transformé, confie « l'Edouard Martin » du Léon, dit « Nono », un « Breton métis », Réunionnais arrivé à l'âge de 4 ans sur la péninsule avec sa mère. Il a, lui aussi, la larme facile, une gueule d'amour télégénique et un parcours atypique. 

Il ne réalise pas que « c'est fini ». Son téléphone sonne encore. Moins que lorsque les chaînes d'information en continu le harcelaient pour des directs au plus fort de la tempête. Il devrait se dire : « C'est le moment d'aller voir ailleurs, de trouver un smic dans un métier moins difficile. » En vain. Chez Gad, où il a passé dix-neuf ans à la découpe des carcasses, « l'ambiance était incroyable malgré la pénibilité de la chaîne, il y avait une âme, comme sur les champs de coton quand les gens en bavaient ».

Des salariés de Gad, mercredi 6 novembre 2013Des salariés de Gad, mercredi 6 novembre 2013 © Rachida El Azzouzi

Électron libre, à contre-courant de la ligne dictée par le sommet de son syndicat, comme beaucoup de syndicalistes qui émergent des conflits sociaux, ce marathonien du dimanche, qui refuse de porter le chasuble et l'autocollant FO à la tribune parce qu'il est « d'abord un salarié », rendra sa carte lorsqu’il sera définitivement dehors.

L'élu syndical s'épanche à la table de l'Hostellerie des enclos. C'est le seul hôtel-restaurant du village. L'enseigne vient d'être reprise il y trois mois par Philippe Le Pelletier, un enfant des Côtes d'Armor, longtemps exilé sur la Côte d'Azur, qui cuisinait sur la Croisette à Cannes et régalait le gratin mondial du cinéma. Revenu au pays, il accuse le coup de la fermeture de Gad après un été « exceptionnel » où il affichait complet. Comme le boulanger, qui pourrait sacrifier une vendeuse, n'ayant plus 400 sandwichs quotidiens à vendre aux Gad, il songe à licencier deux employés. Son restaurant n'est pas un relais routier, sa clientèle, c'est plutôt des VRP, les touristes. A priori, il ne devrait pas pâtir du « séisme Gad », mais « lorsqu'une grosse boîte comme ça ferme, ça impacte psychologiquement le territoire, les clients n'osent pas venir ».

S'il ne faisait pas six heures-minuit, sept jours sur sept, Philippe Le Pelletier aurait défilé à Quimper, à Pont de Buis, un bonnet rouge sur la tête, pour défendre l'emploi, « la priorité des priorités ». Il trouve « réconfortante cette contestation populaire qui a fait son nid à Lampaul-Guimiliau », mais il se demande si la Bretagne n'a pas raté le coche en matière d’agriculture, préférant « la quantité à la qualité, au lieu de faire un cochon AOC comme les Corses ou les Basques ».

Il s’inquiète aussi de la montée des extrêmes, même s’il ne vote plus depuis très longtemps car « nos politiques ne savent pas ce que signifie travailler comme un âne et finir le mois avec rien ». Ces derniers temps, il entend le Front national dans beaucoup de conversations. Avec lui, un très fort ressentiment anti-Europe et anti-Allemagne. Le maire, Jean-Marc Puchois, a le même constat et la même angoisse. À Lampaul-Guimiliau, le FN est passé de 6 % en 2007 à 13 % en 2012. Et même si elle est appliquée, la devise du village, « Tevel Hag Hover » en breton, « Agir et ne point se perdre en parole », ne saura suffir à repousser la vague bleu marine au pays des bonnets rouges...

BOITE NOIRECe reportage a été réalisé du 4 au 9 novembre. Toutes les personnes citées, sauf mention contraire, ont été rencontrées à cette occasion. La CFDT du site Gad de Lampaul-Guimiliau (minoritaire) comme celle du site de Josselin (majoritaire) dans le Morbihan n’a pas donné suite à mes demandes d’entretien.

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La TVA, l’impôt du reniement et de l’injustice

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S’il faut citer une mesure qui symbolise tout à la fois les reniements de François Hollande en même temps que l’injustice de sa politique économique et sociale, c’est assurément à la hausse de la TVA que l’on pense en premier. Car cette hausse, qui va prendre effet le 1er janvier prochain et qui risque d’attiser encore un peu plus la colère dans le pays, est tout cela à la fois. C’est une mesure que le chef de l’État avait vivement condamnée du temps où Nicolas Sarkozy, sous des modalités à peine différentes, l’avait envisagée ; et c’est une mesure qu’il faut prendre le temps d’ausculter car elle est effectivement très gravement inégalitaire, frappant beaucoup plus les bas revenus que les hauts.

Dans un contexte marqué par une violente contestation fiscale venue de Bretagne, notamment contre l’écotaxe, ainsi que par la préparation par le Front de gauche d’une marche le 1er décembre prochain pour la « révolution fiscale » et notamment contre cette hausse de la TVA, il est en effet très éclairant d’établir ce double diagnostic : d’abord se souvenir précisément des engagements du candidat François Hollande dans le courant du premier semestre de 2012, pendant la campagne présidentielle ; ensuite, recenser les études disponibles qui attestent du caractère très inégalitaire de la TVA.

Voyons donc en premier lieu l’iniquité de cette disposition. D’abord, il coule de source que la hausse de la TVA va constituer une nouvelle et grave ponction sur le pouvoir d’achat des ménages, alors même que ce dernier enregistre une chute sans précédent depuis 1984. Dans son entretien récent avec Mediapart (lire « Il ne faut pas se tromper de colère »), Jean-Luc Mélenchon détaille l’onde de choc du crédit d’impôt de 20 milliards d’euros décidé sans contrepartie par François Hollande en faveur des entreprises et donne ces évaluations : « Ce sont 20 milliards d’euros qui vont être ponctionnés dans la poche des Français, soit 10 milliards sous forme de coupes dans les crédits publics, 3 milliards sous forme de fiscalité écologique et 7 milliards sous forme de hausse de la TVA. Dans le cas précis de la TVA, pour les Français, cela équivaut grosso modo à une ponction d’un peu plus de 100 euros par tête de pipe. »

C’est un chiffrage au doigt mouillé que présentait ainsi le porte-voix du Front de gauche, mais il est globalement exact. Initialement, le gouvernement avait prévu de relever au 1er janvier prochain la TVA de 19,6 % à 20 % dans le cas du taux normal (on peut consulter ici les principaux produits concernés), de 7 % à 10 % dans celui du taux intermédiaire, tandis que le taux réduit devait baisser de 5,5 % à 5 %. L’ensemble du dispositif devait conduire à une majoration nette de la TVA de 6,4 milliards d’euros. Mais, à l’Assemblée nationale, les députés ont voté en première lecture un projet de loi de finances qui maintient le taux réduit à 5,5 % et ils ont décidé d’affecter à une mesure plus ciblée l’économie ainsi générée de 750 millions d’euros. L’arrondi à 7 milliards d’euros que fait Jean-Luc Mélenchon, sous réserve des décisions qui seront prises au terme des navettes parlementaires, donne donc une mesure assez précise du nouveau « choc fiscal » que vont connaître les Français avant la fin de l’année. Un « choc fiscal » : la formule n’est de fait pas exagérée, puisqu'un prélèvement annuel moyen d’environ 400 euros pour un ménage avec deux enfants est une somme considérable dans un pays où le revenu mensuel médian des Français est de 1 630 euros par mois et où le nombre de pauvres approche désormais les 10 millions (lire Pourquoi la pauvreté et les inégalités explosent).

Ce formidable « choc fiscal », les Français n’en ont cependant pas encore pris l’exacte mesure, puisque toutes les rafales de hausses de prix que vont générer ces relèvements de TVA ne sont pas encore connues. L’exaspération dans le pays risque donc de monter encore de plusieurs crans, quand les ménages seront contraints de mettre la main à la poche pour financer les choix fiscaux de François Hollande.

Car toutes les études économiques disponibles attestent que dans le passé les hausses de TVA ont globalement été répercutées dans les prix par les entreprises. Établi en mai 2011, un très intéressant rapport d’un organisme incontestable, le Conseil des prélèvements obligatoires, qui est placé sous l’autorité de la Cour des comptes, le démontre. Intitulé « Prélèvements obligatoires sur les ménages : progressivité et effets redistributifs », ce rapport mérite d’être exhumé, car les constats qu’il dresse éclairent les effets pernicieux de la politique fiscale socialiste.

Voici ci-dessous ce rapport :

Aux pages 65 et 66, on peut ainsi vérifier que les hausses de TVA annoncées par le gouvernement ont toutes les chances de se traduire par des hausses de prix. Lisons : « S’agissant de la France, plusieurs études ont analysé l’effet sur les prix des modifications de la TVA depuis 20 ans, tant à propos de la hausse du taux normal de TVA, passé de 18,6 % à 20,6 % le 1er août 1995, puis à sa baisse de 20,6 % à 19,6 % le 1er avril 2000, qu’à propos de l’impact de deux baisses importantes de la TVA en France : la première, intervenue le 1er septembre 1987, a réduit le taux de TVA sur les automobiles de 33,33 % (ancien taux de luxe) à 18,6 % (valeur du taux normal à cette date) ; la deuxième, intervenue le 1er septembre 1999, a réduit le taux de TVA sur les travaux et réparations immobilières de 20,6 % (valeur du taux normal à cette date) à 5,5 % (valeur du taux réduit). Dans le premier cas, quatre mois après la baisse de la TVA, 77 % de celle-ci aurait été répercutée, sous forme de baisse des prix, sur les consommateurs dans le secteur (très concurrentiel) des travaux et réparations immobilières. Dans le secteur de l'automobile, 57 % de la baisse de la TVA a été répercutée dans le même laps de temps. Lorsque la répercussion d’une hausse de la taxation sur les prix n’est pas complète, que l’horizon temporel ne soit pas suffisant pour le constater où que les marchés ne soient pas suffisamment concurrentiels, interviennent alors les questions de second ordre concernant la répartition de cette charge résiduelle. »

Tout ce rapport du Conseil des prélèvements obligatoires est donc construit sur « l’hypothèse (…) d’un report intégral des taxes indirectes (et donc de leurs variations) sur les ménages, en fonction de leur consommation respective ». Voilà donc qui clôt le débat : la répercussion devrait être intégrale ou quasi intégrale.

Pour l’heure, les Français n’ont certes pas encore pris l’exacte mesure des conséquences concrètes de cette réforme. Et il n’y a guère que le président de la SNCF, Guillaume Pepy, qui a annoncé récemment la couleur : il a fait valoir que le relèvement de 7 % à 10 % du taux de la TVA applicable aux billets de train conduirait au 1er janvier à une hausse de 3 % de ces mêmes billets… « au bénéfice de l’État ».

© Reuters

Mais à cet « impôt sur les billets de train » – la formule est du même patron de la SNCF – viendront s’ajouter de nombreux autres. Dans tous les domaines de la vie quotidienne des Français. Des impôts en veux-tu, des impôts en voilà… Un seul autre exemple : la TVA pèse pour environ 15 % dans la facture moyenne d’électricité des Français.

Dans le schéma initial du gouvernement, avec un relèvement du taux normal de la TVA de 19,6 % à 20 % (qui s’applique à la consommation d’électricité) et un taux réduit qui aurait dû reculer de 5,5 % à 5 % (qui s’applique à la partie abonnement), la hausse des tarifs EDF aurait dû avoisiner + 1,6 % à compter du 1er janvier. Or, puisque le taux minoré de TVA ne baissera pas à 5 %, il est maintenant probable que les hausses de tarifs pour les consommateurs dépasseront + 2 % à compter du début de l’année, ce à quoi viendront s’ajouter les hausses de tarifs ordinaires, si l’on peut dire, de l’entreprise.

En bref, c’est bel et bien un impôt sur la vie quotidienne des Français qui va entrer en vigueur.

Mais il y a encore beaucoup plus grave que cela. Non seulement cet alourdissement fiscal est choquant parce qu’il vient ponctionner un pouvoir d’achat des ménages qui déjà est en chute libre, mais de surcroît il est injuste parce qu’il va ponctionner relativement beaucoup plus les ménages modestes que les ménages à revenus élevés.

Ce vice majeur de la fiscalité indirecte et tout particulièrement de la TVA, qui est un impôt sur la consommation, est souvent évoqué dans le débat public. Il se trouve même des experts pour dire, de manière plus savante, que la TVA est un impôt dégressif (plus on est pauvre, plus on paie), à la différence de l'impôt sur le revenu qui est (même si c’est de moins en moins vrai) un impôt progressif (plus on est riche, plus on paie). Mais il est très rare que des chiffres soient versés dans le débat public, pour étayer l’intuition selon laquelle la TVA est une taxe profondément injuste.

C’est si vrai que dans la très abondante documentation budgétaire que les ministères des finances et du budget ont préparée pour présenter le projet de loi de finances pour 2014, on chercherait en vain des statistiques pour éclairer les effets socialement injustes de cette hausse de la TVA. C’est choquant mais c’est ainsi : dans une tradition perpétuelle d’opacité, Bercy se garde de publier les données statistiques qui permettent de cerner les vrais enjeux du débat fiscal.

Au bout du compte, l’idée qui est le plus souvent véhiculée dans le débat public, et colportée par beaucoup de médias, c’est que la TVA est peut-être un impôt pas franchement équitable mais qu’il est envers et contre tout « indolore » puisqu’il est intégré dans le prix des produits et que les Français le paient presque sans s’en rendre compte. Passez muscade ! Et c’est ainsi qu’un impôt très inégalitaire devient un impôt très convenable…

Et pourtant, des statistiques éclairantes, il en existe, et qui démontrent le caractère très profondément injuste de la hausse de la TVA. Sans doute s’agit-il de statistiques un peu anciennes – il serait urgent que l’Insee les réactualise – mais elles donnent malgré tout une mesure impressionnante du caractère dégressif de la TVA.

D’abord, en 2008, deux économistes, Alain Trannoy, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (ici sa bio) et Nicolas Ruiz, qui est chercheur à l’Institut d’économie publique, avaient publié dans la revue de l’Insee Économie et statistique (n° 413) une étude majeure, établissant le caractère dégressif de la TVA.

Cette étude, on peut la retrouver ici sur le site Internet de l’Insee, ou alors la consulter ci-dessous :

 

Dans cette étude, les deux chercheurs se sont appliqués à exploiter certaines des données de l’une des enquêtes les plus lourdes de l’Insee, celle qui a trait au « budget des familles », et qui est réalisée une fois tous les cinq ans. C’est sur l’enquête de 2001 qu’ils ont pu s’appuyer. Les chiffres sont donc anciens, mais ce qu’ils révèlent est accablant et toujours d’actualité, sinon dans la précision statistique du moins dans les ordres de grandeur.

Le caractère dégressif de la TVA est tout entier contenu dans les tableaux ci-dessous (extrait de la page 27 du rapport, cliquer pour l'agrandir).

Dans ces deux tableaux, on découvre donc que les Français ont payé en 2001 en moyenne 3 088 euros de fiscalité indirecte dont 2 239 euros de TVA. Mais dans l’un et l’autre cas, les revenus modestes ont payé relativement plus que les revenus élevés. Ce montant de 2 239 euros de TVA payés en moyenne par les consommateurs recouvre donc de très fortes disparités : les 10 % des Français les plus pauvres (le premier décile) ont payé en moyenne 1 308 euros de TVA, tandis que les 10 % les plus riches ont versé 3 588 euros.

Ce que les statisticiens appellent le « taux d’effort », c’est-à-dire la somme payée au regard du revenu disponible brut du contribuable concerné, est beaucoup plus important pour les revenus modestes que pour les revenus élevés. Pour la TVA, tous taux d’imposition confondus, le taux d’effort est donc de 11,52 % pour les 10 % des ménages les plus modestes, et il baisse continûment quand on monte dans l’échelle des revenus pour tomber jusqu’à seulement 5,92 % pour les 10 % des Français les plus riches.

Toute l’injustice de la TVA est donc dans cette statistique : en proportion de leurs revenus, les Français les plus modestes paient une TVA deux fois plus importante que les 10 % des Français les plus riches.

Dans le prolongement de cette première étude, publiée en 2008, une seconde a vu le jour en 2011 : c’est précisément ce rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, que nous venons d’évoquer tout à l’heure, et que l'on peut consulter en bas de la première page de notre article. Il y a d’ailleurs une continuité d’une enquête à l’autre : coauteur de la première étude publiée par Économie et statistique, Alain Trannoy est par ailleurs membre de ce Conseil des prélèvements obligatoires et a été très impliqué dans la confection de cette seconde étude. On y trouve donc d’autres séries statistiques qui viennent conforter ce diagnostic initial.

Ces seconds chiffrages (que l’on peut retrouver à partir de la page 121 du rapport) ne sont pas strictement comparables aux premiers, pour deux raisons. D’abord, ils ont été établis à partir de l’enquête « budget des familles » suivante de l’Insee, celle de 2006. Ces statistiques sont donc plus récentes. Et puis surtout, le rapport étudie l’impact de la fiscalité indirecte et notamment de la TVA non pas en proportion du revenu disponible brut des ménages mais en proportion du niveau de vie, c’est-à-dire après redistribution. Le mode de calcul a beau être légèrement différent, il aboutit envers et contre tout à un résultat quasi identique : plus les ménages sont riches, moins leur taux d’effort est élevé. CQFD ! La TVA est bel et bien une taxe fortement dégressive.

Le rapport fournit ainsi un premier graphique qui est très éloquent et que l’on peut consulter ci-dessous :

 

Ce graphique montre le taux d’effort des ménages lié à la fiscalité indirecte en général, en fonction de leur niveau de vie net. Il établit qu’en 2009, le taux d’effort pour les 10 % des Français les plus modestes dépasse 50 %, alors que pour les 10 % les plus riches il est inférieur à 10 %. Toute l’injustice du système fiscal français est consignée dans cet écart ahurissant. Commentaire du rapport : « Le taux d’effort particulièrement élevé des ménages appartenant au 1er décile ne résulte pas seulement du caractère régressif de la fiscalité indirecte mais du fait que le niveau de consommation de ces ménages (qui dépend de leur revenu disponible) est, en moyenne, très supérieur à leur niveau de vie net puisque ce dernier est augmenté par les transferts dont ils bénéficient. C’est également le cas, à un moindre degré, s’agissant des ménages appartenant au deuxième décile. »

Poursuivant sa démonstration, le rapport ajoute : « La fiscalité indirecte est également dégressive par rapport à la consommation, mais moins nettement que par rapport au revenu. Cette dégressivité reflète la structure de consommation qui n’est pas uniformément taxée. Par exemple, la consommation de tabac, d’alcool et de carburant, fortement taxée, a un poids plus lourd dans le budget des ménages modestes que dans celui des ménages aisés. À l’inverse, la consommation de biens culturels, à la taxation réduite, par exemple 2,1 % pour la presse, est plus importante (relativement à la consommation) chez les ménages aisés, que parmi ceux appartenant au 1er décile»

Et à l’appui de cette démonstration, un autre graphique est publié qui est tout aussi parlant et que l’on peut consulter ci-dessous :

Et, pour finir, le rapport du Conseil des prélèvements obligatoires présente le rapport entre la seule TVA et la consommation, par niveau de vie. Et là encore, la TVA apparaît dégressive. Voici le graphique en question :

Pour décrypter ce dernier graphique, le rapport fait les commentaires suivants : « Rapportée à la consommation, la TVA apparaît approximativement proportionnelle jusqu’au 8e décile et est nettement dégressive au-delà. La consommation des deux derniers déciles, et surtout du dernier, est sensiblement moins taxée au titre de la TVA que celle de tous les autres déciles. Ceci signifie que la consommation des ménages appartenant à ces deux derniers déciles de la distribution se porte davantage sur des biens et services dont le taux de TVA est plus faible comme par exemple les services de transport ou les biens ou services culturels (livres, spectacles..). Ceci signifie aussi que, compte tenu de leur champ, les taux réduits de TVA n’atténuent pas le caractère dégressif de la TVA, ce qui semble constituer une particularité française. »

Bref, par quelque bout que l’on prenne le problème, et quel que soit le mode de calcul – en référence au revenu disponible brut ou en référence au niveau de vie net – le constat est invariablement le même : la TVA est un impôt profondément injuste, qui obéit à un vieux et détestable principe fiscal : « Pourquoi faire payer les riches ? Faisons payer les pauvres ! Ils sont beaucoup plus nombreux… »

Du coup, on comprend mieux pourquoi la TVA n’est pas seulement l’impôt de l’injustice mais aussi l’impôt du… reniement ! Car de très longue date, la gauche en général et les socialistes en particulier ont toujours dénoncé la TVA, lui reprochant précisément son caractère dégressif. Et François Hollande lui-même a toujours, avec verve et vivacité, fait siennes ces critiques contre cet impôt injuste. Cela a même été l’un des moments forts de sa campagne présidentielle – l’un des moments qui ont marqué, avec l’annonce d’une taxe à 75 % (qui n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle devait être) et la promesse (tout aussi vite oubliée) de faire rendre gorge à la finance.

Que l’on se souvienne ! Le 29 janvier 2012, Nicolas Sarkozy, qui craint d’être battu, sort précipitamment de son chapeau l’idée de faire un immense cadeau aux patrons en créant un « choc de compétitivité ». Le dispositif qu’il propose vise à alléger fortement les charges sociales des employeurs et à financer le dispositif en relevant notamment le taux normal de TVA de 1,6 point. Par antiphrase, il parle de « TVA sociale », mais en vérité, il s’agit d’une TVA antisociale : faire un cadeau sans contrepartie aux entreprises, en le faisant financer par l’un des impôts les plus injustes.

Dès le lendemain, le 30 janvier 2012, à l’occasion d’une conférence de presse à Brest, François Hollande tourne donc en dérision ce dispositif, comme on peut en retrouver trace avec la vidéo ci-dessous (à visionner surtout entre 9’ et 16’) :

À cette occasion, François Hollande dénonce donc le principe même de ce choc de compétitivité, faisant valoir qu’il est totalement absurde d’apporter de telles aides y compris aux entreprises qui ne sont pas exposées à la concurrence internationale. Et, fidèle à l’ancienne doctrine socialiste, il dénonce le recours à la TVA : « Je la considère inopportune, injuste, infondée et improvisée. Cela fait beaucoup. Et c’est pour cela que si les électeurs en décident et si je suis appelé aux responsabilités du pays, et si d’aventure le dispositif avait été adopté, je demanderai au Parlement de l’annuler. C’est en effet inopportun d’augmenter la TVA d’1,6 point au moment même où la croissance se ralentit (…). C’est ensuite injuste au moment où il y a tant d’inégalités dans notre pays, où il y a eu tant d’avantages fiscaux qui ont été accordés aux plus favorisés (…), demander aux Français de payer un impôt de plus, c’est aggraver encore l’injustice qui caractérise le mandat de Nicolas Sarkozy. C’est infondé : la compétitivité n’est qu’un faux prétexte. »

Au passage, François Hollande fait une digression sur l’impopularité dont souffre à l’époque son rival – et qui avec le recul prend une très forte résonance : « Il n’y a aucun courage à demander aux Français de payer davantage d’impôts. »

À de nombreuses reprises, tout au long de la campagne présidentielle, François Hollande enfonce le clou. Dénonçant le « choc de compétitivité » que veut organiser Nicolas Sarkozy, il brocarde la hausse de la TVA, qui a été votée par le Parlement et qui doit entrer en vigueur seulement le 1er octobre suivant. La TVA est ainsi l’objet de l’une des passes d’armes remarquées du face-à-face qui oppose le 2 mai 2012 les deux candidats, entre les deux tours de l’élection présidentielle :

À cette occasion, François Hollande dénonce donc une nouvelle fois la politique fiscale inégalitaire de Nicolas Sarkozy et promet qu’il annulera la hausse de la TVA qui a été votée mais qui n'est pas encore appliquée : « Cette TVA que vous voulez imposez, elle va prélever du pouvoir d’achat. J’ai fait le calcul : 300 euros pour un couple de smicards… voilà ce que va être le prélèvement annuel que vous allez infliger », s’insurge-t-il.

Or, on sait ce qu’il en est finalement advenu. Si la hausse de la TVA, telle qu’elle avait été dessinée par Nicolas Sarkozy, a été annulée, François Hollande a finalement tourné casaque et a décidé de mettre en œuvre le « choc de compétitivité », qu'il critiquait auparavant. Et pour financer les 20 milliards d’euros apportés aux entreprises sous des modalités remaniées, celles non plus d’un allègement de charges mais d’un crédit d’impôt, il a ressorti un projet de hausse… de la TVA, juste un peu moins forte.

C’est donc pour cela que cette hausse de la TVA apparaît aujourd’hui comme un symbole de la politique fiscale de François Hollande. Un symbole d’injustice, car il s’agit d’une taxe sur les pauvres. Et puis un symbole de reniement. Car en ce domaine, comme en de nombreux autres, le dirigeant socialiste a fait ce qu’il y a de pire en politique : après avoir beaucoup promis durant la campagne, il a fait ensuite l’exact contraire de ce qu’il avait dit. Après avoir suggéré qu’il conduirait une politique fiscale de gauche, il a mis radicalement le cap à droite.

Quelle est donc la cause de l’exaspération qui parcourt aujourd’hui tout le pays ? Dans le cynisme, la désinvolture ou la morgue qui ont conduit le pouvoir socialiste à promouvoir un impôt qu’ils savent eux-mêmes très injuste, il y a une part de la réponse…

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Europe : la dérive du continent

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C’est une image d’une Europe déchirée, fracturée, d’un continent qui ne cesse de dériver, que donne la Commission européenne dans son premier exercice de contrôle des politiques budgétaires des pays de l’Union.

Olli Rehn, commisaire européen des affaires économiquesOlli Rehn, commisaire européen des affaires économiques © reuters

À deux jours de distance, les responsables de la commission s’en sont pris d’abord à l’Allemagne et à ses excédents commerciaux déraisonnables – bien au-delà des 6 % fixés dans les critères de l’Union – et ont annoncé vouloir passer en revue ces excédents afin de vérifier si Berlin ne pouvait pas faire plus pour soutenir sa demande intérieure.

Vendredi, la Commission européenne a continué en passant en revue tous les budgets des pays européens. Surprise ! Il n’y a pas que le budget français qui soit accueilli avec réserve par la Commission européenne, comme se sont empressés de le souligner les habituels chroniqueurs hexagonaux. À l’exception de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Lituanie, pas un pays ou presque ne répond au dogme de l’orthodoxie européenne.

Les budgets italien, finlandais, espagnol pour 2014 sont jugés risqués, compte tenu de leur faible croissance, et ils se voient mis en garde sur le non-respect des critères européens. L’Italie se voit notamment reprocher la hausse de son endettement, s’envolant vers les 133 % du PIB. Les Pays-Bas comme la Belgique se voient eux aussi reprocher de ne pas faire assez de réformes structurelles. La Pologne et la Croatie, elles, sont menacées d’amende pour n’avoir mis en place aucune des mesures et des réformes préconisées par Bruxelles. Sans parler de la Grèce ou du Portugal, hors-jeu car toujours placés sous assistance respiratoire des plans de sauvetage européens.

La Commission européenne, tétanisée par les remous sociaux qui s’amplifient et les futures élections européennes qui pourraient se traduire par une montée sans précédent de partis anti-européens, n’a pas voulu tirer les conclusions des chiffres qu’elle donne. Une lecture pourtant s’impose.

L’Allemagne et ses excédents d’un côté, le reste de l’Europe englué dans l’austérité et la stagnation économique de l’autre, ne sont que les deux faces d’une même médaille. L’union monétaire entre des pays avec des structures économiques différentes, sans mécanisme de compensation et de transferts, sans possibilité de dévaluer, aggravée par une politique non coopérative allemande, est en train de provoquer un déchirement dans l’ensemble du continent, provoquant des destructions massives chez les uns au profit  – sans doute momentané – d’un seul.

Jusqu’alors, Bruxelles n’avait jamais voulu s’attaquer aux déséquilibres provoqués par les excédents allemands, bien que ceux-ci dépassent depuis plusieurs années les 6 % du PIB allemand, chiffre magique institué comme un des critères dans le six pack, fixant les règles de la stabilité de l’Union depuis 2011. Elle n’aurait sans doute pas osé le faire encore cette année, si le Trésor américain n’avait durci ses critiques à l’égard de la politique allemande ces dernières semaines. « La croissance anémique de la demande intérieure de l'Allemagne et sa dépendance envers les exportations sont sources de déséquilibres au moment où d'autres pays de la zone euro ont été sous une sévère pression pour réduire leurs importations et faire des ajustements », avaient pointé les autorités américaines en insistant sur le risque que faisait porter l’Europe sur l’ensemble de la croissance mondiale.

La critique n’est pas nouvelle. Depuis la crise grecque, de nombreux économistes ont souligné le grave déséquilibre provoqué par la politique non coopérative de l’Allemagne au sein de l’union monétaire, suggérant même, à l’instar de Frédéric Lordon, que c’était Berlin et non Athènes qui devrait sortir de l’euro.

L’analyse, qui semblait iconoclaste à ses débuts, est désormais largement partagée par les cercles d'économistes les plus traditionnels. En 2011, les experts du Fonds monétaire international (FMI), ont eux aussi souligné les dangers que la politique mercantiliste de Berlin faisait peser sur l’Europe et plus largement sur le monde.

Car ces 200 milliards d’euros d’excédents commerciaux ont été obtenus non seulement grâce à une spécialisation industrielle et économique de très haute qualité, soutenue par une parité de l’euro très favorable à l’économie allemande. Ils ont été payés aussi au prix d’un coût social et d’un sous-investissement intérieur sans précédent. Depuis dix ans, les salaires ont stagné outre-Rhin. Faute de salaire minimum, après le démantèlement d’un certain nombre de filets sociaux, des milliers de salariés se retrouvent dans une immense précarité. 16 % de la population est en dessous du seuil de pauvreté, comme le rappelle Guillaume Duval dans Alternatives économiques. La demande intérieure s’est effondrée, privant ainsi l’ensemble du continent d’un ressort essentiel pour le développement économique.

Les mises en cause européennes ont été très mal accueillies en Allemagne. Comme souvent depuis le début de la crise, le débat économique s’est déplacé sur le terrain moral. Pourquoi l’Europe s’en prenait-elle aux Allemands qui avaient su, eux, se montrer vertueux ? Fallait-il donc pour plaire se montrer aussi irresponsables que les Grecs ? En quoi affaiblir l’Allemagne fortifierait le reste de l’Europe, se sont indignés les journaux allemands, en soulignant que les reproches des bureaucrates américains et à Bruxelles n’étaient motivés que par la jalousie.

Les responsables politiques allemands et une large partie de l’opinion publique baignent dans la même idéologie de la vertu et du succès de leur modèle, sans accepter d’en voir les dangers et les limites. Si les comptes extérieurs excédentaires étaient l’arme absolue contre la crise, jamais le Japon n’aurait connu vingt ans de stagnation.

Toute évolution sur le desserrement de la politique allemande risque donc d’être très longue. Alors que les négociations pour la formation du prochain gouvernement se poursuivent – Angela Merkel espère présenter la nouvelle coalition à Noël –, plusieurs informations ont fait état d’une possible instauration d’un salaire minimum, comme le demandent les responsables du SPD. Sans attendre, les experts économiques allemands ont mis en garde la future coalition contre ce crime : la remise en cause des réformes Schröder du début des années 2000. « La situation économique actuelle et la bonne santé de l’Allemagne, comparées aux pays en crise de la zone euro, paraissent avoir obscurci la vision de nombreux acteurs politiques sur les défis à venir », ont-ils expliqué en pressant les responsables politiques allemands de ne surtout rien changer.

L’Europe, de toute façon, n’a guère les moyens ni l’envie sans doute de contraindre l’Allemagne. Si les responsables européens ont  soulevé quelques critiques sur les excédents allemands, cela paraît moins lié aux risques de moins en moins sous-jacents de fracture au sein du continent européen que pour rappeler le respect des règles. « Le gouvernement allemand ne peut demander des mesures d’ajustement très douloureuses aux autres, au nom des règles, et se dispenser en même temps d’appliquer celles qui le contraignent », a expliqué Olli Rehn, le commissaire européen chargé des affaires économiques et monétaires.

Cette seule réponse indique que l’Europe n’a guère changé d’approche sur l’économie : elle reste dans le fétichisme du chiffre. À 6,1 %, les excédents sont insupportables ; à 5,9 %, ils sont tout à fait acceptables. Ce qui est vrai pour l’Allemagne l’est aussi pour les autres pays européens qui, épuisés par des années d’austérité, pourraient être tentés d’en secouer le joug. Le 3 % de déficit budgétaire s’impose à tous.

Depuis plusieurs mois, les responsables européens, pour contrecarrer les contestations, multiplient les déclarations sur la réussite des politiques de dévaluation interne imposées dans toute l’Europe. Jeudi, elle a obtenu un double succès : l’Irlande, pressée par Bruxelles, a annoncé sortir de son plan de sauvetage sans même demander une nouvelle ligne de crédit à l’Europe et le gouvernement espagnol a fait part de sa sortie du Mécanisme européen de stabilité, là aussi sans demander d’aide supplémentaire. Madrid doit pourtant encore trouver au moins 10 milliards d’euros pour renflouer à nouveau ses banques. Personne ne sait dans quelles conditions cela pourra se faire. L’important était de pouvoir faire cette annonce politique en temps et en heure, afin de démontrer la justesse de ses préceptes.

L’Europe vit en effet dans le meilleur des mondes. La croissance, promise après le rebond du deuxième trimestre, prend à nouveau des allures de récession. Au troisième trimestre, l’économie dans la zone euro a progressé de 0,1 %, autant dire l’épaisseur du trait. La France, l’Italie, la Tchéquie sont à nouveau en « croissance négative », selon la novlangue européenne, pour ne pas dire récession. Même l’Allemagne, censée être protégée de tout grâce à ses exportations hors de l’Europe, a vu son activité reculer pour tomber à une croissance de 0,3 % .

Dans le même temps, la déflation continue son œuvre au fur et à mesure que l’austérité se perpétue, que les salaires diminuent, que le chômage s’accroît et que la consommation s’effondre. En octobre, la hausse des prix dans la zone Europe s’est élevée à 0,7 % contre 1,1 % en septembre. Cette baisse n’est pas seulement liée à la diminution des prix de l’énergie : elle apparaît aussi dans l’alimentation, l’habillement et certains services.

La décision du président de la Banque centrale européenne de baisser par surprise les taux d’intérêt à 0,25 % la semaine dernière, comme la perspective d’accorder un nouveau programme de financement aux banques dans les prochaines semaines, montrent l’inquiétude qui monte. Certains économistes redoutent que les interventions de la Banque centrale ne soient pas suffisamment fortes ni rapides pour enrayer une spirale déflationniste qui menace toute l’Europe.

Le chômage, lui, va de record en record. En octobre, le taux de chômage atteignait les 12,2 % en moyenne dans la zone euro. Il dépasse les 26 % en Espagne et en Grèce. Plus de 5,6 millions de jeunes entre 16 et 24 ans se retrouvent sans emploi dans la zone européenne, soit un taux de 23,5 %. En Espagne et en Grèce à nouveau, le chômage frappe 50 % et 70 % des jeunes.

Cette génération perdue commence à inquiéter de plus en plus d’experts du Forum économique mondial, qui soulignent le risque d’éclatement de l’Europe, si aucun remède n’y est apporté. « Il y a un consensus sur le fait qu’à moins de s’attaquer au chômage chronique, nous allons assister à une aggravation des troubles sociaux. Les gens, particulièrement les jeunes, ont besoin d’être employés dans des postes productifs, ou nous assisterons à une montée de la criminalité, de la stagnation économique et à la destruction de notre fabrique sociale », prévient un des experts du Forum, S.D. Shibulal.

Persuadée du bien-fondé de sa politique, la Commission européenne annonce que la croissance va revenir un peu en 2014 et un peu plus en 2015 : la zone euro peut espérer dépasser les 1 % de croissance, selon les prévisions européennes. Un exploit, après huit années de crise. Le chômage, lui, ne commencerait à décroître qu’à partir de 2015. Pour y parvenir, la Commission européenne préconise toujours plus de réformes structurelles, toujours plus de remises en cause des salaires, des retraites, des normes sociales, des dépenses de santé et d’éducation. Comment peut-elle encore soutenir que les politiques d’austérité produisent de la croissance, après quatre années d’expérimentation grandeur nature en Europe ? Mystère.

La politique de dévaluation interne est sans fin. Elle ne fait qu’alimenter la concurrence sans répit entre les pays, aggravant les fractures entre les pays et les sociétés européennes, sans pouvoir résoudre les déséquilibres liés à une union monétaire mal ficelée. Immanquablement, au fur et à mesure que le malaise social et politique va s’installer, que les destructions sans précédent de richesses vont devenir patentes, la question de l’euro va se reposer.

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Les députés durcissent la lutte contre l'optimisation fiscale des entreprises

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L’offensive n’avait pas été bien anticipée. Vendredi 15 novembre, lors de la fin de l'examen en première lecture du projet de budget 2014 à l'Assemblée nationale, les députés ont adopté plusieurs amendements du groupe socialiste visant à lutter contre l'optimisation fiscale des entreprises.

Les députés socialistes et écologistes présents dans l’hémicycle (la droite n’était pas représentée) ont validé deux amendements qui pourraient sérieusement compliquer la vie des pros de l’optimisation, qui sont par ailleurs dans le viseur du G20, comme nous le racontions ici.

Le premier, présenté par Valérie Rabault (PS, Tarn-et-Garonne), impose à tout cabinet de conseil ou avocat fiscaliste commercialisant un schéma d'optimisation fiscale de le porter à la connaissance du fisc, avant de le vendre à un client. S’il ne le fait pas, il risque une amende allant jusqu’à 5 % des commissions perçues. L’idée est copiée sur la Grande-Bretagne, où ce dispositif est en place depuis 2004, et permettrait à Bercy de se tenir au courant des innovations dans les montages fiscaux élaborés par les intermédiaires spécialisés auxquels ont couramment recours les entreprises.

Présent dans l’hémicycle, le ministre du budget Bernard Cazeneuve ne s’est pas opposé formellement à l’amendement, mais a fait état de la réticence du gouvernement. Tout en rappelant sa détermination à lutter contre la fraude fiscale (nous avons résumé les mesures prises en 18 mois dans cet article), il a jugé l’amendement peu sûr sur le plan juridique : « Chaque fois que, pour nous positionner politiquement de façon forte et visible, nous sacrifions l'efficacité en créant des aléas juridiques, nous ouvrons un espace aux fraudeurs », a-t-il plaidé, indique Le Monde.

Bernard CazeneuveBernard Cazeneuve © Reuters

C’est le même argument que Cazeneuve avait opposé récemment à Mediapart, qui l’interrogeait sur une recommandation très proche, issue du dernier rapport sénatorial sur l’évasion fiscale. Les sénateurs proposaient de créer un délit d’incitation à la fraude fiscale, qui pénaliserait les intermédiaires, avocats, fiscalistes ou notaires : « Il faut être très attentif à ne pas créer de délit dont les fondements juridiques ne sont pas caractérisés de façon très claire, avait-il balayé. Il ne faudrait pas créer une zone supplémentaire d’opacité et d’incertitude juridique. »

Sans surprise, le patronat a très peu apprécié le vote de cet amendement. « Une fois de plus, les entreprises qui en auront les moyens échapperont à cette disposition puisqu'elles pourront engager des conseillers à l'étranger, lesquels ne seront pas soumis à cette obligation », a assuré au Monde Geoffroy Roux de Bézieux, vice-président délégué du Medef.

Mais Roux de Bézieux a réservé ses flèches les plus féroces à un second amendement, adopté à l’initiative de Pierre-Alain Muet, qui a récemment signé (avec… Éric Woerth) un rapport d’information parlementaire sur les pratiques d’optimisation fiscale des grandes entreprises. Le deuxième amendement élargit la notion d'abus de droit. Actuellement, la loi veut que le fisc ne puisse contester les montages fiscaux des multinationales que s'ils ont pour but « exclusif » d'éviter l'impôt. Le texte voté remplace dans le Livre des procédures fiscales le mot « exclusif » par « principal ».

Roux de BézieuxRoux de Bézieux © Reuters

L'abus de droit, « c'est quand huit entreprises du CAC 40 ne payent pas d'impôt sur les sociétés en France », a par exemple déclaré Karine Berger, député socialiste. Là encore, le ministre du budget s’en est remis à la sagesse de l’Assemblée. « Tout cela est terrifiant, on ouvre la porte à la subjectivité dans le contrôle fiscal, s’est emporté le représentant du Medef, on peut vraiment se demander ce qu'est un acte ayant pour “motif principal” d'échapper à l'impôt. » Pour Pierre Gattaz, président de l’institution patronale, il s’agit d’« une folie qui va permettre les abus de l'administration fiscale ».

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Et ce sont toujours les banques qui gagnent à la fin

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En matière de cadeaux aux banques, le gouvernement a déjà fait beaucoup. Mais il a décidé de faire plus. Après la farce sur la séparation des activités bancaires, c’est une véritable loi d’amnistie que vient d’accorder le gouvernement aux banques. À l’avenir, celles-ci vont pouvoir à titre rétroactif bénéficier d’une totale immunité sur les contrats de prêt signés avec toutes les personnes morales, et ne pourront plus être poursuivies si ces contrats n’indiquent pas le taux effectif global, comme le prévoyait jusqu’ici la loi.

L’affaire s’est jouée dans la discrétion au cours de la nuit du 14 novembre, à l’occasion de la discussion de l’article 60 de la loi de finances. Un article compliqué et très attendu par les collectivités locales (voir notre article « Les élus dénoncent le marché de dupes proposé par l’État ») : il s’agissait de trouver une sortie convenable pour les collectivités territoriales prises dans les rets des emprunts toxiques tout en limitant les risques pour l’État, et surtout ceux pesant sur la banque Dexia, qui depuis son effondrement est totalement à la charge de ce dernier.

Pour aider les collectivités locales piégées par les emprunts toxiques, l’État s’est dit prêt à leur consentir une aide de 1,5 milliard d’euros sur quinze ans. Mais il y a mis des conditions : les collectivités locales doivent au préalable avoir trouvé un compromis avec les banques. La forme du compromis est même fixée par la loi : les collectivités locales doivent accepter un remboursement anticipé avec toutes les pénalités qu’elles peuvent encourir. C’est déjà mettre les collectivités locales dos au mur.

Mais comme si cela ne suffisait pas, le ministère des finances a décidé d’inclure une modalité qui les place pieds et poings liés face aux banques : supprimer toute possibilité de contestation légale en cas de défaut de mention du taux effectif global dans les prêts. Dès l’annonce du texte, de nombreux élus ont protesté contre cette disposition. Cela revenait à leur ôter toute arme juridique face aux établissements prêteurs, n’ont-ils cessé de dénoncer.

De fait, dans la longue bataille qui oppose depuis 2009 les collectivités locales aux banques, le TEG a jusqu’à maintenant été le seul argument juridique admis par les tribunaux pour casser les contrats. En février 2013, le tribunal de grande instance de Nanterre a jugé que l’absence du taux effectif global du prêt, comme le prévoit la loi, invalidait l’ensemble du contrat. Le tribunal avait en outre sanctionné l’erreur en imposant comme référence de calcul pour le prêt le taux d’intérêt légal (soit 0,04 %) au lieu du taux d’intérêt conventionnel.

Le jugement fait l’objet d’une procédure d’appel. Mais il n’a pas fallu dix mois pour le monde bancaire pour faire réécrire un texte « si lourd d’incertitudes juridiques ». Tordant le cou aux principes de la non-rétroactivité de la loi, de l’intangibilité des contrats, de l’égalité de traitement, le dispositif revient à offrir une amnistie complète et une immunité à l’ensemble du monde bancaire, absous désormais de toute faute. C’est une loi d’indulgence, comme l’écrit Julien Alexandre sur le blog de Paul Jorion.

D’un trait de plume, le gouvernement a rayé de façon rétroactive les dernières protections juridiques offertes à toutes les personnalités morales, c’est-à-dire les collectivités locales et territoriales mais aussi les entreprises, les associations, qui auraient contracté un prêt et envisageraient de le contester, en raison de l’absence de TEG.

Officiellement, il ne s’agit pour le gouvernement que de lever les menaces qui pèsent sur Dexia, principal pourvoyeur de crédits toxiques aux collectivités et qui depuis sa faillite est entièrement à la charge de l’État, au travers de la structure de financement, la SFIL, chargée de gérer le passé et le passif de la banque. La décision du TGI de Nanterre fait « courir un risque majeur aux finances publiques », insistait le texte du projet de loi : il fallait à tout prix encadrer les risques encourus par Dexia, qui a déjà coûté plus de 6,6 milliards d’euros aux contribuables. Les contentieux à venir pouvaient représenter encore un risque de 3,7 milliards d’euros, avait chiffré le rapport.

Impérial, le député PS Henri Emmanuelli avait eu l’argument définitif lors de la discussion en commission des finances pour justifier le procédé : la nécessité de rassurer les marchés. Il en allait des financements publics à venir. « Si les deux premières émissions de la SFIL se sont bien passées, c’est parce que ces derniers avaient connaissance du dispositif contenu dans l’article 60, dont le but essentiel est de les rassurer. Le supprimer reviendrait à semer la panique sur les marchés, de sorte que la SFIL ne pourrait plus emprunter, ou alors à un coût beaucoup trop élevé. C’est tout le système qui s’effondrerait alors », prédisait-il. Il est loin, le temps où le député protestait devant le pouvoir de la finance.

Pour être rassurés, les marchés vont l’être. Comme depuis le début de la crise, le monde financier se retrouve bénéficiaire d’un aléa moral, refusé à tout autre. « Une fois encore, quand les banquiers font des erreurs, ils doivent payer, comme tout citoyen. S’il s’agissait de petites gens, de gens modestes, aurait-on rédigé un article de loi pour eux ? Sûrement pas ! On protège donc les gros et les puissants au détriment d’emprunteurs, pour beaucoup – pas tous, certes – de bonne foi et qui ont été trompés. Du côté de l’emprunteur, de quel droit va-t-on faire tomber 116 assignations – rien que pour les collectivités locales : l’étude d’impact oublie de parler des PME, des hôpitaux, d’entreprises moyennes, voire grandes. On nous dit que cela va être épouvantable, que les 116 assignations en cours à elles seules coûteront autour de 3,7 milliards d’euros. Mais de quel droit fait-on cela ? », insistait le député UDI Charles de Courson, en soulignant le risque d’inconstitutionnalité du dispositif, lors de la discussion en séance.

Tous les arguments présentés par les députés de droite comme de gauche pour tenter de repousser le dispositif ou au moins de l’amender ont été repoussés. Au nom de Dexia, les banques emportent une victoire par KO debout face à tous.

Car la distribution des cadeaux ne s’est pas arrêtée là. Pour faire bonne mesure, le gouvernement a inscrit un nouveau dispositif dans le code de la consommation, afin « d’éviter des sanctions disproportionnées au regard du préjudice réel pour l’emprunteur », explique le projet de loi. Il concerne l’ensemble des emprunteurs cette fois. Désormais, en cas d’erreur dans le calcul d’un prêt, les banques ne pourront plus être condamnées par les tribunaux à appliquer le taux d’intérêt légal. Elles pourront conserver le taux prévu par le contrat, le juge ne pouvant que les condamner à payer une sanction civile. C’est la prime aux erreurs – volontaires ou non – des banques. Elles se retrouvent ainsi dédouanées de toute responsabilité d’information et de conseil à l’égard de leurs clients, qui risquent de se retrouver totalement piégés notamment en cas de prêt à taux variable ou de crédit revolving. Tout est fait ainsi pour minimiser le poids de la responsabilité des banques.

Sans nul doute, il y a eu une erreur de transcription lors du discours du Bourget de François Hollande. Il voulait dire : « Mon amie, c'est la finance. »

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Le Crédit agricole essuie un camouflet éthique à Madagascar

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C’est une histoire qui n’est vraiment pas à la gloire du Crédit agricole. Malgré des objections nombreuses des autorités de régulation du secteur bancaire de Madagascar, la banque française avait l’intention de vendre la participation majoritaire qu’elle détient dans la principale banque de la Grande Île, la BNI Madagascar, à des investisseurs n'ayant aucune compétence dans ce domaine, ce qui a suscité de vives polémiques dans un pays miné par l’affairisme. Le projet risque pourtant de tourner court, car le premier ministre malgache, Jean-Omer Beriziky, vient d’écrire un courrier aux autorités de tutelle concernées, pour leur apporter son soutien. Un courrier dont Mediapart est en mesure de révéler le contenu intégral et qui a des allures de camouflet éthique pour le Crédit agricole, même si le nom de la banque française n’est pas explicitement cité.

Pour comprendre l’importance de ces deux courriers du premier ministre malgache, il faut avoir à l’esprit les péripéties et coups tordus de cette histoire, que Mediapart avait récemment détaillée (lire Madagascar : l’insoutenable légèreté du Crédit agricole), et qui tient Madagascar en émoi depuis de longs mois. Les hasards de l’histoire veulent en effet que le Crédit agricole, en rachetant dans le passé les actifs de l’ex-Crédit lyonnais, a du même coup mis la main sur 51 % du capital de la principale banque de Madagascar, la BNI, aux côtés de l’État malgache qui en contrôle 32 %. Dans le souci de « nettoyer son bilan » – comme on dit sans trop d’élégance dans le jargon financier –, le Crédit agricole a ultérieurement commencé à céder certaines des participations dont il a hérité à l’étranger, et la BNI Madagascar est la dernière grande cession que la banque française voulait engager dans cette partie du monde.

Seulement voilà ! L’opération de cession, qui est engagée en mai 2011, se passe mal. Un premier consortium se constitue, autour d’une banque minuscule, dénommée Bank One (4 % du marché de l’île Maurice), pour racheter les 51 % du Crédit agricole, mais en juillet 2011 la direction générale du Trésor de Madagascar s’y oppose, faisant valoir que Bank One, propriété d’un groupe mauricien spécialisé dans le sucre et le textile, Indian Ocean Financial Holdings Ltd, et par ailleurs co-actionnaire de la société Orange Madagascar, n’est pas une banque de référence internationale et n’a pas les qualités ni les références pour contrôler la principale banque du pays.

Il faut donc attendre deux ans de plus pour qu’un nouveau candidat au rachat se présente. Il s’agit d’un consortium dénommé Ciel, qui fait lui aussi partie du groupe mauricien Indian Ocean Financial Holdings Ltd. Mais le candidat au rachat s’est cette fois allié à un autre homme d’affaires, dénommé Hassanein Hiridjee, dont la holding dénommée Trielite est immatriculée aux îles Vierges britanniques. De nationalité française, ce « Karan » – comme on appelle à Madagascar ceux qui sont originaires d’Inde – est un proche du président de la Transition, Andry Rajoelina, qui, pour avoir accepté de retirer sa candidature à l'élection présidentielle du 25 octobre prochain, n'en compte pas moins deux de ses proches en lice. L’homme d’affaires Hassanein Hiridjee contrôle par ailleurs First Immo, une grosse société de développement immobilier opérant à Tananarive. Le même homme d’affaires a, enfin, mis la main dans des conditions controversées sur le principal opérateur téléphonique de Madagascar, Telma (les anciens Téléphones de Madagascar), lors de la privatisation des réseaux téléphoniques, société Telma qui est aujourd’hui lourdement endettée.

En clair, les candidats au rachat exercent mille métiers, du textile jusqu’au sucre en passant par le téléphone ou la promotion immobilière, mais n’ont pas de compétence bancaire reconnue. Le 7 juin 2013, l’État malgache, sous la plume de son directeur général du Trésor, réitère dans un courrier (lire ci-dessous) son opposition à ce que la principale banque du pays soit cédée à des investisseurs qui ne présentent pas toutes les garanties pour jouer un rôle aussi important.

« Pour garantir un développement harmonieux du système financier malagasy dans son ensemble, je réitère le souhait de l’État-actionnaire, dont je suis le représentant ès qualités, d’avoir une banque de premier ordre disposant d’une véritable référence internationale en remplacement de l’actionnaire majoritaire (…). En effet, la composition du nouveau Consortium actuel ne reflète pas cette qualité qui a été entre autres et toujours une recommandation forte de notre part », écrit notamment le Directeur général du Trésor. C’est donc un veto clair et net.

Et pourtant, le Crédit agricole n’en tient strictement aucun compte puisque, quelques jours plus tard, le 19 juin 2013, un conseil d’administration de sa filiale, BNI Madagascar, se tient à Paris et ratifie le projet de vente des 51 % au consortium Ciel, malgré le refus des autorités de Madagascar. Pourquoi le Crédit agricole se sent-il autorisé à passer en force ? En fait, on le découvre le lendemain, puisque, au terme d’obscures grandes manœuvres, l’État malgache change d’avis et donne son accord à la cession au profit du groupe Ciel.

Mais le Crédit agricole n’est pas au bout de ses peines, puisqu’il y a encore un obstacle à franchir : la cession doit obtenir l’autorisation de la Commission de supervision bancaire et financière (CSBF) du pays, qui est l’autorité de régulation du secteur bancaire. Or, là encore, le projet bute sur la même difficulté : le 22 août 2013, à l’unanimité de ses membres, la CSBF s’oppose à l’opération, au motif, toujours le même, que l’acquéreur doit être une banque de référence internationale. Et dans la foulée, Hassanein Hiridjee est convoqué par les autorités du pays pour fournir des informations complémentaires sur sa société Trielite immatriculée aux îles Vierges britanniques, cette implantation dans un paradis fiscal rendant difficile la traçabilité des flux financiers et pouvant nuire à la réputation de BNI Madagascar.

Les candidats au rachat ajustent donc leur offre, et ce n’est plus la société Trielite mais la société First Immo, appartenant au même Hassanein Hiridjee mais implantée à Madagascar, qui vient épauler le groupe Ciel, dans son offre de rachat. Et cette fois encore, un nouveau coup de théâtre intervient : début septembre 2013, la CSBF, qui est placée sous la présidence du gouverneur de la banque centrale du pays, Guy Ratovondrahona, se désavoue elle-même et change de position, donnant finalement son feu vert à l’opération. Quelques pressions se seraient-elles exercées sur le gouverneur ? Aussitôt, l’affaire devient la polémique la plus importante qui enflamme Madagascar, en pleine campagne présidentielle, et la presse locale évoque de possibles pots-de-vin. Quoi qu’il en soit : le gouverneur de la banque centrale, qui a mangé son chapeau, a emporté le secret avec lui. Le lendemain, il est retrouvé mort. Une crise cardiaque, dit-on…

Au début de cet automne 2013, l’affaire en était donc là. Même si la vente n’était pas encore finalisée, elle semblait maintenant en route, après avoir obtenu toutes les autorisations. Et le rôle du Crédit agricole n’apparaissait guère glorieux. Et pour une raison qui se comprend sans grande difficulté : l’ancienne puissance coloniale qu’est la France s’est souvent très mal conduite à Madagascar, l’un des pays les plus pauvres du monde. Sans doute là bien plus encore qu’ailleurs. Et avec le recul, la France aurait dû comprendre qu’elle avait une obligation d’exemplarité absolue. Et pourtant, non ! Décidé à vendre au plus vite sa participation, sans se soucier le moins du monde des turbulences suscitées par son comportement désinvolte, le Crédit agricole a longtemps fait la sourde oreille aux inquiétudes exprimées par les autorités malgaches. La banque française risque pourtant d’avoir désormais des difficultés à passer en force, car le premier ministre malgache, Jean-Omer Beriziky (ici sa bio sur Wikipedia), vient en effet d’adresser le 2 novembre un courrier, aux deux autorités de tutelle concernées à Madagascar, le directeur général du Trésor, et la présidente de la Commission de supervision bancaire et financière (CSBF).

Grâce à de très bonnes sources, Mediapart est en mesure de révéler ces deux courriers. Comme ils ont été rédigés en des termes presque identiques, un seul suffit pour comprendre le rappel à l’ordre que fait le premier ministre malgache, et par ricochet le camouflet éthique que cela constitue pour la banque française.

Voici donc le courrier au Directeur général du Trésor :

Le premier ministre fait en particulier ces observations : « Dans un souci majeur de préserver de façon pérenne la solidité du système bancaire et financier à Madagascar, il me paraît urgent et crucial d’intégrer cette notion de banque de référence internationale/banque de premier ordre parmi les critères techniques fondamentaux d’agrément des banques dans notre pays. Le consortium qui postule actuellement au rachat de la BNI ne dispose pas de cette expérience. Par ailleurs, ses membres opèrent dans plusieurs domaines d’activité, dont l’immobilier, la téléphonie mobile, l’import-export, la concession automobile, etc. Il est évident que les principaux clients de la BNI qui exercent dans les mêmes secteurs éprouveront de la réticence à soumettre leurs dossiers confidentiels à une banque détenue par la concurrence (…) Il y a de fortes chances pour que cette situation aboutisse à la fuite de ses gros clients, dont les dix premiers, à eux seuls, génèrent plus de 80 % des résultats de la BNI, ce qui fragilisera dangereusement et rapidement la situation financière de la banque et créera même une perturbation du système financier en général. »

Et pour conclure cette lettre, le premier ministre ajoute : « L’État, en tant que tutelle du secteur, encourage la recherche de partenaires ou l’introduction de nouvelles banques à Madagascar mais suggère la mise en œuvre d’un dossier d’appel d’offres ouverts en ce qui concerne le cas de la BNI. » C’est donc dit clair et net : le dossier a été jusqu’à présent traité en dépit du bon sens ; il est donc urgent d’arrêter de faire n’importe quoi, en tolérant d’invraisemblables conflits d’intérêts, qui risquent d’enfoncer le pays un peu plus dans l’affairisme.

Le courrier du premier ministre est courageux. Car à quelques encablures du second tour de l’élection présidentielle malgache, qui est prévu pour le 20 décembre, les voix qui s’élèvent en faveur du respect dans ce pays des règles d’un État de droit sont peu nombreuses.

Le plus stupéfiant dans cette histoire, c’est que le membre de la direction du Crédit agricole qui supervise cette cession sulfureuse n’est autre que Xavier Musca, qui fut lui-même directeur du Trésor en France, avant de devenir secrétaire général adjoint de l’Élysée, en charge des questions économiques, auprès de Nicolas Sarkozy. Des dangers de conflits d’intérêts dans la vie des affaires, il n’ignore rien, puisque sa fonction a longtemps été de les prohiber en France.

Le Crédit agricole n’ignore donc rien de l’affairisme qui s’est déchaîné, à Madagascar, quand il a annoncé son intention de vendre sa participation dans la BNI. La bataille recèle même un épisode cocasse et jusque-là secret : au tout début, l’un des candidats au rachat, Hassanein Hiridjee, avait trouvé un autre allié français pour partir avec lui à l’assaut de la BNI, un dénommé… Bernard Tapie. L’homme d’affaires franco-malgache a en effet fait une partie de ses études en France et est devenu l’ami de Laurent Tapie, le fils de Bernard, à l’École supérieure de commerce de Paris (ESCP).

Voilà plusieurs mois, Laurent Tapie a donc convaincu son père de faire le voyage à Madagascar, pour étudier secrètement le rachat de la BNI, en association avec Hassanein Hiridjee. Finalement, on sait ce qu’il en est advenu. Mis en examen pour « escroquerie en bande organisée », à la suite de l’arbitrage Adidas-Crédit lyonnais, Bernard Tapie n’a plus la liberté de gérer sa fortune à sa guise, puisqu’une grande partie de ses biens ont été placés sous séquestre, à titre conservatoire. Il n’a donc plus les moyens, dans l’immédiat, de croquer une banque.

Cependant, l’épisode en dit long sur le climat qui règne autour de la vente de la BNI. Et sur le comportement du Crédit agricole, qui fait mine de fermer les yeux. Nous avons cherché à joindre Xavier Musca, mais nous n’y sommes pas parvenus. Si prompt à communiquer sur tous les sujets, la banque verte joue dans le cas de Madagascar une seule carte, celle du secret. Avec l’intervention du premier ministre malgache, cette protection risque pourtant de ne plus fonctionner très longtemps…

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SNCM : Bruxelles ouvre la voie à la liquidation

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Sauf, pour le gouvernement français, à violer obstinément le droit européen et à franchir les limites de l’acharnement thérapeutique, les deux décisions annoncées mercredi 20 novembre par la Commission de Bruxelles devraient ouvrir la voie à la liquidation de la SNCM, ancienne compagnie maritime publique renflouée et privatisée en 2005-2006 dans des conditions douteuses. Un boulet financier et social dont les deux principaux actionnaires, le groupe privé Veolia et la Caisse des dépôts et consignations, cherchent à se débarrasser au plus vite. 

Revenant, après avoir été désavoué par la justice européenne, sur un feu vert à l’étrange « privatisation » pourtant accordé par lui-même en juillet 2008, au terme d’une instruction longue et tortueuse, l’exécutif bruxellois a décidé qu’une bonne partie des aides d’État accordées aux repreneurs de la SNCM étaient illégales au regard du droit de la concurrence européen. Le gouvernement français est par conséquent sommé de se faire rembourser par l’entreprise quelque 220 millions d’euros. Par ailleurs, la Commission décide d’engager des poursuites contre la France pour n’avoir pas récupéré, dans le délai légal de quatre mois, un montant de 220 millions également, correspondant à une autre subvention jugée également non conforme au droit européen et qui a été versée à la SNCM, délégataire du service public, au titre du « service complémentaire » ou de « pointe ». Paris a fait appel de cette décision mais il n’est pas suspensif. 

Dans les attendus de ces deux décisions, la Commission européenne rappelle que « les entreprises en difficulté, telles que la SNCM, peuvent recevoir des aides d'État pour leur restructuration si certaines conditions sont réunies : elles doivent avoir des perspectives réalistes de redevenir viables dans le long terme, contribuer suffisamment au coût de la restructuration pour réduire la charge pesant sur le contribuable et limiter les distorsions de concurrence induites par les aides publiques grâce à des mesures compensatoires ». L’exécutif européen ajoute que « ces conditions permettent d'éviter que des entreprises inefficaces ne soient maintenues artificiellement sur le marché grâce à des aides publiques, préservant ainsi la concurrence au sein du marché unique européen au bénéfice des usagers comme des contribuables ». Et elle constate que la SNCM, qui continue à accumuler les pertes financières et à alimenter la chronique sociale (et parfois celle des faits divers), n’a rempli aucune de ces conditions, plus de sept années après une opération orchestrée par le gouvernement de Dominique de Villepin et qui devait en théorie en faire une entreprise « normale ». Et dix ans après un premier plan de sauvetage en 2003. 

Depuis sa création en 2008, Mediapart a largement documenté ce qui s’apparente à un véritable scandale d’État, ayant notamment permis l’enrichissement sans risque du « fonds vautour » Butler Capital Partners (lire ici). Un feuilleton marqué par de nombreuses violations du droit de la concurrence, au niveau français et européen, et du code des marchés publics, avec la complicité active du pouvoir politique, national et local (assemblée de Corse), toujours au nom de la « paix sociale » à Marseille et dans l’île de Beauté. Et aux frais du contribuable. Le 6 septembre dernier (lire ici), les élus corses avaient d’ailleurs attribué de nouveau à la SNCM (avec son « partenaire » contraint la CMN) la délégation de service public lui assurant le monopole des liaisons vers la Corse à partir de Marseille, avec une enveloppe financière pratiquement inchangée par rapport au précédent exercice et qui compense à l’euro près les 35 millions « perdus » annuellement du fait de la condamnation du « service complémentaire » par les autorités européennes.

Curieuse omerta quand il s’agit de l’usage de l’argent public, la commission d’enquête créée en juin 2013 par l’Assemblée nationale sur les conditions de la privatisation de 2005-2006 n’a encore publié aucun compte rendu des auditions des protagonistes de cette affaire réalisées à ce jour. Les deux dernières auditions, le 13 novembre, visaient Dominique de Villepin et l’architecte de l’entrée de Veolia dans l’opération, Stéphane Richard, actuel PDG d’Orange, et par ailleurs mis en examen dans l’affaire de l’arbitrage rendu en faveur de Bernard Tapie lorsqu’il était directeur de cabinet de Christine Lagarde à Bercy. Ce petit monde est vraiment petit. 

Antoine Frérot, PDG de Veolia en guerre ouverte avec son prédécesseur Henri Proglio (nommé à la tête d’EDF par Nicolas Sarkozy et maintenu par François Hollande) et décidé à abandonner une aventure coûteuse dans les transports, a réaffirmé début novembre que son groupe, co-actionnaire avec la CDC de Transdev (qui détient 66 % de la SNCM), n’était « pas solidaire » des engagements de la compagnie maritime. Autrement dit, pas question de contribuer au remboursement des aides illégales exigé par Bruxelles et autres charges financières, un risque qu’il évaluait à 300 millions d’euros pour le seul Veolia. Comme de son côté la CDC, présidée par l’ami intime du chef de l’État Jean-Pierre Jouyet, veut bien reprendre la totalité des activités transport de Transdev à l’exception notable de la SNCM, il ne faut pas être grand clerc pour deviner que la faillite de la compagnie serait accueillie avec un certain soulagement par ses principaux actionnaires. 

En Manche, la liquidation de Sea France, autre aventure malheureuse de l’État actionnaire dans le transport maritime (lire ici), a prouvé que des solutions existent pour assurer le maintien des dessertes et la sauvegarde d’une partie des emplois. Sa candidature à la DSP pour une partie des liaisons à partir de Marseille ayant été rejetée, Corsica Ferries pourrait être intéressée, de même que la CMN, adossée au leader européen de la logistique du froid, le groupe STEF.

Il y a fort à parier toutefois que le gouvernement Hollande/Ayrault va continuer à jouer la montre, les yeux rivés sur les prochaines échéances électorales en région PACA, en utilisant les délais qu’accordent aux « États voyous » la longueur des procédures européennes. « Il faut sauver la SNCM », affirmait encore en septembre l’évanescent ministre des transports Frédéric Cuvillier. En qualifiant sans rire cet éternel canard boiteux de « joyau du pavillon français ». Et en promettant d’agir quand le verdict de Bruxelles serait tombé. Alors ? 

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Matignon s'attaque à la citadelle de Bercy

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Matignon est à l’attaque. Dix-huit mois après son accession au pouvoir, le premier ministre semble décidé à partir à l’assaut de la citadelle de Bercy. Selon les informations publiées par Le Canard enchaîné, et confirmées par Le Monde, Ramon Fernandez, directeur du Trésor depuis 2009, devrait être démis de ses fonctions pour être remplacé par François Villeroy de Galhau, ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn lorsqu’il était aux finances et actuellement directeur de Cetelem, la filiale de crédit à la consommation de BNP Paribas. Julien Dubertret, directeur du budget, serait pour sa part remplacé par Denis Morin, directeur de cabinet de la ministre des affaires sociales, Marisol Touraine.

Si l'arrivée de Denis Morin à la direction du budget semble acquise, le départ de Ramon Fernandez paraît susciter une belle bagarre : Bercy fait de la résistance. Pour l'instant, ni Matignon, ni le ministère des finances n'ont voulu confirmer son départ. Le ministre des finances parle même de rumeurs, bien que les informations sur le départ de Ramon Fernandez semblent acquises pour beaucoup. De son côté, François Villeroy de Galhau, dont le nom est régulièrement cité depuis le retour des socialistes au pouvoir pour un poste ou un autre, a démenti avoir été pressenti. « Personne ne m'a appelé », a-t-il déclaré au Monde.

Ramon Fernandez comme Julien Dubertret, ancien conseiller de François Fillon à Matignon, avaient été nommés à ces deux postes parmi les plus importants de la République par Nicolas Sarkozy. À gauche, beaucoup avaient été étonnés de leur maintien en poste après l’élection de François Hollande : ils avaient été les maîtres d’œuvre de la politique économique de Nicolas Sarkozy. Même à droite, cela avait déconcerté. « J’ai toujours été surpris que le gouvernement ne place pas des hommes à lui à ces deux postes stratégiques. C’est dans la nature de ces fonctions. Le faire aujourd’hui, c’est l’aveu d’une erreur », a ainsi dit Philippe Marini, président de la commission des finances du Sénat.

Plusieurs membres du gouvernement partageaient cette analyse. Dès septembre 2012, Arnaud Montebourg avait mené une attaque au grand jour contre le Trésor. À la suite de l’épisode de l’éventuelle nationalisation de Florange, repoussée par le ministère des finances comme étant une vieille lune socialiste impossible à mettre en œuvre, il avait vivement fustigé « l’orientation clairement ultralibérale du Trésor », l’accusant « de ne pas être fidèle à la pensée du gouvernement ». Le ministre du redressement productif visait directement Ramon Fernandez.

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Fait rare, le ministre des finances, Pierre Moscovici, était monté personnellement au créneau pour désavouer son collègue de l’industrie. Dans une lettre adressée à toute la direction du Trésor, il les avait assurés de sa « confiance en leur loyauté et en leur compétence ». Avant de conclure : « L'expertise et l'intégrité de la direction du Trésor sont connues et respectées. Depuis mon arrivée, j'ai pu vérifier combien cette réputation d'excellence est méritée et légitime. »

À plusieurs reprises, Matignon a demandé le remplacement de Ramon Fernandez, sans obtenir gain de cause. À chaque fois, Pierre Moscovici a repoussé la demande. « Il a une vraie crédibilité vis-à-vis de nos partenaires. Et il est parfaitement compatible avec le principe du "sérieux de gauche" de la majorité, même si on ne mène pas la même politique », a-t-il justifié dans Libération, en réponse à ceux qui s’étonnaient de le voir prendre sa défense en toutes circonstances.

Ramon Fernandez fait figure, il est vrai, d’intouchable. C'est le patron de la citadelle de Bercy, le vrai ministre des finances, disent certains. En moins de cinq ans, il a connu trois ministres : Christine Lagarde, François Baroin et Pierre Moscovici. Mais lui est resté, imposant ses vues et sa politique.

Par nature, le poste de directeur du Trésor, en relation avec les grandes institutions internationales, le monde bancaire et les financiers et créanciers de la France, acteur des privatisations et choyé à ce titre par les banquiers d’affaires, est très important. Mais à la faveur de la crise, Ramon Fernandez a su le transformer en royaume.

Succédant à 41 ans à Xavier Musca, devenu secrétaire général adjoint de l’Élysée en 2009, il a établi avec lui un pilotage au quotidien de la crise financière et de la crise européenne. Passant par-dessus le ministre des finances, il avait accès direct à l’Élysée et au président. Il a été de tous les G8, de tous les G20. Il a été associé à toutes les discussions internationales chargées d’essayer de proposer des solutions à la crise, la lutte contre les paradis fiscaux notamment dont on sait ce qu’il advint. Il a participé à tous les sommets de la dernière chance, aux sauvetages in extremis lors de la crise de l’euro. Pendant que Nicolas Sarkozy parlait, c’est lui qui poussait les notes derrière lui, formulait les propositions et bâtissait avec ses collègues les règles arrêtées par les politiques.

« Vous allez changer de ministre de finances, mais conservez le directeur du trésor, avec lequel nous avons pris l’habitude de parler », auraient conseillé des responsables de fonds d’investissement et des agences de notation à François Hollande, selon Marianne. En une période où la moindre dégradation pouvait enflammer les marchés, où les dettes des pays européens pouvaient être l’objet de spéculations capables d’envoyer une économie au tapis, le conseil avait valeur d’avertissement. Tétanisés par la perspective d’effrayer les marchés, voire d’amener le FMI en France – une menace que le Trésor semble avoir agité plusieurs fois pour emporter les arbitrages –, le président de la République et le gouvernement se sont inclinés : il fallait dorloter l’homme qui avait l’oreille des financiers.

La présence de Ramon Fernandez, mémoire vivante des grands sommets précédents et de la crise, qui maîtrise les clés et les rouages de la finance internationale, a rassuré François Hollande, lorsqu’il a fait ses premiers pas dans les grandes réunions internationales. À l’Élysée, la relation établie avec Xavier Musca s’est poursuivie avec Emmanuel Macron, secrétaire général adjoint de l’Élysée et lui aussi ancien du Trésor avant de devenir banquier chez Rothschild. Le maillage a été complété avec  la nomination de Rémy Rioux comme directeur de cabinet de Pierre Moscovici. Le haut fonctionnaire se définit comme de gauche mais a été aussi l'adjoint de Ramon Fernandez au Trésor.

Pierre Moscovici, par dilettantisme, a eu tôt fait de se reposer entièrement sur le directeur du Trésor. Lors des réunions de l’Eurogroupe, où se retrouvent les ministres des finances de la zone euro, le ministre des finances se contente souvent de reprendre tels quels ses avis. Dans les réunions internationales, Ramon Fernandez est la voix de la France, bien plus que son ministre, jugé bien inconsistant.

Son influence va bien au-delà de son territoire, comme a pu le constater Arnaud Montebourg, à ses dépens, à plusieurs reprises. Après la déconvenue, payée politiquement au prix fort, sur Florange, le ministre du redressement productif s’est heurté à nouveau à lui lors de la création de la banque publique d’investissement. Arnaud Montebourg voulait créer un puissant établissement bancaire public, doté d’importants capitaux avec des représentations régionales. « Pas question de constituer à nouveau une banque publique », a rétorqué le Trésor, qui s’emploie depuis vingt ans à démanteler tous les outils stratégiques et financiers de l’État, au nom d’un libéralisme bon teint.

Qu’est-il arrivé ? Le ministre des finances a arbitré en faveur de la position du Trésor. Il a été bricolé une petite entité, dotée de moins de 30 milliards d’euros de fonds propres, qui n’a pas vocation « à venir au secours des canards boiteux », selon son président, lorsqu’il a été sollicité pour intervenir sur un dossier. Depuis, la BPI a plus fait parler d’elle pour ses dépenses somptuaires dans l’aménagement de son siège que pour ses interventions auprès des entreprises. 

Le conflit entre le Trésor et Montebourg tourna à la querelle personnelle avec l’affaire Matthieu Pigasse à l’automne 2012. Ce dernier est banquier d’affaires chez Lazard, chargé de diriger la maison de Paris et aussi actionnaire du Monde et propriétaire des Inrocks. À ce titre, il venait d’embaucher comme directrice de l’hebdomadaire Audrey Pulvar, compagne alors d’Arnaud Montebourg. Le ministre du redressement productif fut accusé de conflit d’intérêts : n’y avait-il pas renvoi d’ascenseur de la part de Matthieu Pigasse pour favoriser Lazard à Bercy ? « Entre les trois, qui est de trop ? » lui demanda Fabrice Arfi, lors d’une émission à Mediapart. « Matthieu Pigasse », répondit le ministre, ajoutant qu’il demandait à l’avenir, pour éviter tout soupçon, que Lazard soit banni de tous les mandats de conseil qui pourraient concerner son ministère.

C’était mettre les pieds dans le jardin secret du Trésor. Depuis le début des privatisations, c’est lui qui a la haute main sur les procédures et les banques conseils. Celles-ci font une cour assidue auprès des membres du Trésor pour obtenir des mandats et gagner en influence : avoir accès au Trésor, c’est avoir accès aux manettes de l’État. En retour, les banques conseils sont écoutées avec attention, car elles portent la voix de la finance internationale, censée être toujours plus avisée que celle de l’État. Elles sont traitées avec d’autant plus d’égards qu’elles sont souvent promesses de futur : la banque d’affaires est l’issue de pantouflage préférée des membres du Trésor qui, après avoir passé quelques années à Bercy, vont monnayer en millions d'euros leurs carnets d’adresses constitués dans les couloirs de l’État. 

Mais dans l’étiquette très stricte de cette nouvelle noblesse de robe du cinquième étage de Bercy, il y a des rangs. Au sommet des banques d’affaires, se trouvent Lazard et Rothschild. Les banquiers de ces deux établissements ont table ouverte à Bercy. D’une façon ou d’une autre, ils sont associés à tous les processus, tous les conseils du ministère. « Prendre Lazard ou Rothschild pour Bercy, c’est comme acheter IBM pour un directeur informatique dans le passé. Jamais on ne remettra en doute votre choix, la façon dont cela a pu se passer. Leurs conseils sont supposés intouchables », expliquait un ancien haut fonctionnaire de Bercy dans Rothschild, une banque au pouvoir. En bannissant Lazard de Bercy, Arnaud Montebourg bousculait le jeu et empiétait sur les prérogatives censées immuables de la haute administration, dont elle tire tant de bénéfices.

La polémique publique fut vite éteinte. Quelques mois plus tard, Matthieu Pigasse prenait grand soin de se montrer dans les couloirs de Bercy, afin de bien prouver que les oukases du ministre n’étaient que gesticulation. Les ministres passent mais la direction du Trésor et son puissant patron restent…

Plus discrètement, Ramon Fernandez et ses équipes supervisent tout ce qui tout touche au monde bancaire et financier. Ils ont beaucoup pesé lors de l’élaboration de la loi sur la séparation des activités bancaires. Les banquiers amis, souvent anciens inspecteurs des finances et même du Trésor, savaient trouver une oreille attentive dans les bureaux du 5e étage du ministère. Les députés eux ont mesuré une nouvelle fois à cette occasion la puissance de Bercy. Un par un, tous leurs amendements, même ceux qui ne touchaient le texte qu'à la marge, ont été balayés. Résultat ? Cette loi bancaire que toute la planète financière nous envie : la séparation touche moins de 2 % du bilan des banques.

C’est le Trésor toujours, appuyé par le gouverneur de la Banque Christian Noyer, passé lui aussi naturellement par cette puissante direction de l’administration des finances, qui mène la bagarre contre la taxe sur les transactions financières voulue par l’Europe, amenant la France à renier une position défendue depuis des années et abandonnant ses alliés européens en rase campagne.

Il est aussi au premier poste dans la gestion de la faillite de Dexia ou du Crédit lyonnais, trouvant sans problème 4,5 milliards d’euros pour chacune d’entre elles afin de rassurer les contreparties bancaires de la banque en faillite : il en allait de la sécurité du système financier mondial et de la signature de la France. Il a été à la manœuvre dans la rédaction de l’article 60 du dernier projet de loi de finances, accordant une amnistie totale aux banques.

Certains voient sa main aussi dans l’échec de certains projets de lois ou au contraire dans l’adoption de textes, surtout quand ils touchent le détricotage de la protection sociale ou du livret A, bêtes noires de la haute fonction publique de Bercy. Le Trésor est passé maître dans l’art de faire fuiter les projets pour mieux les porter ou les tuer… Avant même qu’elle ne soit annoncée, Ramon Fernandez avait fait savoir son opposition à une grande réforme fiscale, jugée impossible. 

Les reproches faits au gouvernement socialiste de faire la même politique que Nicolas Sarkozy ne sont donc pas infondés. Ce sont les mêmes hommes qui l’inspirent et la mettent en musique. « Je ne renie rien de ce que j’ai fait auprès du précédent président de la République, mais je ne suis pas un politique, je suis avant tout un technicien », se défend Ramon Fernandez dans Libération. Un technicien très politique, poursuivait le journal. De fait, tout en cultivant le grand mythe du haut fonctionnaire de l’État en toutes circonstances, le directeur du Trésor a constitué autour de lui une équipe très monocolore, résistant à tous les changements, partageant la même philosophie politique, utilisant les mêmes recettes depuis plus de trente ans, avec le succès que l’on voit !

En mars dernier, il a ainsi proposé pour diriger le service – stratégique – du financement de l’économie, un des cinq services du Trésor chargé de la régulation des banques et des assurances, du logement et du financement de l’économie, Delphine d’Amarzit. Sarkozyste elle aussi, elle a été de 2007 à 2009 la conseillère de François Fillon à Matignon pour les affaires économiques et financières. Elle est par ailleurs très proche de François Pérol, l'ancien bras droit de Nicolas Sarkozy, devenu patron de BPCE, rappelle Laurent Mauduit. Son numéro deux, Corso Bavagnoli, sous-directeur en charge des banques et du financement de l'intérêt général, suit exactement le même parcours : il a succédé à Delphine d'Amarzit en 2009, quand elle a quitté Matignon. Quand le projet de cette nomination est arrivé sur le bureau de Pierre Moscovici, il l’a ratifié sans problème.

À défaut de renvoyer Pierre Moscovici, accusé de ne pas être à la hauteur de son poste, Matignon a donc choisi au moins de sanctionner les principaux responsables de sa politique. L’éviction de Ramon Fernandez et de Julien Dubertret signe la fin d’une séquence catastrophique où Bercy a été au cœur des dérapages. Dans la confusion et l’impréparation la plus totale, chaque jour ou presque, une nouvelle taxe a été annoncée pour, dans la foulée, être retirée sous la pression d’un lobby ou d’un autre. Pierre Moscovici lui-même, reprenant sans doute des propos de ses services, a lancé la contestation fiscale, en lâchant le thème du ras-le-bol fiscal. Une première en France. Jamais jusqu’alors un ministre des finances n'avait contesté le bien-fondé de l’impôt !

L’éviction de Ramon Fernandez à la direction du Trésor signifie une reprise en main par Matignon mais pas forcément un tête-à-queue dans la conduite des affaires économiques et financières de la France. Si la nomination de François Villeroy de Galhau est confirmée, il n'y a guère de rupture à attendre. Il a certes été le directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn, lorsqu’il était au ministère des finances entre 1997 et 1999. Mais à cette période, le gouvernement socialiste privatisa comme jamais : France Télécom, Aérospatiale, Air France, la CNP... Il y avait encore sur la liste les autoroutes, EDF, GDF, mais il n’en eut pas le temps. Le tabou étant tombé, les successeurs poursuivront au moins partiellement cette entreprise.

Dirigeant la puissante filiale de crédit à la consommation de BNP Paribas, le Cetelem, François Villeroy de Galhau est tout sauf en butte avec le monde financier et la pensée des élites économiques de ce pays. Comme elles, il continue de prôner l’austérité et le moins d’État.

Quant à Ramon Fernandez, le gouvernement et Bercy s'activent pour lui trouver un point de chute digne de lui. Si son éviction pose tant de problèmes, c'est, semble-t-il, que Pierre Moscovici, qui a été tenu à l'écart des grandes manœuvres engagées par Matignon, a promis au haut fonctionnaire « une sortie par le haut » en remerciement de ses services. Mais les fonctions prestigieuses dans la République ne sont plus légion depuis que l'État s'est désengagé de tant de missions. N'était-ce pas ce que le Trésor souhaitait ? Personne, toutefois, ne se fait de souci pour l'avenir du directeur du Trésor. Toutes les grandes banques d’affaires semblent prêtes à lui faire un pont d’or pour s'assurer ses services et son carnet d’adresses.

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Laurent Davezies: «Vivre et travailler au pays, c'est un fantasme»

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Spécialiste de l’économie régionale et urbaine, Laurent Davezies est professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire « économie et développement des territoires », et professeur à Sciences-Po. Il annonçait en 2012 dans La Crise qui vient (Seuil) la montée des populismes dans certains territoires « déstabilisés » et un « ébranlement des territoires suburbains » avec le « sevrage de la dépense publique et l’énergie chère ». Dans un entretien à Mediapart, il revient sur la contestation sociale multiforme partie de Bretagne. Selon lui, le FN pourrait servir de « soupape » lors des prochaines élections municipales et européennes.

Laurent Davezies.Laurent Davezies. © (dr)

Avec le recul, comment analysez-vous le mouvement autour de l'écotaxe parti de Bretagne, qui annonce une nouvelle manifestation samedi 30 novembre à Carhaix ?

L'écotaxe n'a pas déclenché le mouvement. Ce qui le déclenche, c'est un choc industriel dans la filière agro-alimentaire du nord-ouest de la Bretagne, avec des entreprises qui ferment à tour de bras et mettent sur le carreau des centaines d’ouvriers très peu qualifiés. Ce choc industriel arrive dans une Bretagne historiquement solidaire et organisée, qui sait se faire entendre depuis des siècles, où la brutalité des manifestations sociales n'est pas rare, avec les préfectures envahies et les bagarres avec les CRS. Dans cet ouest français, il y a historiquement de très mauvais souvenirs dans la relation avec Paris. L'histoire de la Révolution française montre ces très mauvais rapports entre Paris et l'ouest de la France. Le projet parisien de répression de l'ouest français était alors d’une très grande radicalité. Il s'agissait d'écraser les jacqueries paysannes ! En Bretagne, ce vieux passif reste dans les mémoires.  

Toute cette partie ouest de la France, qui se méfie historiquement de Paris, se sent à l’extrémité de l’Europe. Dans les années 1980-90, quand l'Europe s'est intégrée, les régions de l'ouest ont pris peur. Elle se sont vues sur le bas-côté de l'autoroute du développement. Jean-Marc Ayrault a souvent dit que Nantes a cru voir arriver le début de sa fin, avec la fermeture des chantiers navals. Des cabinets de consultants très cher payés prédisaient alors le déclin d'une ville comme Brest.

Et pourtant ! Vingt ans après, Bordeaux, Nantes, Brest font partie des villes qui marchent le mieux en France ! La Bretagne, les Pays de Loire, l'ouest de la France en général, font aujourd'hui figure de modèle de la mobilisation des acteurs locaux pour le développement. Dès les années 1950-60, bien avant la décentralisation, les Bretons ont été des militants du développement territorial, avec des formes d'organisation très avancées : des coopératives paysannes, un comité de développement de la Bretagne qui fait figure de référence, un militantisme communautaire poussé.

Mais dans cet univers de l'ouest qui s'en sort plutôt bien, d'autres zones ont moins marché. Le centre de la Bretagne, autour de Carhaix, le cœur du mouvement des “Bonnets rouges”, est aujourd'hui en difficulté avec des entreprises issues des choix productifs des années 1960, qui ont une faible capacité d'adaptation et se révèlent obsolètes, comme ces entreprises de volaille low cost dépendantes des subventions européennes. À ces difficultés est venue s'ajouter l'écotaxe, une taxe très compliquée, très discutable, qui visait, quand elle a été décidée, à transférer le trafic vers des modes plus “doux” comme le fer et le fluvial, avec notamment des coûts de recouvrement hallucinants (lire ici notre enquête).

Manifestation de "Bonnets rouges" à Quimper, le 2 novembre 2013Manifestation de "Bonnets rouges" à Quimper, le 2 novembre 2013 © reuters

Aujourd'hui, 95 % de la valeur des marchandises transportées en France passent par la route. Et pour l'agriculteur breton, il n'y a aucune substitution possible en termes de voies ferrées et de canaux, et ils sont donc piégés. Cet impôt écologique a fini par être vécu comme punitif. Tout ça a conduit les paysans bretons, l'industrie agroalimentaire et les transporteurs à se mobiliser. Même si leurs intérêts sont divergents.

Donc oui, il y a bien une crise industrielle dans les Côtes-d'Armor et le Centre-Finistère… Mais ce n'est pas toute la Bretagne !

Portiques écotaxes, radar, fiscalité… La contestation s'étend et elle porte sur les questions fiscales.

Un peu comme en astrologie, il y a en ce moment une conjonction d'éléments épars qui, combinés, finissent par constituer un mélange détonant… Il y a sans doute, çà et là, le sentiment de vivre dans des territoires abandonnés. Mais il faut relativiser. S'ils étaient vraiment délaissés, ces territoires n'existeraient plus depuis longtemps.

On l'oublie toujours, mais une redistribution colossale s'effectue au profit des territoires. Il est très rassurant de voir l’énorme intensité de ces mécanismes de solidarité. 10 % de la création totale de richesses en Île-de-France, soit 70 milliards d’euros environ, sont transférés au reste du territoire français sous forme de subventions implicites, par le jeu des prélèvements obligatoires et des dépenses publiques et sociales. C’est énorme !

Il y a un déni généralisé de ces mécanismes de redistribution et de solidarité extrêmement puissants. Les territoires ne sont pourtant pas abandonnés. En vertu de ce très puissant système de mutualisation, 57 % du PIB est consacré aux dépenses publiques et sociales. Quand une entreprise ferme dans un territoire, la valeur ajoutée qu'elle crée passe de 100 à zéro, mais les mécanismes de chômage, payés par d'autres travailleurs, la préservation du service public financé par l’impôt, etc., assurent le maintien d’un revenu aux salariés, et donc de la consommation et de ses effets multiplicateurs, au moins pour une certaine période.

Mais s'il y a une forte redistribution, c'est aussi parce qu'il y a des fractures profondes entre les territoires : il n’y a redistribution que quand il y a inégalité ! Mécaniquement, au titre de ces transferts, certains territoires aujourd’hui très favorisés sont donc très aidés. En conséquence, ces territoires pauvres vont ressentir plus que d’autres la réduction des dépenses publiques qui va se poursuivre dans les prochaines années : ils recevaient énormément, ils ne recevront plus beaucoup. C’est une des difficultés posées par la réduction des dépenses publiques. Et cela peut évidemment alimenter un sentiment d’abandon.

Des "Bonnets rouges" mettent le feu à un radar en Bretagne, le 9 novembre 2013Des "Bonnets rouges" mettent le feu à un radar en Bretagne, le 9 novembre 2013 © @Afp

Par ailleurs, il y a une contestation fiscale. Les annonces des derniers mois sont un peu la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Mais pour autant, les gens sont-ils contre l’impôt ? L’impôt sur le revenu vient de très loin. Relisez Michelet ! Pour lui, les révolutionnaires de 1792 qui voulaient créer un impôt sur les riches étaient vraiment des fous furieux ! Or aujourd'hui, le monde entier a un impôt sur le revenu. Et même le FN, qui était contre il y a vingt ans, ne le remet plus en cause. Il n'y a jamais eu dans l'humanité de telles redistributions monétaires sans violence ! C'est vrai dans tous les pays industriels, et un peu plus en France.

Alors prenons un peu de distance. Oui, il y a une forme de ras-le-bol, mais personne ne remet en cause le principe général. Et cette jacquerie fiscale, personne ne sait ce que ça représente vraiment. Les gens qui s'en prennent aux radars, soyons francs : c'est quand même un peu le “beauf absolu”. Mais ça ne fait pas pour autant une révolution ! Ça ne fait pas un programme ! Ni même une doléance organisée.

Autre élément : la montée du Front national, qui agite la nostalgie du “c'était mieux avant”...

Oui, au total, il y a un mélange d'angoisse et de mécontentements. Mais c'est un cocktail qui fabrique des coalitions extrêmement composites voire baroques. Du coup, on est un peu sur le fil du rasoir. Tout ça peut s'agréger, malgré les intérêts divergents. Mais le mouvement peut aussi ne pas arriver à s'organiser. Même si le mécontentement contre le gouvernement est très important, je ne crois pas pour autant que les Français veuillent tout casser et renverser la table, ni que l’on assiste à des mouvements plus larges, plus brutaux, radicaux. Tout simplement parce que dans cette marmite surcompressée, il existe une sorte de soupape, si je puis dire : les municipales, les européennes, et la possibilité d'exprimer son mécontentement dans les urnes. Le vote FN sera peut-être une façon de cristalliser toutes ces pulsions qui, davantage que des sentiments poujadistes, fascisants ou racistes, sont surtout l'expression d'une angoisse. 

Ces exaspérations montent et l'État semble un peu dépassé...

La situation est extrêmement difficile. Un gouvernement de droite serait d'ailleurs exactement confronté aux mêmes problèmes. Le gouvernement doit réduire le déficit budgétaire. Concrètement, cela revient à augmenter les prélèvements ou à réduire les dépenses. Malgré ce qu'on dit parfois à gauche, il y a des marges importantes d'économies dans la dépense publique, de l'État et des collectivités locales. Mais même si c'est à mon sens une piste qu'il faut poursuivre, cette rationalisation de l'action publique ne donnera pas de résultats immédiats.

On peut aussi augmenter les impôts, ce qui a des effets plus immédiats. Mais alors en évitant les impôts qui frappent tout le monde, à commencer par les plus modestes, comme la TVA. Il faut donc être courageux en augmentant l'impôt des plus riches – peut-être provisoirement –, y compris de la classe moyenne supérieure, même si elle est déjà fortement sollicitée.

Jean-Marc Ayrault vient d'ailleurs de remettre sur l'ouvrage la grande réforme fiscale, promise par François Hollande mais jamais mise en œuvre...

C’est le printemps de Thomas Piketty (l'économiste qui a inspiré à François Hollande l’idée d’une grande réforme fiscale, ndlr) ! Sur les impôts, on est au taquet. Si la France a eu un consentement à l'impôt formidable depuis 30-50 ans, là ça commence à bloquer. D'autant qu'on augmente les impôts quand les gens vont mal. Si on veut augmenter les impôts, il faut donc que l'effort porte davantage sur ceux qui en ont les moyens. Une partie de la population française est aujourd'hui gravement pénalisée et extrêmement inquiète. Mais une autre partie, elle, s'en sort très bien : elle a même plus de travail en période de crise ! La réforme de l'impôt sur le revenu et de la CSG va donc plutôt dans le bon sens.

Vous dites craindre la montée d'un « populisme territorial », mêlant revendications localistes et considérations identitaires.

Je travaille depuis plusieurs années sur cette montée de l'« égoïsme territorial » en Europe. Le continent est le théâtre d'un mouvement général de replis : idéologiques, identitaires, territoriaux. On assiste à une montée très forte de ces identités territoriales, sortes de “bricolages identitaires” dans des régions qui ont eu du mal à s'intégrer à l'État nation, ou estiment qu'elles n'ont plus intérêt à jouer le jeu de la nation. On rempote des questions identitaires dans des questions qui sont en fait souvent du registre de l’égoïsme économique.

La Yougoslavie s'est défaite par ordre décroissant de revenu de ses composantes. Derrière un discours identitaire, il y a une réalité monétaire : je refuse de jouer le jeu de la solidarité avec des régions plus pauvres car je suis moi-même confronté à une compétition internationale. C'est ce que l'on observe avec les Basques espagnols, les Catalans, la Flandre et la Wallonie, l'Italie du Nord, les Écossais qui souhaitent l'indépendance, etc. En période de crise, ces tensions sont accrues.

En France, c'est moins marqué qu'ailleurs : l'ancien régime puis la révolution ont écrasé les identités et banalisé les territoires, et nous avons cette idéologie de l'unité nationale et de la nation. Mais ce qui se passe en Bretagne n'y est pas étranger. C'est le fameux “vivre et travailler au pays” des Bonnets rouges. Aujourd'hui en France, des forces politiques comme le FN entretiennent l'idée qu'un retour à “comme avant” est la réponse à toutes les solutions. La tentation est extrêmement forte de se replier vers un système plus communautaire. Même si c'est un fantasme, puisque la majorité des gens qui vivent aujourd'hui en Bretagne n'y sont pas nés ! Parfois, ce repli communautaire peut avoir une dimension identitaire, quand il se recoupe avec la peur de l'étranger immigré ou l'islamophobie.

Que faire pour sortir de ce climat déprimé ?

Acteurs publics, population, médias : c'est comme si nous étions tous entrés dans un phénomène collectif de panique. Or les effets de panique sont des multiplicateurs de problèmes. Beaucoup d’armées pourtant triomphantes ont été écrasées par l’irruption soudaine, irrationnelle et incontrôlable de la panique… À cet égard, le flegme du gouvernement, qui lui est reproché, est plutôt rassurant. Il faut en effet calmer le jeu, dire et redire la réalité : la situation française n'est pas la pire que ce pays ait connue dans le siècle passé, et de loin. Elle est inquiétante, mais pas dramatique, d’autant que les Français savent dans leur grande majorité quels sont les ajustements à faire. La crise de 1993, par exemple, était à peu près du même tonneau que celle d'aujourd'hui, même s'il y a aujourd'hui un aspect de crise structurelle qui rend l'avenir plus incertain.

En France on perd de l'emploi globalement depuis 2007, mais plusieurs de nos grands territoires ont continué à créer de l'emploi. La France a beaucoup d'atouts en termes d'innovation et de technologie. Avec 1 % de la population mondiale, nous avons un quart des médailles Fields, l'équivalent du prix Nobel de mathématiques. Mais nous avons aussi des problèmes à régler : une industrie trop spécialisée dans des industries à valeur ajoutée faible ou moyenne qui sont en déclin, des chercheurs magnifiques parfois fascinés par les technologies mais qui ne transforment pas forcément leurs découvertes en développement industriel, une sociologie des élites françaises organisée selon des castes extraordinairement lourdes. Cela ne changera pas en un jour.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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La réforme fiscale, une nouvelle austérité?

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Ils sont soulagés, les députés socialistes. L'annonce, lundi, par Jean-Marc Ayrault dans Les Échos, d'une « remise à plat » de la fiscalité les sort de la profonde déprime dans laquelle ils étaient plongés depuis des mois. Déprime que la fronde fiscale tous azimuts des dernières semaines n'a fait qu'aggraver. Du coup, ils ne mégotent pas sur les superlatifs pour saluer l'initiative. « C'est un très beau rebond politique », salue Thierry Mandon, porte-parole des députés PS. « C'était absolument indispensable », salue François Marc, rapporteur du budget au Sénat. « Finement joué », se félicite Christian Eckert, son homologue de l'assemblée nationale.

Une fois les partenaires sociaux consultés (lundi et mardi prochains), un groupe de travail associant des piliers de la majorité (spécialistes du budget, membres des différentes commissions) va prochainement être créé au parlement pour réfléchir à l'architecture de la grande réforme fiscale, un immense chantier qui « prendra le temps du quinquennat », comme l'a expliqué mercredi François Hollande.

« Jean-Marc Ayrault a repris la main et il a l'ensemble des députés socialistes derrière lui », affirme la députée Karine Berger, secrétaire nationale du PS à l'économie. Son rapport sur la réforme fiscale, prêt en septembre, avait été prestement enterré par l'exécutif, alors opposé à tout big bang fiscal.

« C'est une contre-attaque politique bienvenue : Ayrault a recrédité son compte, se félicite Thomas Thévenoud, un proche d'Arnaud Montebourg. Mais nous sommes encore en état de grande convalescence. » De fait, le pouvoir va devoir, en parallèle des grands travaux fiscaux, gérer la hausse de la TVA au 1er janvier, destinée à financer le crédit impôt compétitivité emploi (CICE) voté l'an dernier.

Et cela préoccupe déjà certains parlementaires. « Il y a tout de même un bémol sérieux aux annonces du premier ministre : la réforme fiscale n'apparaîtra pas aux Français tant qu'ils n'en verront pas les effets. Elle va mettre du temps à se mettre en place. Pendant ce temps, le 1er janvier, la TVA va augmenter, accréditant l'idée d'une hausse des impôts. D'ici quelques jours, le débat va peut-être ressortir », explique Laurent Baumel, l'un des membres de la Gauche populaire qui réclame bruyamment depuis des semaines des mesures en faveur du pouvoir d'achat.

« Le pays est au bord de la crise de nerfs : s'il y a un mouvement social sur la TVA autour du 1er janvier, l'affaire pourrait se compliquer », ajoute-t-il. « La TVA va augmenter au 1er janvier, nous l'avons votée. Mais c'est un impôt bien injuste pour les Français les plus modestes », concède François Marc, qui demande des « arbitrages » dans les mois à venir, « pour équilibrer les différents impôts, trancher notamment la question de la répartition entre impôts progressifs et impôts proportionnels comme la TVA. » Le Front de gauche appelle le 1er décembre à une manifestation contre les hausses de TVA (lire notre entretien avec Jean-Luc Mélenchon).

D'autres s'inquiètent déjà de l'autre annonce contenue dans l'entretien de Jean-Marc Ayrault aux Échos, et passée inaperçue : la confirmation d'une réduction, à train très soutenu, des dépenses publiques au cours des prochaines années. « Nous allons réaliser 15 milliards d’euros d’économies en 2014, mais il faudra continuer au moins au même rythme en 2015, en 2016, en 2017 », a ainsi annoncé le premier ministre. La France s'est en effet engagée auprès de la Commission européenne à ramener son déficit public sous la barre des 3 % du produit intérieur brut (PIB) fin 2015.

L'ampleur de ces coupes n'est pas tout à fait une surprise. Début novembre, alors que le gouvernement excluait obstinément toute réforme fiscale d'ampleur, le ministre délégué au budget, Bernard Cazeneuve, avait même laissé entendre dans Les Échos que le niveau des économies pourrait être encore plus élevé.

« Il n'y a rien de nouveau sous le soleil, argumente Karine Berger. On l'a toujours dit ! Dans son programme, François Hollande parlait de 50 milliards d'économie sur cinq ans. On fait juste un peu plus à cause du crédit impôt compétitivité emploi. » Pour cette économiste, « il ne s'agit en rien d'austérité, mais d'un fort ralentissement de la progression des dépenses publiques ». De fait, les dépenses publiques augmentent mécaniquement d'environ 35 milliards par an. Les économies annoncées sont donc en réalité une réduction de la hausse tendancielle, ce que critique d'ailleurs régulièrement l'opposition, qui réclame des coupes bien plus claires dans les dépenses publiques. « C'est beaucoup, mais on y est arrivé cette année. Et c'est nécessaire, car on ne peut plus augmenter les impôts », explique Christian Eckert.

La rigueur qui s'annonce inquiète pourtant franchement ce député influent au sein du groupe PS, qui s'exprime sous couvert de l'anonymat : « 60 milliards d'économie en quatre ans, c'est inouï. Sarkozy, que nous vilipendions alors, avait fait 10 milliards d'euros sur trois ans ! » D'autant que l'essentiel de ces économies « porteront sur la dépense », comme cette année, rappelle le sénateur François Marc. Autrement dit sur les dépenses de fonctionnement, les opérateurs de l'État, les collectivités locales, les dépenses sociales et l'assurance-maladie (médicaments, hôpitaux, etc.) Pour plusieurs élus, la question se pose avec d'autant plus d'acuité que la réforme fiscale nécessite des moyens financiers, aujourd'hui non chiffrés. « Ça nécessite des marges de manœuvre que nous n'avons pas forcément », s'inquiète déjà un interlocuteur de confiance de François Hollande.

« 15 milliards par an, ça me paraît beaucoup. Il faut faire les choses de façon raisonnable », soutient le député Pierre-Alain Muet, ancien conseiller économique de Lionel Jospin à Matignon, un proche de Martine Aubry. Lui plaide plutôt pour un effort plus réduit, « autour de 10 milliards d'euros, le bon rythme pour ne pas endommager la croissance ».

« Ces annonces ne sont pas forcément rassurantes, s'alarme Laurent Baumel. Les 15 milliards prévus dans la loi de finances pour 2014, ça commence déjà à faire mal. Il ne faut pas que l'on casse la croissance (la commission européenne prévoit une faible croissance pour 2014, de l'ordre de 0,9 %  ndlr). Je souscris à l'idée de réduction des déficits, mais pas à marche forcée. » Baumel veut croire que les chiffres annoncés, fixés au doigt mouillé, sont en réalité destinés « davantage aux institutions européennes ou aux marchés qu'à l'opinion ».

Pour le député d'Indre-et-Loire, ils rouvrent surtout le débat européen. « Alors que même la commission européenne s'interroge sur les dégâts de l'austérité, il faut d'urgence reprendre la discussion avec l'Allemagne », dit-il. Dans un livre qui vient de paraître (L'urgence européenne, téléchargeable ici), le président de l'assemblée nationale, Claude Bartolone, partisan de longue date d'une « confrontation » avec l'Allemagne, invite lui aussi la gauche européenne à  rompre « le dogme néolibéral » et l'« Europe disciplinaire », si elle veut éviter une déroute aux européennes des 22-25 mai 2014.

BOITE NOIRESauf mention contraire, toutes les personnes citées ont été contactées mercredi et jeudi.

Correction: les élections européennes auront lieu entre le 22 et le 25 mai 2014.

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Le Luxembourg officiellement désigné comme un paradis fiscal

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C’est dit : le Luxembourg est un paradis fiscal. Et ce n’est plus une ONG engagée qui le clame. C’est la constatation, argumentée et dépassionnée, du Forum mondial sur la fiscalité, piloté par l’OCDE. Réuni pour la sixième fois ces 21 et 22 novembre à Jakarta, ce Forum mondial regroupe 121 pays et est missionné par le G20 pour travailler à une meilleure transparence dans les échanges d’informations fiscales. Il vient de rendre publiques ses évaluations sur la façon dont 50 pays respectent, ou non, les normes internationales de transparence bancaire et fiscale entre administrations. Et le Luxembourg, pays fondateur de l’Union européenne, a été jugé « non conforme », c’est-à-dire opaque financièrement.

Quarante-quatre pays, dont la France, ont été classés comme « conformes » ou « largement conformes ». Quatre pays sont non conformes : les îles Seychelles (où le nombre de sociétés offshore, dont les réels propriétaires sont impossibles à désigner, est passé en cinq ans de 20 000 à 120 000), les îles Vierges et deux pays membres de l’Union européenne, Chypre et le Luxembourg. L’Autriche et la Turquie ont eux été désignés comme « partiellement conformes ».

Ce classement (consultez-le ici en intégralité en PDF) est l’aboutissement de la « phase 2 » pour les 50 pays évalués. Comme nous le racontions il y a un an, cette seconde phase des évaluations vise, par des enquêtes poussées, notamment sur le terrain, à savoir si un pays livre aux administrations qui le demandent les informations fiscales sur leurs ressortissants qui investissent ou cachent leur argent sur son territoire.

La première phase, moins ambitieuse, sert simplement à vérifier si un pays a mis en place les lois imposant à ses établissements financiers de récolter les informations personnelles de leurs clients, et de les partager avec le fisc de leur pays ou d’un pays partenaire. On sait depuis un an que 14 pays n’ont pas franchi cette première étape. Parmi eux, la Suisse (mais aussi Brunei, le Guatemala, le Liban, le Liberia, Panama ou les Émirats arabes unis…), qui continue notamment à prévenir les étrangers ayant caché de l’argent sur son territoire lorsqu’ils sont ciblés par les autorités de leur pays. La Confédération s’est engagée à changer sa loi dès que l’OCDE aura mis en place des normes internationales.

La position de la Suisse dans les évaluations de l’OCDE était déjà connue. Celle du Luxembourg fait l’effet d’une bombe, d’autant qu’il est le pays le plus mal noté des évaluations. Luc Frieden, son ministre des finances, avait pris les devants dans un communiqué publié dès le début de la semaine, où il souligne que son pays « juge cette notation excessivement sévère ». Il rappelle qu’en trois ans, le Luxembourg a reçu 832 demandes d’informations fiscales de la part d’administrations étrangères, dont 785 ont obtenu une réponse. Le Forum mondial reproche en fait au pays de donner des réponses bien trop floues et de ne pas peser suffisamment sur ses banques pour qu’elles transmettent des données pertinentes.

« Le Luxembourg nous fait les poches »

Cette très mauvaise notation réjouit évidemment tous ceux qui se battent contre le secret bancaire et les paradis fiscaux, au premier rang desquels le Tax Justice Network, le réseau d’ONG qui vient de publier son index du secret financier, où la Suisse, le Luxembourg et Hong Kong arrivent en tête. « Je pense que désigner ainsi le Luxembourg est tout à fait significatif, commente le journaliste et écrivain Nicolas Shaxson, membre du TJN et auteur d’un brillant livre sur les paradis fiscaux (Les Paradis fiscaux, enquête sur les ravages de la finance néolibérale, André Versaille éditeur). Pendant des années, ce pays a été le passager clandestin du secret bancaire, éclipsé par des territoires comme les îles Caïmans ou la Suisse. Notre index, qui le classe au deuxième rang mondial, montre à quel point ses agissements sont importants et pernicieux. »

Il est vrai qu’il y a encore quelques mois, il aurait été impensable de montrer ainsi du doigt le Grand-Duché. Le pays s’est toujours présenté comme le bon élève de la construction européenne. Jean-Claude Juncker, qui fut son inamovible premier ministre de 1995 à jusque très récemment, a été à la tête l’Eurogroupe, le club des pays membres de la zone euro, de 2005 à janvier 2013. D’un côté, Juncker ne s’est jamais écarté d’un discours de tenant absolu de l’orthodoxie budgétaire. De l’autre, il s’activait pourtant pour que son pays attire les entreprises et les particuliers désireux d’échapper aux impôts des autres pays partenaires européens. « Le matin, il nous rappelle nos obligations d'équilibre des finances publiques et l'après-midi il nous fait les poches grâce au régime luxembourgeois sur la fiscalité et le secret bancaire », avait résumé en novembre 2012 le sénateur UDI Jean Arthuis lors d’une séance de la commission des finances…

Dans son communiqué, le ministre des finances luxembourgeois rappelle pourtant que son pays s’est engagé à se convertir à l’échange automatique d’informations d’ici la fin 2015. Autrement dit, il enverra automatiquement aux pays partenaires la liste de tous leurs ressortissants ayant touché des intérêts sur des comptes hébergés sur son territoire. Une avancée, certes, mais totalement insuffisante.

C’est le constat que dresse Gabriel Zucman dans son récent livre, La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées, 128 pages), qui sera bientôt chroniqué dans Mediapart. L’économiste de 27 ans est en train de s’imposer comme l’une des références dans l’étude des paradis fiscaux. Il a ainsi établi que le tiers des 1 800 milliards d’argent caché en Suisse est investi dans des fonds de placement hébergés au Luxembourg. Face à ce « gouffre luxembourgeois », où le secteur financier s’est bâti sur le secret bancaire et représentent 40 % du PIB, Zucman n’est pas tendre : il évoque ouvertement son exclusion de l'Union européenne ! 

Sa lecture des rapports du Forum mondial chapeauté par l’OCDE est donc teintée de scepticisme. « Nous verrons quelles seront les réactions. Mais j’ai du mal à croire que cela va provoquer un électrochoc, déclare-t-il à Mediapart. À chaque fois que l’OCDE a pointé des paradis fiscaux, ça s’est fini en mascarade. »

La situation est en tout cas fort compliquée pour l’Union européenne. Si l’OCDE va jusqu’au bout de sa démarche, le Luxembourg pourrait être placé sur une liste noire dans le courant de l’année 2014. En théorie, les pays sur cette liste noire verront l’argent entrant et sortant de leur territoire être lourdement taxé par les 34 pays membres de l’OCDE (la France taxe déjà à 50 % les flux financiers pour huit petits territoires). Inimaginable en ce qui concerne le Luxembourg, Chypre, voire l’Autriche ?

Interrogé par Mediapart, le commissaire européen en charge de ces questions, Algirdas Šemeta, reste très prudent. « La Commission soutient pleinement les travaux de l’OCDE, pour encourager la bonne gouvernance au niveau international, explique-t-il. Nous pourrions avoir à examiner les raisons qui ont conduit le Forum mondial à considérer certains États membres de l’UE comme non transparents ou partiellement transparents et à déterminer ce qui peut être fait pour faire face à cette situation. »

Le commissaire rappelle surtout que « les normes de l’Union européenne vont au-delà des exigences internationales » : « Par exemple, depuis le début de cette année, nos règles de coopération administrative ont été renforcées, avec des délais de réponse devenus obligatoires pour les demandes d’information de la part d’autres États membres et l'impossibilité d’invoquer le secret bancaire pour refuser l’échange d’informations. »

Mais en vérité, la situation est inextricable sur le plan européen, où le Luxembourg, largement appuyé par l’Autriche, bloque encore toute tentative de systématiser l’échange automatique d’informations. Nous le racontions en mai au sortir d’un Conseil européen bien décevant. Et le dernier rassemblement des ministres des finances, le 15 novembre, n’a pas débloqué la situation, qui devrait encore être abordée lors du Conseil du 19 décembre prochain.

Les partenaires du Luxembourg devraient donc tenter de s’appuyer sur les travaux de l’OCDE pour faire fléchir le Grand-Duché. « Nous sommes ravis de cette décision, et nous allons l’exploiter, la surexploiter, dans nos discussions avec le Luxembourg, indique-t-on au cabinet de Pierre Moscovici, le ministre français de l’économie. Mais en droit, hélas, même si le pays était placé sur une liste noire de l’OCDE, cela n’aurait aucune conséquence réelle. » Et pour cause : il est techniquement impossible de taxer les flux d’argent entrant ou sortant d’un pays membre de l’UE, espace de libre circulation des capitaux.

La seule issue se situe donc dans les négociations européennes. Depuis que la « directive épargne » est entrée en vigueur en 2005, tous les États de l'Union sont censés se plier à l’échange automatique… sauf l'Autriche et le Luxembourg, qui bénéficient d'un régime dérogatoire et se contentent d'un échange à la demande. Et malgré les promesses du Luxembourg, ces deux pays rechignent toujours à accepter de réviser cette directive. Ce sont ces discussions que la France espère accélérer grâce aux travaux de l’OCDE. « Cela va considérablement nous aider », veut-on croire à Bercy.

Autre piste ? Une nouvelle directive, sur la « coopération administrative », est en cours de négociation et devrait entrer en vigueur courant 2015. Elle devrait imposer l’échange automatique à tous les pays membres et en élargir la portée. En effet, la « directive épargne » ne concerne que les intérêts dégagés sur les comptes en banque. Or, selon les calculs de Gabriel Zucman, les deux tiers des fortunes occultes détenues par les riches Européens sont investies en actions ou dans des fonds d’investissement, qui versent des dividendes. Mais pour l’heure, le texte de la nouvelle directive ne porte que sur cinq catégories de revenus et de capital (revenus professionnels, jetons de présence, produits d'assurance-vie, pensions, propriété et revenus de biens immobiliers). Il ne concerne toujours pas les dividendes versés par les fonds d’investissement si chers au Luxembourg. On comprend pourquoi Jean-Claude Juncker a affirmé en avril que « les lumières ne vont pas s'éteindre » sous peu dans les banques du Grand-Duché.

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Sous l'embrouille fiscale, l'austérité à perpétuité

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Depuis quelques jours, c’est devenu le refrain de nombreux médias : Jean-Marc Ayrault compte bel et bien procéder, comme il le prétend, à une remise à plat du système fiscal français et éventuellement avancer vers une fusion de l’impôt sur le revenu et de la contribution sociale généralisée (CSG). Et les mêmes médias en décèlent une confirmation dans une possible remise au pas de Bercy, avec à la clef un probable et important jeu de chaises musicales au sommet de quelques directions stratégiques de cette grande maison, Denis Morin prenant les rênes de celle du budget, et François Villeroy de Galhau peut-être celle du Trésor.

Seulement voilà ! Il y a de bonnes raisons de douter de cette version plutôt avantageuse pour le gouvernement – la version d’une reprise en main, avec enfin la perspective d’une véritable réforme fiscale, et la nomination de personnalités compétentes pour la conduire. Car ce changement de cap pour la politique fiscale s’apparente plus à une nouvelle plongée ubuesque dans l’incohérence. D’autant que ces personnalités dont on parle tant pour remettre Bercy au pas se sont déjà distinguées dans le passé par leur fort conservatisme ou leur proximité avec les milieux d’argent. En bref, ce n’est assurément pas sur elles qu’il faut compter pour piloter une grande réforme fiscale progressiste – elles joueront strictement en sens contraire.

Ainsi, Jean-Marc Ayrault a annoncé voici une semaine dans le quotidien Les Échos que le temps était « venu d’une remise à plat, en toute transparence, de notre système fiscal ». C’est donc dans cette perspective qu’il reçoit à Matignon, ces lundi 25 et mardi 26 novembre, les partenaires sociaux à Matignon.

Dans un premier élan, on pourrait donc être enclin à penser que l’extrême désordre dans lequel la politique fiscale incohérente du gouvernement a plongé le pays a eu au moins un effet vertueux : enfin, Matignon a pris conscience qu’il fallait fixer un cap clair et revenir aux promesses de la campagne présidentielle. La révolte bretonne contre l’écotaxe, provisoirement suspendue, est aussi passée par là. C’est ce que suggère le premier ministre dans cet entretien : « Le système fiscal français est devenu très complexe, quasiment illisible, et les Français, trop souvent, ne comprennent plus sa logique ou ne sont pas convaincus que ce qu’ils paient est juste, que le système est efficace. Or, dans un État démocratique, l’impôt est un acte citoyen : c’est la contribution à l’effort collectif, c’est la base du pacte social. C’est la condition des prestations sociales et des services publics dont bénéficient les Français. Je crois que le temps est venu d’une remise à plat, en toute transparence, de notre système fiscal. À prélèvements obligatoires constants, je le précise bien. Jusqu’ici, nous avons répondu à l’urgence pour redresser la barre. Il nous faut désormais bâtir pour l’avenir. »

De prime abord, on pourrait donc se dire que le gouvernement aurait sûrement été mieux avisé d’organiser cette remise à plat dès le début du quinquennat de François Hollande, plutôt que d’y être contraint du fait de l’indignation multiforme qui secoue le pays depuis plusieurs semaines. Mais enfin, mieux vaut tard que jamais ! Et puisque dans le même entretien Jean-Marc Ayrault promet que la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG « fera partie du débat » – fusion qui constituait l’une des grandes promesses de François Hollande pendant la campagne présidentielle et qui avait été ensuite enterrée –, on pourrait se prendre à espérer que les dirigeants socialistes retrouvent, contraints et forcés, le chemin de la raison.

Et pourtant, non ! Il ne faut sans doute guère se faire d’illusions. Il y a malheureusement de fortes chances pour que ce rebondissement spectaculaire ne constitue qu’une incohérence de plus dans une séquence fiscale qui est devenue littéralement ubuesque. Deux indices plaident clairement pour cette interprétation : l’histoire fiscale elle-même ; et le profil de ces deux personnalités qui devraient arriver à Bercy.

Reprenons, d’abord, le fil de cette histoire fiscale abracadabrantesque. À la fin du quinquennat de Nicolas Sarkozy, les socialistes étaient unanimes à défendre le projet d’une « révolution fiscale ». Considérant à juste titre que l’impôt sur le revenu, truffé d’exonérations, de « niches » et d’abattements en tous genres, était devenu une passoire, et qu’il était même devenu dégressif, les plus hauts revenus étant les premiers bénéficiaires de tous ces passe-droits. Ils ont cherché une solution pour reconstruire un impôt citoyen et progressif, plus conforme à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et notamment de son article 13 : « Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, une contribution commune est indispensable : elle doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés. » C’est cet article 13, ayant valeur constitutionnelle, qui édicte donc que la fiscalité française doit reposer sur un système progressif.

À l’époque, les socialistes se sont inspirés du projet de l’économiste Thomas Piketty, qui proposait de supprimer purement et simplement l’impôt sur le revenu, trop déstabilisé depuis trop longtemps pour être reconstruit efficacement, et de créer à sa place un impôt citoyen, en transformant la CSG en un impôt progressif (lire Le Petit Livre rouge de la révolution fiscale). Choisissant une variante de cette proposition de réforme, les socialistes ont donc consigné dans leur projet présidentiel du printemps 2011 l’idée d’une fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG. Avec un objectif majeur : parvenir à ce que le système fiscal français redevienne progressif. Et François Hollande lui-même a retenu cette idée, en en faisant la proposition n° 14 de sa plate-forme présidentielle (elle est ici).

Mais ensuite, tout a déraillé. D’abord, pendant la campagne présidentielle, François Hollande a subrepticement sorti de son chapeau l’idée surréaliste d’une taxe à 75 % pour les plus hauts revenus. L’idée était de frapper les imaginations et de faire croire que sa politique fiscale serait très nettement ancrée à gauche même si, l’impôt sur le revenu étant devenu un gruyère plein de trous, la mesure ne devait presque rien rapporter (lire Impôt : Sarkozy ment, Hollande bricole). Mais, dès cette époque, les partisans d’une vraie « révolution fiscale » ont compris que François Hollande manœuvrait en recul sans le dire. Car le nouveau prélèvement résultant de la fusion impôt sur le revenu-CSG aurait eu un effet redistributif beaucoup plus massif, même avec un taux marginal de seulement 50 %, que le taux de 75 % évoqué par le candidat socialiste. Sur le moment, on a donc pu deviner que le dirigeant socialiste était, en fait, en train d’enterrer sans le dire le projet de fusion.

Et de fait, c’est bel et bien ce qui s’est passé. D’abord – comme par hasard ! –, Jean-Marc Ayrault a oublié, au début du mois de juillet 2012, lors de sa déclaration de politique générale, de mentionner le projet de fusion, qui figurait pourtant parmi les engagements du candidat. Premier spectaculaire reniement – précédant tous les autres –, la « révolution fiscale » a donc été remisée d’emblée aux oubliettes (lire notre article de l’époque, écrit dès le 17 juillet 2012 : Mais où est donc passée la révolution fiscale ?).

Et ensuite, le gouvernement a totalement tourné casaque dans sa politique fiscale, allant jusqu’à reprendre à son compte de nombreuses mesures fiscales défendues dans le passé par Nicolas Sarkozy. Cette lente et interminable dérive fiscale, Mediapart en a donc tenu la chronique, que l’on peut retrouver au fil de nos très nombreux articles ou « partis pris » dont ceux-ci, qui sont les plus récents : Impôts : la révolution conservatrice de Moscovici ; Désespérant François Hollande ! ; Dans les turbulences du populisme antifiscal ; L’impôt sur les sociétés implose, la taxe à 75 % aussi ; Sous les révoltes fiscales, la menace populiste

Et cela s’est achevé comme on le sait : pour finir, François Hollande a programmé pour le 1er janvier prochain une hausse de près de 7 milliards d’euros de la TVA, l’impôt le plus injuste du système fiscal français, celui-là même qu’il reprochait à Nicolas Sarkozy de relever (lire TVA, l’impôt du reniement et de l’injustice). C’est donc l’aboutissement sidérant de ce grand écart fiscal : partisans d’une réforme qui améliore la progressivité du système fiscal français (en clair, plus on est riche, plus on paie !), les dirigeants socialistes en viennent aujourd’hui à mettre en œuvre une réforme strictement opposée, qui renforce… la dégressivité du système (en clair, plus on est pauvre, plus on paie !). Ce qui a aussi lourdement pesé dans la fronde fiscale qui secoue aujourd’hui le pays. Les socialistes avaient promis une « révolution fiscale » ; mais voilà qu’au lieu de cela, ils organisent une contre-révolution qui renforce les privilèges…

Du même coup, quand on a à l’esprit cette longue dérive, la proposition du premier ministre d’une « remise à plat » de la fiscalité prend une curieuse résonance. Car, oui, assurément, une telle remise à plat est urgente. C’était la promesse des socialistes : organiser une nouvelle Nuit du 4-Août. Mais si une telle remise à plat est impérieuse, on en comprend bien la raison de fond : sa raison d’être est de faire reculer la dégressivité, qui creuse les inégalités au détriment des plus modestes, et d’améliorer la progressivité, pour mieux assujettir les plus riches qui échappent trop souvent à l’impôt, grâce précisément à ces « niches » fiscales.

Or, la proposition de Jean-Marc Ayrault est, de ce point de vue, marquée d’une forte hypocrisie : s’il se prononce pour une réforme d’ensemble et paraît renouer avec le souffle de gauche de la campagne présidentielle ; s’il semble aussi donner des gages à l’aile gauche du parti socialiste qui revendique une CSG progressive, il a clairement dit qu’une annulation de la hausse de la TVA était hors de question, dans ce même entretien aux Échos.

Alors, après bien des atermoiements et des reniements, faut-il croire Jean-Marc Ayrault quand il promet cette remise à plat de la fiscalité française ? Et faut-il en déduire que le cap de la politique fiscale sera désormais de faire en sorte que le système fiscal gagne en progressivité ? Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il serait audacieux de tirer cette conclusion, puisque dans le même temps le même Jean-Marc Ayrault défend bec et ongles une mesure qui aggrave la dégressivité. Comprenne qui pourra ! Pour aujourd’hui, le gouvernement défend la dégressivité mais n’exclut pas pour demain d’en revenir à la progressivité : c’est dire que nous nageons plus que jamais en pleine incohérence. Un pas en avant, timide, mais dans la bonne direction ; un autre dans une direction strictement opposée : la politique fiscale tourne plus que jamais au grand n’importe quoi.

Le doute sur la volte-face du gouvernement et la sincérité de sa nouvelle démarche est d’autant plus légitime que les deux personnalités qui sont censées incarner cette reprise en main de Bercy et cette nouvelle orientation ne sont pas franchement des partisans d’un cap progressiste. Pour dire vrai, ils incarnent même une orientation strictement contraire, celle du conservatisme. Voyons en effet qui sont ces deux fantômes, qui ont longtemps hanté les couloirs de Bercy et qui ressurgissent d’un passé que l’on pensait une bonne fois pour toutes révolu.

Ancien conseiller de Pierre Bérégovoy et de Michel Charasse, Denis Morin, qui pourrait devenir le prochain directeur du budget, est ainsi l’un des archétypes de ce que la gauche a pu produire comme technocrates. Roué et brutal, il est assez représentatif de cette génération de hauts fonctionnaires qui a fait carrière en naviguant perpétuellement dans les eaux socialistes, mais sans afficher de véritable conviction. Un haut fonctionnaire, gris couleur muraille, qui appliquera sans le moindre état d’âme la politique d’austérité. Directeur de cabinet de Christian Sautter, le ministre du budget sous le gouvernement de Lionel Jospin, c’est lui qui a supervisé une très maladroite et autoritaire réforme de l’administration fiscale, durant l’hiver 1999-2000, qui s’est achevée en fiasco : déclenchant la colère des personnels et de tous les syndicats, la réforme a dû être précipitamment enterrée et a scellé l'éviction de Christian Sautter.

C’est également le même Denis Morin qui, à la même époque, a été au cœur de ce que l’on a appelé l’affaire de la « cagnotte ». Pour éviter que l’accélération de l’activité économique, qui était alors vive, ne déclenche une forte demande sociale en vue d’un meilleur partage des fruits de la croissance, le ministre et son principal collaborateur, jouant à fond la carte de l’opacité, ont longtemps cherché à cacher qu’ils constataient, mois après mois, de spectaculaires plus-values de recettes fiscales. En bref, le nouvel arrivé ne préfigure assurément pas une réorientation de la politique économique ou budgétaire.

Dans le cas de François Villeroy de Galhau, dont la promotion à la direction du Trésor en remplacement du sarkoziste Ramon Fernandez n’est pas encore confirmée (lire Matignon s’attaque à la citadelle de Bercy), on peut faire exactement les mêmes constats. Et même pis encore ! Car l’intéressé est d’abord connu pour avoir été le directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn, du temps où ce dernier fut ministre des finances, de 1997 à 1999. Il a donc été au cœur de toutes les dérives droitières auxquelles a poussé à l’époque son mentor et qui ont lourdement contribué à l’éviction sans gloire de Lionel Jospin lors du premier tour de l’élection présidentielle de 2002, derrière Jean-Marie Le Pen : les privatisations à marche forcée, y compris pour les entreprises ayant des missions de service public ; la scandaleuse proposition d’abaisser sous les 20 % le taux d’imposition des stock-options, conduisant à ce qu'un grand patron dispose d'un taux d'imposition inférieur à celui de sa secrétaire ; la proposition tout aussi controversée (mais qui ne fut mise en œuvre que sous Laurent Fabius) d’abaisser le taux supérieur de l’impôt sur le revenu au profit des plus hauts revenus.

Très emblématique de certains milieux de la haute fonction publique qui disent avoir le cœur à gauche mais qui sont, en fait, liés par d’innombrables réseaux aux milieux d’affaires et à la très grande bourgeoisie conservatrice, François Villeroy de Galhau, descendant d’une grande famille industrielle – celle du groupe Villeroy et Boch – a d’ailleurs logiquement suivi, après, la pente sur laquelle il se situait : après avoir occupé quelque temps les fonctions de directeur général des impôts, il a sans grande surprise abandonné le service de l’intérêt général et s’est mis au service des patrons de la banque BNP Paribas qui a longtemps constitué le « QG », dans les milieux d’affaires, des réseaux sarkozistes. Président de Cetelem, la filiale de la banque spécialisée dans le crédit à la consommation, puis d’une autre filiale, BNP Paribas Personnal Finance, il a donc, sans trop d’états d’âme, été faire fortune dans le privé et rallié le camp d’en face.

Son éventuelle nomination à la direction du Trésor prendrait donc un fort relief. Un « poulain » du très conservateur banquier Michel Pébéreau reviendrait à Bercy, et l’on voudrait faire passer cela pour une remise en ordre, préparatoire à une réorientation à gauche de la politique économique ? C’est évidemment une plaisanterie grotesque.

En vérité, l’arrivée éventuelle de François Villeroy de Galhau – qui depuis l’alternance a postulé secrètement à presque tous les gros postes qui ont été disponibles, de la Caisse des dépôts jusqu'à la Banque publique d'investissement – ne ferait que renforcer le camp des « technos » qui viennent des milieux d’argent, à la manière d’Emmanuel Macron, l’ancien associé gérant de la banque Rothschild qui est devenu le secrétaire général adjoint de l’Élysée, aux côtés de François Hollande. François Villeroy de Galhau et Emmanuel Macron font d’ailleurs partie des mêmes réseaux : ils se côtoient par exemple au sein de l’association « En temps réel » (ici son site internet), une structure qui s’est constituée au lendemain de l’implosion de la fondation Saint-Simon et qui, sans la moindre autorité ni aura intellectuelles, est ancrée encore beaucoup plus nettement à droite.

Si la promotion de l’ex-banquier François Villeroy de Galhau est confirmée, elle risque donc d’avoir un grand retentissement. Car la promesse du candidat François Hollande de faire la guerre à la finance, déjà gravement ébranlée, tournera à la pantalonnade. Et dans tous les cas de figure, cela viendrait confirmer qu’aucun changement de cap économique ou fiscal n’est véritablement en gestation.

C’est peut-être d’ailleurs cela la clef du mystère. Voulant poursuivre et même accentuer la politique d’austérité, en accord sur ce point avec François Hollande, Jean-Marc Ayrault n’a-t-il pas pensé que cela allait conduire à des tensions encore plus vives au sein du pays, et jusqu’à l’intérieur même du parti socialiste, et qu’il fallait au moins avoir la prudence de lâcher un peu de lest, sur un front annexe, celui de la fiscalité ? En clair, la promesse, pour l’instant assez vague, d’une « remise à plat » de la fiscalité, sans engagement précis sur les contours de la future réforme – verra-t-elle seulement le jour ? – pourrait avoir pour seul objectif de mieux faire passer la pilule d’une politique d’austérité qui va se prolonger beaucoup plus longtemps que prévu.

C’est ce que ne sont pas loin de penser de nombreux parlementaires socialistes, issus de l’aile gauche du parti. La démarche que vient d’entreprendre le député (PS – Français de l’étranger) Pouria Amirshahi est très révélatrice de cette inquiétude. Dans un courrier qu’il vient d’adresser à tous les parlementaires et élus de son parti, il dit sa crainte que sous l’apparente concession fiscale de Jean-Marc Ayrault ne se cache en réalité un fort durcissement de la politique d’austérité. L'élu socialiste s'était déjà courageusement distingué ces dernières semaines en plaidant pour une réorientation politique (lire Hollande doit changer de chemin ou Le sursaut ou la catastrophe)

Voici le courrier de Pouria Amirshahi :

Car, derrière le tohu-bohu et les manifestations qui ont lieu depuis plusieurs semaines autour des impôts, il y a une autre réalité qui a beaucoup moins focalisé les attentions et qui est tout aussi décisive : l’Élysée et Matignon ont bel et bien décidé de négocier un tournant, majeur celui-là, dans la conduite de la politique fiscale, en décidant que la cure d’austérité qui sera imposée au pays ne durerait pas deux ans, en 2013 et 2014, mais du début jusqu’à... la fin du quinquennat !

On se souvient en effet qu’initialement, François Hollande avait annoncé que la politique d’austérité ne serait que passagère. Pour justifier les mesures impopulaires prises dès l’alternance, il avait fait valoir que cela ne durerait que deux ans, et qu’ensuite interviendrait la seconde étape de son quinquennat, plus faste. Le pain noir d’abord, le pain blanc ensuite…

Or, un ministre s’est récemment cru autorisé, en l’occurrence il s’agissait de celui du budget, Bernard Cazeneuve, à piétiner la belle promesse présidentielle. Dans un entretien au journal Les Échos, le 6 novembre, il a fait mine de parler de son propre chef : « Nous devons aux Français la vérité sur les enjeux budgétaires : il faut mettre le cap sur les économies, jusqu’à la fin de la législature. Nous avons déjà décidé de 15 milliards d’économies pour 2014, ce qui est sans précédent, comme l’a reconnu d’ailleurs mardi la Commission. En 2015, il faudra porter notre ambition encore plus loin, et continuer en 2016 et en 2017. Il y a là un chemin exigeant, mais c’est celui qui nous sortira de la crise. Je suis prêt à l’emprunter en prenant les risques nécessaires. Le ministre du budget n’est efficace que s’il s’expose. »

Sur le coup, on a pu penser que le ministre avait en effet commis un invraisemblable dérapage. Car, en quelques mots, il s’est permis de fouler au pied un engagement fort du chef de l’État et de promettre au pays l’austérité sans fin. L’austérité jusqu’à la fin du quinquennat. L’austérité, sans doute jusqu’à la… défaite finale !

Mais, comme on s’en doute, Bernard Cazeneuve est homme trop avisé pour parler à la légère ou de sa propre initiative. Car sur ce point au moins, il y a consensus dans les sommets de l’État, et le ministre du budget ne faisait que s’avancer en éclaireur : c’est bel et bien une austérité sans fin qui est désormais le nouveau cap de la politique budgétaire française. C’est Jean-Marc Ayrault qui l’a lui-même confirmé dans son propre entretien aux Échos : « Nous avons aussi besoin d’un véritable débat sur le niveau de la dépense publique (56,6 % de la richesse nationale), qui est élevé aujourd’hui. Nous allons réaliser 15 milliards d’euros d’économies en 2014, mais il faudra continuer au moins au même rythme en 2015, en 2016, en 2017 », affirme le premier ministre au journal patronal. Lequel Jean-Marc Ayrault avait bataillé avec une formidable énergie contre la politique d'austérité de Nicolas Sarkozy et la hausse inégalitaire de la TVA, comme en témoigne le florilège de tweets qu'il a publiés dans le courant du premier semestre de 2012, au plus fort de la campagne présidentielle:

Du coup, tout s’éclaire...

Et si toute cette agitation médiatique autour d’une remise à plat de la fiscalité, sans engagement précis sur une véritable réforme progressiste, n’était qu’un leurre ? Car il coule de source qu’une réorientation de la politique économique et sociale serait nécessaire. Pour faire rendre gorge à la finance, comme l’avait promis le candidat Hollande. Pour suspendre la hausse de la TVA, que Nicolas Sarkozy avait le premier annoncée sous les critiques justifiées de la gauche. Pour engager enfin une véritable « révolution fiscale » et procéder à une nouvelle « Nuit du 4-Août », comme s’y était engagé le même candidat François Hollande.

Mais pour l’instant, ce n’est assurément pas la voie choisie…

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350 milliards d'avoirs français sont dans les paradis fiscaux

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D’abord dresser froidement une carte, la plus juste possible. Proposer, ensuite, une feuille de route exigeante, pour bousculer les choses. Et en finir une fois pour toutes avec les paradis fiscaux. Ces objectifs, Gabriel Zucman les remplit haut la main dans son livre, La Richesse cachée des nations (Le Seuil-La République des idées). L’économiste, âgé de seulement 27 ans, passé par l’école d’économie de Paris sous la houlette de Thomas Piketty, aujourd’hui professeur à la prestigieuse London School of Economics et chercheur à l'université de Berkeley (Californie), est en train de s’imposer comme l’une des références dans l’étude des paradis fiscaux et de leurs conséquences néfastes pour l’économie mondiale.

Gabriel ZucmanGabriel Zucman

Malgré toutes les annonces de réforme, toutes les promesses de transparence et de coopération, qui battent leur plein depuis quelques années (nous les détaillions ici), l’analyse de Gabriel Zucman est sans pitié : « Il n'y a jamais eu autant d'argent qu'en 2013 dans les paradis fiscaux, explique-t-il à Mediapart. Selon mes calculs, 8 % du patrimoine financier mondial des ménages y est logé, et échappe à tout impôt. Soit une fortune de 5 800 milliards d'euros, dont 350 milliards appartenant à des Français. C’est 25 % de plus qu’en avril 2009, quand le G20 de Londres avait annoncé la “fin du secret bancaire”. »

Sur la même période, le montant des fortunes gérées par la Suisse a augmenté de 14 %. Bref, « le nombre des super-riches explose et les paradis fiscaux se portent bien », explique l’économiste. Mais « peut-être se porteraient-ils encore mieux si rien n’avait été fait depuis 2009, il faut le garder en tête », reconnaît-il.

Le livre est un prolongement des premiers travaux de Zucman, qui datent de 2011. Selon lui, la fraude permise par le secret bancaire représente 130 milliards d'euros de perte d'impôts au niveau mondial, dont 17 milliards rien que pour la France. À court terme, il estime que l’Hexagone pourrait récupérer 10 milliards d’euros par an s’il luttait de façon efficace contre la fraude. Et sans l'évasion fiscale, la dette publique française ne s’élèverait pas à 95 % du PIB, mais à 70 %.

Ces chiffres, Zucman les a calculés lui-même, et c’est la principale originalité de ses travaux (toutes les données sont publiées sur son site). « Il existe peu de données incontestables que l’on peut exploiter sur ces sujets, et j’ai essayé de les traiter toutes », indique-t-il. Chiffres du FMI, balances des paiements nationales, bilans des banques, mais aussi statistiques trimestrielles émises par la Banque nationale suisse. Particulièrement précises, ces dernières n’avaient pourtant jamais été exploitées en ce sens. Son étude permet au jeune économiste d’éclairer un phénomène connu depuis longtemps, qui voit le total des actifs déclarés par tous les pays être largement inférieur au passif déclaré. Un trou de 4 800 milliards d’euros qu’il attribue à la place des paradis fiscaux dans les flux financiers.

Illustration, largement répétée par l’auteur au gré de sa (substantielle) tournée médiatique : si un Français possède une action Google via un compte non déclaré en Suisse, les États-Unis enregistrent à leur passif cette action, qui a été vendue hors de leur territoire. Mais la Suisse n’enregistrera aucun actif, car elle sait que le détenteur de l’action est français. La France ne le fera pas non plus, car elle ne connaît pas l’existence de cette action. D’où une incohérence comptable.

Le livre insiste fortement sur la place incontournable du trio Suisse – îles Vierges britanniques – Luxembourg dans l’organisation de l’évasion fiscale mondiale. Tout en haut de la pyramide, la Confédération helvétique, qui gère 1 800 milliards d’euros de fortunes étrangères, dont 1 000 milliards de fonds appartenant à des Européens. « C’est l’équivalent de 6 % du patrimoine financier des ménages de l’Union européenne, son plus haut niveau historique », souligne Gabriel Zucman. L’argent est déposé directement en Suisse ou dans les filiales de ses banques nationales à Hong Kong, Singapour, Jersey ou autres.

L’argent est ensuite investi aux deux tiers dans des fonds de placement, dont beaucoup sont hébergés au Luxembourg : au total, un tiers des fortunes gérées en Suisse sont investies dans des fonds d’investissements luxembourgeois (non taxés par le Grand-Duché). Un état de fait reconnu tout récemment par l'OCDE, qui a désigné pour la première fois le Luxembourg comme un paradis fiscal. Et afin de le rendre intraçable par les fiscs nationaux, les banquiers prennent soin, avant d’investir cet argent, de dresser un ou plusieurs paravents, en le confiant virtuellement à des sociétés écrans, basées aux îles Vierges (ou à Panama), et censées en être les propriétaires. Aujourd’hui, plus de 60 % des comptes en Suisse sont détenus par l’intermédiaire de sociétés écrans sises au Panama, de trusts enregistrés aux îles Vierges britanniques, de fondations domiciliées au Liechtenstein, etc.

Le Luxembourg, qualifié de « gouffre », est largement accusé dans le livre. À un point sans doute jamais atteint dans un texte revendiquant une rigueur toute scientifique. L’économiste raconte comment le secteur financier, bâti sur le secret bancaire et représentant 40 % du PIB, a pris le pouvoir dans ce tout petit État de 500 000 habitants. Il estime qu’aucun pays n'est allé aussi loin dans « la commercialisation de sa souveraineté », en laissant les entreprises choisir les taxes et les règles auxquelles elles sont soumises. Et l’économiste va jusqu’à évoquer une exclusion du Luxembourg de l'Union européenne : « Rien dans les traités, dans l’esprit  de la construction européenne ou dans la raison démocratique ne justifie qu’une plate-forme hors sol pour l’industrie financière mondiale ait une voix égale à celle des autres pays », écrit-il.

Le constat de la fraude mondiale, rarement dressé aussi méthodiquement, permet de considérer d’un autre œil les fanfaronnades des gouvernements et des institutions internationales quant à leur lutte contre la fraude. Certes, Bercy peut se féliciter des 4 300 dossiers déposés depuis fin juin par des contribuables souhaitant régulariser des avoirs non déclarés. Mais selon les estimations, on compte au moins 80 000 comptes de Français non déclarés en Suisse ! La plupart sont protégés par des sociétés écrans, et resteront indétectables un bon moment, car une entreprise basée aux îles Vierges n’est pas assimilée à un particulier fraudant le fisc…

« La lutte commence tout juste. Des progrès importants ont été faits, je ne le nie pas, mais l’écart entre les proclamations d’une part et les actes et les chiffres d’autre part, est assez considérable, constate Gabriel Zucman. Les gouvernants et les technocrates qui réfléchissent à ces questions sous-estiment la progression de l’opacité financière. Ils pensent qu’avec des traités d’échange d’informations, à la demande ou automatiques, on va résoudre le problème du jour au lendemain, ce qui est très loin d’être le cas. »


Création d'un cadastre mondial des titres financiers

La feuille de route de l’économiste pour corriger les choses de façon durable est pour le moins ambitieuse. Il propose d’établir « d’urgence » un « registre mondial des titres de propriété financiers en circulation actions, obligations, dérivés, pour savoir qui possède quoi et où ». Des registres de ce type existent déjà dans des entreprises privées comme Clearstream et Euroclear, mais Zucman propose de les unifier et d'en transférer la gestion au FMI. Pour lui, il s'agit de créer un « cadastre financier mondial », à l’image du cadastre immobilier créé par l’État en France en 1791 pour taxer efficacement les propriétés foncières. « L’enjeu, qui n’est pas surhumain, c’est de fusionner des renseignements qui existent et d’en transférer la gestion à une puissance publique », résume l’expert.

Mais créer ce cadastre ne suffirait pas, puisqu’il révèlerait dans bien des cas qu’un produit financier est détenu par une société écran. Zucman propose donc, en parallèle, d’instaurer « un impôt global sur le capital », prélevé à la source par le FMI et levé sur la base du cadastre mondial, tous les ans, « à hauteur de 2 % de la valeur de chaque titre financier ». Pour récupérer l’argent versé automatiquement, le propriétaire de l’action n’aurait pas d’autre choix que de se déclarer à son administration fiscale.

Ce principe de l’impôt par anticipation est déjà appliqué… en Suisse. « Depuis 1945, la Suisse taxe à la source, à hauteur de 35 %, les intérêts et les dividendes de tous les produits financiers sur son territoire, charge aux détenteurs de ces produits de se déclarer pour vérifier s’ils ne devraient pas être taxés à ce niveau ! », rappelle Zucman. Alors, utopie ? Voilà un terme qu’il n’apprécie guère… « Mon projet est tout sauf utopique. Je n’ai pas écrit un livre pour présenter de belles utopies. Je m’intéresse aux questions concrètes, et à la façon de rendre les choses opérationnelles. Le cadastre financier mondial pourrait voir le jour à relativement brève échéance. Il existe déjà, mais de façon dispersée. Et la taxe par anticipation est tout à fait faisable techniquement. »

Il faut donner acte à Gabriel Zucman de cette volonté de s’inscrire dans le réel. Même si sa fougue pourrait lui faire négliger quelques contraintes existant bel et bien. Ainsi, aucun texte ne prévoit qu’un État membre de l’Union européenne puisse en être exclu, comme il le suggère en dernier recours pour le Luxembourg.

Surtout, la réalité des règles européennes pourrait être interprétée comme allant à l’encontre de sa dernière préconisation. Pour contraindre les grands paradis fiscaux à coopérer, il propose d'instaurer des sanctions douanières à leur encontre, équivalentes à ce que coûte leur secret bancaire aux autres pays. Ainsi, la Suisse prive la France, l'Allemagne et l'Italie de 15 milliards d'euros de recettes fiscales chaque année. Une perte qui pourrait être compensée par des droits de douane de 30 % sur les exportations suisses. De même, il souhaite que les États-Unis, l'Allemagne, le Royaume-Uni et la France forment une « coalition » et menacent d’appliquer une taxe de 50 % sur les exportations de Hong Kong. Ce qui ferait céder ce territoire opaque, sans même avoir besoin de mettre en place les sanctions douanières, espère l'auteur, guère favorable au protectionnisme sur le principe.

Problème : le tarif douanier européen doit être appliqué de manière uniforme à toutes les frontières extérieures de l'Union, rappelle-t-on chez Algirdas Šemeta, le commissaire européen à la fiscalité. L’unanimité des 28 pays membres est nécessaire. Un pays membre ne peut donc pas décider d’appliquer unilatéralement un droit de douane dissuasif envers un pays tiers, fait-on valoir à la Commission. Et surtout pas contre la Suisse, qui a conclu un accord de libre-échange avec l’Union européenne. Ce à quoi Zucman rétorque qu'il est possible de mettre en place des tarifs compensatoires, « c'est-à-dire des tarifs compensant la subvention implicite dont bénéficient les banques off-shore grâce au secret bancaire ».

Aujourd'hui, les textes prévoient que pour enclencher un tel processus, il faudrait une plainte de l'industrie bancaire européenne qui s'estimerait victime de dumping, puis une enquête de la Commission, qui trancherait ensuite. « Ce que je propose, précise l'économiste, c'est que les États allemands, français et italiens enclenchent eux-mêmes la procédure en portant plainte, car après tout ce sont eux, plus que les banques, qui sont volés. Ensuite de deux choses l'une : soit la Commission juge la requête recevable, et dans ce cas-là les droits de douane entrent en vigueur (au niveau de toute l'UE) ; soit elle juge la demande franco-italiano-allemande irrecevable, mais alors il faudra qu'elle explique pourquoi… Et avec un peu de chance la Suisse aura cédé avant sous la menace. »

Les débats théoriques sont ouverts. On peut espérer que les discussions pratiques suivront très vite.

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Affaire Kerviel: ce témoin que la justice n'a pas voulu entendre

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Il y a deux semaines, dans la plus grande discrétion, le ministère des finances présentait, dans le cadre de la loi de finances rectificative, un dispositif lui permettant de lever 4,5 milliards d’euros afin de solder l’addition du Crédit lyonnais. La faillite de la banque a coûté plus de 15 milliards d’euros aux finances publiques, sans parler du milliard versé au titre de l’affaire Executive life aux États-Unis, ni des 400 millions versés à Bernard Tapie.

Reconnu par la justice, après douze ans de procédure, responsable de la faillite du Crédit lyonnais, son ancien dirigeant, Jean-Yves Haberer, a été condamné à dix-huit mois de prison avec sursis et 1 euro symbolique de dommages et intérêts. La seule sanction pécuniaire qu’il a eu à payer lui a été infligée par la Cour de discipline budgétaire : elle l’a condamné à payer 59 000 euros d’amende. Pour sa part, Jérôme Kerviel a été condamné à trois ans de prison ferme et à 4,9 milliards d’euros de dommages et intérêts au titre des réparations de la perte subie par la Société générale, à la suite de ses transactions extravagantes sur les marchés. Deux poids, deux mesures.

C’est ce sentiment d’injustice qui a poussé Sylvain Passemar à se manifester dans ce dossier. De décembre 2003 à avril 2010, il a travaillé au service informatique de la Fimat, la société de courtage de la Société générale (devenue Newedge). C’est elle qui traitait toutes les transactions liées à Eurex, le marché sur lequel intervenait principalement Jérôme Kerviel. Lors de l’instruction de l’affaire, en 2008, puis du premier procès, en 2010, il suit le dossier de très loin. « J’avais été trop confiant dans nos institutions », reconnaît-il. 

© dr

Mais après la première condamnation, Sylvain Passemar se dit qu’il n’est plus possible de se taire. « Je ne pouvais pas continuer à rester silencieux. Je craignais de nouveaux mensonges et de nouveaux dysfonctionnements lors du procès en appel. Comment accepter une arnaque intellectuelle pareille, comme celle d’accuser Jérôme Kerviel d’atteinte à l’ordre financier international, en pleine crise financière ? » explique-t-il.

Se présentant comme un témoin de la défense, Sylvain Passemar a été entendu par la brigade financière. Tout a été noté sur procès-verbal. Il a tenu à venir témoigner au procès de Jérôme Kerviel devant la cour d'appel. Du 4 au 28 juin 2012, Sylvain Passemar est venu tous les jours au Palais de justice de Paris dans l’espoir de pouvoir témoigner. La présidente Mireille Filippini n’a jamais jugé utile de l’appeler à la barre. Il donne aujourd’hui ce témoignage que la justice n’a jamais voulu entendre.

« En tant que responsable informatique, je n’avais pas à connaître les transactions réalisées par la Société générale. Mon rôle était de gérer les flux, les volumes », explique Sylvain Passemar. Dès juillet 2007, il dit noter de très importants changements dans les volumes à traiter. « C’était comme si l’affluence du péage de Saint-Arnoult un week-end de 14 juillet arrivait sur une route nationale », prend-il comme comparaison pour expliquer la surchauffe chez Fimat. Brusquement, tout bouchonne. « Cela a duré jusqu’à la fin de 2007 », se rappelle-t-il.

L’encombrement devient tel qu’il provoque des retards quotidiens, de l’ordre de deux à trois heures par jour, dans le traitement des données. « Les retards se répercutaient partout, dans les services de back office mais aussi de trésorerie, de facturation et du contrôle de gestion. Nous étions dans le flou parfois pendant plusieurs heures sur les opérations, ce qui était très dangereux. Le trafic avait tellement explosé qu’il a fallu remplacer la machine d’exploitation d’Eurex », raconte-t-il.

À l’époque, pour Sylvain Passemar, Jérôme Kerviel n’est que le compte SF581. Mais un compte qui pose tellement de problèmes qu’il doit tourner dans « un process indépendant pour faire face au volume des transactions ».

Comment imaginer que la Société générale n’ait rien vu, comme elle l’a soutenu pendant l’instruction et le procès ? « Mais c’est totalement impossible. Tout le monde était au courant ! » s’exclame-t-il. À la fin de 2007, le patron de la salle de marché de Fimat a adressé un mail à tous les salariés de la société de courtage pour les informer qu’ils avaient ce jour-là franchi le record de lots traités par Fimat.

Sylvain Passemar se souvient d’un événement qui l’a marqué à cette époque. « En octobre 2007, un membre du “risque opérationnel” m’a demandé avec insistance de “monter” les limites de trading pour un trader qui opérait sur Eurex. J’ai bien sûr refusé, ce n’est pas à un service technique de s’occuper des prises de risque – c’est réglementairement interdit –, mais au service des risques de traiter cette opération ! Avec un collègue, nous avons juste regardé la configuration des limites pour ces traders qui traitaient des produits dérivés sur Eurex, et nous avons alors constaté que certains d’entre eux n’avaient aucune limite ! » raconte-t-il. Il n’y avait donc pas que Jérôme Kerviel qui était laissé sans contrôle, quoi qu’en dise la direction de la banque.

Lorsque l’affaire éclate, et que la direction de la Société générale désigne Jérôme Kerviel comme seul responsable, ayant agi en secret, dans l’ignorance totale de la hiérarchie, Sylvain Passemar s’indigne. « Lorsqu’on écoutait Christian Noyer (gouverneur de la banque de France et responsable des autorités de contrôle des banques  ndlr), il avait fait sienne, dès le premier jour, la théorie de l’homme seul. Nicolas Sarkozy la reprendra à son compte. La fable semblait particulièrement bien montée, faisant consensus. Jérôme Kerviel avait son portrait partout, dans tous les journaux le soir même de la révélation publique de l’affaire. Il était désigné comme le bouc émissaire », insiste-t-il.

Mais ce qui surprend le plus Sylvain Passemar, c’est la façon dont est menée l’enquête par la suite. « Certes, c’était une affaire hors norme pour la brigade financière. Elle n’a pas l’habitude de traiter ce type de dossier. Mais il y avait une méconnaissance manifeste chez les enquêteurs des pratiques de la finance de marché. Même s’ils étaient de très bonne volonté, ils ne savaient où chercher, quoi chercher », se souvient-il. La première chose qui le frappe est le délai qui va s’écouler entre l’éclatement de l’affaire et leur arrivée chez Fimat. « Ils ne sont arrivés que le 15 février. Pendant un mois, la scène du crime, si l’on peut dire, a été totalement libre. Nous étions plusieurs salariés chez Fimat à être interloqués de voir les inspecteurs de la brigade financière arriver si tard », dit-il. Un fait qui continue de nourrir ses soupçons.

Lors de l’enquête de la brigade financière, à l’été 2012, le responsable de la messagerie de la Fimat jure ne pas se souvenir d’avoir détruit des correspondances électroniques entre la banque et le courtier. Un officier de la bridage financière s'inquiète cependant de savoir si l’un de ses supérieurs lui a demandé, en 2007 ou 2008, de supprimer des données sur la messagerie. « Sa réponse était quand même très intrigante. Il a répondu que “oui, cette demande lui avait été faite, plus exactement, s’il était possible de supprimer des messages afin qu’il ne soit pas possible de retrouver leur trace”. » « Cette question avait été posée par un de ses supérieurs et c’était trois semaines avant le déclenchement de l’affaire Kerviel. Comment se fait-il que les juges ne soient pas interrogés sur cette révélation inscrite sur procès-verbal ? » s’étonne toujours Sylvain Passemar.

Ce n’est qu’un des nombreux éléments du procès de Jérôme Kerviel qui dérangent l’ancien informaticien de la Fimat. Pendant un mois, Sylvain Passemar a été le témoin muet, tenu à l’écart de tout ce qui se disait devant la cour d’appel de Paris. Il a relu calmement par la suite les témoignages qui avaient été donnés à l’audience. Certains le font encore bondir.

« À l’audience, les responsables de la Société générale ont ainsi expliqué que les fichiers informatiques de la Fimat (qui donnent un relevé précis de toutes les transactions quotidiennes réalisées par les traders de la banque  ndlr) ne parvenaient qu’au back office de la banque. Je ne vois pas comment c’est possible. J’envoyais les fichiers – les positions ouvertes, les résultats financiers, les relevés de compte, les avis d’opérer – des comptes de la Société générale chez Fimat, en direction des services informatiques de la banque, qui devaient obligatoirement les surveiller et les redistribuer ensuite auprès des différents services chargés de suivre l’activité des traders dont celle de Jérôme Kerviel », explique Sylvain Passemar.

« C’est une règle de base de nos métiers : les opérationnels – c’est-à-dire les employés du back office et des autres services – n’ont pas à avoir accès en direct aux fichiers, pour des raisons à la fois techniques et de sécurité et d’intégrité des données. Je ne vois pas pourquoi mes collègues de la Société générale auraient fait autre chose que moi, c’est-à-dire informer le back office, la trésorerie et le contrôle de gestion. Sinon, ces services n’auraient pas les moyens de travailler ; sans parler de l’absence de contrôle qui peut être très dangereuse. Les pertes peuvent aller très vite sur les marchés », argumente-t-il, en se demandant encore comment les juges ont accepté cette version présentée par la banque sans chercher à comprendre.

Mais la curiosité n’a pas été l’élément moteur au cours du procès en appel de Jérôme Kerviel. Plus d’un an après, Sylvain Passemar se repasse les faits, les déclarations, bondit en se rappelant l’attitude des juges. Il ne comprend pas comment la Cour a pu accepter sans broncher la thèse de l’ignorance de la direction de la banque, alors que les appels de marge pour couvrir les positions de Jérôme Kerviel ont représenté 28 milliards d’euros en 2007. « Comment une banque peut-elle ne pas voir un tel montant d’argent ? Si elle n’a rien vu, il faut la fermer tout de suite, car c’est un danger public », dit-il.

Ce qui l’agace le plus, c’est que la cour d’appel ait avalisé la position des responsables hiérarchiques de Jérôme Kerviel, qui sont censés n’avoir rien vu. « Ils sont polytechniciens mais ils ne lisent ni les mails ni les tableaux Excel », relève-t-il. « Le pire est quand un des responsables de Jérôme Kerviel a dit qu’il ne pouvait pas parler devant le tribunal, car sinon il devait rendre l’argent. Il n’y a aucun accord confidentiel qui tienne face à la justice. Comment la présidente de la cour d’appel a-t-elle laissé passer cela sans le relever ? Cela s’appelle ni plus ni moins que de la subornation de témoin », s’indigne-t-il.

Trop de faits, selon lui, ont été occultés, détournés tout au long de ce procès où la justice s’en est tenue à la version simpliste de la Société générale, faisant de Jérôme Kerviel un bouc émissaire évident. « Si la justice voulait vraiment savoir la vérité sur ce qui s’était passé, elle en avait tous les moyens. La  Société générale dit que les mails internes ne sont plus disponibles, ce qui aurait permis de voir le degré de connaissance des responsables de Jérôme Kerviel. Mais il y a un endroit où ils sont encore stockés. Il y a une base de conservation à Chicago. De même, pourquoi n’avoir rien demandé à Eurex ? C’est la chambre de compensation, qui fait office de notaire sur ce marché réglementé. Elle a toutes les preuves, les traces de tous les mouvements. Pourquoi ne lui a-t-on pas demandé la liste des numéros de ses clients qui ont des positions assez significatives ? Cela aurait permis d’éclaircir la répartition des positions, de savoir si Jérôme Kerviel jouait seul contre le marché ou avait des vendeurs en face. Pourquoi la justice n’a-t-elle pas demandé tout cela ? » demande Sylvain Passemar.

« Les preuves existent encore. Mais il ne faut pas tarder. Les messages stockés à Chicago sont gardés pendant sept ans, les opérations chez Eurex sont gardées pendant dix ans. Il y aura un moment où il ne sera plus possible de faire la lumière sur cette affaire. Il en va de la vie d’un homme », dit-il.

BOITE NOIREJ’ai rencontré Sylvain Passemar le 4 juillet lors du procès de Jérôme Kerviel aux prud’hommes. Lorsque je lui ai proposé de raconter son témoignage, il a tout de suite accepté : « Je raconterai ce que je n’ai pas pu dire devant la justice. Témoigner est mon devoir de citoyen honnête. Après avoir franchi le pas sans regret, je suis toujours debout. Il n’est pas possible de laisser condamner Jérôme Kerviel, bouc émissaire facile, à une mort sociale. » Je l’ai interviewé en octobre. Il m’a envoyé par la suite un très long mémo afin, m’a-t-il expliqué, de mettre sur le papier tout ce qui lui semblait important. Cet article reprend le tout.

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Nouvelles menaces pour Nice-Matin et France-Antilles

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Selon des informations confidentielles recueillies par Mediapart, Philippe Hersant envisage un désengagement de son groupe de presse, le Groupe Hersant Medias (GHM), du quotidien Nice-Matin s’il ne parvient pas à trouver un co-investisseur pour le recapitaliser, et il prépare dans le même temps un plan social dans son pôle de presse implanté dans les Antilles et la Guyane, portant sur environ 50 emplois. C’est ce que le patron de presse a indiqué lors d’un comité d’entreprise de France-Antilles qui s’est tenu le 20 novembre à Fort-de-France.

Au cours de ce comité d’entreprise qu’il présidait en personne, Philippe Hersant a d’abord fait le point sur la partition entre lui et Bernard Tapie du groupe de presse regroupant tous les grands quotidiens régionaux du sud-est de la France. Comme on le sait, cette partition prévoit que Bernard Tapie prenne le contrôle à 100 % de La Provence et que GHM s'assure le contrôle du reste, dont Var-Matin, Nice-Matin, et France-Antilles. Le pôle Corse Presse (Corse-Matin) resterait à 50/50.

Mais visiblement, si Bernard Tapie est pris dans les violentes turbulences du scandale Adidas à la suite de sa mise en examen pour « escroquerie en bande organisée », Philippe Hersant fait face aussi à des soucis considérables. Lors de ce comité d’entreprise, il a en effet indiqué que la partition, que cherche à dessiner un conciliateur, n’était toujours pas finalisée mais que, dès à présent, il rencontrait de nouvelles difficultés. « Le soutien au groupe Nice-Matin nécessite un apport très conséquent, de l’ordre de 10 à 20 millions d’euros. Nous avons indiqué au conciliateur que nous ne serons pas en situation d’apporter ce soutien. Les sommes que nous avons investies, considérables ces dernières années, ne nous permettent plus d’apporter de nouvelles contributions. Le calendrier concernant Nice Matin est serré. Le délai est court pour trouver un partenaire à nos côtés – pour ne pas dire à notre place – qui pourrait apporter sa contribution pour mettre en place le plan. Nous avons mandaté des banques d’affaires pour nous aider dans cette démarche. Nous espérons être accompagné par un partenaire. Dans le cas contraire, il est quasiment certain que nous ne poursuivrons pas l’aventure concernant Nice Matin », a en particulier expliqué Philippe Hersant.

Elliptique, la dernière formule sonne donc comme une très lourde menace sur l’avenir du quotidien.

Dans le cas du pôle de journaux des Antilles et de Guyane, Philippe Hersant a annoncé qu’il avait l’intention de mettre en œuvre un plan social portant sur environ 50 emplois. « Les besoins sont moins importants [que pour Nice-Matin], mais restent considérables à l’échelle du groupe. La tendance à la baisse se poursuit. Selon les supports, les chiffres sont pratiquement toujours en négatif. Nous terminerons l’année avec un résultat négatif. Il y a urgence à trouver les moyens, les ressources pour donner un nouvel élan et les investissements qui s’imposent », a-t-il dit, précisant que le pôle de Guyane serait faiblement impacté par ce plan.

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L'affaire des 21 millions du PDG de PSA révèle la mascarade de l'autorégulation

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C’est la CGT de l’usine de Sochaux qui l’a révélé : le patron de PSA, Philippe Varin, qui va prochainement abandonner son poste, voulait partir à la retraite avec 310 000 euros par an. Pour honorer sa retraite chapeau, le groupe avait en outre provisionné près de 21 millions d’euros. En ces temps de crise, avec à la clef une multiplication des plans de suppression et de modération salariale, l’énormité de la somme a suscite légitimement un tollé d'indignation. Mais un tollé, pourquoi ? Parce que ce grand patron boulimique n’avait pas le moindre scrupule à s’octroyer une somme aussi indécente alors qu’il n’a cessé, ces dernières années, de demander des sacrifices aux salariés de son groupe ? Sans doute. Mais si cette décision a suscité l’indignation, c’est surtout parce qu’elle vient illustrer les conséquences du renoncement du gouvernement socialiste à légiférer en ce domaine. Sans être pris au sérieux par quiconque, le ministre des finances, Pierre Moscovici, avait justifié ce reniement en assurant qu’il comptait sur « une autorégulation exigeante » du patronat. Face à ce tollé d'indignation, le PDG de PSA a toutefois du annoncer mercredi dans l'après-midi qu'il renonçait à son pactole.

L’information est provenue de la CGT de l’usine PSA de Sochaux. Sur leur site Internet, les syndicalistes ont révélé mardi soir la somme énorme que Philippe Varin voulait percevoir sous forme de retraite chapeau, quand en début d’année prochaine, il sera remplacé par l’ex-numéro 2 de Renault, Carlos Tavares, à la tête du constructeur automobile.

Avant d’en venir au PDG actuel, les syndicalistes évoquaient d’abord le passé récent : « Pour ceux qui s'inquiètent de l'avenir de M. Varin, voici le triste sort des deux précédents PDG de PSA, et celui qui lui est réservé :

– Révoqué le 30 mars 2009 pour raison de santé, M. Streiff a vu son mandat de PDG transformé en contrat de travail (avec dispense d'activité) avec une rémunération mensuelle de 144 631 € (4 821 € par jour, samedi et dimanche compris) jusqu'à son départ de l'entreprise fin 2009 avec un parachute doré dont le montant n'a pas été publié. (Document de référence PSA 2009, pages 197 et 198.)
– M. Vardanega, qui a assuré pendant 2 mois et demi l'intérim entre M. Streiff et M. Varin, a retrouvé le 17 juin 2009, à l'issue de son mandat temporaire de PDG, un contrat de travail avec une rémunération mensuelle portée à 81 247 €. Mais il n'en a pas profité longtemps : il a fait valoir ses droits à la retraite le 31 décembre 2009. À cette occasion, il a perçu une prime de départ de 706 958 €. En retraite, il bénéficie du régime de retraite des dirigeants du groupe PSA qui lui garantit 50 % de sa rémunération antérieure. (Document de référence PSA 2009, pages 197/198.) »

Et la CGT en venait donc au cas plus récent de Philippe Varin : « Pour garantir la retraite-chapeau de M. Varin, PSA a déjà mis de côté à son intention la modique somme de 20 968 000 € . (Document de référence PSA 2012, page 203 : engagements de retraite) », peut-on lire sur le site de la CGT.

L’information n’était pas difficile à vérifier. Il suffit de se référer au « document de référence » établi par PSA pour l’année 2012, pour trouver, à la page 203, le chiffre évoqué par le syndicat. Pour être précis, Philippe Varin devait percevoir la somme mirobolante de 20 968 000 euros, en plus de sa retraite de base versée par la Sécurité sociale et de sa retraite complémentaire versée par les régimes Agirc ou Arrco.

Voici ce document de référence :

On comprend sans peine l’indignation que ce chiffre astronomique a aussitôt suscitée. À cela, il y a une première raison : depuis trois ans, les salariés du groupe automobile se voient demander toujours plus d’efforts et d’économies, toujours plus de nouveaux sacrifices. Il y a eu la fermeture du site d’Aulnay et des cascades de plans sociaux ; il y a la menace qui pèse sur le site de Rennes ; il y a eu aussi l’accord dit de compétitivité, que le gouvernement a présenté comme modèle, et qui pour les salariés a été synonyme de modération salariale et de flexibilité accrue. Alors, il y a naturellement quelque chose d’indécent à constater qu’en parallèle aux sacrifices demandés aux plus petites rémunérations, les plus hautes se gorgent de passe-droits formidables. D’où la colère des salariés et syndicats du groupe, comme en témoignent les propos de Jean-Pierre Mercier, délégué CGT du site PSA d’Aulnay sur le plateau de LCI (vidéo ci-dessous) :

De son côté, le patronat, lui, n'a eu, dans un premier temps, qu'une timide réaction, à l'initiative du Medef, et de son alter ego, l'Association française des entreprises privées (Afep), qui regroupe les firmes du CAC 40, au travers de ce rapide et elliptique communiqué : « Le Haut comité de gouvernement d'entreprise institué par le code Afep-Medef a décidé de se saisir du dispositif de retraite supplémentaire de M. Philippe Varin, Président du Directoire de PSA Peugeot Citroën. » Une réaction passablement embarrassée dont on comprend bien les raisons : Philippe Varin avait agi en accord avec les instances mêmes du patronat. À preuve, parmi les membres du conseil de surveillance de PSA, on relève notamment le nom de Geoffroy Roux de Bézieux (ici sur le site Internet du constructeur), qui est aussi membre du comité des rémunérations de la firme. En clair, il est l'un de ceux qui ont directement donné leur aval à ce pactole. Et dans le même temps, le même Geoffroy Roux de Bézieux est aussi vice-président du Medef, et président de sa commission économie et fiscalité (là, sur le site du patronat). Les instances dirigeantes du Medef ne peuvent donc feindre d'ignorer ce qui se concoctait au sein de PSA.

L’indignation à l'égard de cette retraite chapeau était légitimement d’autant plus forte que cette retraite chapeau n’était pas une dérive isolée. Elle vient même ponctuer une évolution de long terme. Depuis quinze ans, le capitalisme français n’a, de fait, cessé de copier les travers les plus sulfureux du capitalisme anglo-saxon. Et l’industrie automobile a été l’un des principaux secteurs où cette mutation s’est produite, avec des rémunérations de plus en plus insolentes pour les mandataires sociaux et, en bas de l’échelle, une expansion de plus en plus spectaculaire des « working poors » – ces fameux travailleurs pauvres travaillant à temps partiel ou en intérim. C'est cela aussi dont Renault et PSA ont été le champ d'expérimentation : depuis près de deux décennies, les salariés y ont douloureusement appris que l'emploi ne les protégeait plus de la pauvreté.

Pour prendre la mesure de ce séisme social, il suffit de se souvenir qu’en 1989, Le Canard enchaîné avait suscité une forte émotion dans tout le pays en publiant la feuille de paie de Jacques Calvet, qui était le patron de Peugeot. Le chiffre, à l’époque, avait paru indécent par son énormité. Mais avec le recul, il paraît presque modeste. En euros constants d’aujourd’hui, la rémunération annuelle du patron était seulement – si l’on peut dire – de… 500 000 euros. À titre de comparaison, Carlos Ghosn perçoit, lui, aujourd’hui près de 11 millions d’euros au titre de sa double rémunération de Renault et de Nissan. Plus de vingt fois plus. Et donc, Philippe Varin peut, lui, partir avec une retraite chapeau de 21 millions d’euros. Cette dérive révèle à quel point notre capitalisme est devenu fou, régi par des règles d’un violent égoïsme social : en bas, la misère ; en haut l’opulence…

Mais si cette retraite chapeau apparaissait insupportable, c’est aussi parce que l’État s’est très fortement engagé en soutien à l’industrie automobile – et au premier chef en soutien à Renault et à PSA. Dès 2009, au plus fort de la crise financière, l’État a ainsi mobilisé près de 6,5 milliards d’euros pour leur venir en aide, pactole dont PSA a été le premier bénéficiaire.

Et puis, sous le gouvernement socialiste, cette aide en faveur de PSA s’est encore accrue. Pour éviter une débâcle financière majeure, l’État a ainsi, entre autres, apporté sa garantie à la filiale bancaire du constructeur automobile à hauteur de 7 milliards d’euros, pour assurer son sauvetage, et il l’a placé, de facto, sous perfusion financière. Sans parler de toutes les autres aides gigantesques dont la puissance publique a inondé les entreprises ces derniers mois, et dont PSA a eu sa part, à commencer par le « choc de compétitivité » de 20 milliards d’euros qui a été offert sans contrepartie aux entreprises, à la suite de la mission de réflexion de Louis Gallois.

Signe que PSA est l’une des entreprises les plus chouchoutées par le gouvernement socialiste, ce dernier a mandaté ce même Louis Gallois, son homme de confiance, pour être « membre indépendant référent » au sein du conseil de surveillance de PSA. En clair, le gouvernement a fait de PSA le banc d’essai de sa politique industrielle – une entreprise modèle, en quelque sorte, éprouvée certes par la crise, mais enracinée en France et donc digne d’être fortement aidée. Soit dit en passant, le même Louis Gallois est d'ailleurs lui-même membre de ce comité des rémunérations qui avait octroyé ce pactole à Philippe Varin.

Et voilà donc que les actionnaires de Peugeot confirment, comme cela était prévisible, qu’il s’agit d’un marché de dupes. Selon de nombreux échos de presse, il s’avère en effet que la famille fondatrice a pris la décision ces derniers jours de mettre sur la touche Philippe Varin sans même prendre le soin d’en informer l’État – tout juste bon pour apporter des subsides mais pas pour être mis dans la confidence. Et, nouveau camouflet à l’égard du gouvernement, Philippe Varin devait partir avec un pactole indécent, à l'origine d'une polémique embarrassante… pour les socialistes eux-mêmes.

Car, en plus de tout cela, cette affaire vient aussi illustrer l’un des reniements majeurs du gouvernement. Durant la campagne présidentielle, François Hollande avait en effet clairement fait comprendre qu’il mettrait de l’ordre dans les dérives de la finance et que, notamment, il prendrait des mesures d’encadrement des plus hautes rémunérations. Dans sa plate-forme (elle est ici), le candidat socialiste avait ainsi pris l’engagement – c’était la proposition n°26 – de plafonner les rémunérations publiques : « J’imposerai aux dirigeants des entreprises publiques un écart maximal de rémunérations de 1 à  20. » Et la proposition n°7 précisait : « Je supprimerai les stock-options, sauf pour les entreprises naissantes, et j’encadrerai les bonus. »

Et le candidat avait aussi clairement fait comprendre que les entreprises privées seraient, elles aussi, soumises à une enseigne identique.

Sitôt l’alternance, le gouvernement commence donc à honorer son engagement : un décret est pris qui plafonne à 450 000 euros le plafond brut annuel de rémunération des mandataires sociaux des entreprises publiques. Et il fait savoir que, conformément à la promesse du candidat, des mesures législatives seront prises pour encadrer aussi les rémunérations privées. C’est Pierre Moscovici, lui-même, qui en donne solennellement la confirmation, le 26 juillet 2012 : «  Une loi régulera, voire prohibera certaines pratiques qui nous semblent excessives et donnera davantage de place aux représentants des salariés dans les instances qui fixent les rémunérations », promet-il, donnant ainsi le coup d’envoi à des consultations qui sont conduites par la direction du Trésor.

Mais finalement, après bien des tergiversations entre Bercy et le patronat, qui promet un nouveau code de bonne conduite, le gouvernement décide… de ne rien faire ! Et c’est le ministre des finances lui-même qui l’annonce le 23 mai 2013, à l’occasion d’un entretien aux Échos : « Il n’y aura pas de projet de loi spécifique sur la gouvernance des entreprises. J’ai choisi d’agir dans le dialogue. Dans cet esprit, j’ai rencontré la semaine dernière la présidente du Medef, Laurence Parisot, et le président de l’Afep, Pierre Pringuet, qui se sont engagés à présenter rapidement un renforcement ambitieux de leur code de gouvernance. » Cela suffira-t-il à régler les problèmes, demande, incrédule, le quotidien patronal ? Réponse catégorique de Pierre Moscovici : « Ils m’ont assuré qu’ils étaient prêts à des avancées importantes, notamment en recommandant le "Say on Pay", qui permettra à l’assemblée des actionnaires de se prononcer sur la rémunération des dirigeants. Notre but est d’éviter de figer des règles dans la loi, quand celles-ci sont amenées à évoluer sans cesse dans un environnement international mouvant. Nous préférons miser sur une "autorégulation exigeante". Mais attention : si les décisions annoncées ne sont pas à la hauteur, nous nous réservons la possibilité de légiférer. »

Dans la foulée, Pierre Moscovici multiplie tout au long des mois suivants les amabilités à l’adresse des dirigeants du Medef, jusqu’à danser un véritable tango d’amour avec le président du Medef, à l’occasion de l’Université d’été de l’organisation patronale (lire Ce que révèle le tango d’amour Moscovici-Gattaz).

« Autorégulation exigeante » : la formule stupéfiante et désinvolte du ministre des finances est accueillie, quoi qu’il en soit, avec moquerie par de nombreux observateurs et chroniqueurs. Car tout le monde sait à l’époque que Pierre Moscovici vient de prononcer volontairement une stupidité et que l’enflure des mots choisis n’endiguera en rien… l’enflure des rémunérations. En clair, chacun comprend que « l’autorégulation exigeante » conduira immanquablement à de nouveaux scandales, pas loin de l’abus de biens. Résumant le climat général de moquerie et de sidération qui accueille la sortie de Pierre Moscovici, la journaliste de Marianne, Anne Rosencher écrit un billet ainsi intitulé : « Autorégulation du foutage de gueule ».

Pour familière qu’elle soit, la formule était frappée au coin du bon sens. Car avec Philippe Varin, on dispose désormais de la preuve des retombées désastreuses et assez prévisibles de cette autorégulation.

Il faut donc se poser la seule question qui vaille : faut-il parler du scandale Philippe Varin ? Ou n’est-il pas plus juste de s’indigner tout autant de la manipulation Pierre Moscovici ? À la sortie du Conseil des ministres, Pierre Moscovici a, certes, jugé cette retraite chapeau « inappropriée ». « Il faut évidemment tenir compte de la situation de l'entreprise, des sacrifices qui ont été faits par les salariés, tenir compte aussi du fait que l'État a accordé une garantie de 7 milliards d'euros pour la banque PSA finance », a ainsi déclaré le ministre des finances. Plus direct, Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, a estimé de son côté que le montant de cette retraite chapeau devait être « reconsidéré ». Il n'empêche ! C'est bel et bien Pierre Moscovici qui a mis au point cette machine infernale, et ce qui advient aujourd'hui chez PSA est exactement ce qui était prévisible.

En fin de journée, mercredi, face à une controverse publique violente, Philippe Varin a donc dû jeter le gant et annoncer qu'il renonçait à sa retraite chapeau. Mais le gouvernement n'est pourtant pas sorti du piège dans lequel il s'est lui-même placé. Car, dans l'intervalle, de nombreuses prises de position se sont exprimées, y compris dans les rangs socialistes, soulignant que l'auto-régulation ne fonctionne décidément pas et qu'il faut donc bel et bien légiférer. Comme pour la fiscalité, voici donc François Hollande pris au piège... de ses propres reniements !

L'affaire Varin est donc close ce mercredi soir. Mais l'affaire des rémunérations scandaleuses des milieux d'affaires reprend de plus belle...

BOITE NOIREMis en ligne ce mercredi en début d'après-midi, cet article a été complété une première fois trois heures plus tard, pour prendre en compte le rôle joué par Geoffroy Roux de Bézieux dans les instances dirigeantes du Medef et de... PSA. Puis, cet article a été modifié une seconde fois en fin d'après midi, après l'annonce par Philippe Varin de son renoncement à sa retraite chapeau.

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Les 21 millions du PDG de PSA ou la mascarade de l'autorégulation

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C’est la CGT de l’usine de Sochaux qui l’a révélé : le patron de PSA, Philippe Varin, qui va prochainement abandonner son poste, voulait partir à la retraite avec 310 000 euros par an. Pour honorer sa retraite chapeau, le groupe avait en outre provisionné près de 21 millions d’euros. En ces temps de crise, avec à la clef une multiplication des plans de suppression et de modération salariale, l’énormité de la somme a suscite légitimement un tollé d'indignation. Mais un tollé, pourquoi ? Parce que ce grand patron boulimique n’avait pas le moindre scrupule à s’octroyer une somme aussi indécente alors qu’il n’a cessé, ces dernières années, de demander des sacrifices aux salariés de son groupe ? Sans doute. Mais si cette décision a suscité l’indignation, c’est surtout parce qu’elle vient illustrer les conséquences du renoncement du gouvernement socialiste à légiférer en ce domaine. Sans être pris au sérieux par quiconque, le ministre des finances, Pierre Moscovici, avait justifié ce reniement en assurant qu’il comptait sur « une autorégulation exigeante » du patronat. Face à ce tollé d'indignation, le PDG de PSA a toutefois du annoncer mercredi dans l'après-midi qu'il renonçait à son pactole.

L’information est provenue de la CGT de l’usine PSA de Sochaux. Sur leur site Internet, les syndicalistes ont révélé mardi soir la somme énorme que Philippe Varin voulait percevoir sous forme de retraite chapeau, quand en début d’année prochaine, il sera remplacé par l’ex-numéro 2 de Renault, Carlos Tavares, à la tête du constructeur automobile.

Avant d’en venir au PDG actuel, les syndicalistes évoquaient d’abord le passé récent : « Pour ceux qui s'inquiètent de l'avenir de M. Varin, voici le triste sort des deux précédents PDG de PSA, et celui qui lui est réservé :

– Révoqué le 30 mars 2009 pour raison de santé, M. Streiff a vu son mandat de PDG transformé en contrat de travail (avec dispense d'activité) avec une rémunération mensuelle de 144 631 € (4 821 € par jour, samedi et dimanche compris) jusqu'à son départ de l'entreprise fin 2009 avec un parachute doré dont le montant n'a pas été publié. (Document de référence PSA 2009, pages 197 et 198.)
– M. Vardanega, qui a assuré pendant 2 mois et demi l'intérim entre M. Streiff et M. Varin, a retrouvé le 17 juin 2009, à l'issue de son mandat temporaire de PDG, un contrat de travail avec une rémunération mensuelle portée à 81 247 €. Mais il n'en a pas profité longtemps : il a fait valoir ses droits à la retraite le 31 décembre 2009. À cette occasion, il a perçu une prime de départ de 706 958 €. En retraite, il bénéficie du régime de retraite des dirigeants du groupe PSA qui lui garantit 50 % de sa rémunération antérieure. (Document de référence PSA 2009, pages 197/198.) »

Et la CGT en venait donc au cas plus récent de Philippe Varin : « Pour garantir la retraite-chapeau de M. Varin, PSA a déjà mis de côté à son intention la modique somme de 20 968 000 € . (Document de référence PSA 2012, page 203 : engagements de retraite) », peut-on lire sur le site de la CGT.

L’information n’était pas difficile à vérifier. Il suffit de se référer au « document de référence » établi par PSA pour l’année 2012, pour trouver, à la page 203, le chiffre évoqué par le syndicat. Pour être précis, Philippe Varin devait percevoir la somme mirobolante de 20 968 000 euros, en plus de sa retraite de base versée par la Sécurité sociale et de sa retraite complémentaire versée par les régimes Agirc ou Arrco.

Voici ce document de référence :

On comprend sans peine l’indignation que ce chiffre astronomique a aussitôt suscitée. À cela, il y a une première raison : depuis trois ans, les salariés du groupe automobile se voient demander toujours plus d’efforts et d’économies, toujours plus de nouveaux sacrifices. Il y a eu la fermeture du site d’Aulnay et des cascades de plans sociaux ; il y a la menace qui pèse sur le site de Rennes ; il y a eu aussi l’accord dit de compétitivité, que le gouvernement a présenté comme modèle, et qui pour les salariés a été synonyme de modération salariale et de flexibilité accrue. Alors, il y a naturellement quelque chose d’indécent à constater qu’en parallèle aux sacrifices demandés aux plus petites rémunérations, les plus hautes se gorgent de passe-droits formidables. D’où la colère des salariés et syndicats du groupe, comme en témoignent les propos de Jean-Pierre Mercier, délégué CGT du site PSA d’Aulnay sur le plateau de LCI (vidéo ci-dessous) :

De son côté, le patronat, lui, n'a eu, dans un premier temps, qu'une timide réaction, à l'initiative du Medef, et de son alter ego, l'Association française des entreprises privées (Afep), qui regroupe les firmes du CAC 40, au travers de ce rapide et elliptique communiqué : « Le Haut comité de gouvernement d'entreprise institué par le code Afep-Medef a décidé de se saisir du dispositif de retraite supplémentaire de M. Philippe Varin, Président du Directoire de PSA Peugeot Citroën. » Une réaction passablement embarrassée dont on comprend bien les raisons : Philippe Varin avait agi en accord avec les instances mêmes du patronat. À preuve, parmi les membres du conseil de surveillance de PSA, on relève notamment le nom de Geoffroy Roux de Bézieux (ici sur le site Internet du constructeur), qui est aussi membre du comité des rémunérations de la firme. En clair, il est l'un de ceux qui ont directement donné leur aval à ce pactole. Et dans le même temps, le même Geoffroy Roux de Bézieux est aussi vice-président du Medef, et président de sa commission économie et fiscalité (là, sur le site du patronat). Les instances dirigeantes du Medef ne peuvent donc feindre d'ignorer ce qui se concoctait au sein de PSA.

L’indignation à l'égard de cette retraite chapeau était légitimement d’autant plus forte que cette retraite chapeau n’était pas une dérive isolée. Elle vient même ponctuer une évolution de long terme. Depuis quinze ans, le capitalisme français n’a, de fait, cessé de copier les travers les plus sulfureux du capitalisme anglo-saxon. Et l’industrie automobile a été l’un des principaux secteurs où cette mutation s’est produite, avec des rémunérations de plus en plus insolentes pour les mandataires sociaux et, en bas de l’échelle, une expansion de plus en plus spectaculaire des « working poors » – ces fameux travailleurs pauvres travaillant à temps partiel ou en intérim. C'est cela aussi dont Renault et PSA ont été le champ d'expérimentation : depuis près de deux décennies, les salariés y ont douloureusement appris que l'emploi ne les protégeait plus de la pauvreté.

Pour prendre la mesure de ce séisme social, il suffit de se souvenir qu’en 1989, Le Canard enchaîné avait suscité une forte émotion dans tout le pays en publiant la feuille de paie de Jacques Calvet, qui était le patron de Peugeot. Le chiffre, à l’époque, avait paru indécent par son énormité. Mais avec le recul, il paraît presque modeste. En euros constants d’aujourd’hui, la rémunération annuelle du patron était seulement – si l’on peut dire – de… 500 000 euros. À titre de comparaison, Carlos Ghosn perçoit, lui, aujourd’hui près de 11 millions d’euros au titre de sa double rémunération de Renault et de Nissan. Plus de vingt fois plus. Et donc, Philippe Varin peut, lui, partir avec une retraite chapeau de 21 millions d’euros. Cette dérive révèle à quel point notre capitalisme est devenu fou, régi par des règles d’un violent égoïsme social : en bas, la misère ; en haut l’opulence…

Mais si cette retraite chapeau apparaissait insupportable, c’est aussi parce que l’État s’est très fortement engagé en soutien à l’industrie automobile – et au premier chef en soutien à Renault et à PSA. Dès 2009, au plus fort de la crise financière, l’État a ainsi mobilisé près de 6,5 milliards d’euros pour leur venir en aide, pactole dont PSA a été le premier bénéficiaire.

Et puis, sous le gouvernement socialiste, cette aide en faveur de PSA s’est encore accrue. Pour éviter une débâcle financière majeure, l’État a ainsi, entre autres, apporté sa garantie à la filiale bancaire du constructeur automobile à hauteur de 7 milliards d’euros, pour assurer son sauvetage, et il l’a placé, de facto, sous perfusion financière. Sans parler de toutes les autres aides gigantesques dont la puissance publique a inondé les entreprises ces derniers mois, et dont PSA a eu sa part, à commencer par le « choc de compétitivité » de 20 milliards d’euros qui a été offert sans contrepartie aux entreprises, à la suite de la mission de réflexion de Louis Gallois.

Signe que PSA est l’une des entreprises les plus chouchoutées par le gouvernement socialiste, ce dernier a mandaté ce même Louis Gallois, son homme de confiance, pour être « membre indépendant référent » au sein du conseil de surveillance de PSA. En clair, le gouvernement a fait de PSA le banc d’essai de sa politique industrielle – une entreprise modèle, en quelque sorte, éprouvée certes par la crise, mais enracinée en France et donc digne d’être fortement aidée. Soit dit en passant, le même Louis Gallois est d'ailleurs lui-même membre de ce comité des rémunérations qui avait octroyé ce pactole à Philippe Varin.

Et voilà donc que les actionnaires de Peugeot confirment, comme cela était prévisible, qu’il s’agit d’un marché de dupes. Selon de nombreux échos de presse, il s’avère en effet que la famille fondatrice a pris la décision ces derniers jours de mettre sur la touche Philippe Varin sans même prendre le soin d’en informer l’État – tout juste bon pour apporter des subsides mais pas pour être mis dans la confidence. Et, nouveau camouflet à l’égard du gouvernement, Philippe Varin devait partir avec un pactole indécent, à l'origine d'une polémique embarrassante… pour les socialistes eux-mêmes.

Car, en plus de tout cela, cette affaire vient aussi illustrer l’un des reniements majeurs du gouvernement. Durant la campagne présidentielle, François Hollande avait en effet clairement fait comprendre qu’il mettrait de l’ordre dans les dérives de la finance et que, notamment, il prendrait des mesures d’encadrement des plus hautes rémunérations. Dans sa plate-forme (elle est ici), le candidat socialiste avait ainsi pris l’engagement – c’était la proposition n°26 – de plafonner les rémunérations publiques : « J’imposerai aux dirigeants des entreprises publiques un écart maximal de rémunérations de 1 à  20. » Et la proposition n°7 précisait : « Je supprimerai les stock-options, sauf pour les entreprises naissantes, et j’encadrerai les bonus. »

Et le candidat avait aussi clairement fait comprendre que les entreprises privées seraient, elles aussi, soumises à une enseigne identique.

Sitôt l’alternance, le gouvernement commence donc à honorer son engagement : un décret est pris qui plafonne à 450 000 euros le plafond brut annuel de rémunération des mandataires sociaux des entreprises publiques. Et il fait savoir que, conformément à la promesse du candidat, des mesures législatives seront prises pour encadrer aussi les rémunérations privées. C’est Pierre Moscovici, lui-même, qui en donne solennellement la confirmation, le 26 juillet 2012 : «  Une loi régulera, voire prohibera certaines pratiques qui nous semblent excessives et donnera davantage de place aux représentants des salariés dans les instances qui fixent les rémunérations », promet-il, donnant ainsi le coup d’envoi à des consultations qui sont conduites par la direction du Trésor.

Mais finalement, après bien des tergiversations entre Bercy et le patronat, qui promet un nouveau code de bonne conduite, le gouvernement décide… de ne rien faire ! Et c’est le ministre des finances lui-même qui l’annonce le 23 mai 2013, à l’occasion d’un entretien aux Échos : « Il n’y aura pas de projet de loi spécifique sur la gouvernance des entreprises. J’ai choisi d’agir dans le dialogue. Dans cet esprit, j’ai rencontré la semaine dernière la présidente du Medef, Laurence Parisot, et le président de l’Afep, Pierre Pringuet, qui se sont engagés à présenter rapidement un renforcement ambitieux de leur code de gouvernance. » Cela suffira-t-il à régler les problèmes, demande, incrédule, le quotidien patronal ? Réponse catégorique de Pierre Moscovici : « Ils m’ont assuré qu’ils étaient prêts à des avancées importantes, notamment en recommandant le "Say on Pay", qui permettra à l’assemblée des actionnaires de se prononcer sur la rémunération des dirigeants. Notre but est d’éviter de figer des règles dans la loi, quand celles-ci sont amenées à évoluer sans cesse dans un environnement international mouvant. Nous préférons miser sur une "autorégulation exigeante". Mais attention : si les décisions annoncées ne sont pas à la hauteur, nous nous réservons la possibilité de légiférer. »

Dans la foulée, Pierre Moscovici multiplie tout au long des mois suivants les amabilités à l’adresse des dirigeants du Medef, jusqu’à danser un véritable tango d’amour avec le président du Medef, à l’occasion de l’Université d’été de l’organisation patronale (lire Ce que révèle le tango d’amour Moscovici-Gattaz).

« Autorégulation exigeante » : la formule stupéfiante et désinvolte du ministre des finances est accueillie, quoi qu’il en soit, avec moquerie par de nombreux observateurs et chroniqueurs. Car tout le monde sait à l’époque que Pierre Moscovici vient de prononcer volontairement une stupidité et que l’enflure des mots choisis n’endiguera en rien… l’enflure des rémunérations. En clair, chacun comprend que « l’autorégulation exigeante » conduira immanquablement à de nouveaux scandales, pas loin de l’abus de biens. Résumant le climat général de moquerie et de sidération qui accueille la sortie de Pierre Moscovici, la journaliste de Marianne, Anne Rosencher écrit un billet ainsi intitulé : « Autorégulation du foutage de gueule ».

Pour familière qu’elle soit, la formule était frappée au coin du bon sens. Car avec Philippe Varin, on dispose désormais de la preuve des retombées désastreuses et assez prévisibles de cette autorégulation.

Il faut donc se poser la seule question qui vaille : faut-il parler du scandale Philippe Varin ? Ou n’est-il pas plus juste de s’indigner tout autant de la manipulation Pierre Moscovici ? À la sortie du Conseil des ministres, Pierre Moscovici a, certes, jugé cette retraite chapeau « inappropriée ». « Il faut évidemment tenir compte de la situation de l'entreprise, des sacrifices qui ont été faits par les salariés, tenir compte aussi du fait que l'État a accordé une garantie de 7 milliards d'euros pour la banque PSA finance », a ainsi déclaré le ministre des finances. Plus direct, Arnaud Montebourg, ministre du redressement productif, a estimé de son côté que le montant de cette retraite chapeau devait être « reconsidéré ». Il n'empêche ! C'est bel et bien Pierre Moscovici qui a mis au point cette machine infernale, et ce qui advient aujourd'hui chez PSA est exactement ce qui était prévisible.

En fin de journée, mercredi, face à une controverse publique violente, Philippe Varin a donc dû jeter le gant et annoncer qu'il renonçait à sa retraite chapeau. Mais le gouvernement n'est pourtant pas sorti du piège dans lequel il s'est lui-même placé. Car, dans l'intervalle, de nombreuses prises de position se sont exprimées, y compris dans les rangs socialistes, soulignant que l'auto-régulation ne fonctionne décidément pas et qu'il faut donc bel et bien légiférer. Comme pour la fiscalité, voici donc François Hollande pris au piège... de ses propres reniements !

L'affaire Varin est donc close ce mercredi soir. Mais l'affaire des rémunérations scandaleuses des milieux d'affaires reprend de plus belle...

BOITE NOIREMis en ligne ce mercredi en début d'après-midi, cet article a été complété une première fois trois heures plus tard, pour prendre en compte le rôle joué par Geoffroy Roux de Bézieux dans les instances dirigeantes du Medef et de... PSA. Puis, cet article a été modifié une seconde fois en fin d'après midi, après l'annonce par Philippe Varin de son renoncement à sa retraite chapeau.

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