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Le monde du travail, une histoire d’hommes

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« It’s a man’s man’s man’s world. » Le titre de la fameuse chanson de James Brown, sortie en 1965, s’applique encore très bien au monde du travail hexagonal. Aucune réflexion sur les inégalités hommes-femmes ne peut passer à côté de ce constat : l’entreprise est un monde de domination masculine.

Tous les chiffres sur la question disent la même chose. En voici quelques-uns, rassemblés notamment sur le site dédié à cette question, et géré par le ministère des droits des femmes (consultez notre infographie en fin d’article pour une synthèse graphique). En France, les femmes représentent 51,5 % de la population française, et 47,7 % de la population active. Elles sont plus diplômées que les hommes (48 % des femmes sont diplômées du supérieur, contre 35 % des hommes). Et pourtant… Elles occupent aujourd’hui un peu moins d'un tiers des postes d'encadrement dans les entreprises privées hexagonales. Elles ne représentent que 17 % des dirigeants d’entreprise. Elles sont cinq fois plus à temps partiel, et trois fois plus en situation de sous-emploi, que les hommes.

« Dans ce domaine, les choses évoluent très lentement. Il faut se battre, pousser, beaucoup, argumenter, encore et encore, pour faire bouger les mentalités, et donc les faits », estime Mercedes Erra. Chef d’entreprise, présidente exécutive du groupe de communication Havas Worldwide, fondatrice de l’agence de pub BETC, elle sait de quoi elle parle. En 2003, elle a participé à la création du Women’s forum, grand raout annuel consacré à changer l’entreprise de l’intérieur, et dont l’édition 2013 s’ouvre à Rangoun, en Birmanie, le 6 décembre.

Mercedes ErraMercedes Erra
« Quand nous avons créé le Women’s forum, on ne pouvait pas parler de la place des femmes dans l’entreprise. Le sujet était tabou, tout le monde était hypocrite, on nous disait qu’il n’y avait pas de problème, indique Mercedes Erra. Autour de moi, j’entendais, et aussi de la part de femmes, que je ferais mieux de me taire, parce que j’allais me faire repérer comme féministe et que ça allait nuire à ma carrière. »

Autour d’elle, le discours s’est modifié, même si elle a encore « souvent l’impression d’être vue comme une suffragette du début du siècle », alors qu’elle a l’impression « de dire des choses absolument banales ». Mais, se félicite la chef d’entreprise, « beaucoup de femmes se sont rendu compte que si on laissait les choses se faire naturellement, cela ne viendrait pas ».

Elle qui milite activement pour l’instauration de « quotas » de femmes dans les hiérarchies des entreprises ou des administrations se félicite logiquement de la loi de janvier 2011 qui impose 40 % de femmes dans les conseils d’administration des grandes entreprises françaises d’ici 2017. Une initiative reprise par l’Union européenne : le Parlement européen a validé il y a quelques jours un texte imposant le même quota pour toutes les entreprises européennes cotées en Bourse à l’horizon 2020. « Aujourd’hui, il y a seulement 22 % de femmes dans les conseils d’administration du CAC40, rappelle Mercedes Erra. Et encore, on reste bien gentilles, en hésitant à critiquer les décisions qui sont prises. Souvent, les hommes nous choisissent en pensant qu’on ne fera pas de vagues. Et c’est vrai que nous avons du mal à croire en notre pouvoir. » S’attaquer aux conseils d’administration peut sembler dérisoire. Mais pour cette militante, « si l’entreprise bouge, elle le fera par sa tête, et sa tête est masculine ».

Mais les inégalités sont partout dans l’entreprise. Selon une excellente synthèse de l’Observatoire des inégalités, les hommes sont payés en moyenne (et en équivalent temps plein) 25 % de plus que leurs collègues de l’autre sexe. L’écart mensuel moyen est de 446 euros, soit presque un demi-Smic. Et « plus on progresse dans l’échelle des salaires, plus l’écart entre les femmes et les hommes est important », note l’Observatoire : « L’inégalité des salaires entre hommes et femmes est la plus forte chez les cadres (29,1 %) et donc parmi les salaires les plus élevés. À l’inverse, l’écart le plus faible se trouve parmi les employés (8,4 %), une catégorie majoritairement féminisée. »

Plus on monte l’échelle hiérarchique, plus les écarts deviennent phénoménaux. Le niveau de salaire maximal des 10 % des femmes les moins bien payées correspond à 91 % du salaire maximal des 10 % des hommes les moins bien rémunérés. Mais si l'on considère les 1 % les mieux rémunérés, les femmes touchent au mieux 64 % du salaire des hommes !

« Une étude récente montre qu’à la sortie des grandes écoles, les premiers salaires des garçons étaient déjà supérieurs à ceux des filles !, témoigne Mercedes Erra. Elles se défendent moins bien, n’osent pas demander, se jugent déjà chanceuses d’être embauchées à des postes prestigieux, ont du mal à affirmer leur ambition… »

Ce ne sont bien sûr pas les seules explications. Il y a d'abord une vraie différence de temps de travail. Les femmes sont cinq fois plus souvent à temps partiel que les hommes, qui effectuent par ailleurs beaucoup plus d’heures supplémentaires. Parmi les femmes actives de 20 à 49 ans, 36 % ont par exemple modifié leur activité professionnelle à l'arrivée de leur premier enfant, en s’arrêtant ou en passant au temps partiel.

Mais même en prenant des données comparables en termes de temps de travail, de statut, d’expérience, de qualification (niveau de diplôme) et de secteur d’activité, le ministère du travail signale toujours une différence de niveau de salaire d’environ 9 %.

« Sur la question des salaires, on vient de loin !, note Mercedes Erra. Longtemps, en France, et c’est encore le cas dans de nombreux pays, les femmes n’étaient pas payées pour leur travail. On estime qu’en moyenne dans le monde, les femmes effectuent 70 % du travail dans les sphères professionnelles et domestiques, et qu’elles ne touchent que 10 % des salaires. » En France, les femmes consacrent encore en moyenne près de 4 heures par jour aux tâches domestiques, contre moins de 2 h 30 pour les hommes.

Reste que dans le monde de l’entreprise, les femmes se placent d’elles-mêmes régulièrement en retrait, déplore-t-elle. « “Je veux faire un métier que j’aime, même s’il est mal payé”, ou “Je choisis ce secteur parce qu’il me permettra d’élever mes enfants”, ce n’est pas une parole d’homme ! » Démonstration de cette sexualisation des métiers par les chiffres : 50 % des emplois occupés par les femmes sont concentrés dans 12 des 87 familles professionnelles…

« Pour faire bouger les choses, il faut que les femmes admettent que ce qui leur arrive pose problème, et c’est le plus dur, reconnaît la fondatrice de BETC. Moi-même, j’ai encore tendance à croire que je suis meilleure que les hommes pour les choses concrètes. Quand j’étais petite, c’est à moi que ma mère demandait de faire la vaisselle, pas à mon frère. Ça s’appelle une formation. Formation comportementale, culturelle, qu’il faut remettre en question. »

La militante se réjouit de voir aujourd’hui un ministère dévolu aux droits des femmes. « On considère enfin officiellement qu’il y a un problème. Le discours public est un peu plus nerveux qu’il ne l’a été. Mais cette question reste néanmoins encore en retrait dans le débat public. » D’où son soutien aux mesures décidées par le gouvernement, comme le projet de loi, en discussion au Parlement, sur la réforme du congé parental. Aujourd’hui, il est pris à 97 % par les femmes.

Pour lutter contre « l'inégale répartition des responsabilités parentales » et l'éloignement des mères du marché du travail, le gouvernement souhaite qu’à partir de juillet 2014, les parents d'un enfant aient le droit à un an de congé au lieu de six, à condition que les deux parents se partagent équitablement cette période. « Ça donnera un rôle concret aux deux parents en même temps, et vous verrez que s’il est payé, ce congé sera très vite pris par les pères, anticipe Mercedes Erra. Influer sur les comportements, c’est la meilleure façon de changer le monde. »

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«Tous surveillés !» : retour sur nos enquêtes

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De l’affaire Prism au scandale Ikea en passant par les boîtes mails hackées des eurodéputés et les écoutes téléphoniques illégales, Mediapart explique les enjeux de cette surveillance généralisée et les recours que peuvent avoir les citoyens.

Animé par Frédéric Bonnaud. Avec Mathilde Mathieu, Emmanuel Fansten, Pierre Alonso, Jérôme Hourdeaux

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Espionnage: après Ikea, Quick
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En Allemagne, le vent tourne pour la « mafia du cochon »

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De notre correspondant à Berlin.

Bienvenue au pays des abattoirs géants, de la viande pas chère et des salaires de misère. Nous sommes au cœur du premier Land agricole d’Allemagne, la Basse-Saxe, près de la petite ville de Nienburg. C’est ici que Walter (voir notre Boîte noire) a installé son élevage de porcs. Il possède 200 truies reproductrices et engraisse 1 500 cochons dans un immense hangar entièrement informatisé et couvert de panneaux solaires. Membre du parti conservateur, Walter est aussi responsable local du syndicat paysan. Il connaît donc parfaitement les ressorts de la « mafia de la viande ».

Mais il n’est pas là pour changer le système : « Je n’ai pas besoin de lire les histoires sur les conditions de travail dans les abattoirs. Je sais bien que ce sont essentiellement des travailleurs de l’Est mal payés qui abattent les 200 cochons que je livre tous les 15 jours. Je n’approuve pas, mais dans l’ensemble, tout est légal. Et moi, mon unique client c’est l’abattoir. Je le livre selon la demande. C’est lui qui définit le niveau de qualité et qui vend la viande dans le monde entier », explique-t-il froidement. Pour se maintenir, Walter va devoir agrandir son exploitation : « Mon seul problème est de savoir si je peux fournir le produit demandé en quantité suffisante. L’idéal serait de pouvoir fournir au moins 300 bêtes par quinzaine. Les abattoirs ne sont pas intéressés par les petits producteurs. Ce sont les lois de la production et de la concurrence. Je n’y vois pas d’inconvénient », ajoute-t-il.

En représentant décomplexé de l’agriculture de masse, il précise sa vision de la situation actuelle : « Notre société veut manger de la viande en quantité et pour pas cher. Alors nous lui livrons ce qu’elle veut en fonction d’impératifs de production et de règles données. Si les gens décident que ce n’est pas bien, que la viande n’est pas bonne ou que l’on exploite les salariés, alors ils n’ont qu’à changer les règles et leurs comportements. Évidemment, il y a toujours des gens qui abusent. C’est pour cela qu’il faudrait renforcer les contrôles. Or, même si les politiques se plaignent bruyamment des scandales à la viande avariée ou des conditions inhumaines de travail, ils ne font rien pour améliorer les contrôles. Il est de notoriété publique qu’il manque des milliers de contrôleurs, tant dans les administrations sanitaires qu’à l’inspection du travail », conclut-il.

Walter livre sa production à une centaine de kilomètres de là, dans l’un des abattoirs les plus modernes d’Europe, celui de la société Tönnies à Rheda-Wiedenbrück, n° 1 allemand de la production de viande avec 27,6 % de parts de marché (58 millions de porcs ont été abattus en Allemagne en 2012, dont 8 % venant de l’étranger). C’est précisément ce genre d’abattoirs qui, avec ses coûts de personnel dérisoires et ses prix cassés, déstabilise le marché européen : « Depuis une quinzaine d’années, Tönnies et ses concurrents ont commencé à remplacer systématiquement leurs employés maison, des Allemands, par de la main-d’œuvre venue des pays de l’Est qui travaille, quand tout va bien, pour des salaires de 3 à 5 euros par heure. Aujourd’hui, certains abattoirs n’ont plus que 10 % de personnel local », précise Matthias Brümmer, patron de la fédération d’Oldenburg du syndicat de l’agroalimentaire (NGG) et spécialiste reconnu des problèmes de la filière viande.

Cette évolution dramatique est le résultat conjoint de la directive de 1996 sur les travailleurs détachés en Europe, de l’ouverture progressive des marchés du travail d’Europe de l’Ouest aux travailleurs des nouveaux pays membres de l’Est et du désintérêt des politiques. « Le schéma est désormais bien connu. Des sociétés de placement étrangères proposent les services de travailleurs bulgares, roumains ou lettons. Selon la directive européenne, ceux-ci ont le droit de travailler en Allemagne en touchant des salaires équivalents à ceux de leur pays d’origine et en étant assurés, ou pas, chez eux. Les boîtes allemandes les embauchent comme travailleurs sous contrat de prestations de service, c’est-à-dire, théoriquement, pour réaliser un service précis, dans un temps donné et ce en l’échange d’une somme globale. En réalité, il n’est pas rare que ces travailleurs restent plusieurs années. Ils touchent un salaire de 3 à 5 euros par heure et ils n’ont pas le droit de se plaindre ou de faire une faute, sinon, c’est la porte. Ils n’ont quasiment aucun recours, même quand on ne leur paye pas la somme promise », détaille Matthias Brümmer.

Depuis le début de l’année, plusieurs reportages diffusés par les télévisions publiques ont fait scandale en révélant les conditions de travail et de vie misérables de ces travailleurs : « Je travaille entre 10 et 12 heures par jour d’affilée. On me donne environ 4 euros par heure avec, en plus, la chambre d’hôtel », raconte ce travailleur bulgare qui passe ses journées à décapiter des cochons préalablement asphyxiés au gaz carbonique : « C’est bien mieux que dans mon pays et que dans d’autres entreprises allemandes. Mais on nous traite vraiment comme des machines. Je suis venu en sachant que ça ne serait pas facile tous les jours. Mais à ce point ! Un peu de respect ferait du bien », admet-il devant les caméras de la chaîne NDR. Ce que cet homme appelle « hôtel » est en réalité un bâtiment vétuste aux murs reblanchis à la va-vite et entouré d’un haut grillage. Écoles désaffectées, anciennes casernes militaires ou pensions aux murs branlants, les conditions d’hébergement de ces travailleurs sont scandaleuses et « il n’est pas rare qu’ils soient obligés de payer leur logement », précise Matthias Brümmer, qui n’hésite pas à parler d’esclavage et de conditions mafieuses.

En mai 2013, les parquets de Düsseldorf et d’Oldenbourg ont organisé une razzia géante dans 90 bureaux et appartements de responsables d’entreprises du secteur de l’abattage. Aujourd’hui, 22 personnes sont accusées d’escroquerie aux assurances sociales et ce, via un réseau d’une douzaine de sociétés spécialisées dans le placement de main-d’œuvre venue de l’Est : « On soupçonne même les grandes entreprises du secteur de gérer indirectement ces sociétés de placement », précise Matthias Brümmer. Une enquête du magazine Stern publiée en juillet dernier, et jamais démentie, sur le groupe PHW, le leader allemand de la volaille, a ainsi pu démontrer que PHW avait organisé un tel montage jusqu’en 2011.

Pour mieux comprendre pourquoi le nord de l’Allemagne a pu devenir ce bastion de l’exploitation humaine et de la viande pas chère, un bref coup d’œil jeté sur l’histoire politique récente du Land de Basse-Saxe explique bien des choses.

De 1990 à 2003, la région a été dirigée par les sociaux-démocrates, et notamment Gerhard Schröder, pas vraiment un adversaire des patrons. En 2003, la région est passée aux mains des conservateurs et des libéraux. Ceux-ci ont alors nommé Hans-Heinrich Ehlen, un gros éleveur de porcs dans le privé, au poste de ministre régional de l’agriculture. En 2010, Hans-Heinrich Ehlen a été remplacé par Astrid Grotelüschen, une farouche adversaire du salaire minimum. Il se trouve que les beaux-parents d'Astrid Gröteluschen possèdent le deuxième plus gros élevage de dindes d’Allemagne, un élevage qu’elle dirige avec son mari.

À la suite d'un reportage qui a révélé les conditions d’élevage dramatiques dans l’entreprise d'Astrid Gröteluschen, celle-ci a dû démissionner. Par ailleurs, le vice-président fédéral du syndicat allemand des paysans et président de la Fédération de Basse-Saxe, l’éleveur Werner Hilse, siège au conseil de surveillance de Vion, le deuxième producteur allemand de viande (15,3 % des parts du marché). Enfin, le lobby agroalimentaire régional a toujours pu compter avec la sympathie du ministre régional de l’économie de l’époque, Philipp Rösler. Celui-ci est aujourd’hui, et jusqu’à l’arrivée du nouveau gouvernement,  président du Parti libéral, ministre fédéral de l’économie et vice-chancelier aux côtés d’Angela Merkel. Ces dernières années, Philipp Rösler et son parti se sont avant tout illustrés par le blocage systématique de toute initiative pouvant conduire à l’introduction d’un salaire minimum en Allemagne.

Pour la « mafia du cochon », le vent a commencé à tourner début 2013. Lors des élections régionales de Basse-Saxe, le 20 janvier, c’est une coalition social-démocrate et écologiste qui a emporté la région de justesse. Aujourd’hui, le nouveau ministre régional de l’Agriculture est l’écologiste Christian Meyer, opposant bien connu à la production de masse. Par ailleurs, les plaintes de plus de plus en plus bruyantes des voisins français, belges, danois ou autrichiens ne passent plus inaperçues dans un pays où la question des bas salaires et des emplois précaires était au centre de la campagne électorale des législatives.

Matthias Brümmer espère bien que l’annonce, faite par les partenaires de la grande coalition qui se prépare à gouverner l’Allemagne, d’introduire un salaire minimum légal de 8,50 euros de l’heure va enfin forcer les patrons de la viande à changer leurs pratiques. « L’arrivée annoncée du salaire minimum et l’image de plus en plus mauvaise du secteur ont obligé les grands patrons de la viande à réagir. Aujourd’hui, mon syndicat a engagé des négociations avec eux. Mais ils proposent le minimum et ils feront tout pour reculer l’échéance », estime-t-il.

Après une première rencontre, fin octobre 2013, une nouvelle négociation se tiendra le 17 décembre. Selon des sources proches de la négociation, les patrons refusent pour l’instant le salaire minimum de 8,50 euros et proposent environ 7 euros à l’ouest et 6 euros à l’est : « On dirait qu’ils n’ont pas compris que le salaire minimum va arriver. L’idéal pour eux serait de passer un accord au niveau national pour que les conditions soient les mêmes partout », explique Matthias Brümmer qui explique qu’un salaire minimum de 14 euros par heure conduirait à une augmentation de 0,25 centime par kilo dans les supermarchés.

En ce qui concerne les fameux travailleurs sous contrats venus de l’Est, Matthias Brümmer ne compte pas seulement sur les promesses de la grande coalition, dont le programme mentionne la nécessité de limiter les abus dans ce domaine sans préciser encore comment. En septembre dernier, la chambre des Länder, le Bundesrat, a aussi déposé un projet de loi sur la question. Le texte propose le renforcement des sanctions et lois existantes, mais aussi d’accorder aux comités d’entreprise un droit de regard et de veto sur l’embauche des travailleurs sous contrat. Enfin, le 9 décembre prochain, les ministres du travail européens se réuniront à Bruxelles pour discuter de l’adaptation de la fameuse directive sur les travailleurs détachés en Europe. Pour toutes ces raisons, Matthias Brümmer commence à croire que le bout du tunnel est bientôt en vue. 

BOITE NOIREPour conserver l'anonymat, Walter a souhaité changer son prénom.

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La complémentaire santé aiguise l’appétit des assureurs privés

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Des assureurs privés à bonnets jaunes, au nom de la libre concurrence ; des mutualistes en ordre dispersé, contre les inégalités d’accès aux soins, tous tirant à boulets rouges contre les syndicats : c’est l’automne des frondes hétéroclites, et le débat sur la généralisation de la complémentaire santé en entreprise n’échappe pas à la tendance. Issue de l’article 1er de la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin dernier, cette généralisation sera effective le 1er janvier 2016 : toutes les entreprises devront alors proposer des contrats santé à leurs salariés.

C’est le début d’une valse des contrats : 4,4 millions de salariés n’ont pas de contrats d’entreprise. 400 000 n’ont aucune couverture santé et les 4 millions d'autres vont abandonner leurs contrats individuels*. Tous ces salariés seront gagnants, car l’entreprise doit prendre en charge une partie, variable, de la cotisation. Avantage supplémentaire : les contrats collectifs d’entreprise sont en moyenne moins coûteux et plus généreux que les contrats individuels. Ces contrats sont d’autant plus avantageux que le nombre d’assurés est grand : c’est le principe de la mutualisation, défendu par les syndicats et le gouvernement.

Mais l’intérêt des salariés n’est pas forcément celui des assureurs. La bataille économique qui s’engage est féroce. Le marché de la complémentaire santé est colossal et dynamique : 25 milliards d’euros de chiffres d’affaires, en croissance de 6,6 % par an sur dix ans. Et l’environnement est très concurrentiel. Il existe plus de 1 000 organismes de complémentaire santé, répartis en trois grandes familles d’acteurs :

1- les mutuelles, organismes non lucratifs évoluant dans le champ de l’économie sociale et solidaire ;

2- les institutions de prévoyance, eux aussi non lucratifs et gérés à parité par les syndicats et le patronat ;

3- les assurances privées.

Ces dernières se portent bien : elles détiennent 27 % du marché, en progression de 8 % en dix ans, au détriment des mutuelles (56 % des parts de marché) et des institutions de prévoyance (17 %).

Les assureurs privés se plaignent pourtant beaucoup. Et bruyamment. Ils ont organisé un lobbying agressif auprès des pouvoirs publics et jusque dans la rue. Le 12 novembre, le mouvement « Sauvez les abeilles », qui regroupe des assureurs privés et des courtiers en assurances, et s’est opportunément rebaptisé « les bonnets jaunes », a mobilisé un millier de personnes devant le Sénat pour protester contre le projet de loi de financement de la Sécurité sociale. En pleine crise, ces entreprises prospères ont trouvé un argument de poids : elles agitent la menace de la disparition de 40 000 emplois dans le secteur. Rien que ça.

L'objet de leur courroux est l’article 12 ter du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, qui introduit des « clauses de recommandation ». Les réintroduit en réalité, puisque préexistaient de semblables « clauses de désignation », censurées en juin dernier par le Conseil constitutionnel, qui estime « disproportionnée » l’atteinte à la liberté d’entreprendre. Le message des assureurs a été parfaitement reçu. En 1999 pourtant, la cour de justice de la Communauté européenne estimait au contraire que l’objectif final de solidarité des clauses de désignation justifie les entraves à la concurrence.

Très techniques, ces clauses de désignation ou de recommandation sont pourtant très concrètes pour des centaines de milliers de salariés.

Depuis une vingtaine d’années, elles se multiplient, preuve de leur intérêt pour les syndicats, comme pour le patronat. 67 branches professionnelles (qui regroupent les entreprises d’un même secteur d’activité, par exemple la branche de l’industrie pharmaceutique, de la boulangerie, de l’hôtellerie-restauration, etc.) ont signé un accord de branche sur la santé. Après une mise en concurrence, ces branches ont désigné un ou plusieurs organismes complémentaires qui assurent l’ensemble des entreprises de la branche pour une durée limitée à cinq ans. « Quand on négocie un contrat pour les 100 000 salariés de l’industrie pharmaceutique, il est forcément plus compétitif », explique Jean-François Chavance, délégué fédéral de la CFDT chimie énergie.

Même satisfaction côté patronat, en particulier lorsque les branches comptent de toutes petites entreprises, comme la boulangerie et l’hôtellerie-restauration. « Nos entreprises n’ont pas la force de négociation d’Alstom ou de Sanofi, ni le temps de démarcher les assureurs. Pour nous, le meilleur niveau de négociation est celui de la branche. Même la fédération des sociétés d'assurances reconnaît que les contrats de branche permettent de faire baisser les coûts des contrats de 20 à 30 % », explique Pierre Burban, le secrétaire général de l’organisation patronale UPA (Union professionnelle artisanale).

Mais la puissante Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA) croit dans « les vertus de la concurrence, du libre choix par les chefs d’entreprise de la meilleure couverture santé pour leurs salariés, dans le respect du dialogue social », explique Stéphane Dedeyan, directeur général de l’assureur Generali et membre de la FFSA. Pierre Burban balaie l’argument d’un revers de main : « Les assureurs veulent imposer leurs propres règles du jeu, contre des règles collectives. Pour nous, c’est inacceptable. »

Les assureurs privés mettent aussi en cause les liens entre les partenaires sociaux et les institutions de prévoyance, qui sont gérées à parité par les syndicats et le patronat. Plus de 90 % des contrats de branche sont remportés par des institutions de prévoyance, dont c’est le marché historique. Le directeur général de Generali parle « d’ambiguïtés, de conflits d’intérêts ». Pour la plupart des observateurs, le jeu est bien plus ouvert que ce que prétend la FFSA. « Les assureurs ont toujours négligé le marché des contrats collectifs. À eux de se mettre en ordre de marche », estime Pierre Burban, de l’UPA. « Les mutuelles ont toute leur place : en santé, elles ont l’antériorité et le savoir-faire », explique de son côté Marie-Annick Nicolas, conseillère confédérale CGT.

Le lobbying agressif de la FFSA est en réalité cousu de fil blanc. Depuis la signature de l’accord national interprofessionnel, la fédération patronale cherche par tous les moyens à entraver les clauses de désignation ou de recommandation pour qu’un maximum d’entreprises se retrouvent seules pour négocier. Ce seront en majorité de petites entreprises, peu armées pour faire jouer la concurrence. Et les assurances ont un avantage de taille : elles sont déjà présentes dans ces entreprises, dont elles assurent les locaux ou le matériel.

Philippe Pihet, secrétaire confédéral FO, est pessimiste : « L’affaire est mal engagée. L’insécurité juridique est telle que de nombreuses branches ont suspendu les négociations, qui doivent pourtant aboutir avant le 1er juillet 2014. Les petites entreprises vont être livrées au marché. Au bout du compte, ce sont les salariés qui vont en payer le prix. »

Dès l’adoption du projet de loi de financement de la Sécurité sociale, prévue le 2 décembre, les parlementaires de l’opposition ont d’ores et déjà promis de saisir à nouveau le Conseil constitutionnel sur les clauses de recommandation. Leurs partisans croisent donc les doigts pour que le gouvernement, qui a consulté le Conseil d’État avant de rédiger l’article 12 ter, ait pris des assurances juridiques suffisantes.

Manifestation de la Fédération des mutuelles de France.Manifestation de la Fédération des mutuelles de France. © Caroline Coq-Chodorge

L’autre front des opposants aux clauses de recommandation est du côté des mutuelles. Le président de la Mutualité française, Étienne Caniard, économe de ses paroles sur le sujet, a lui aussi pointé, dans une déclaration à l’AFP le 18 novembre, le « vrai problème de conflit d'intérêts pour les partenaires sociaux ».

En réalité, la Mutualité est divisée sur le sujet. Les plus grosses mutuelles, comme Harmonie, sont prêtes à se positionner sur les contrats de branche. Les plus petites craignent, elles, de se retrouver avec, dans leurs portefeuilles d’assurés, un trop grand nombre de chômeurs, de jeunes et de retraités, des inactifs aux revenus faibles ou en mauvaise santé. Les risques vont augmenter, et les cotisations avec.

La Fédération des mutuelles de France, qui regroupe 81 mutuelles et compte plus d’un million d’assurés, a elle aussi manifesté, mardi 26 novembre, sans bonnets. Son président Jean-Paul Benoît ne décolère pas : « La généralisation de la complémentaire santé en entreprise casse la solidarité entre les actifs et les inactifs. Il y a 4 millions de personnes qui n’ont pas de couverture santé, dont seulement 400 000 salariés. Pour les couvrir, l’État va dépenser 2,5 milliards d’euros d’aides fiscales supplémentaires au profit des contrats d’entreprise. Ces milliards devraient profiter au plus grand nombre. » À la différence des contrats individuels, les contrats collectifs bénéficient en effet d’aides fiscales et sociales à hauteur de 3 milliards d’euros.

Pour la députée socialiste Fanélie Carrey-Conte, « ce qui est en train de se jouer, c’est une réorganisation profonde de la protection sociale. L’entreprise devient la porte d’entrée de la complémentaire santé ». Cette ancienne responsable mutualiste ne nie pas les difficultés : « Si nous avions mis en place cette généralisation, nous n’aurions pas commencé par là. Nous soutenons cette démarche des partenaires sociaux, car cela reste une avancée. Mais il ne faut absolument pas s’arrêter là, ce n’est qu’une première étape vers la généralisation de la complémentaire santé pour tous. » Jeunes, retraités et chômeurs compris.

BOITE NOIRE* Tous les chiffres concernant le secteur de la complémentaire santé sont tirés du rapport du Haut Conseil de financement de la protection sociale de juillet 2013 consacré à « La généralisation de la complémentaire santé » (à retrouver ici).

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Les classes moyennes européennes survivront-elles à l’Etat-providence ?

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Avec le « Grand Basculement » économique vers l'Asie (lire ici), s’annonce également un grand basculement social : la formation d’une « classe moyenne globale » dont les nouveaux membres, se comptant par centaines de millions d’individus, viendront presque intégralement des pays dits encore « émergents », au moment même où la faillite de l’État-providence fait peser une lourde menace sur l’avenir de cette même catégorie sociale dans les pays anciennement industrialisés, et tout spécialement en Europe.

Les chiffres, qui méritent réflexion, sont tirés du récent rapport de la Martin Oxford School (déjà présenté ici). D’ici 2030, les rangs de cette classe moyenne globale, définie statistiquement par un niveau de dépense individuelle quotidienne allant de 10 à 100 dollars, bondiront, dans la région Asie-Pacifique, de 529 millions d’individus en 2009 à 3,23 milliards en 2030. Les occupants de cet ascenseur social feront plus que doubler dans la région Afrique/Moyen-Orient (de 137 à 341 millions) et l’Amérique du Sud et centrale affichera une progression presque aussi impressionnante (de 181 à 313 millions). En revanche, les rangs des classes moyennes stagneront en Europe (de 664 à 680 millions) et rétréciront même légèrement en Amérique du Nord (de 338 à 322 millions).

Les classes moyennes globales: 2009/2030Les classes moyennes globales: 2009/2030 © Oxford Martin Commission


 

Le surplace de l’Occident (auquel il faut sans doute adjoindre son extension japonaise, noyée dans la masse asiatique) n’est pas seulement fonction d’une démographie atone. Il reflète une moindre capacité de création de richesse. Un autre rapport de la grande banque britannique HSBC (d’ailleurs référencé par la commission présidée par Pascal Lamy) évalue les gains en revenu par tête sur les quatre décennies à venir. En 2050, la population chinoise n’aura pas beaucoup augmenté (1,4 milliard d’habitants) mais le revenu par tête aura été multiplié par 7, avec une progression annuelle moyenne de 5 %. Le 1,6 milliard d’Indiens, partant de plus loin, ayant fait presque aussi bien. Par contraste, les 400 millions d’habitants de l’Eurozone n’aurait vu leur revenu moyen ne progresser que de 1,8 % par an. Et la hausse serait de quelque un pour cent seulement, pour les 400 millions d’Américains, même si leur revenu par tête devait être encore trois fois plus élevé que celui des Chinois.

L’extrapolation est un exercice dangereux. La crise financière globale enclenchée en 2007, qui a provoqué un décrochage brutal de l’Europe (dont la part dans le PIB mondial a chuté de pratiquement un point de pourcentage par année de crise), est là pour rappeler que les développements historiques ne sont pas linéaires et que des « cygnes noirs » glissent dans l’ombre en attendant d’apparaître soudainement en pleine lumière. Les chiffres sont là pour stimuler la réflexion et, dans l’hypothèse la plus favorable, éclairer la décision politique.

Ainsi, c’est cette émergence d’une classe moyenne globale qui éclaire le mieux les orientations, celles rendues publiques à tout le moins, du récent plénum du Parti communiste chinois, présenté par les médias officiels comme le plus important depuis celui qui conforta Deng Xiaoping comme le « leader suprême » de l’Empire du Milieu et donna son envol à la politique de réformes qui devait bouleverser la Chine. Les hyperboles propagandistes du pouvoir communiste, de tout pouvoir, sont encore plus sujettes à caution que les extrapolations statistiques. Mais après l’immobilisme qui a marqué les dix années du règne de Hu Jintao, celui de Xi Jinping va tenter d’adapter la Chine à son nouveau statut d’économie à revenu moyen, où les classes moyennes urbaines tiennent désormais les premiers rôles.

Selon Arthur Kroeber, l’analyste de Gavekal, la réforme de la « gouvernance », qu’il s’agisse des agences d’État et tout autant des pouvoirs locaux, vise à concentrer leurs interventions, non plus dans une course aveugle à l’investissement productif mais sur « cinq fonctions clés : gestion macroéconomique, régulation des marchés, fourniture des services publics, “management social” et protection de l’environnement. C’est une bonne chose parce que la plupart des difficultés économiques de la Chine – gaspillage de l’investissement, surcapacités industrielles, endettement des collectivités locales, etc. – ne sont pas en fin de compte des questions techniques de marché mais des problèmes de gouvernance ».

Le second volet concerne le rôle désormais « décisif » accordé au marché dans l’allocation des ressources, « l’intention affirmée des réformes de Xi étant d’en finir avec toutes les pratiques anti-marchés » qui ont permis aux bureaucraties des différents échelons de pouvoir d’interférer dans le fonctionnement de l’économie. S’agissant du sujet ultrasensible des entreprises d’État, analyse Kroeber, la nouvelle direction chinoise semble attacher plus d’importance à leur exposition à une véritable concurrence qu’au changement de leur statut (privatisation).

Le troisième volet est une centralisation extrême du pouvoir autour de Xi, avec la création de deux nouveaux organes au sein de la direction du PCC, l’objectif étant de vaincre les résistances des potentats locaux, des citadelles bureaucratiques et des intérêts acquis qui expliquent largement l’immobilisme de la précédente équipe. Dans ce cadre, les concessions accordées à la société civile, comme la suppression des camps de travail ou l’assouplissement de la politique de l’enfant unique (même si sa portée sera limitée pour les classes urbaines aisées), l’ouverture vers des organisations non politiques nées de la société civile et une esquisse de réforme du système judiciaire ne sont pas purement cosmétiques. La prudence est de rigueur quant au succès de leur mise en œuvre. Le monopole du pouvoir politique reste un domaine dans lequel l’ouverture aux classes moyennes émergentes est « hors limites », mais c’est une contradiction (pour parler en termes marxistes) que le régime communiste cherche à contrôler, à défaut de pouvoir la résoudre.

À l’autre bout du monde, dans les économies « submergentes » de la Vieille Europe (une partie d’entre elles en tout cas), la redéfinition du rôle de l’État n’est pas moins liée au destin des classes moyennes. Leur émergence comme élément central des sociétés démocratiques avancées, pendant les Trente Glorieuses qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, a accompagné le développement de l’État-providence. Dans le Japon né des années de la Haute Croissance, où l’État-providence triomphait également même si l’articulation entre les secteurs public et privé était sensiblement différente de celle ayant cours en Europe, jusqu’à 90 % de la population avait le sentiment d’appartenir à la « classe moyenne ». Avant que la crise majeure provoquée par l’explosion de la bulle spéculative de la fin des années 80 ne vienne bousculer ce qui était pour partie une illusion.

Les classes moyennes, et surtout les classes moyennes supérieures, ont été les principales bénéficiaires de l’État-providence, de ses prestations intégralement ou largement gratuites (éducation secondaire et tertiaire), de ses transferts sociaux (allocations familiales, assurance maladie), de ses activités subventionnées (culturelles surtout, sportives un peu moins), toutes accessibles sans conditions de ressources. Bénéficiaires pas exclusives, mais principales.

Mais aussi, comme le fait observer l’historien et commentateur portugais Vasco Pulide Valente, l’État-providence a créé une classe sociale, qu’il qualifie de « classe démocratique ». Pas seulement dans la fonction publique, mais aussi dans ce que les Portugais appellent « l’État parallèle », cette myriade de structures subventionnées, fondations, conseils, commissions, entreprises publiques d’État et municipales, réservoirs de « tachos » (prébendes) pour les « boys » (et « girls ») venus directement de ou sponsorisés par les appareils politiques. Un « modèle » que l’on retrouve peu ou prou dans les autres pays de la « périphérie » et en France.

« Tout le monde déplore le destin de la classe moyenne », écrivait-il récemment à propos de son pays, « que la troïka et le gouvernement liquident petit à petit. Mais personne ne se souvient que cette classe moyenne est une classe moyenne de l’État, c’est-à-dire un produit de l’État, que l’État a fabriqué de manière délibérée, et qui ne peut avoir d'autre destin quand les ressources pour la soutenir sont épuisées, comme ce fut le cas en 2011 », lorsque le Portugal a dû faire appel à un soutien financier extérieur. Et d’ajouter : « Si elle avait été une créature de l’économie, elle aurait pu mieux résister et même peut-être influencer “l’ajustement” mis au point avec les créanciers. »

Ce qu’on appelle la crise des dettes souveraines en zone euro n’a fait que révéler et aggraver ce constat : la base productive n’est plus à même de financer l’État-providence et de maintenir inchangés le niveau et le mode de vie de la « classe démocratique ». Situation un temps masquée par le financement à crédit de la dépense publique et sociale. 36 années ininterrompues de déficit budgétaire dans le cas de la France, où « l’ajustement » n’a même pas commencé si ce n’est sous la forme d’une aggravation constante de la pression fiscale pesant principalement… sur les classes moyennes. Bien davantage que d’autres pays de la périphérie européenne, la France offre d’ailleurs une image caricaturale de cette « classe démocratique », depuis ses élites constituées par une bourgeoisie d’État endogamique jusqu’à une base « sociale » sans équivalent ailleurs, un gros cinquième de la population active émargeant aux guichets publics et parapublics. 

Mais cette rupture de l’équilibre financier de l’État-providence a eu un autre effet négatif pour les classes moyennes : une financiarisation de l’économie, conduisant à un creusement des inégalités au sein même des classes moyennes. Comme expliqué de longue date, c’est la « modernisation » de la gestion de la dette publique, dont le dérapage incontrôlé commence avec la grande rupture des années 70 du siècle dernier (lire ici), qui est à l’origine des marchés financiers actuels. Et c’est ce phénomène qui explique pour une large part le mécanisme de concentration des revenus et des patrimoines au sommet de la pyramide (les 1 % stigmatisés par Occupy Wall Street), alors que le gros des classes moyennes a vu ses revenus stagner et sa part du patrimoine global régresser. Contrairement à la théorie du « ruissellement » de la richesse du sommet vers la base. Faut-il rappeler que les remèdes de bonne femme appliqués par les banques centrales, à la demande pressante des « marchés » et des gouvernements banqueroutiers, ne font qu’aggraver le mal ?

Et nous leur avons dit: la richesse ruissellera...Et nous leur avons dit: la richesse ruissellera... © DR

 

Une vision du « Grand Basculement » consiste à y voir un jeu à somme nulle, dans lequel ce qui est gagné par les uns, les classes moyennes émergentes, serait forcément perdu par les autres, les classes moyennes « submergentes » du Vieux Monde. Le discours protectionniste, populiste, antimondialiste en vogue en Europe, et en France notamment de l’extrême droite à la gauche extrême, véhicule cette conception du monde malthusienne, réactionnaire au sens littéral du mot. Mais cette nostalgie zweigienne d’un « monde d’avant » perdu oublie non seulement ce que furent certaines des conditions de la prédominance occidentale (la domination coloniale, par exemple) mais aussi des facteurs déterminants de la globalisation, à commencer par des bouleversements technologiques engageant une « troisième révolution industrielle ». Enfin, cette conception frileuse fait l’impasse sur les réformes de l’État-providence menées à bien, depuis les années 90, dans un certain nombre de pays qui, tout en maintenant des économies ouvertes, n’en sont pas pour autant devenus des enfers sociaux, loin s’en faut.

La perspective opposée consiste à regarder l’émergence d’une classe moyenne globale, riche de centaines de millions d’individus, comme la création d’une énorme demande additionnelle pour des productions de biens et de services dans lesquelles les économies anciennement industrialisées disposent encore de leaderships, d’avances technologiques, de traditions, de patrimoines matériels et intellectuels sans équivalent. Dans les secteurs les plus inattendus. Donnée pour morte il y a dix ans face au rouleau compresseur chinois, l’industrie portugaise de la chaussure, réarmée dans ses bastions du nord du pays, est aujourd’hui la deuxième au monde (après l’Italie) en prix sortie d’usine, dégage un excédent commercial annuel supérieur au milliard et demi d’euros et embauche à tour de bras. Dans ce contexte, la stratégie du repli défensif serait tout simplement suicidaire, condamnant pour le coup les classes moyennes européennes et leur «État social » à un déclin terminal.

Replacer les classes moyennes au cœur de la dynamique économique, sociale et politique des pays démocratiques exigerait bien davantage que les expédients de court terme, appliqués dans une urgence brouillonne depuis six ans. Mais en effet, un ensemble de refondations, globale, européenne, nationale et locale, pensées, débattues et mises en œuvre avec un horizon de dix années, au moins. Comme en Chine, en somme, toutes choses n’étant pas égales par ailleurs.

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Tapie père et fils, patrons de choc

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De Bernard Tapie, on ne parle le plus souvent que pour évoquer le scandale de l’arbitrage Adidas – Crédit lyonnais, qui lui a valu en juin dernier une mise en examen pour « escroquerie en bande organisée ». Et de son fils, Laurent Tapie, on ne parle presque jamais. Tout juste a-t-il fait quelque bruit au printemps dernier, quand il a créé un site Internet (il est ici) pour prendre la défense de son père – et vitupérer contre l’auteur de ces lignes – ou alors quand Mediapart a récemment révélé qu’il venait de s’exiler en Belgique (lire L’associé et fils de Bernard Tapie s’exile en Belgique).

Mais du père et du fils, on ne parle guère dans les activités qu’ils mènent ensemble. Et c’est un tort. Car la société BLT Développement (pour Bernard et Laurent Tapie Développement), dont le père est le propriétaire et dont le fils est le gérant, mérite que l’on s’y intéresse. Mediapart y avait déjà consacré un premier article que l’on peut retrouver ici : Enquête sur les affaires de Bernard et Laurent Tapie. Mais cette société, dont le nom commercial, selon ses statuts, est « Les combines à Nanard » (voir reproduction ci-dessous), justifie une attention encore plus grande que nous ne le pensions. Procédures expéditives, pratiques sociales musclées, inobservations des règles comptables et légales : les méthodes de gestion de l’entreprise sont pour le moins surprenantes, et donnent des deux associés une image assez rugueuse. L’image de deux patrons de choc.

Vincent Diaz est l’un de ceux qui en a fait l’amère expérience au cours de ces dernières années. Il est le fondateur d’une petite PME dénommée Créditec, qui est spécialisée dans ce que l’on appelle le rachat de crédit (ici la définition sur Wikipedia). En résumé, il s’agit d’une société financière qui propose à des consommateurs qui sont surendettés, et qui ne peuvent pas faire face à leurs échéances, de racheter un ou plusieurs de leurs emprunts et de leur consentir un nouveau prêt mais assorti d’un taux souvent plus bas et amortissable sur une durée beaucoup plus longue. C'est le type même de société qu'il faut donc gérer avec une extrême humanité si l'on ne veut pas verser dans la surexploitation de la misère ou de la détresse humaine.

Pendant plusieurs années, la petite société se développe convenablement. Mais au lendemain de 2007, quand la crise financière submerge la France, Créditec commence progressivement à rencontrer des difficultés. Juste avant la crise, l’entreprise a embauché dix-huit personnes et, fils de syndicaliste, Vincent Diaz, qui exerce ce métier depuis 1994, n’a pas le cœur à procéder à des licenciements. En 2008, les difficultés pourtant se précisent car pour parvenir à capter des clients, Créditec est liée à des publications par des contrats de publicité, et même si son chiffre d’affaires s’effondre, il n’a pas la possibilité de résilier ces contrats. C’est l’effet de ciseau : la société est financièrement étranglée.

C’est alors que Vincent Diaz croise sur sa route les Tapie. Cela commence par un coup de téléphone : le petit patron reçoit un appel de Laurent Tapie, qu’il ne connaît pas, qui se dit intéressé par Créditec. Quelque temps plus tard, en 2010, le même Laurent Tapie fait un pas de plus et vient le voir au siège de la société, qui est à Besançon. Selon le récit qu’il fait lui-même de ses premiers contacts, son visiteur, qui jouit de la notoriété de son père, fait tout pour lui « en foutre plein la vue ». Finalement, c’est même « le grand jeu » : Vincent Diaz est invité par Bernard Tapie à venir lui rendre visite dans son grandiose hôtel particulier de la rue des Saints-Pères, à Paris, et son hôte affiche une formidable générosité : il lui parle de la fameuse indemnité au titre du préjudice moral de 45 millions d’euros qu’il a perçue lors de l’arbitrage et lui dit qu’il compte l’utiliser pour venir en aide aux personnes victimes de surendettement.

Et c’est ainsi, de fil en aiguille, que les Tapie, via leur société BLT Développement, vont progressivement prendre possession de la société Créditec. Vincent Diaz sait qu’il n’a guère le choix : soit il fait affaire avec les Tapie, soit il devra un jour ou l’autre déposer le bilan. Le 30 novembre 2010, la société BLT Développement fait donc un prêt de 405 000 euros à Créditec, avec pour garantie une hypothèque sur la maison de Vincent Diaz. Puis, le 31 décembre 2011, ce dernier abandonne la présidence de sa société. Et pour finir, en fin d’année 2012, BLT Développement convertit sa créance en parts de la société, reprend ses dettes et devient ainsi l’unique propriétaire de la société.

Et c’est alors pour la famille Diaz, pour Vincent le fondateur mais aussi pour son fils Alexandre, qui travaille également dans la société, et tout autant pour une bonne partie des salariés qui y sont employés, une cascade d’ennuis à n’en plus finir.

D’abord, à peine quelques mois plus tard, le clan Tapie procède à une curieuse opération. Le 18 mars 2013, il fait l’acquisition auprès du Crédit agricole d’une autre société de rachat de crédit, qui se dénomme BC Finance, laquelle est, elle, implantée à Lille. Une curieuse acquisition car il ne s’agit pas, comme les salariés de Créditec peuvent initialement le penser, d’agréger deux sociétés pratiquant le même métier et d’en faire un acteur important sur ce marché, par une opération de croissance externe. Non ! Le clan Tapie procède visiblement par foucade et dans le désordre, sans stratégie cohérente, car à peine acquiert-il la société BC Finance qu’il procède, dès la fin du mois de mai suivant, au licenciement de presque tous les salariés de Créditec : au total, près de onze lettres de licenciements sont envoyées sur les treize salariés que compte encore l’entreprise. Pour les salariés concernés, c’est donc le coup de massue. Et dans les semaines qui suivent, cinq au moins de ces salariés, selon les informations recueillies par Mediapart, ont décidé d’engager un recours devant les prud’hommes pour licenciement abusif. Car ils ont bien compris que l’achat de BC Finance, concurrent direct de leur société Créditec, est la cause directe de tous les licenciements.

Contestée au plan social, l’opération est aussi financièrement curieuse. Car, selon nos informations, c’est Créditec, devenue filiale de BLT Développement, qui achète BC Finance à un prix très élevé, soit 3,6 millions d’euros. Concrètement, BLT Développement fait plusieurs apports à sa filiale Créditec : 2 millions d’euros d’abord, puis 900 000 euros, et enfin 100 000 euros. En outre, 21 000 euros sont prélevés sur la trésorerie de Créditec. Et le solde est pris sur celle de BC Finance. En somme Créditec est mise à contribution non pas pour se développer mais pour une opération qui va contribuer… à sa propre asphyxie et donc au plan social.

Les salariés de Créditec ne sont pas les seuls à faire les frais des pratiques financières et sociales de leur nouvel actionnaire. Jusqu’au Maroc, le clan Tapie va aussi faire parler de lui pour des raisons similaires. Les sociétés de rachat de crédit parviennent en effet à exister le plus souvent grâce à des centres d’appels téléphoniques qui prospectent activement des clients. Dans le passé, Vincent Diaz s’est donc aussi doté de cet instrument : il a installé une société près de Tanger qui exploite un centre d’appels téléphoniques employant quinze personnes – pour l’essentiel des femmes.

Très vite, Laurent Tapie qui gère la société BLT Développement se rend donc compte qu’il a commis une erreur en mettant la main seulement sur Créditec et pas dans le même mouvement sur le centre d’appels téléphoniques de Tanger, qui est le nerf de la guerre de ce métier. Il finit donc par convaincre Vincent Diaz en janvier 2012 de lui céder aussi la société marocaine, qu’il rebaptise BLT Phoning.

Mais quinze mois plus tard, en mars 2013, nouvelle foucade du gérant de BLT Développement : il change d’avis et décide finalement de se passer de ce centre d’appels. Du jour au lendemain, les salariées marocaines perdent donc leur emploi et ne perçoivent plus leurs salaires.

Oui ! Presque du jour au lendemain. Le 24 avril 2013, Laurent Tapie, qui est directeur général de BLT Développement, la maison mère de Créditec, adresse un courrier recommandé avec accusé de réception au responsable de la plate-forme d’appel marocaine pour l’informer que l’acquisition de BC Finance lui permet de se passer de ses services. Bon prince, Laurent Tapie concède juste un délai de grâce de six jours, pour aller jusqu’à la fin du mois d’avril 2013. Six jours plus tard, tous les salariés de BLT Phoning se retrouvent donc à la rue, parmi lesquelles de nombreuses Marocaines prénommées Asma, Houda, Amal, Jihane, Ghizlane, Souhaila, Bouchra, Fatiha, Jamila, Rajae ou encore Souad.

Mais problème ! En droit marocain, c’est à l’acquéreur que revient l’obligation de faire enregistrer l’opération de cession, ce à quoi n’a pas pris soin de procéder Laurent Tapie. Vincent Diaz est alors pris dans la nasse : ayant perdu une bonne partie de ses biens dans l’opération avec les Tapie, habitant une maison sur laquelle les mêmes Tapie disposent d’une hypothèque qu’ils ont d’ailleurs renouvelée de manière arbitraire au printemps 2013, il est de surcroît considéré par les autorités marocaines comme le responsable de ce gâchis social à Tanger. Visé par des poursuites engagées par des salariées marocaines, il peut, à terme, espérer faire prévaloir sa bonne foi. Mais forcément, ce sera long, car pour y parvenir Vincent Diaz n’a d’autre possibilité que de se retourner ultérieurement contre Laurent Tapie et engager un recours devant le tribunal de commerce de Paris pour défaut d’enregistrement de l’opération de cession au Maroc.

Pour Vincent et Alexandre Diaz, les ennuis ne s’arrêtent toujours pas là. Car s’ils sont écartés de Créditec l’un après l’autre, la société est implantée à Besançon dans des locaux qui leur appartiennent et pour lesquels ils perçoivent un loyer. Mais à partir de début juillet 2013, nouvelle tuile : Laurent Tapie cesse d’honorer le loyer, et les Diaz doivent, sur ce nouveau front aussi, engager une autre procédure pour obtenir, en garantie des loyers non payés, une saisie du mobilier de bureau dans les locaux de Créditec, saisie qui a lieu le 26 novembre dernier.

Les turbulences qui affectent la société Créditec ne s’arrêtent toujours pas là. La gestion financière interne suscite tout autant la perplexité ou l’inquiétude des salariés ou des responsables qui ont connaissance des pratiques y ayant cours – l'inquiétude à cause des bonnes grâces qui sont accordées au gendre de Bernard Tapie, un certain Stéphane Michaux. Dans le courant de l’année 2012, Laurent Tapie prend en effet la décision de faire travailler pour Créditec l’époux de sa sœur. Mais les choses sont ainsi faites que cela fait des vagues. D’abord, Laurent Tapie demande à l’un des responsables de la société de former son beau-frère au métier du rachat de crédit, dont il ignore tout. De bonne grâce, le spécialiste s’exécute mais sans savoir qu’il prépare les conditions de son propre… licenciement. Quand son élève a appris quelques ficelles du métier, il est en effet aussitôt licencié et c’est Stéphane Michaux qui devient le patron du pôle. Intronisé président de BC Finance, il devient aussi gérant de Créditec.

Mais ce qui choque les salariés, c’est aussi la situation personnelle de Stéphane Michaux. Arrivant dans la société en mars 2012 avec au début un titre de mandataire général qui ne correspond à aucune fonction précise, il travaille une bonne partie de l’année sans être déclaré, ni comme salarié ni comme prestataire extérieur.

Durant une bonne partie de l’année 2012, le gendre de Bernard Tapie ne cesse pourtant de demander au mandataire social de Créditec, ou même directement à son beau-frère, des avances sur commission ou des remboursements de frais. Ni officiellement déclaré, ni même officiellement rémunéré, Stéphane Michaux perçoit ainsi pendant de longs mois des sommes importantes puisées dans la trésorerie de Créditec, selon les pièces comptables que Mediapart a pu consulter : 6 000 euros par exemple le 25 mai 2012, 3 000 euros le 3 août, 3 000 le 9 août, 3 000 euros le 3 septembre, 3 000 le 14 septembre, 6 000 le 1er octobre, 6 000 le 2 novembre, 6 000 le 30 novembre, 6 000 euros le 28 décembre, 5 000 euros le 31 janvier 2013, 7 000 le 11 février, 5 346 euros le 5 mars puis à nouveau 5 000 le même jour. Selon nos informations, Stéphane Michaux obtient dans le même temps d’autres versements de la maison mère, BLT Développement.

Le plus souvent, les chèques ou les virements sont faits non pas au nom de Stéphane Michaux mais à celui de son épouse, qui est l’une des filles de Bernard Tapie, fille qui n’a officiellement aucune fonction au sein de la société. De temps en temps, c’est Stéphane Michaux qui réclame de l’argent, signalant dans un mail que c’est urgent parce qu’il est « à découvert »... En d’autres circonstances, c’est Laurent Tapie qui adresse un mail au gérant de la société pour lui donner son feu vert : « OK pour l’avance à mon beau-frère de 5 K€ pour juillet », écrit-il par exemple le 11 juillet 2012.

Mais ledit gérant comprend bien que tout cela n’est peut-être pas très régulier, que Stéphane Michaux effectue un travail mais sans être déclaré à l’administration fiscale et sans les versements des cotisations sociales obligatoires. Pour finir, le gérant de la société, qui ne veut pas endosser la responsabilité de ces éventuelles fraudes, prend donc le 6 mars 2013 sa plus belle plume pour envoyer à Stéphane Michaux une lettre recommandée qui a des allures de mise en demeure : « Monsieur, malgré nos multiples rappels, vous n’avez pas cru devoir vous mettre en conformité avec la réglementation du travail et notamment nous produire tout document attestant votre inscription au RCS [registre du commerce] ou au registre des professions libérales. Or, nous vous rappelons que la société Créditec vous octroie des remboursements de frais, des avances sur commission ou des montants représentant des rémunérations depuis votre arrivée dans l’entreprise le 1er mars 2012 », écrit-il en particulier.

Pourquoi Laurent Tapie a-t-il donc accepté cette situation ? Selon plusieurs témoignages recueillis par Mediapart auprès de salariés qui en ont reçu la confidence de la bouche même de l’intéressé, Stéphane Michaux aurait en fait choisi cette situation parce qu’il aurait été à l’époque officiellement au chômage, percevant des allocations des Assédic, et cela sans doute jusqu’en novembre 2012. Nous avons donc cherché à en obtenir confirmation auprès de Laurent Tapie et de Stéphane Michaux, mais ni l’un ni l’autre n’ont voulu répondre à nos questions.

L’affaire, en interne, a quoi qu’il en soit fait tellement de vagues que l’un des salariés de Créditec a même fini par dénoncer à l’administration fiscale, à Bercy, le non-respect par la société de nombreuses obligations légales ou sociales. Preuve qu’il règne dans la galaxie des sociétés Tapie un climat décidément détestable…

BOITE NOIREAvant de mettre en ligne cette enquête, j'ai cherché à joindre Laurent Tapie. Me reprochant les enquêtes de Mediapart sur son père et l'affaire de l'arbitrage, il m'a proposé un débat public sur le sujet, mais a refusé de répondre à toute question sur les sociétés qu'il gère et qui sont au cœur du présent article. J'ai eu beau insister à deux reprises, il m'a répondu par mail à chaque fois qu'il refusait de me parler de ce sujet.

J'ai eu également son beau-frère Stéphane Michaux brièvement au téléphone pour lui expliquer l'objet de mon enquête et solliciter ses éclairages. Ce dernier a toutefois très vite écourté la conversation. Je lui ai donc précisé par mail les questions que je voulais lui soumettre, mais il n'a pas plus donné suite.

Enfin, j'ai transmis à Bernard Tapie une copie du mail que j'avais adressé à son fils et lui ai demandé s'il voulait également m'apporter ses propres éclairages. Souvent prolixe, il a cette fois choisi de ne pas revenir vers moi.

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Le contrat qui devait vendre Ecomouv à l'opinion

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C’est un contrat de communication, pour ne pas dire de lobbying, comme il en existe sans doute des milliers. Il donne un assez bon éclairage sur la façon dont les entreprises envisagent leur communication, déploient des moyens pour bien encadrer la curiosité de la presse.

Dans ce contrat, la société de conseil s’engage notamment à « assurer la veille médiatique », « aider à la définition du discours stratégique », « organiser les relations avec l’ensemble des média », « assurer la notoriété », « organiser des rendez-vous "off" avec les principaux journalistes français (spécialistes ou plus généralistes) afin de construire avec eux une relation de travail durable ».

Mais ce contrat n’est cependant pas tout à fait comme les autres : il concerne Autostrade per l’Italia, l’actionnaire principal de la société Ecomouv. Mediapart y a eu accès et le publie (voir en page 2) alors qu’une enquête sur les conditions d’attribution de l’écotaxe à la société Ecomouv a été rouverte à la demande du gouvernement. Et que l’ancien secrétaire général de l’Élysée, Claude Guéant, a été entendu comme témoin, le 26 novembre, comme le révèle Le Monde.

Consciente sans doute d’être mal connue en France, la société autoroutière a passé contrat pour promouvoir son image, et aider au développement d’Ecomouv et à la promotion de l’écotaxe. Mais le plus surprenant est la société qui la conseille : BS Conseil pour Bernard Spitz Conseil.

Bernard Spitz est un ancien magistrat au Conseil d’État, passé au cabinet de Michel Rocard puis à la direction de Canal+ et Vivendi du temps de Jean-Marie Messier avant de créer sa petite société de conseil en communication et en stratégie en 2004. Membre du Siècle, animateur des Gracques, membre actif dans des think tanks, c’est un homme qui a ses entrées partout à Paris. Il a été également l’auteur de nombreux rapports, notamment sur les médias. Pendant des années, il a animé un séminaire à Sciences-Po sur l’économie des médias.

En 2008, il a repris un rôle plus actif dans les affaires. Le 1er octobre de cette année-là, il a été élu à la tête de la fédération française des sociétés d’assurances, un poste préalablement occupé par Denis Kessler puis Gérard de la Martinière, dont la principale charge est de défendre les intérêts de la profession. Renouvelé en 2011, il occupe toujours cette fonction.

En dépit de ces nouvelles fonctions, il accepte, en tant que délégué, de prendre la responsabilité de l’animation des états généraux de la presse, lancés officiellement par Nicolas Sarkozy le 2 octobre 2008. Des états généraux qui se termineront par de nouvelles distributions d’aides (600 millions d’euros sur trois ans) sans rien changer aux pratiques du secteur (voir le bilan ici et le rapport de la Cour des comptes sur le sujet ).

Bernard Spitz et Christine Albanel lors des états généraux de la presseBernard Spitz et Christine Albanel lors des états généraux de la presse © culture.gouv

Mais dans le même temps, Bernard Spitz a conservé sa société de conseil en communication. Être à la fois président d’une fédération, acteur écouté du monde des médias et avoir une société de conseil qui se propose de façonner l’image des entreprises auprès des journalistes, est-ce vraiment compatible ? N’y a-t-il pas conflit d’intérêts ? « Pas du tout. Il n’y a aucune confusion. J’avais demandé l’autorisation à la fédération des assurances de conserver ma société, ce qui m’a été accordé. Par la suite, je me suis interdit de travailler avec la presse à l’époque des états généraux. Pour le reste, j’ai toujours veillé à une claire séparation entre les missions », explique Bernard Spitz.

C’est dans ce cadre que BS Conseil passe contrat avec Autostrade le 16 août 2010. Il s’agit déjà de promouvoir le groupe italien, quasiment inconnu en France, alors que le dépôt de candidature pour l’écotaxe doit être effectué en septembre. Le groupe italien est seul à ce moment-là. Ce n’est que par la suite que la SNCF, Thales, SFR et Steria rejoindront Autostrade pour former le consortium Ecomouv. Comment la société italienne arrive-t-elle à la petite structure de conseil de Bernard Spitz, très discrète dans le monde de la communication ? « Par recommandation », dit Bernard Spitz. De qui ? « Je ne m’en souviens plus », ajoute-t-il. Avant de préciser : « Ce sont des sujets très banals. Il s’agissait d’aider l’entreprise dans sa communication, de comprendre les situations. Mais je ne m’en suis pas occupé personnellement. »

Le 21 mars 2011, un avenant au contrat avec BS Conseil est signé, pour continuer à aider Autostrade. Mais la situation s’est compliquée : le 8 mars précédent, le tribunal administratif de Cergy-Pontoise a entièrement cassé le contrat d’attribution de l’écotaxe à la société Ecomouv, à la suite d’une plainte du consortium concurrent Alvia, emmené par Sanef. Dans ses attendus, le tribunal avait retenu notamment que « l’offre avait été évaluée de manière illicite par le pouvoir adjudicateur », notamment en raison de l’arrivée de la SNCF, Thales, Steria et SFR dans le consortium après le dépôt de la candidature officielle pour répondre à l’appel d’offres sur l’écotaxe (voir Le contrat insensé de l’écotaxe).

Malgré cette décision de justice, qui semble remettre tout en cause, Autostrade semble bien confiante, et renouvelle ses engagements auprès de BS Conseil pour l’aider à promouvoir son image et celle d’Ecomouv.

À la suite de la décision du tribunal administratif, le ministre des transports, Thierry Mariani, a fait appel, au nom du gouvernement. Le 24 juin, le conseil d’État casse le jugement du tribunal administratif et rétablit la société Ecomouv comme gagnante de l’appel d’offres pour la perception de l’écotaxe. La victoire est totale.

Et BS Conseil poursuit sa mission. Le 27 septembre 2011, un nouveau contrat est signé avec Autostrade, remplaçant le précédent, et donne pour mission à la société de « gérer la communication d’Ecomouv » et « d’installer Autostrade per l’Italia dans le paysage économique et médiatique français ». BS Conseil est rémunéré sur la base de 45 000 euros hors taxe d’honoraires par trimestre, soit 180 000 euros par an.

 

Entre-temps, quelques changements, cependant, sont intervenus dans la structure. Bernard Spitz, qui jusque-là avait mené de front toutes ses activités, se ravise. Le 30 juin 2011, il a décidé, en tant qu’associé unique de la société de conseil, de céder la gérance à Antoine de Tarlé, homme de presse très introduit dans le monde des médias. « J’ai rencontré Bernard Spitz dans le cadre de séminaires sur les médias que nous organisions à Sciences-Po ensemble. Il m’a proposé de reprendre la gérance de sa société de conseil. Il ne voulait pas que sa structure disparaisse. Mais il m’a expliqué qu’il ne pouvait plus en être l’animateur. Comme j’avais pris ma retraite de Ouest-France en 2007, j’ai accepté. Mais ma fonction est celle d’un gestionnaire. C’est une petite structure qui n’a pas une activité énorme », raconte Antoine de Tarlé. En 2011 (les chiffres de 2012 n’ont pas été publiés), BS Conseil réalisait 62 395 euros de résultat pour 1,7 million d’euros de chiffre d’affaires.

C’est donc Antoine de Tarlé qui signe en septembre 2011 le nouveau contrat avec Autostrade. « Mais je ne m’en suis pas occupé. L’essentiel a été sous-traité », dit-il. À la tête alors d’une toute petite société autonome, Clément Leonarduzzi confirme. C’est lui qui a assuré l’essentiel de la réalisation du contrat, à partir de la mi-2012. « Le travail consistait à faire énormément de veille. Chaque mois, je leur envoyais une note d’actualité sur la France, tous sujets confondus. Cela concernait aussi bien la politique, que les sujets d’économie, de société et les questions de transports. Mais ils ne demandaient pas de conseil, ne nous associaient pas à leur communication ou à leur réflexion juridique. Nous étions plutôt des prestataires de services. Parfois, ils nous demandaient d’organiser des rendez-vous avec des sénateurs ou des députés. Mais c’était toujours à leur demande et cela n’allait pas au-delà de la prise de rendez-vous. Quant à la presse, ils ne demandaient rien. Il n’y avait pas d’enjeu de promotion, de notoriété. On n’a jamais organisé une conférence de presse », détaille Clément Leonarduzzi. À aucun moment, BS Conseil n’apparaît à cette époque comme conseiller de communication d’Ecomouv, malgré les termes du contrat.

Pendant deux ans, Autostrade a reconduit de façon tacite ce contrat, semblant se satisfaire des prestations relativement limitées de BS Conseil pour 192 000 euros par an. Finalement, le contrat s’est achevé le 30 juin 2013. « Autostrade a considéré que notre mission était terminée », dit Antoine de Tarlé. Le départ de ce client, et la perte de chiffre d’affaires qui va avec, ne semblent pas l’émouvoir, pas plus que Bernard Spitz. Pour eux, ce contrat n’est rien que de très banal.

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BOITE NOIREJ'ai essayé de joindre la société Autostrade le 27 novembre, en adressant notamment un mail avec mes questions à son service de presse. Celle-ci n'a jamais donné signe de vie.

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Les classes moyennes survivront-elles à l’Etat-providence ?

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Avec le « Grand Basculement » économique vers l'Asie (lire ici), s’annonce également un grand basculement social : la formation d’une « classe moyenne globale » dont les nouveaux membres, se comptant par centaines de millions d’individus, viendront presque intégralement des pays dits encore « émergents », au moment même où la faillite de l’État-providence fait peser une lourde menace sur l’avenir de cette même catégorie sociale dans les pays anciennement industrialisés, et tout spécialement en Europe.

Les chiffres, qui méritent réflexion, sont tirés du récent rapport de la Martin Oxford School (déjà présenté ici). D’ici 2030, les rangs de cette classe moyenne globale, définie statistiquement par un niveau de dépense individuelle quotidienne allant de 10 à 100 dollars, bondiront, dans la région Asie-Pacifique, de 529 millions d’individus en 2009 à 3,23 milliards en 2030. Les occupants de cet ascenseur social feront plus que doubler dans la région Afrique/Moyen-Orient (de 137 à 341 millions) et l’Amérique du Sud et centrale affichera une progression presque aussi impressionnante (de 181 à 313 millions). En revanche, les rangs des classes moyennes stagneront en Europe (de 664 à 680 millions) et rétréciront même légèrement en Amérique du Nord (de 338 à 322 millions).

Les classes moyennes globales: 2009/2030Les classes moyennes globales: 2009/2030 © Oxford Martin Commission


 

Le surplace de l’Occident (auquel il faut sans doute adjoindre son extension japonaise, noyée dans la masse asiatique) n’est pas seulement fonction d’une démographie atone. Il reflète une moindre capacité de création de richesse. Un autre rapport de la grande banque britannique HSBC (d’ailleurs référencé par la commission présidée par Pascal Lamy) évalue les gains en revenu par tête sur les quatre décennies à venir. En 2050, la population chinoise n’aura pas beaucoup augmenté (1,4 milliard d’habitants) mais le revenu par tête aura été multiplié par 7, avec une progression annuelle moyenne de 5 %. Le 1,6 milliard d’Indiens, partant de plus loin, ayant fait presque aussi bien. Par contraste, les 400 millions d’habitants de l’Eurozone n’aurait vu leur revenu moyen ne progresser que de 1,8 % par an. Et la hausse serait de quelque un pour cent seulement, pour les 400 millions d’Américains, même si leur revenu par tête devait être encore trois fois plus élevé que celui des Chinois.

L’extrapolation est un exercice dangereux. La crise financière globale enclenchée en 2007, qui a provoqué un décrochage brutal de l’Europe (dont la part dans le PIB mondial a chuté de pratiquement un point de pourcentage par année de crise), est là pour rappeler que les développements historiques ne sont pas linéaires et que des « cygnes noirs » glissent dans l’ombre en attendant d’apparaître soudainement en pleine lumière. Les chiffres sont là pour stimuler la réflexion et, dans l’hypothèse la plus favorable, éclairer la décision politique.

Ainsi, c’est cette émergence d’une classe moyenne globale qui éclaire le mieux les orientations, celles rendues publiques à tout le moins, du récent plénum du Parti communiste chinois, présenté par les médias officiels comme le plus important depuis celui qui conforta Deng Xiaoping comme le « leader suprême » de l’Empire du Milieu et donna son envol à la politique de réformes qui devait bouleverser la Chine. Les hyperboles propagandistes du pouvoir communiste, de tout pouvoir, sont encore plus sujettes à caution que les extrapolations statistiques. Mais après l’immobilisme qui a marqué les dix années du règne de Hu Jintao, celui de Xi Jinping va tenter d’adapter la Chine à son nouveau statut d’économie à revenu moyen, où les classes moyennes urbaines tiennent désormais les premiers rôles.

Selon Arthur Kroeber, l’analyste de Gavekal, la réforme de la « gouvernance », qu’il s’agisse des agences d’État et tout autant des pouvoirs locaux, vise à concentrer leurs interventions, non plus dans une course aveugle à l’investissement productif mais sur « cinq fonctions clés : gestion macroéconomique, régulation des marchés, fourniture des services publics, “management social” et protection de l’environnement. C’est une bonne chose parce que la plupart des difficultés économiques de la Chine – gaspillage de l’investissement, surcapacités industrielles, endettement des collectivités locales, etc. – ne sont pas en fin de compte des questions techniques de marché mais des problèmes de gouvernance ».

Le second volet concerne le rôle désormais « décisif » accordé au marché dans l’allocation des ressources, « l’intention affirmée des réformes de Xi étant d’en finir avec toutes les pratiques anti-marchés » qui ont permis aux bureaucraties des différents échelons de pouvoir d’interférer dans le fonctionnement de l’économie. S’agissant du sujet ultrasensible des entreprises d’État, analyse Kroeber, la nouvelle direction chinoise semble attacher plus d’importance à leur exposition à une véritable concurrence qu’au changement de leur statut (privatisation).

Le troisième volet est une centralisation extrême du pouvoir autour de Xi, avec la création de deux nouveaux organes au sein de la direction du PCC, l’objectif étant de vaincre les résistances des potentats locaux, des citadelles bureaucratiques et des intérêts acquis qui expliquent largement l’immobilisme de la précédente équipe. Dans ce cadre, les concessions accordées à la société civile, comme la suppression des camps de travail ou l’assouplissement de la politique de l’enfant unique (même si sa portée sera limitée pour les classes urbaines aisées), l’ouverture vers des organisations non politiques nées de la société civile et une esquisse de réforme du système judiciaire ne sont pas purement cosmétiques. La prudence est de rigueur quant au succès de leur mise en œuvre. Le monopole du pouvoir politique reste un domaine dans lequel l’ouverture aux classes moyennes émergentes est « hors limites », mais c’est une contradiction (pour parler en termes marxistes) que le régime communiste cherche à contrôler, à défaut de pouvoir la résoudre.

À l’autre bout du monde, dans les économies « submergentes » de la Vieille Europe (une partie d’entre elles en tout cas), la redéfinition du rôle de l’État n’est pas moins liée au destin des classes moyennes. Leur émergence comme élément central des sociétés démocratiques avancées, pendant les Trente Glorieuses qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, a accompagné le développement de l’État-providence. Dans le Japon né des années de la Haute Croissance, où l’État-providence triomphait également même si l’articulation entre les secteurs public et privé était sensiblement différente de celle ayant cours en Europe, jusqu’à 90 % de la population avait le sentiment d’appartenir à la « classe moyenne ». Avant que la crise majeure provoquée par l’explosion de la bulle spéculative de la fin des années 80 ne vienne bousculer ce qui était pour partie une illusion.

Les classes moyennes, et surtout les classes moyennes supérieures, ont été les principales bénéficiaires de l’État-providence, de ses prestations intégralement ou largement gratuites (éducation secondaire et tertiaire), de ses transferts sociaux (allocations familiales, assurance maladie), de ses activités subventionnées (culturelles surtout, sportives un peu moins), toutes accessibles sans conditions de ressources. Bénéficiaires pas exclusives, mais principales.

Mais aussi, comme le fait observer l’historien et commentateur portugais Vasco Pulide Valente, l’État-providence a créé une classe sociale, qu’il qualifie de « classe démocratique ». Pas seulement dans la fonction publique, mais aussi dans ce que les Portugais appellent « l’État parallèle », cette myriade de structures subventionnées, fondations, conseils, commissions, entreprises publiques d’État et municipales, réservoirs de « tachos » (prébendes) pour les « boys » (et « girls ») venus directement de ou sponsorisés par les appareils politiques. Un « modèle » que l’on retrouve peu ou prou dans les autres pays de la « périphérie » et en France.

« Tout le monde déplore le destin de la classe moyenne », écrivait-il récemment à propos de son pays, « que la troïka et le gouvernement liquident petit à petit. Mais personne ne se souvient que cette classe moyenne est une classe moyenne de l’État, c’est-à-dire un produit de l’État, que l’État a fabriqué de manière délibérée, et qui ne peut avoir d'autre destin quand les ressources pour la soutenir sont épuisées, comme ce fut le cas en 2011 », lorsque le Portugal a dû faire appel à un soutien financier extérieur. Et d’ajouter : « Si elle avait été une créature de l’économie, elle aurait pu mieux résister et même peut-être influencer “l’ajustement” mis au point avec les créanciers. »

Ce qu’on appelle la crise des dettes souveraines en zone euro n’a fait que révéler et aggraver ce constat : la base productive n’est plus à même de financer l’État-providence et de maintenir inchangés le niveau et le mode de vie de la « classe démocratique ». Situation un temps masquée par le financement à crédit de la dépense publique et sociale. 36 années ininterrompues de déficit budgétaire dans le cas de la France, où « l’ajustement » n’a même pas commencé si ce n’est sous la forme d’une aggravation constante de la pression fiscale pesant principalement… sur les classes moyennes. Bien davantage que d’autres pays de la périphérie européenne, la France offre d’ailleurs une image caricaturale de cette « classe démocratique », depuis ses élites constituées par une bourgeoisie d’État endogamique jusqu’à une base « sociale » sans équivalent ailleurs, un gros cinquième de la population active émargeant aux guichets publics et parapublics. 

Mais cette rupture de l’équilibre financier de l’État-providence a eu un autre effet négatif pour les classes moyennes : une financiarisation de l’économie, conduisant à un creusement des inégalités au sein même des classes moyennes. Comme expliqué de longue date, c’est la « modernisation » de la gestion de la dette publique, dont le dérapage incontrôlé commence avec la grande rupture des années 70 du siècle dernier (lire ici), qui est à l’origine des marchés financiers actuels. Et c’est ce phénomène qui explique pour une large part le mécanisme de concentration des revenus et des patrimoines au sommet de la pyramide (les 1 % stigmatisés par Occupy Wall Street), alors que le gros des classes moyennes a vu ses revenus stagner et sa part du patrimoine global régresser. Contrairement à la théorie du « ruissellement » de la richesse du sommet vers la base. Faut-il rappeler que les remèdes de bonne femme appliqués par les banques centrales, à la demande pressante des « marchés » et des gouvernements banqueroutiers, ne font qu’aggraver le mal ?

Et nous leur avons dit: la richesse ruissellera...Et nous leur avons dit: la richesse ruissellera... © DR

 

Une vision du « Grand Basculement » consiste à y voir un jeu à somme nulle, dans lequel ce qui est gagné par les uns, les classes moyennes émergentes, serait forcément perdu par les autres, les classes moyennes « submergentes » du Vieux Monde. Le discours protectionniste, populiste, antimondialiste en vogue en Europe, et en France notamment de l’extrême droite à la gauche extrême, véhicule cette conception du monde malthusienne, réactionnaire au sens littéral du mot. Mais cette nostalgie zweigienne d’un « monde d’avant » perdu oublie non seulement ce que furent certaines des conditions de la prédominance occidentale (la domination coloniale, par exemple) mais aussi des facteurs déterminants de la globalisation, à commencer par des bouleversements technologiques engageant une « troisième révolution industrielle ». Enfin, cette conception frileuse fait l’impasse sur les réformes de l’État-providence menées à bien, depuis les années 90, dans un certain nombre de pays qui, tout en maintenant des économies ouvertes, n’en sont pas pour autant devenus des enfers sociaux, loin s’en faut.

La perspective opposée consiste à regarder l’émergence d’une classe moyenne globale, riche de centaines de millions d’individus, comme la création d’une énorme demande additionnelle pour des productions de biens et de services dans lesquelles les économies anciennement industrialisées disposent encore de leaderships, d’avances technologiques, de traditions, de patrimoines matériels et intellectuels sans équivalent. Dans les secteurs les plus inattendus. Donnée pour morte il y a dix ans face au rouleau compresseur chinois, l’industrie portugaise de la chaussure, réarmée dans ses bastions du nord du pays, est aujourd’hui la deuxième au monde (après l’Italie) en prix sortie d’usine, dégage un excédent commercial annuel supérieur au milliard et demi d’euros et embauche à tour de bras. Dans ce contexte, la stratégie du repli défensif serait tout simplement suicidaire, condamnant pour le coup les classes moyennes européennes et leur «État social » à un déclin terminal.

Replacer les classes moyennes au cœur de la dynamique économique, sociale et politique des pays démocratiques exigerait bien davantage que les expédients de court terme, appliqués dans une urgence brouillonne depuis six ans. Mais en effet, un ensemble de refondations, globale, européenne, nationale et locale, pensées, débattues et mises en œuvre avec un horizon de dix années, au moins. Comme en Chine, en somme, toutes choses n’étant pas égales par ailleurs.

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ISF : et revoilà le bouclier fiscal !

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S’il y a un dispositif qui symbolise le quinquennat de Nicolas Sarkozy et les injustices qu’il a générées, c’est assurément celui du bouclier fiscal. À juste titre, c’est ce que n’a cessé de faire valoir la gauche en général et les socialistes en particulier : ce mécanisme qui faisait obligation à l’État de rendre des millions d’euros aux contribuables les plus fortunés assujettis à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF) était assurément très emblématique de la politique conduite à l’époque par le « président des riches ».

Eh bien voilà que le symbole fonctionne aujourd’hui en sens contraire. Car depuis que François Hollande, sitôt arrivé au pouvoir, a décidé de conduire une politique d’austérité budgétaire et salariale, de relever le plus inégalitaire des impôts qu’est la TVA, d’apporter 20 milliards d’euros aux entreprises sous forme de crédit d’impôt sans la moindre contrepartie, de flexibiliser encore davantage le marché du travail, de renier sa promesse faite aux ouvriers de Florange, de conduire une réforme des retraites qui épargne le capital et accable le travail, il est apparu au fil des mois qu’il ne restait plus grand-chose qui distinguât sa politique économique et fiscale de celle impulsée par son prédécesseur. Il ne restait plus guère précisément que la suppression de ce fameux bouclier fiscal, si vivement et si justement dénoncé par la gauche.

Eh bien non ! Même cette différence n’en est plus une. Et la droite va pouvoir, à bon droit, se moquer d’une gauche qui, après lui avoir fait un procès en injustice fiscale, pratique exactement la même politique fiscale qu’elle, y compris dans le cas de l’ISF. C’est ce qui transparaît très clairement des statistiques sur l’ISF que le président (UMP) de la commission des finances de l’Assemblée nationale, Gilles Carrez, est arrivé après bien des difficultés à obtenir du ministre des finances, Pierre Moscovici. Évoqués jeudi matin par le quotidien Les Échos, les chiffres livrés par Bercy font en effet très clairement apparaître que le gouvernement socialiste a mis au point un dispositif très proche de ce fameux bouclier fiscal de Nicolas Sarkozy. Dans le cadre de la loi de finances pour 2013, il a instauré un mécanisme de plafonnement permettant de limiter à 75 % des revenus l’ensemble des impôts payés, ISF compris. Du même coup, 7 630 contribuables assujettis à l’ISF ont bénéficié en 2013 de ce plafonnement, ce qui a diminué le montant de leur impôt de 730 millions d’euros.

Par un courrier en date du 24 septembre, Gilles Carrez avait en effet demandé aux ministres des finances et du budget de lui transmettre des données sur les effets du nouveau plafonnement à 75 % instauré pour 2013, et qui a donc pris effet pour l’ISF payable cette année, au plus tard le 15 juin dernier. Les deux ministres ont visiblement traîné des pieds puisqu’ils n’ont transmis une réponse que le 3 décembre. À la lecture du document, on comprend le peu d’empressement de Bercy, tant les chiffres sont embarrassants pour le gouvernement.

Voici les documents transmis par les deux ministres à Gilles Carrez :

Des deux tableaux transmis, c’est le second qui apparaît comme le plus important :

Ce tableau fait apparaître que sur les quelque 300 000 contribuables assujettis à l’ISF (pour un rendement l’an passé de près de 5 milliards d’euros), une infime minorité, soit 7 630 contribuables, ont profité d’un cadeau de 730 millions d’euros, du fait de ce plafonnement. C’est même encore plus spectaculaire que cela ! Ce sont 2 674 contribuables, ceux qui disposaient d’un patrimoine net taxable supérieur à 10 millions d’euros, qui se sont partagé l’essentiel du magot, soit 640 des 730 millions.

En somme, exactement comme sous les années Sarkozy, ce sont les ultrariches qui ont bénéficié de ce cadeau. À preuve, pour ces 2 674 contribuables chouchoutés par le gouvernement socialiste, la minoration d’ISF induite par le plafonnement a été en moyenne de 237 663 euros.

Sous Nicolas Sarkozy, ce n’était certes pas exactement le même dispositif. Les contribuables payaient leur ISF, et ensuite, c’était l’administration fiscale qui leur restituait le trop-perçu, si la somme de tous les impôts payés par le contribuable dépassait 50 % de ses revenus. Mais en vérité, il n’est pas certain que le dispositif inventé par les socialistes soit moins critiquable. C’est même exactement l’inverse. Au moins, sous Sarkozy, c’était l’administration fiscale qui faisait le calcul du trop-perçu, tandis qu’en 2013, ce sont les contribuables, lors du paiement de l’ISF, qui ont eux-mêmes arrêté le cadeau qu’ils se faisaient à eux-mêmes. Et puis, sous Nicolas Sarkozy, les effets du bouclier fiscal étaient… moins spectaculaires. Pour l’année 2010, le journal Le Monde avait par exemple révélé que 14 443 contribuables avaient au total profité du bouclier, pour un montant total de 591 millions d’euros. Le nombre de contribuables avait donc été supérieur à celui de l’année 2013, mais le cadeau fait par Nicolas Sarkozy avait été nettement inférieur à celui décidé par François Hollande. La seule chose qui, d’un quinquennat à l’autre, n’a pas changé, c’est la clientèle la plus chouchoutée. Sous le quinquennat précédent, c'étaient aussi les ultrariches qui avaient été les plus choyés, un peu moins de 1 000 contribuables assujettis à l’ISF se partageant 352 millions d’euros de restitution d’impôt.

Gilles Carrez fait donc remarquer, à bon droit, que le dispositif si critiqué de Nicolas Sarkozy avait au moins le mérite d’être plus transparent que celui inventé par les socialistes – sur le modèle de ce que Pierre Bérégovoy avait institué à la fin du second septennat de François Mitterrand. Au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy, les services de Bercy étaient en effet dans l’obligation de rendre public le montant des restitutions, ce qui n’est plus le cas. Et l’on parvenait ainsi à savoir parfois, avec un peu de pugnacité, le montant du chèque fabuleux que le Trésor public faisait à certains contribuables. Mediapart avait ainsi révélé que pour 2008 Liliane Bettencourt avait perçu un chèque de restitution de 30 millions d’euros (lire Liliane Bettencourt : cherchez l’impôt !). Mais pour 2013, quel a été le gain offert par le gouvernement à la même milliardaire ? Mystère et boule de gomme…

Ce cadeau apparaît d’autant plus spectaculaire qu’il n’est pas le seul et surtout qu’il est en contradiction totale avec les engagements pris par François Hollande. Pendant la campagne présidentielle, le candidat socialiste mène en effet la charge contre le « président des riches » et promet qu’il supprimera le bouclier fiscal et rétablira un ISF vidé de sa substance. La promesse est consignée dans la plate-forme du candidat (elle est ici) – c’est sa proposition n° 17 : « Je reviendrai sur les allègements de l’impôt sur la fortune institués en 2011 par la droite, en relevant les taux d’imposition des plus gros patrimoines. »

Mais François Hollande n’a pas, ensuite, honoré son engagement. S’il a rétabli des taux d’imposition progressifs pour l’ISF, il a porté le taux marginal à seulement 1,5 %, pour les patrimoines supérieurs à 10 millions d’euros, comme on peut le constater dans le tableau ci-dessous, qui présente les tranches d'imposition en vigueur pour 2013.

Mais, sans que personne ne le remarque et sans que cela ne fasse débat, François Hollande n’a en fait pas honoré totalement son engagement, car au tout début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, le taux marginal de l’ISF était non pas de 1,5 % mais de 1,8 %.

Et puis surtout, il y a eu une autre reculade. Pendant son quinquennat, Nicolas Sarkozy avait en effet décidé que la première tranche d’imposition à l’ISF commencerait à partir de 800 000 euros de patrimoine comme par le passé, mais à la condition – et c’était cela la mesure de Nicolas Sarkozy – que le contribuable dispose d’un patrimoine d’au moins 1,3 million d’euros. En clair, le barème de l’impôt  était resté inchangé, mais le seuil de déclenchement de l’impôt avait été relevé de 800 000 euros de patrimoine à 1,3 million d’euros. On trouvera ici, sur le site internet de l’administration des impôts, les détails du mécanisme.

Or, sans tambour ni trompettes, cette mesure pour transformer l’ISF en gruyère, avec plein de trous permettant aux contribuables d’y échapper, a été maintenue par François Hollande. Et précisément, le seuil de déclenchement de l’ISF a été maintenu à 1,3 million d’euros, et non pas rabaissé à 800 000 euros, comme on aurait pu le penser au vu de la promesse du candidat.

Pour la petite histoire – mais n’est-ce que la petite histoire ? –, on peut d’ailleurs relever qu’il y a un contribuable qui n’a sans doute pas à se plaindre de ce choix : c’est… François Hollande lui-même ! Si l’on en croit sa déclaration de patrimoine (elle peut être consultée ici), le président socialiste dispose d’un patrimoine total de 1,17 million d'euros, constitué pour l'essentiel par des biens immobiliers. Officiellement, il n’est donc pas redevable de l’ISF, compte tenu des contours actuels de l’ISF. Mais sans doute le serait-il s’il avait choisi d’honorer sa promesse.

Pour qui connaît François Hollande, ce stupéfiant conservatisme fiscal n’est, en vérité, pas très surprenant. Déjà lors d’un face-à-face enregistré en vidéo par Mediapart le 28 janvier 2011 avec l’économiste Thomas Piketty (lire Hollande – Piketty : confrontation sur la révolution fiscale), François Hollande avait fait montre de beaucoup de prudence sur l’ISF.

 

Et, dans une drôle de formule (à écouter vers 12’00’’), il avait fait comprendre le bonheur qu’il y avait à être propriétaire : « L'ISF pour l'essentiel est un impôt immobilier, ce qui n'est d'ailleurs pas choquant dès lors qu'une façon de vivre sa richesse est de la connaître dans l'immobilier. »

Mais par-delà sa situation personnelle de contribuable, il y a quelque chose de beaucoup plus choquant : avec François Hollande, l’un des rares symboles qui subsistaient encore pour distinguer une politique économique hollandaise d’une politique économique de droite s’est d’un seul coup effondré. Le premier ministre a beau appeler de ses vœux une « remise à plat de la fiscalité », le constat malheureusement saute aux yeux : de différence, il n’y en a presque plus aucune. Alors que François Hollande avait, bien avant le Front de gauche, plaidé pour une « révolution fiscale », c’est aujourd’hui, avec la hausse de la TVA ou le plafonnement de l'ISF, une contre-révolution qui est en cours…

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Travailleurs « low cost » : le gouvernement cherche une arme anti-FN

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C’est un texte obscur et ultra-juridique. Une « directive d’application », dans le jargon bruxellois, mais dont le gouvernement français veut faire le symbole de son combat pour une Europe sociale. En luttant contre la fraude sur le détachement des salariés européens, Hollande et ses ministres veulent contrer le Front national qui en a déjà fait un argument de campagne, à six mois des européennes.

Lundi, les ministres du travail européens se retrouvent à Bruxelles pour une ultime séance de négociation sur les conditions de détachement des salariés européens. En amont, Michel Sapin, le ministre français, a multiplié les interventions publiques et médiatiques pour afficher sa fermeté. « Je choisirai l’absence de compromis plutôt qu’un mauvais compromis. L’Europe n’a rien à gagner dans la concurrence effrénée de ses travailleurs entre eux. L’Europe n’est pas faite pour fragiliser mais pour renforcer », a-t-il encore dit jeudi 5 décembre devant la commission nationale de lutte contre le travail illégal.

Trois jours plus tôt, à l’occasion d’un débat sans vote organisé sur le sujet à l’Assemblée nationale, il s’en était plus longuement expliqué : « Quelles seraient les conséquences, si nous laissions passer un mauvais compromis, un compromis trop faible, celui que cherchent les libéraux européens et que soutient le PPE, auquel adhère l’UMP ? La dérégulation sociale encore aggravée, et certains – suivez mon regard – n’hésiteront pas à en profiter pour attiser les haines ! Ils diront aux salariés licenciés ou à ceux qui ne trouvent pas de travail “voyez, ils vous prennent votre travail” (…). Dans un contexte de chômage important, c’est ravageur ! Au-delà de la préservation de l’ordre public social, (…) c’est le poison de la xénophobie qu’il faut combattre. »

Michel Sapin et Jean-Marc Ayrault à l'Assemblée, le 4 décembre 2013Michel Sapin et Jean-Marc Ayrault à l'Assemblée, le 4 décembre 2013 © Reuters

Pour une fois, toute la majorité est soudée. C’est même d’elle qu’est venue l’alerte et il a fallu attendre plusieurs mois avant que le gouvernement et le président de la République ne s’en saisissent.

La question du détachement des travailleurs n’est pas nouvelle : la directive qui l’encadre date de 1996 et elle visait, au départ, à limiter le dumping social. Une entreprise polonaise ou portugaise qui serait chargée d’un chantier de bâtiment en France doit respecter le droit du travail français (durée du travail, salaire minimum, etc.), à la seule exception des cotisations sociales qui sont réglées dans le pays d'origine (en l'espèce la Pologne ou le Portugal). Les salariés français sont aussi parmi les premiers à en bénéficier : la France est en effet le deuxième pays, derrière la Pologne, à détacher le plus de personnes dans un autre pays de l’Union, pour l’essentiel des cadres.

Mais ces dernières années, l’élargissement de l’Union européenne (à la Pologne en 2004 et à la Roumanie et la Bulgarie en 2007) et la crise économique ont provoqué une explosion du phénomène. Selon les derniers chiffres fournis par le ministère du travail, la France accueillera cette année huit fois plus de salariés détachés qu’en 2005 (210 000 estimés contre 26 500). En 2012, ils étaient 170 000, dont près de 32 000 Polonais, 20 000 Portugais, 17 000 Roumains et 13 000 Allemands. La moitié a travaillé dans le secteur du bâtiment (lire notre reportage en Auvergne).

Mais il ne s’agit là que des travailleurs légalement déclarés. Le ministère estime en effet que la fraude a elle aussi explosé. Selon une estimation de la direction du travail, les salariés détachés en France étaient plus proches des 350 000 que des 170 000. « Lors d’une vaste opération nationale de contrôle de mes services le 25 juin dernier, sur 87 entreprises pratiquant la prestation de service internationale, une sur deux n’avait pas fait de déclaration ! » explique Michel Sapin. À titre de comparaison, la France a détaché l’an dernier 140 000 salariés dans un pays tiers.

Dans certains départements, le phénomène est ancien – certains syndicalistes, comme la CGT des chantiers navals de Saint-Nazaire, et quelques députés communistes, l’ont dénoncé depuis longtemps, dans l’indifférence quasi générale. Mais il s’est répandu dans d’autres régions jusqu’à devenir un des symboles de la révolte des Bonnets rouges en Bretagne. Les abattoirs bretons, dont le site de Gad de Lampaul-Guimiliau aujourd’hui fermé, souffrent en effet de la concurrence des sites allemands qui embauchent, en détachement, beaucoup d’ouvriers polonais, dans un secteur qui n’est pas soumis à un salaire minimum outre-Rhin. À l’inverse, d’autres sites en France embauchent des ouvriers étrangers, ce qui leur permet, légalement, de payer moins de cotisations sociales, ou illégalement, en ne déclarant pas toutes leurs heures, en les payant moins ou en les logeant dans des conditions indécentes. L’image des salariés de Gad de Lampaul-Guimiliau (Finistère) allant bloquer le site Gad de Josselin (Morbihan), où travaillent aussi des salariés étrangers, est devenue le symbole de la colère provoquée par le détachement.

Depuis, les élus bretons font partie des plus actifs à l’Assemblée pour batailler sur le détachement des salariés. « Depuis un ou deux ans, c’est devenu une pratique industrielle ! C’est un des premiers dossiers qui m’a éclaté à la figure quand j’ai été élu », témoigne Gwenegan Bui, député PS du Finistère, qui a suivi de près les plans sociaux chez Gad et Tilly-Sabco. Il raconte les abattoirs, mais aussi les bâtiments agricoles construits par des salariés détachés et la rumeur, persistante dans sa circonscription, d’étrangers assurant la récolte des échalotes.

Même chose dans la circonscription voisine, celle du socialiste Richard Ferrand, qui raconte avoir « pris conscience par hasard et de façon empirique » du phénomène. « Début 2013, je visitais une exploitation agricole. Ils construisaient un nouveau bâtiment. Mais les gars ne parlaient pas français. C’était de la sous-traitance. Des artisans du coin m’ont ensuite raconté qu’ils recevaient des pubs par fax pour embaucher des salariés étrangers… »

« Dans les grands groupes de l’agroalimentaire, du bâtiment ou sur les chantiers navals civils et militaires, cela existait depuis longtemps. Mais la nouveauté, c’est que les petites et moyennes entreprises ont pris le relais en s’inspirant de ces pratiques », raconte aussi Gwendal Rouillard, député PS de Lorient où il voit des travailleurs étrangers logés dans des conditions extrêmement précaires, « au camping ».

Tous s’inquiètent de l’exaspération provoquée par cette pratique et du rejet de l’Union européenne qu’elle renforce. « Si on ne fait rien, on pourrait voir un drapeau allemand qui brûle… Chez Gad, on parle déjà de “Boches”. On sent monter une détestation de l’Europe qui peut être facteur de désagrégation électorale », selon Gwenegan Bui. En clair : ces députés bretons ont peur de la montée du FN.

Quand ils s’en sont émus, ils ont pu s’appuyer sur le travail qu’avait mené parallèlement une poignée de députés et de sénateurs – dont le communiste Éric Bocquet au Sénat et le socialiste Gilles Savary à l’Assemblée, auteurs de deux rapports qui font aujourd’hui référence. « Le réveil est brutal », s’exclame d’emblée le député Savary qui parle de « trading de main-d’œuvre low cost » à coups de publicité sur Internet (voir ci-dessous). « J’ai découvert qu’on était passé dans un autre monde. On est entré dans l’ère de l’optimisation sociale de masse, avec une brutale accélération à partir de 2006. »

Sur le moteur de recherche Google, en tapant "travailleurs polonais", samedi 7 décembreSur le moteur de recherche Google, en tapant "travailleurs polonais", samedi 7 décembre

Mais là encore, le gouvernement a d’abord fait la sourde oreille – à l’exception de quelques ministres comme Guillaume Garot, délégué à l’agroalimentaire, Benoît Hamon ou Arnaud Montebourg, et d’allusions passées inaperçues de Jean-Marc Ayrault. « Nous avons travaillé dans une certaine indifférence », raconte Savary, qui a également préparé une proposition de loi sur le sujet, en cours de finalisation. C’est la crise bretonne et la menace du Front national, à six mois des européennes, qui ont tout changé.

La mobilisation est venue de l’Élysée, où les élus bretons disposent de plusieurs relais (les ministres Le Drian ou Le Foll, mais aussi le maire de Quimper, conseiller de François Hollande, Bernard Poignant), après un conseil des ministres le mois dernier où le président de la République « a appuyé sur l’accélérateur », selon Savary. Depuis, « Sapin est en ligne et il est à fond », dit le député qui rappelle que « rien n'a été fait sous Sarkozy ». « Hollande était réceptif, ses conseillers nettement moins », glisse de son côté Gwendal Rouillard.

Pendant plusieurs mois, l’incertitude sur les élections allemandes a gelé toute prise de position publique de la France. « Notre trouille du populisme et le risque que l’esprit européen se dissipe rencontrent aujourd’hui une situation politique conjoncturelle en Allemagne qui redevient active sur les dossiers sociaux. C’est le sujet de la grande coalition et on peut refaire un axe franco-allemand sincère et non pas seulement de compromis », veut croire un ministre du gouvernement.

« C’est un dossier à connotation politique très forte à l’horizon 2014 (les élections européennes, ndlr), perçu comme le symbole d’une Europe incapable de lutter contre le dumping social et le retour de l’image du “plombier polonais”. Aujourd’hui, la France mène un combat politique sur ce dossier avant les élections européennes qui doivent aussi servir le rapport de force », explique aussi Thierry Repentin, le ministre délégué aux affaires européennes. « Cette bataille est un élément fédérateur : on parle des travailleurs, du respect des conditions de travail, de la lutte contre le dumping social, de la santé au travail, de la relance de l’idée européenne. Voilà des beaux marqueurs de gauche ! Puisqu’on en cherche parfois… », résume le député Gwendal Rouillard.

Mais ce discours laisse parfois pantois à Bruxelles (lire l’article de Ludovic Lamant) où l’agitation française dans cette négociation semble disproportionnée eu égard aux enjeux réels de la direction en préparation. Car il ne s’agit pas de revenir sur le texte datant de 1996 mais d’en redéfinir les conditions d’application pour renforcer les contrôles. Pas question donc de remettre en cause le détachement ni de revenir sur le non-paiement des cotisations sociales dans le pays d'accueil qui est déjà, à lui seul, une cause de dumping.

À Paris, certains conseillers en charge du dossier l’admettent : l’attitude française est surtout question de politique intérieure. « Sapin en a fait un enjeu symbolique, et un combat très personnel. Quoi qu’il arrive, le texte négocié à Bruxelles ne va pas permettre de régler les problèmes bretons ! Les attentes sont beaucoup trop élevées », glisse l’un d’eux, sous couvert d’anonymat.

Elles le sont d’autant plus que le problème principal posé par le détachement est celui de la fraude. Et donc du contrôle. « C’est d’abord un problème national, pas tellement européen », dit un autre conseiller français qui a suivi les discussions. Si les négociations en cours à Bruxelles visent justement à renforcer le cadre juridique de ces contrôles, ils dépendent ensuite des services nationaux – en France, de l’inspection du travail. Une administration dont les moyens ont été considérablement réduits ces dernières années et qui se rebelle actuellement contre la réorganisation décidée par Michel Sapin. Mais pour les élections européennes, c’est nettement moins spectaculaire.

BOITE NOIREToutes les personnes citées ont été interrogées entre mardi et vendredi par téléphone.

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Accord OMC à Bali : «Doha Light» ou Doha Zéro ?

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Dans le formidable ouvrage de David Van Reybrouck Congo, une histoire (lire ici et encore ici), l’auteur raconte comment les Congolais et surtout les Congolaises, qui ont monté une économie marchande parallèle en important des produits chinois par conteneurs entiers, préfèrent souvent faire entrer leurs cargaisons par Pointe-Noire plutôt que par Matadi, les douanes du Congo-Brazzaville étant moins chères et relativement moins corrompues que celles de leur propre pays, la République populaire du Congo. Le transport depuis Guangzhou d’un conteneur de 20 pieds leur coûtait 5 600 dollars, le passage en douane 15 000. « Négociables… ». La facilitation des échanges, seul élément vraiment significatif du « paquet de Bali » adopté dans la nuit du 6 au 7 décembre par les 159 pays membres de l’OMC, est en effet avant tout une affaire de gouvernance, d’éthique bien plus que de technique.

Roberto de Azevedo et Gita Wirjawan, président de la conférenceRoberto de Azevedo et Gita Wirjawan, président de la conférence © WTO/Antara

 
Sur le papier, ce texte visant à fluidifier, accélérer, faire baisser le coût des échanges commerciaux, a les caractéristiques d’un engagement multilatéral contraignant, fondé sur des articles du GATT (prédécesseur de l’OMC), assorti de disciplines (quoique d’intensité variable selon le degré de développement des pays) et par conséquent susceptible de recours en cas de non-respect des engagements pris à Bali. Dans les faits, relève un expert familier de ces négociations multilatérales, « il fournit un cadre de référence aux pays qui ont compris qu’assainir leurs procédures est dans leur intérêt ». « Toute la question est de savoir dans quelle mesure ces disciplines imposées de l’extérieur contribuent vraiment au progrès de la gouvernance dans les pays qui en auraient le plus besoin », ajoute-t-il.

Contrairement à ce que répète une presse mal informée (comme souvent en cette matière réputée « technique »), ce volet du « paquet Bali » (le reste de l’emballage étant complètement anecdotique) n’est pas le premier « deal » multilatéral passé depuis la naissance de l’organisation en 1995. Il y en a eu au moins deux autres significatifs, sur les services financiers et les télécommunications. Quant aux bénéfices attendus pour l’économie mondiale de cette facilitation des échanges – les chiffres varient de 400 à 1 000 milliards de dollars (une fois pour toutes) –, ils relèvent du doigt mouillé ou d’études (comme celle de la Banque mondiale) à la validité incertaine.

Pour relativiser encore ce succès, il faut rappeler que la facilitation des échanges est la seule des quatre « questions de Singapour » qui avait survécu à l’échec de la conférence ministérielle de l’OMC à Cancun en 2003, quand l’Union européenne (représentée par le commissaire au commerce Pascal Lamy) a accepté d’abandonner les trois autres, dans l’espoir déçu de « sauver » la réunion. Or, les trois autres, investissement, concurrence et transparence des marchés publics, sont elles aussi essentielles à la bonne gouvernance qui permet le développement. Quand la facilitation des échanges aide la lutte contre la petite corruption, celle des douaniers de Matadi par exemple, le droit de la concurrence et le code des marchés publics peuvent entraver le déploiement de la grande corruption, celle des gouvernants et de leurs « cronies » dans le secteur privé. À Cancun, la récolte des « pays en développement » fut d’ailleurs conduite par la ministre du commerce de Malaisie Rafidah Aziz, à la moralité aussi douteuse que sa logomachie populiste pouvait être virulente. Depuis, comme le note d’ailleurs Pascal Lamy, directeur général de l’OMC jusqu’en août dernier, dans un livre à paraître en anglais (Geneva Consensus), nombre des « résistants » de Cancun ont créé spontanément des organes de contrôle de la concurrence. Reconnaissant, un peu tard, qu'il ne s'agissait pas d'un « complot occidental ».

Il faut surtout souligner que l’accord « historique » de Bali, obtenu au terme des habituelles nuits blanches et bras de fer dans lesquels les Indiens ont, comme à l’accoutumée, jouer les mauvais garçons, n’a été obtenu qu’après une réduction du niveau d’ambition au plus bas dénominateur commun. Pour comparer le « succès » du brésilien Roberto de Azevedo, directeur général de l'OMC, en décembre 2013 à l’échec de son prédécesseur en juillet 2008 à Genève, il faut avoir la berlue. Le « paquet de Genève » (lire ici), qui tenait sur le recto d’une feuille de papier, définissait les paramètres pour achever l’essentiel des objectifs de l’agenda du développement de Doha (DDA) : une réduction massive et généralisée des tarifs douaniers sur les produits manufacturés, la fin des subventions à l’exportation de produits agricoles des pays riches et la réduction sensible de ces soutiens internes, pour ne citer que deux éléments clés. L’essentiel du « paquet de Bali » est d’ailleurs fait de déclarations politiques, et non pas d’engagements contractuels contraignants. Il couvre, dans la présentation très optimiste du secrétariat de l’OMC, 10 % du DDA. En fait, beaucoup moins. « Doha Light ou Doha Zero ? », comme le demandait pertinemment un économiste français.

À Bali, comme cela est devenu la règle dans les conférences ministérielles, une énergie considérable a été dépensée pour résoudre un problème qui n’existe que virtuellement et lever ainsi le blocage d’un gouvernement indien à la dérive confronté à la perspective d’une prochaine déroute électorale. L’Inde a donc obtenu, pour quatre ans, une « clause de paix » lui assurant que les mesures en cours de constitution de stocks agricoles subventionnés au nom de la « sécurité alimentaire » ne seront pas attaquées devant l’OMC si elles violaient les plafonds autorisés de subventions. Le risque étant que ces stocks ne soient un jour déversés sur les marchés internationaux. Dans ce qui est aussi un conflit Sud-Sud entre agricultures de subsistance et grands exportateurs, l’OMC s’est donné quatre ans pour passer d’un régime « intérimaire » à une solution permanente.

« La bicyclette continue à rouler », résume l’expert déjà cité. Au grand soulagement de participants claquemurés pendant cinq jours et nuits dans des hôtels de luxe, l’accord de Bali permet de sauver la face alors qu’un nouvel échec, affirmait-on dans les couloirs, aurait « condamné à mort » le système multilatéral. Rien moins. Le directeur général a reçu mandat de fournir, dans les douze mois, un « programme de travail » pour achever le reste de l’agenda de Doha. À noter qu'une grande partie du travail "technique" est déjà couché sur le papier, parfois depuis longtemps, mais reste virtuel tant que les blocages politiques sur les points essentiels ne sont pas levés. Après Bali, le problème reste entier.

La vraie question est en effet de savoir si les résultats de Bali peuvent stopper une dynamique qui a conduit les négociations commerciales internationales hors des sentiers de l’OMC, dans des accords de libres-échanges bilatéraux et régionaux dont le nombre  ne cesse d’augmenter, au détriment des pays les plus faibles et les plus pauvres qui sont exclus de la fête. « Fat chance », dirait-on en anglais (de la rue). On voit mal les deux principaux acteurs du commerce international, l’Union européenne et les États-Unis, distraire l’énergie et le capital politique investis dans les négociations du Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP) entre eux (lire ici) et du Partenariat transpacifique (TPP) entre Washington et l’Asie sans la Chine (lire ici). Sans d’ailleurs que le succès soit mieux garanti que dans le cadre multilatéral.

Comme l’écrit Pascal Lamy dans l’épilogue de Geneva Consensus, « nous devons reconnaître que le problème n’est pas l’ouverture commerciale au sein de l’OMC opposée à l’ouverture commerciale hors de l’OMC. Le problème réside dans les difficultés associées aujourd’hui à l’ouverture commerciale ». Parce que la nature du commerce international a profondément changé. Parce que la nature des obstacles aux échanges a changé tout autant, passant, pour simplifier, des tarifs douaniers aux barrières non-tarifaires. Parce que les acteurs principaux du commerce international, ceux dont, parmi les 160 membres de l’OMC, dépend vraiment un accord, ne sont plus seulement ceux d’hier et ont fait preuve d'une carence totale de « leadership ». Comme dans nombre d’autres domaines, ces défis du XXIe siècle sont entre les mains d’institutions fonctionnant avec des logiciels du XXe siècle et, pour certains responsables politiques, adoptant des postures du XIXe. Ce n’est pas gagné.

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Dans la panique, les banques suisses se décident à faire le ménage

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Genève, de notre correspondante

Il y a encore un an, la moindre allusion à l’échange automatique d’informations fiscales provoquait chez tout banquier suisse une levée de boucliers. L’interlocuteur expliquait qu’un tel système « automatique » violait la protection de la sphère privée inscrite dans l’ADN de tout citoyen helvétique, et était tout juste bon à fournir une gigantesque masse de données et de noms que les services du fisc devraient ensuite traiter. 

Les banquiers expliquaient alors que « Rubik », la solution inventée par la Suisse, permettait aux États qui y souscriraient de récupérer sans attendre les millions de leurs fraudeurs. Avec ce système, les banques se chargent elles-mêmes de prélever un « impôt libératoire » sur les comptes de ces ressortissants étrangers non fiscalisés, tout en préservant leur anonymat. Ce serait « un nirvana » pour les fiscs étrangers, avançait alors Michel Dérobert, secrétaire général de l'Association des banquiers privés suisses, expliquant qu’il s’agissait « du meilleur système qu’on puisse imaginer : nous collectons, puis nous envoyons l'argent, ce qui facilite grandement la tâche des administrations fiscales qui travaillent souvent dans un certain désordre ».

Le « nirvana fiscal » a fait long feu. Au bout du compte, Rubik n’a séduit que deux pays : le Royaume-Uni et l’Autriche. Et malgré l’élaboration par le Conseil fédéral (gouvernement) d’une « stratégie de l’argent blanc » (Weissgeldstrategie) – un ensemble de règles visant à rendre « conforme fiscalement » la place financière –, les pressions du G20 et de l’OCDE n’ont pas faibli et la guerre fiscale avec les États-Unis entre dans sa phase décisive.

Résultat : en l’espace de quelques mois, les banquiers suisses ont dû revoir de fond en comble leur stratégie et leur discours, au point de se transformer en fervents défenseurs de l’échange automatique de données fiscales. La solution autrefois honnie apparaît aujourd’hui comme un moindre mal.

Sur le front américain, les banques s’apprêtent à franchir un pas encore inimaginable il y a peu. Elles avaient jusqu’au lundi 9 décembre, pour annoncer à la FINMA (l’autorité fédérale de surveillance des marchés) si elles se jetaient ou non à l’eau en acceptant de participer au « US Program » de régularisation du passé. En clair, si elles acceptent d’être passées au crible par la justice américaine pour avoir aidé des clients américains à frauder le fisc.

© Reuters

Dans le sillage du scandale UBS, quatorze établissements ont déjà été inculpés pour avoir attiré des fraudeurs américains, et même récupéré sans vergogne ceux qui fuyaient, dès 2008, le géant bancaire UBS. Au total, les pénalités pourraient atteindre 10 milliards de dollars, UBS s’étant à lui seul acquitté de 780 millions de dollars. Les autorités américaines ne se sont pas arrêtées en si bon chemin : elles veulent maintenant coincer tous les autres tricheurs. Volant au secours de la place financière, le gouvernement suisse a tenté durant plusieurs mois de négocier « une solution globale de règlement du passé » avec Washington afin de limiter la casse. En vain.  

Un « joint statement » – déclaration commune qu'on peut voir ici – a été signé le 29 août 2013 entre le Département fédéral des finances et le Département de la justice américaine (DoJ). Il prend acte du fait que pour échapper à des poursuites pénales, les banques qui ont « de bonnes raisons de penser qu’elles ont violé le droit fiscal américain » doivent se plier au programme concocté par les Américains (US Program). Et ainsi régler elles-mêmes leurs problèmes.

Concrètement, les établissements qui souhaitent faire leur « mea culpa » entrent dans la « catégorie 2 » (la « catégorie 1 » comprend les 14 banques déjà poursuivies). Elles doivent, avant le 31 décembre 2013, envoyer une lettre aux autorités américaines, en s’engageant à fournir une masse de renseignements : entre autres les noms des banquiers responsables du business transfrontalier avec les États-Unis, le nombre de clients et de comptes des « US persons » qu’elles abritent, leurs valeurs, et enfin la date d’ouverture des comptes. Autant de données qui devront être transmises aux États-Unis avant la fin mars 2014.

Des amendes seront ensuite calculées, particulièrement salées : 20 % du montant pour les comptes ouverts avant le 1er août 2008 (la date à laquelle le scandale UBS explosait), 30 % pour ceux ouverts entre le 1er août 2008 et le 28 février 2009 ; et 50 % pour ceux ouverts ensuite. En échange, ces établissements obtiendront une « attestation de non-poursuites juridiques » (Non-Prosecution Agreement).

Les banques qui estiment ne pas avoir violé le droit américain et celles dont l’activité est purement locale doivent se classer respectivement dans la « catégorie 3 » et dans la « catégorie 4 ». Elles peuvent s’annoncer entre le 31 juillet et le 31 octobre 2014, et ne seront en principe pas inquiétées.

Pour celles qui ne voudraient pas participer, le risque de représailles est très élevé : « l’exclusion du clearing pour les paiements en dollars, l’exclusion de la négociation des titres et des commodities sur les bourses américaines, l’interdiction aux banques américaines d’entretenir des relations d’affaires avec elles », comme l'énonce l'avocat tessinois Paolo Bernasconi.

Autant dire qu’à la veille de ce choix cornélien, un vent de panique souffle dans les milieux bancaires. Impossible d’obtenir la moindre information sur les intentions des uns et des autres. Dans son édition du 6 décembre, Le Temps parle d’un « poker menteur », citant une source anonyme qui explique qu’« opter pour la catégorie 3 est extrêmement coûteux et risqué, car il faut prouver via une expertise indépendante qu’elles (les banques) n’ont pas violé le droit américain. Or personne n’est à l’abri d’un client qui aurait dissimulé une double nationalité américaine ».

Pour les petits établissements, le choix est particulièrement douloureux. Entre de gigantesques amendes, et la perspective d’être finalement rattrapé par la justice américaine et de disparaître. Tous ont en mémoire le sort de la vénérable institution Wegelin & Co (la banque privée fondée à St. Gall en 1741) inculpée, en février 2012, par le Département américain de la justice (DoJ) pour complicité de fraude fiscale, et qui a dû se saborder.

L’argument sur la prétendue difficulté  de débusquer toutes les « US persons » circule depuis des mois. Interrogé par Mediapart, Michel Dérobert, secrétaire général de l’Association des banquiers privés suisses, rappelle que « tout individu dont la "green card" a expiré il y a moins de dix ans est une "US person". Comment savoir si le client indien avec son turban sur la tête n’est pas aussi américain ? ». « Aujourd’hui les banques doivent dépouiller tous leurs comptes. Il y a du personnel qui ne fait que ça depuis des mois : c’est quelque chose de terriblement compliqué », ajoute-t-il. 

Si le titanesque « US program » est censé régler le passé, avec à la clé des milliards de dollars de pénalités, c’est ensuite la pilule FACTA, un autre gros coup de massue sur le secret bancaire helvétique, que les banquiers devront avaler. Le 14 février dernier, la Suisse a été parmi les premiers pays à se plier à cette loi américaine de portée mondiale. Dès juillet 2014, le Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) permettra aux États-Unis d’imposer tous les comptes détenus à l’étranger par les personnes redevables au fisc américain.

Signature à Berne le 14 février 2013 de l'accord FATCASignature à Berne le 14 février 2013 de l'accord FATCA © Reuters

Officiellement, l’honneur est sauf, puisque Berne est le seul pays avec le Japon à avoir négocié un régime particulier. Contrairement aux États qui, comme la France, procéderont à un échange automatique entre administrations fiscales (modèle 1 de FATCA), les Suisses ont obtenu de pouvoir avertir leurs clients américains (modèle 2). Si le titulaire du compte refuse, les informations seront transmises de manière anonymisée. À charge ensuite aux États-Unis d’actionner la voie de l’entraide administrative pour demander un complément et obtenir les noms. 

Mais en Suisse, personne n’est dupe. Fin novembre, une frange de la droite dure a lancé un référendum contre l’application de FATCA. Les opposants – Ligue vaudoise en tête, suivie de diverses personnalités de l’Union démocratique du centre (UDC) et quelques libéraux-radicaux – s’offusquent de ce « diktat » qui prévoit la reprise automatique du droit américain et qui, malgré des « arguments spécieux », équivaut à un échange automatique d’informations. Cinquante mille signatures doivent être récoltées avant le 16 janvier 2014.

Le lobby bancaire a déjà annoncé son intention de combattre ce référendum qui pourrait retarder la mise en application de FATCA, et irriter encore davantage Washington. Partant du principe qu’en matière d’échange automatique d’informations, la brèche est largement ouverte, certains banquiers estiment qu’à terme la Suisse devra passer au modèle 1 de FATCA, et s’épargner ainsi toutes sortes de complications.

Sur le front européen, les choses avancent aussi à très vive allure. Sur demande du G8, puis du G20, l’OCDE s’est engagée à faire de l’échange automatique son nouveau standard en matière d’entraide fiscale, dès 2015 (l’actuel standard étant l’échange à la demande), en prenant modèle justement sur FATCA. Le Luxembourg, l’Autriche et le Liechtenstein, jusqu’alors réticents, s’y sont ralliés.

Après avoir longtemps résisté, la Suisse juge l’issue inévitable. Tout est allé très vite. En avril 2013, la ministre Eveline Widmer-Schlumpf, au nom du Conseil fédéral, a fait sauter le dernier verrou en se disant prête à passer à l’échange automatique pourvu qu’il devienne un standard international. Puis en juin, prenant acte d’un rapport d’experts suisses (le rapport Brunetti), Berne disait vouloir participer activement, dans le cadre de l’OCDE, à l’élaboration d’une nouvelle norme.

Enfin, à la mi-octobre, elle signait la « Convention multilatérale de l’OCDE concernant l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale ». Un texte qui, in fine, offre la possibilité aux parties de procéder à un échange automatique de renseignements. 

Malgré ces signes de bonne volonté, la Suisse est toujours reléguée en « phase 1 » par le Forum mondial sur la transparence et l'échange de renseignements à des fins fiscales, aux côtés des pays dont la législation en matière d’entraide administrative fiscale à la demande est incomplète, comme Panama, le Botswana et le Liban. Ce qui ne l’a pas empêchée de se porter volontaire au sein du groupe de travail de l’OCDE, qui doit rendre ses premiers travaux sur l’échange automatique en février 2014. 

Chez les banquiers, l’impatience est perceptible. Après un virage à 180 degrés, tous se sont alignés sur la nouvelle position helvétique, quitte à se montrer plus royalistes que le roi.

Il y a un mois et demi, lors de la traditionnelle grand-messe des banquiers genevois devant la presse, Nicolas Pictet – associé gérant de la banque privée Pictet & Cie et vice-président de la « Fondation Genève place financière » – a rappelé que les banques suisses s’étaient « clairement prononcées pour la transparence, l’échange automatique d’informations fiscales », et qu’elles voulaient désormais « jouer un rôle proactif dans ce domaine », dans la mesure où la Suisse est « beaucoup plus avancée en termes d’identification des clients que nombre de pays dont les places financières sont connues »

Nicolas Pictet, président de la Fondation Genève place financièreNicolas Pictet, président de la Fondation Genève place financière © Reuters

Interrogé par Mediapart, le banquier privé tient un discours digne des économistes les plus radicaux. « Si l'on veut que l’échange automatique prenne toute sa signification, il faut aller jusqu’au bout des choses »dit-il, estimant que tout le monde doit appliquer les règles de la même manière, selon le principe du « level playing field ».

« Aux États-Unis ou au Royaume-Uni, quand une banque ouvre un compte au nom d’une panaméenne ou d’une société domiciliée aux BVI (îles Vierges britanniques, ndlr), ça s’arrête là. Elle n’a d’informations que sur les administrateurs et le pouvoir donné à un notaire », remarque-t-il. « Or dans ce cas vous échangez une information qui est réduite à zéro, parce que tout est caché derrière des paravents ! »s’agace M. Pictet. Il remarque que les banques suisses sont depuis des décennies tenues – en raison des normes antiblanchiment – de connaître l’ayant droit économique (le réel bénéficiaire) des comptes, et qu’elles ont ainsi « quelques enseignements à apporter, même à de grands pays ».

Michel Dérobert souhaite que « la Suisse exporte son modèle d’identification des ayants droit économiques », et participe activement aux négociations au sein de l’OCDE. « Il faut éviter que le nouveau standard ne profite qu’aux États-Unis et au Royaume-Uni », ajoute-t-il, estimant que les « beaux discours » masquent en réalité une « démarche commerciale ».

Les intermédiaires financiers helvétiques voient aussi dans l’échange automatique d’informations fiscales une solution beaucoup moins coûteuse et tatillonne que la « politique de conformité fiscale » voulue par le Conseil fédéral. En février 2012, alors que les attaques contre la Suisse redoublaient, Berne avait accouché d’une « stratégie de l’argent blanc », un ensemble de règles pour empêcher que des fonds non déclarés ne continuent à affluer dans les coffres suisses. 

Mais avec la perspective d’un passage à l’échange automatique d’informations, cette « Weissgeldstrategie » apparaît maintenant comme une sorte d’usine à gaz, d’une complexité extrême pour les banques, et bientôt inutile. Elle prévoit entre autres une modification de la loi sur le blanchiment (LBA), qui renforcerait les obligations de diligence des banquiers pour s’assurer que les fonds déposés par leurs clients sont bien fiscalisés. Ce qui reviendrait à les métamorphoser en quasi-inspecteurs du fisc, sans moyens d’investigation. Ce qui déplaît fortement à la profession, comme le montrent les résultats d'une procédure de consultation rendue publique le 29 novembre dernier. Le Conseil fédéral a annoncé vouloir revoir entièrement son projet.  

« Si vous avez l’échange automatique, c’est-à-dire la transparence totale, pourquoi alors encore demander aux banques l’effort insurmontable de savoir si les avoirs sont déclarés ou pas ? Comment le savoir et jusqu’où doit-on aller ? » s’emporte Nicolas Pictet, estimant que ce n’est pas aux banques d’être « la conscience fiscale de leurs clients ».

Le banquier genevois met en garde contre le « swiss finish » – cette tendance à faire du zèle et à concocter des lois qui s’avèrent d’une extrême complexité –, faisant remarquer que de telles pratiques n’existent nulle part ailleurs, et qu’elles risquent à terme « de poser de graves problèmes de compétitivité » à la place financière suisse.

Mais pour l’heure, les nouvelles exigences de « conformité fiscale » se sont bien abattues sur les clients européens non déclarés, dont les banques cherchent à se débarrasser. Avec la même énergie mise autrefois à les attirer. Chez Pictet & Cie, les Français – ceux qui faute de moyens n’ont pas pu transférer leurs comptes sous des cieux asiatiques plus cléments ou ont « raté » la cellule de dégrisement mise en place par Éric Woeth – se sont vu fixer la date butoir du 31 décembre 2013 pour se régulariser. À l’UBS, le ménage continue, avec comme horizon 2014, et l’interdiction de retirer plus de 250 000 francs pas semestre.

À Genève, la banque Julius Baer fait remplir des questionnaires détaillés à ses clients non fiscalisés, en leur demandant d’indiquer tous les autres comptes dont ils sont titulaires. Dans une enquête sur les misères des « évadés fiscaux », publiée le 2 décembre, le magazine Bilan cite le cas d’une « banque privée genevoise » qui a soldé de sa propre initiative le compte d’un Français, en lui remettant un « chèque barré » ne pouvant être encaissé « que par une banque où la personne a déjà un compte ».

« Le rapport entre les banques et la clientèle non déclarée a viré à un exercice d’intimidation mutuelle. Il est aujourd’hui judicieux d’aller d’emblée à sa banque accompagné d’un homme de loi », indique à Bilan Jean-Pierre Diserens, secrétaire général de la CIFA (Convention of Independent Financial Advisors).

Cette brutalité est en général réservée aux « petits » clients qui ont quelques millions. « Les banques n’ont pas mis à la porte ceux qui pèsent plus de 10 millions et font même des efforts pour les retenir », précise Bilan. Pour un Français très fortuné, il existe toujours la possibilité de se relocaliser à Londres avec un statut de « non-domicilié ». Plus que tout, les banquiers tremblent aujourd’hui à l’idée de se rendre coupables de complicité ou de blanchiment de fraude fiscale, en orientant un client vers un autre établissement, ou même en acceptant de lui remettre en cash ses avoirs.

L’avocat Paolo Bernasconi estime que si les pays de l’Union européenne ne disposent pas de « moyens de pression comparables à ceux mis en œuvre par les États-Unis », il leur reste toujours la possibilité de s’en prendre directement aux banquiers. Il rappelle ainsi que des « procédures pénales ont été engagées contre des dirigeants et des employés de banques suisses en Allemagne, Italie et France ».

Récemment invité à un colloque sur le « Nouveau tournant de la la place financière suisse » à Genève, maître Bernasconi a fait frissonner l’auditoire, composé de quelque 200 banquiers, gestionnaires de fortune et avocats fiscalistes, en prédisant une vague d’inculpations en Europe. « Si c'est une évolution possible, nous le regrettons », répond Michel Dérobert. « Car à vouloir systématiquement faire porter au banquier la responsabilité des infractions fiscales de ses clients, celui-ci finira par dire : "Entre vous et moi, je préfère encore que cela soit vous" et à plaider pour l'échange automatique d'informations », ajoute-t-il.

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Travailleurs «low cost» : la France arrache un accord modeste

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La France va sûrement fanfaronner. Lundi, lors du conseil des ministres européens du travail et de l’emploi, les 28 sont parvenus à un accord sur la directive d’application quant au détachement de salariés. Une discussion pour laquelle le ministre français Michel Sapin avait prévenu qu’il refuserait un « mauvais compromis ».

Lors d'une conférence de presse à Bruxelles, il a affirmé avoir obtenu gain de cause sur les deux points que la France avait jugés prioritaires : l'accès à une liste ouverte de documents pour contrôler les entreprises ayant recours au détachement et le principe de la responsabilité solidaire, qui permet de rendre responsable le donneur d'ordre pour la cascade de sous-traitants. Selon la France, les 28 auraient accepté qu'elle soit obligatoire dans le secteur du bâtiment. Mais lundi soir, le texte de l'accord n'était pas encore disponible. 

Il a été adopté à la majorité qualifiée des États-membres – sept pays ont voté contre, dont le Royaume-Uni. Mais la Pologne a joué un rôle décisif en faisant de nouvelles concessions et en votant pour. Côté français, on estime que c’est la visite de François Hollande à Varsovie il y a dix jours qui a convaincu les Polonais. « Le président leur a expliqué la connotation politique très forte du dossier. Les Polonais ne veulent pas retrouver l’image du plombier polonais », explique un des négociateurs.

C’était d’ailleurs la clef pour comprendre la position du gouvernement français. Ces dernières semaines, le ministre Michel Sapin avait multiplié les interventions sur le sujet. François Hollande lui-même en avait parlé lors d’un Conseil des ministres le mois dernier. En cause : la montée de la colère sociale, incarnée notamment par les « Bonnets rouges » en Bretagne, et la campagne lancée par le Front national contre la directive détachement, à six mois des européennes.

Michel Sapin lundi à BruxellesMichel Sapin lundi à Bruxelles © DR.

Il s'agit d'un « accord satisfaisant et ambitieux conforme à la position défendue avec constance par la France », s'est félicité lundi Michel Sapin dans un communiqué. « Nous démontrons que l’Europe peut avancer sur des propositions sociales ambitieuses, que la combativité et la fermeté portent leurs fruits », a-t-il ajouté.

« Cette victoire démontre une nouvelle fois que le changement en France est utile à l’ensemble de l’Europe : là où la droite française n’a rien fait pendant dix ans, là où la droite européenne se satisfaisait des dérives et des abus, l’arrivée des socialistes au pouvoir en France a permis de modifier le rapport de force au niveau européen dans un sens plus favorable aux travailleurs européens », se sont aussi réjouis les eurodéputés socialistes français.

Tout en se félicitant de l'accord trouvé lundi, Martin Schulz, le président socialiste du parlement, rappelle, lui, qu'il fera campagne dans les mois à venir pour une « révision » de la directive de 1996 – et non le simple toilettage dont elle est en train de faire l'objet, sous la forme d'une directive d'application (lire notre article). « La directive est une loi dépassée, qui ne répond pas aux objectifs d'aujourd'hui : elle doit être révisée », a réagi l'élu allemand.

Pour la France, l'enjeu des discussions sur le détachement allait bien au-delà des dispositions techniques et juridiques qui étaient sur la table. « C’est un dossier à connotation politique très forte à l’horizon 2014 (les élections européennes, ndlr), perçu comme le symbole d’une Europe incapable de lutter contre le dumping social et le retour de l’image du “plombier polonais”. Aujourd’hui, la France mène un combat politique sur ce dossier avant les élections européennes qui doivent aussi servir le rapport de force », expliquait la semaine dernière à Mediapart Thierry Repentin, le ministre délégué aux affaires européennes. « Cette bataille est un élément fédérateur : on parle des travailleurs, du respect des conditions de travail, de la lutte contre le dumping social, de la santé au travail, de la relance de l’idée européenne. Voilà des beaux marqueurs de gauche ! Puisqu’on en cherche parfois… », résumait aussi le député breton Gwendal Rouillard.

À Bruxelles, le commissaire européen aux affaires sociales, le socialiste hongrois Laszlo Andor, s'est lui aussi félicité d'un accord auquel plus grand monde, au sein de l'institution, ne croyait ces derniers jours – en raison de ce qui était considéré comme un « jusqu'au-boutisme » des positions françaises. José Manuel Barroso, le patron de la commission, avait exhorté les Français, vendredi, au « réalisme » dans ce dossier, preuve des inquiétudes bruxelloises. 

La route pour un « deal » en bonne et due forme est encore longue. Des « trilogues » (discussions entre représentants de la commission, du conseil et du parlement) vont désormais s'ouvrir, sans doute dès la mi-décembre. Objectif : trouver un compromis qui puisse être voté en séance plénière, à Strasbourg, par les eurodéputés, d'ici avril (la dernière session avant les élections).

Le texte voté en « commission emploi » par certains élus du parlement, en juin, diffère assez fortement du compromis obtenu lundi par les ministres de l'emploi. Si bien que les négociations s'annoncent complexes, sur un sujet qui risque de devenir de plus en plus sensible, à mesure que la date des élections européennes s'approche. Élément important dans ce contexte : parmi les négociateurs figurera la rapporteure du texte, une élue polonaise du PPE (droite, majoritaire au parlement), Danuta Jazłowiecka. Pour les élus, la marge de négociation s'annonce faible, tant les discussions entre les États ont été rudes.

« On peut saluer l’offensive française de ces derniers mois. Dans le bâtiment, le bouclier juridique mis en place va dans le bon sens, il apportera une bouffée d’air frais à ce secteur ravagé par la crise », commente Karima Delli, une eurodéputée du groupe Verts, qui suit le dossier en commission « emploi ». Avant de préciser : « Pourtant, dans le texte adopté au parlement européen en juin (…), la "responsabilité conjointe et solidaire" ne se limitait pas au seul secteur du bâtiment. Par exemple, l’agroalimentaire connaît également une explosion des travailleurs détachés. »

Une visite sur le site de l'EPR de Flamanville, le 13 janvier 2013. © Reuters.Une visite sur le site de l'EPR de Flamanville, le 13 janvier 2013. © Reuters.

La confédération européenne des syndicats (CES), qui ne ménage pas ses critiques contre ce texte depuis sa mise en chantier il y a plus de deux ans, regrette elle aussi que l'application de l'article 12, qui porte sur la responsabilité des sous-traitants, soit restreint au seul champ du bâtiment. D'après la commission, 1,2 million de travailleurs sont « détachés », aujourd'hui au sein de l'UE, dont un quart environ dans le seul secteur du bâtiment. 

« Les détails n'en sont pas encore connus, mais l'accord conclu ce soir entre les ministres européens du travail sur le détachement de travailleurs sera à n'en pas douter une tartufferie de plus. Le dumping sur les cotisations sociales institutionnalisé par la directive de 1996 continuera, puisque cette directive n'est pas remise en cause », a dénoncé Jean-Luc Mélenchon dans un communiqué.

L'accord obtenu lundi ne remet pas en cause le principe même du détachement de salariés – en particulier le fait que les cotisations sociales sont payées dans le pays d'origine des salariés, et non dans celui où ils peuvent effectuer une mission, ce qui est déjà, en soi, une cause de dumping vu les écarts existants entre les pays de l'Union.

Le texte approuvé par les ministres de l'emploi ne changera rien non plus au fait que les problèmes posés par le détachement, un phénomène qui a explosé ces dernières années avec l'élargissement et la crise économique, relèvent surtout des fraudes des entreprises. Et donc des contrôles réalisés dans chaque pays. En France, Michel Sapin a promis que l'inspection du travail sera particulièrement mobilisée. Mais sans moyens supplémentaires.

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EADS supprime 5 800 emplois, le prix de la «normalité»

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Tout était inscrit dans l’annonce de la réorganisation du groupe et son changement de nom d’EADS en Groupe Airbus, en juillet. Depuis, mille rumeurs circulaient sur les bouleversements à venir, les filiales qui allaient être vendues, celles qui allaient être sacrifiées. Le président d’EADS, Tom Enders, parlait de « mesures draconiennes ».

Les craintes étaient justifiées : EADS a annoncé lundi, lors d’un comité de groupe européen, la suppression de 5 800 emplois dans sa branche défense et espace sur trois ans. Le groupe assure que ces suppressions seront réalisées sans licenciements secs. Tout devrait être fait sur la base du volontariat et la mobilité interne sera favorisée. « Jusqu’à 1 500 postes seront proposés au sein d’Airbus et d’Eurocopter », déclare EADS dans son communiqué. Les départs en retraite ne seront pas remplacés, et les contrats à durée déterminée (1 300 postes) ne seront pas renouvelés. L’addition de ces différentes mesures devrait permettre de limiter le nombre de suppressions de postes entre 1 000 et 1 450, précise EADS.

Malgré cela, l’annonce a provoqué un grand trouble chez les salariés. Au moment où le groupe dit voler de records en records – plus grand nombre d’avions vendus, carnet de commandes archi-plein –, comment justifier de telles restructurations ?

© Reuters

« Compte tenu de la décroissance de nos marchés traditionnels, nous devons d’urgence améliorer notre accès aux clients internationaux et aux marchés en croissance. Pour cela, il nous faut réduire les coûts, éliminer les duplications de produits et de ressources, créer des synergies dans nos opérations et notre portefeuille de produits, et mieux cibler nos efforts de recherche et développement. C’est précisément ce que vise le plan de réorganisation et d’intégration de notre pôle défense et espace », a expliqué Tom Enders. Une analyse que contestent les syndicats, qui reprochent à la direction d’avoir une conduite exclusivement financière de l’entreprise.

À son arrivée à la présidence en juillet 2012, Tom Enders s’était fixé comme objectif de faire d’EADS un groupe normal. Depuis, les salariés ont découvert ce que signifie la « normalité » : EADS – Groupe Airbus à partir du 1er janvier 2014 – se doit d’être comparable en tous points à Boeing tant par son organisation que par ses comptes. La nouvelle norme est que chaque activité dégage une rentabilité de 10 % d’ici à la fin 2015, pour faire mieux que Boeing, qui affiche une marge de 8 % en moyenne.  

« Boeing peut afficher de tels résultats grâce au dollar et à des normes comptables qui lui permettent de minimiser dans le temps ses coûts de programme », dit un grand connaisseur du dossier. « EADS n’a pas ces facilités. Dans ces conditions, 10 % de marge est un chiffre totalement irréaliste, qui ne peut que décourager les uns et les autres. Mais c’est aussi un objectif pervers et artificiel. S’il est normal d’envisager des économies, de simplifier les structures, il faut tenir compte des réalités industrielles. Là, la direction fait l’inverse. Elle part du financier pour déterminer un processus opérationnel », dénonce-t-il.

Ces mises en garde sont destinées, pour l’instant, à rester lettre morte. Toute à ses objectifs censés plaire aux marchés et rassurer les nouveaux actionnaires, la direction s’est attaquée aux activités les plus décevantes à ses yeux : la défense et l’espace. Un ensemble de 45 000 salariés, réalisant un chiffre d’affaires de 14 milliards d’euros, mais une marge d’à peine 2,5 %.

À l’annonce du regroupement en juillet des anciennes filiales Cassidian (défense, Eurofighter), Airbus Military (A 400M) et Astrium (espace et satellites) au sein d’une même entité, beaucoup avaient déjà anticipé les restructurations à venir : le regroupement ressemblait trop à un bric-à-brac. Une remise à plat s’imposait. Mais elle va bien au-delà de la disparition des doublons ou d’une meilleure organisation industrielle. Des sites sont appelés à être fermés, d’autres regroupés, et des filiales vendues.

Depuis qu’il a échoué à fusionner avec le britannique BAE Systems, à la suite du veto d’Angela Merkel à l’automne 2012, EADS dit ne plus avoir les mêmes ambitions dans le secteur de la défense. Il justifie les fermetures et les réorganisations au nom du réalisme : il lui est nécessaire de s’adapter aux restrictions budgétaires des budgets de la défense imposées par les États.

La défense n’est quasiment plus une priorité en Europe et les responsables gouvernementaux ont enterré tout projet de construire une Europe de la défense. Aucun grand projet de coopération n’a pris le relais de l’avion de combat européen, l’Eurofighter, arrivé en bout de course. Les grands programmes nationaux tournent au ralenti, quand ils ne sont pas simplement supprimés.

L’Allemagne est le pays qui a réduit le plus ses dépenses, remettant en cause des milliards d’euros de commandes, de l’avion militaire A 400M aux hélicoptères Tigre ou NH 90. À plusieurs reprises, les responsables de Cassidian, qui travaille essentiellement pour la défense allemande, avaient dénoncé les décisions de Berlin, reprochant au gouvernement d’Angela Merkel de sacrifier l’avenir de la branche. Tom Enders avait réitéré l’avertissement à l’automne en soulignant que les réductions budgétaires auraient immanquablement des conséquences sur l’activité et l’emploi.

C'est chose faite. Prenant acte du désengagement de l’État allemand, le groupe a décidé de tailler dans le vif. Environ 2 600 emplois vont disparaître. Le siège de la société, à Unterschleissheim, qui emploie plus de 1 000 salariés dans la banlieue de Munich, va être fermé. Le nouveau siège de la branche défense et espace sera transféré à Ottobrunn, en Bavière, dans d'anciens locaux d'EADS. « Des sites qui sont tous dans des Länder gouvernés par la CDU et la CSU (la formation d’Angela Merkel et de ses alliés) », remarque un observateur, anticipant des difficultés politiques.

Avant même que n’intervienne cette annonce, le syndicat allemand de la métallurgie, IG Metall, avait appelé à une grève fin novembre pour s’opposer aux licenciements à venir : il citait alors le chiffre de 9 000 emplois appelés à disparaître. Le groupe s’est engagé à ouvrir des discussions rapidement avec les organisations syndicales afin de trouver les meilleures solutions de reclassement. Mais les pourparlers s’annoncent compliqués.

Les discussions pourraient être encore plus tendues avec le gouvernement allemand. Tom Enders s’est déjà heurté frontalement avec celui-ci, tant sur le financement de l’A 400M que sur la fusion avec BAE Systems. Le président d’EADS s’est vu reprocher de ne pas assez favoriser l’emploi et l’industrie en Allemagne. Et l’installation du siège du groupe à Toulouse a été vue comme une trahison.

La querelle a repris en octobre, lorsque Günther Butschek, directeur des opérations et numéro deux d'Airbus, a réclamé à l'Allemagne le déblocage d'un prêt de 600 millions d'euros, qu’elle s’était engagée à verser pour le développement du programme de l'A 350. Berlin a conditionné ce paiement à la garantie qu’Airbus amène un important volume d’activités en Allemagne. Alors que ce programme a déjà permis de créer 4 000 emplois outre-Rhin, Airbus a estimé qu’il avait largement rempli ces conditions et qu’il n’irait pas au-delà. Plutôt que de céder aux pressions de Berlin, le groupe a choisi de se passer de son argent, pour bien signifier que le gouvernement allemand n’avait plus la main sur les décisions du groupe.

Angela Merkel et Tom EndersAngela Merkel et Tom Enders

Les nouveaux arbitrages ne vont pas améliorer les relations avec le gouvernement d’Angela Merkel. « Berlin n’a pas encore compris ni admis que la donne avait changé. Les États n’ont plus de poids sur les choix du groupe. Dans les décisions arrêtées, il n’y a rien de politique. Tout a été décidé sur les seuls critères économiques », dit un proche du dossier.

À titre d’explication, le groupe peut avancer qu’aucun des pays n’a été épargné. Cherchant à rationaliser, il a décidé de revoir toutes les structures anciennes. En Grande-Bretagne, l’activité est appelée à être recentrée sur les trois sites les plus importants entraînant la suppression de 700 emplois. En Espagne, plusieurs sites vont eux aussi être regroupés, et 600 postes supprimés.

En France, 1 600 emplois environ vont disparaître. La vente du siège historique d’EADS, avenue de Montmorency, où travaillent encore 250 personnes, frappe les esprits. Mais elle est surtout symbolique : le siège opérationnel a déjà été transporté à Toulouse.

La réorganisation la plus lourde de conséquence concerne l’activité espace et satellite (ex-Astrium). Là encore, le groupe justifie plans d’économies et de suppression d’emplois par la réduction des budgets et des programmes et par l’apparition de nouveaux concurrents, comme les Chinois, les Russes, ou l’américain Space X, qui proposent des lanceurs à prix cassé. Les activités vont être regroupées sur les sites d’Élancourt et des Mureaux.

Plus discrètement, un grand ménage a déjà commencé dans certaines filiales. Un plan de suppression d’emplois a par exemple déjà été engagé à Spot image, une filiale d’Astrium basée à Sophia Antipolis. De même, une petite entité toulousaine, spécialisée dans les tests sur les équipements d’avions et systèmes de défense, et qui emploie 500 personnes, est en cours de cession. Elle a plus d’un an de chiffre d’affaires (82 millions d’euros) devant elle, 85 millions de trésorerie, fait plus de 4,6 millions de profit, mais le groupe, qui n’y a pas investi depuis dix ans, estime qu’elle n’est pas assez profitable. Avant de la vendre, il compte malgré tout récupérer la trésorerie.

D’autres dossiers ne sont pas encore tranchés, comme celui du site de Cannes, fabriquant des satellites, dont le sort paraît bien compromis. Beaucoup de salariés redoutent le pire. L’abandon d’activités et de sites risque de se poursuivre, voire de s’accélérer, si EADS n’a plus comme seul critère qu’une marge de 10 %, opération par opération. C’est, à l’entendre, le prix de sa normalité : tout pour l’actionnaire.

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Etats-Unis: une réforme bancaire sous la dictée de Wall Street

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Soudain, le gouvernement américain a accéléré. Alors que la crise financière a commencé depuis plus de six ans, que les discussions sur les nouvelles régulations financières – dites lois Volcker – s’éternisent depuis plus de trois ans, il n’y avait brusquement plus de temps à perdre : les textes sur la nouvelle réglementation bancaire devaient absolument être adoptés avant la fin de l’année.

Dans la précipitation, les cinq autorités chargées de contrôler le secteur bancaire et financier – dont la Réserve fédérale (FED), la Securities and exchange commission (SEC), la Commodity futures trading commission (CFTC) – ont rendu leur copie, mardi. Un texte de plus de 800 pages qui devait être adopté dans la foulée par le Sénat.

Au milieu des milliers de dispositions et de procédures retenues, quelques questions s’imposent : quelles leçons ont été retenues de la crise ? Les banquiers et les financiers vont-ils être tenus responsables de leurs actes ? Le système financier va-t-il être moins vulnérable ?

Frappé par le déferlement de la crise financière qui avait menacé d’engloutir tout en 2007-2008, l’ancien président de la Réserve fédérale, Paul Volcker, avait tiré un avis tranché sur les événements : le système financier mondial avait un besoin urgent de retrouver une stabilité afin de permettre le développement de l’économie. Et la seule façon pour y parvenir était de revenir à une séparation stricte entre les banques de détail et les banques d’investissement, comme au temps du Glass-Steagall Act, afin d’échapper au chantage des banques sur les États et l’économie, au nom du too big to fail.

Les milliers de contre-propositions avancées par les banques et leurs avocats, les milliers d’heures de lobbying auprès des élus de tout bord – le monde bancaire figure en tête des donateurs des élus américains – , des entreprises et autres groupes d’influence, les centaines d’amendements présentés jusqu’à la dernière minute ont eu raison des idées de Paul Volcker, un moment conseiller économique de Barack Obama.

Bien que les grandes banques de Wall Street comme Goldman Sachs, JP Morgan ou Citi continuent à dénoncer une loi qui les assassine, il ne reste plus grand chose de la volonté de réforme de l’ancien président de la Réserve fédérale dans le texte soumis au Sénat américain. Comme la France, le gouvernement américain est en train de rater sa réforme bancaire. La grande loi de régulation du monde bancaire s’est transformée en un texte confus, reposant sur le bon vouloir des banquiers et la vigilance des régulateurs.

Officiellement, l’activité de trading pour compte propre est désormais interdite aux banques. Mais les banquiers de Wall Street n’ont pas manqué de mettre en avant la nécessité d’offrir à leurs clients tous les services dont ils avaient besoin, d’assurer les contreparties sur tous les marchés, de leur proposer des couvertures sur les risques. Ils ont fini par obtenir les « flexibilités » qu’ils demandaient.

Soulignant combien ils étaient nécessaires aux États pour acheter leurs dettes, ils ont d’abord obtenu de pouvoir conserver leur activité de trading pour compte propre sur le marché des obligations souveraines, sans restriction pour les titres américains et avec un peu plus d’encadrement pour les autres.

Le reste a suivi. À l’avenir, les banques pourront conserver leurs activités de market making (de tenue de marché), acheter et vendre des actions, des obligations, au nom de leurs clients. Elles pourront aussi continuer à offrir des produits de couverture, des dérivés, proposer des contreparties, à la condition, précise la loi, qu’elles démontrent par des tests indépendants, que leurs portefeuilles de couvertures et de dérivés permettent « de réduire ou d’atténuer significativement un ou plusieurs risques identifiés ».

La ligne de partage entre ces activités et celles de trading pour compte propre est bien mince. Comment faire la différence ? Tout va reposer dans les mains des régulateurs et de leur interprétation des textes. Pour montrer qu’elles se conforment bien à la nouvelle législation, les banques devront prouver que leurs positions sont en adéquation avec la demande de leurs clients. Chaque année, les responsables bancaires devront fournir une attestation que leurs systèmes sont bien conformes aux règles instaurées.  

Officiellement, les banques de Wall Street ont déjà fermé une grande partie de leurs départements de trading pour compte propre, afin de montrer leur bonne volonté. Elles ne cachent pas leur soulagement, cependant, d’être parvenues à conserver leurs activités sur la tenue de marché. À voir les chiffres, on comprend : les cinq plus grandes banques de Wall Street ont réalisé un chiffre d’affaires de 44 milliards de dollars grâce à ces activités.

Le rôle des hedge funds avait été mis en cause durant la crise. Les banques américaines n’auront plus le droit à l’avenir d’engager plus de 3 % de leurs capitaux dans les hedge funds, les fonds privés d’investissement ou les fonds liés aux matières premières. Anticipant ces restrictions, les grandes banques ont déjà commencé à réduire leurs positions.

Ce désengagement volontaire laisse toutefois perplexes nombre d’observateurs. Car au fur et à mesure que les autorités ont décidé de durcir les règles sur les marchés sous contrôle, des pans entiers de la finance ont couru se réfugier dans l’opacité des marchés de gré à gré, des sociétés écrans, des véhicules spéciaux. Cette finance de l’ombre fait peser des risques encore plus redoutables que les marchés contrôlés, car personne n’est capable d’en évaluer correctement ni la taille ni les positions.

Qui peut croire que les banques se tiennent à l’écart de ces structures opaques ? Qui imagine qu’elles renoncent à la spéculation pour leur seul profit ? Là encore, les chiffres parlent d’eux-mêmes. La crise financière n’est plus qu’un mauvais souvenir pour les banques. Elles enregistrent des profits records, avec la complicité des banques centrales. Les 85 milliards de dollars déversés chaque mois par la Réserve fédérale sont essentiellement captés par les banques et servent essentiellement à alimenter leurs spéculations sur tous les actifs disponibles – actions, obligations, matières premières, immobilier. La déconnexion de ces marchés avec la réalité économique est devenue si grande que certains prédisent l’éclatement de ces bulles, avec encore plus de dégâts qu’en 2008. Et cette fois encore, les financiers risquent de ne pas en être comptables.

« Aucun banquier n’est allé en prison », s’était étonné Charles Ferguson, l’auteur d’Inside Job. Sensibles aux critiques de l’opinion publique qui reproche cette impunité accordée aux banquiers, les concepteurs de la loi avaient imaginé un moment que les dirigeants des grandes banques apportent leur garantie personnelle sur la conformité des actions de leur établissement par rapport à la loi. L’émotion fut intense à Wall Street : les grands banquiers pourraient avoir à répondre de leurs décisions devant les tribunaux ! Pire : ils pourraient en être comptables sur leurs deniers personnels.

Inutile de dire que la profession a vite réagi pour enterrer une idée si séditieuse. La responsabilité des dirigeants va être strictement encadrée : les dirigeants et les administrateurs sont tenus responsables de la mise en place des procédures requises pour se conformer en tout point à la loi. Chaque année, le président de la banque devra attester par écrit de toutes les procédures sont respectées. Cela peut-il prévenir une faillite ? Sûrement pas. Mais cela permet de dégager la responsabilité des dirigeants. N’est-ce pas l’essentiel ?

Cette loi, assure le gouvernement américain, va permettre de rendre le système financier plus solide, d’éviter une nouvelle crise. La façon dont le monde bancaire a évolué depuis 2008 amène à en douter. Quelques grandes banques, comme Lehman Brothers, Merrill Lynch ou Bear Stearns ont disparu dans la tourmente. Mais les autres sont devenues plus grosses que jamais. Le too big to fail est toujours plus vrai.

Le système bancaire se retrouve aux mains d’un cartel d’une petite dizaine d’établissements tentaculaires, qui s'entendent à merveille. Scandale des subprimes, scandale du Libor, manipulation sur l’Euribor, fraude sur les changes, sur le pétrole, sur l’or : à chaque fois, les mêmes noms reviennent, une poignée de banques allant de JP Morgan à Goldman Sachs en passant par Barclays, Deutsche Bank, UBS et Société générale. Les régulateurs commencent à leur imposer des sanctions de plus en plus lourdes. Mais même l’amende de 13 milliards de dollars infligée à JP Morgan pour son rôle dans la vente de dérivés sur les subprimes semble avoir l’effet d’une mouche sur un éléphant.

Par peur des conséquences jugées imprévisibles, les États-Unis ont préféré laisser prospérer un système opaque. Si le gouvernement américain n’a pas osé, comment croire que les régulateurs auront les moyens de limiter le rôle des banques ou oseront leur imposer des sanctions vitales ? Ce mardi, Wall Street soufflait. Tout va bien pour les banques. Rien que pour elles.

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SNCM : une facture astronomique mais pas de coupable

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Le 20 décembre, le conseil d’administration du groupe Veolia pourrait décider le dépôt de bilan de la SNCM dont il est au travers de Transdev, filiale commune avec la Caisse des dépôts, le principal actionnaire (66 % du capital). On peut penser que le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur les conditions de la privatisation en 2006 de l’ancienne compagnie maritime publique, présenté le 11 décembre à l’Assemblée nationale, apportera de l’eau au moulin de ceux qui considèrent, comme le PDG de Veolia Antoine Frérot, qu’il faut au plus vite arrêter les frais dans une « aventure » qui a déjà coûté, sur les dix dernières années, quelque 450 millions d’euros à l’État, c’est-à-dire au contribuable français.

Dix ans après le premier plan de « redressement » de la SNCM, « on a le sentiment d’en être aujourd’hui au même point, avec des enjeux financiers à peu près du même montant », a ainsi estimé devant la presse le rapporteur de la commission d’enquête Paul Giacobbi (radical de gauche), par ailleurs président de l’exécutif de la région Corse. Le rapport sera remis officiellement le 12 décembre au président de l’Assemblée Claude Bartolone. Il n’a pas été voté par les membres UMP de la commission, a précisé son président Arnaud Leroy (PS).

Dénonçant « l’histoire d’un gâchis », Paul Giacobbi a indiqué que la commission, avec un mandat strictement encadré et des moyens d’investigation limités, avait identifié « des choses choquantes, anormales, mais pas, à ce stade », expression qu’il répétera de nombreuses fois, « de motif à incrimination de nature pénale ». Pour en juger, le public, dont l’argent a été ainsi dilapidé, devra s’en remettre aux éléments de déposition des nombreux acteurs de ce mauvais et interminable feuilleton contenus dans le rapport puisque la commission a travaillé exclusivement à huis clos. Quant au « droit de suite » invoqué par les deux parlementaires, les précédents (Crédit lyonnais pour n’en citer qu’un) autorisent un scepticisme certain.

Dans son introduction, le rapporteur justifie cette « omerta » intégrale par la nécessité « d’éviter de troubler ses travaux par la publicité des débats qui auraient inévitablement fait l’objet d’un certain retentissement dans la presse, compte tenu de l’actualité de la SNCM ». Conception singulière de la démocratie et de l’information avec laquelle le président Arnaud Leroy a pris ses distances, indiquant qu’il avait plaidé en vain pour l’audition publique des acteurs politiques, notamment du premier ministre au moment des faits, Dominique de Villepin.

Du rapport, qui méritera une lecture attentive, on retiendra dans l’immédiat, par rapport à la situation actuelle de la SNCM, qu’une liquidation judiciaire en 2004 aurait coûté beaucoup moins cher que le « renflouement » déguisé en privatisation opéré en 2006 : « une fourchette de coûts comprise entre 126,2 millions d’euros et 148,5 millions d’euros », selon une étude avec laquelle le rapporteur se déclare au demeurant « en complet désaccord ». Il se pourrait bien que les administrateurs de Veolia, pressés de remette au pot, se penchent avec intérêt sur ses conclusions.

Aujourd’hui, alors que la SNCM pourrait afficher en 2013 une perte de 50 millions d’euros (contre 14,2 millions en 2012) selon une source proche du dossier, la compagnie est toujours dans « une situation désespérante», estime Arnaud Leroy, ajoutant qu’elle « continue à vivre au jour le jour sans d’autres perspectives que l’urgence ». Paul Giacobbi se demande lui (et il n’est pas le seul) comment il se fait que « la CMN, avec les mêmes bateaux, les mêmes syndicats, les mêmes ports et la même délégation de service public que la SNCM, dégage une marge de 3 % » alors que la SNCM accumule les pertes. « Une compagnie gagne de l’argent, une autre pas et tout le reste est du pipeau », a lancé le président de l’exécutif corse. Reste à savoir si, et à quelles conditions, le président du groupe STEF, propriétaire de la Méridionale (CMN), Francis Lemor, accepterait en 2013 ce qu’il avait refusé en 2004-2005, à savoir prendre en charge une entreprise jugée irrécupérable.

À ceux qui, à Paris ou à Marseille, voudraient jouer la montre jusqu’aux élections municipales du printemps prochain, Paul Giacobbi rappelle que la SNCM (c’est-à-dire ses actionnaires actuels) doit impérativement rembourser à l’État, comme l’exigent les autorités européennes, les 220 millions d'euros (en fait, 200 millions, dit-il) d’aides d’État reçues illégalement au titre du « service complémentaire » ou « de pointe » (lire ici). À défaut, a-t-il précisé, la collectivité territoriale corse se verrait imposer une pénalité d’un montant équivalent en vertu d’une « procédure de manquement ». Au demeurant, au nom du « modèle social français », la CGT a déposé un préavis de grève reconductible à partir du 1er janvier 2014 à la SNCM et à la CMN. Pour lutter contre la « concurrence ». Vous avez dit « désespérante… » ?

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Les gestes d'ouverture du nouvel Hôtel-Dieu

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Des urgences ou pas, un hôpital ouvert ou fermé, un avenir ou une mascarade ? Le brouillard flotte toujours autour de l’Hôtel-Dieu. Ce qui devrait nourrir un débat sur l’accès aux soins à Paris est en réalité un dialogue de sourds, un feuilleton aux rebondissements difficiles à suivre, dans le contexte des élections municipales. Résultats : les urgences ont fermé le 4 novembre, sans surprise, une consultation ouverte 24 heures sur 24 a pris le relais, en catimini, et quelques personnes travaillent, au secret, à une préfiguration d’un nouvel Hôtel-Dieu.

C’est de cette situation confuse que vient d’hériter le nouveau directeur général de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP), Martin Hirsch. Avant lui, Mireille Faugère a payé ses relations difficiles avec la majorité socialiste à la mairie de Paris, qui soutient le projet du nouvel Hôtel-Dieu, mais ne veut pas froisser ses alliés écologistes et communistes, mobilisés contre la fermeture des urgences. Dès sa nomination, le 13 novembre, Martin Hirsch a largement consulté avant de se positionner le 5 décembre. Il abandonne « les arrière-pensées immobilières » du plan de Mireille Faugère : la vente du siège de l’AP-HP – un joli pâté de maisons en bord de Seine au centre de Paris – et son déménagement à l’Hôtel-Dieu. Martin Hirsch a fait une autre concession, de façade, aux défenseurs du service des urgences : le « service porte » est rouvert. C’est une salle où les patients sont placés en observation ou en attente d’une hospitalisation. Elle servira peu, car il n’y a plus d’hospitalisation possible à l’Hôtel-Dieu. Martin Hirsch a en effet confirmé la poursuite du transfert des derniers services d’hospitalisation dans d’autres hôpitaux parisiens : médecine interne, oncologie, diabétologie, etc. L’Hôtel-Dieu est désormais presque vide.

Jean-Christophe Allo, urgentiste, en charge de la nouvelle consultation ouverte 24 heures sur 24 à l’Hôtel-Dieu.Jean-Christophe Allo, urgentiste, en charge de la nouvelle consultation ouverte 24 heures sur 24 à l’Hôtel-Dieu. © DR

 Restent des centres de consultations – pour les jeunes, les populations précaires – et à la place des urgences, une « consultation 24 heures sur 24 ». La différence, de taille, c'est que les patients se présentent par leurs propres moyens. Les pompiers, les ambulances et le Samu n’amènent plus d’urgences graves. L’anesthésiste-réanimateur Jean-Yves Fagon fait la visite. Il est le responsable médical du nouvel Hôtel-Dieu. C’est un des professeurs qui compte à l’AP-HP. Nous avions visité les urgences en juillet, le service était calme, il l’est encore un peu plus aujourd’hui. Jean-Yves Fagon estime à « une soixantaine » le nombre de passages par jour, contre une centaine auparavant. C’est peu, mais il s’en satisfait pour l’instant, car cette consultation a été mise en place dans un contexte très polémique. « Nous avons décidé de ne pas communiquer », explique-t-il. Cela sera bientôt fait, Martin Hirsch l’a annoncé.

S'il n’y a plus de possibilité d’hospitalisation à l’Hôtel-Dieu, il reste un plateau technique important : radiologie, laboratoire d’analyse, scanner, IRM, échographie, etc. Pour répondre à quel niveau d’urgence ? Comment s’articule-t-il avec les urgences hospitalières et la médecine de ville ? Pour l’urgentiste Gérald Kierzek, défenseur de l’ancien Hôtel-Dieu, « c’est de la com, des demi-urgences, c’est dangereux. Cette consultation est vide quand les autres services d’urgence saturent ». Autre approche, tout aussi critique, du syndicat de médecins généralistes libéraux MG Paris : « L’accès dérégulé aux urgences, c’est plus de fric pour l’hôpital, qui ne fait jamais la promotion de nos maisons médicales de garde, s’énerve sa présidente Agnès Giannotti. Cette consultation 24 heures sur 24, c’est une désorganisation supplémentaire. »

La fréquentation des urgences progresse de 5 % par an en moyenne. À côté de réels cas graves, se présentent aussi ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas avancer le prix de la consultation chez les médecins libéraux, ceux qui n’ont pas de médecin traitant ou s’orientent mal dans le système de soins. Et cela ne peut pas s’arranger car, côté médecine de ville, la situation se tend aussi. Paris est pourtant richement doté en médecins. Les généralistes, qui pour la plupart ne pratiquent pas de dépassements d’honoraires, sont encore nombreux. Mais l’Ordre des médecins prévoit une diminution de 30 % de leur nombre d’ici 2018.

La faute à la situation financière fragile des centres de santé – nombre d'entre eux ont fermé ces dernières années – et au coût de l’immobilier qui freine l’installation des jeunes. Quant aux médecins spécialistes, leur nombre progresse, mais le prix de leur consultation aussi. Que choisir a réalisé l’an dernier une cartographie de la France sans dépassements d’honoraires : pour l’accès aux spécialistes, Paris est un désert médical.

La carte de la fracture sanitaire du magazine « Que choisir ».La carte de la fracture sanitaire du magazine « Que choisir ».

Pour accéder à la carte, cliquer ici

Pour le repeupler, l’Hôtel-Dieu ambitionne de devenir un « centre de soins », offrant des consultations de médecine générale et spécialisée, sans dépassements d’honoraires ni avances de frais. Le projet est encore très ouvert : « Nous voulons construire une gouvernance partagée, avec les hospitaliers, les médecins de ville, les universitaires et les usagers », assure Jean-Yves Fagon.

Thomas Cartier, chargé de mission sur la médecine générale pour le nouvel Hôtel-DieuThomas Cartier, chargé de mission sur la médecine générale pour le nouvel Hôtel-Dieu © CCC

Thomas Cartier, jeune médecin généraliste récemment débauché du gros centre de santé de Gennevilliers, est chargé de piloter le volet médecine générale. Il fait le tour des centres de santé et des médecins de ville, pour tenter de les rallier : « C’est la première fois que l’AP-HP s’ouvre ainsi sur la ville, c’est une révolution culturelle. Mais les résistances sont fortes. »

Richard Lopez, président de la Fédération nationale des centres de santé, trouve « l’approche intéressante », en particulier la réflexion sur une nouvelle offre de consultations spécialisées : « Aujourd’hui, c’est une galère pour nos patients, la pratique des dépassements d’honoraires est déraisonnable. » Alain Beaupin, membre de l’Union syndicale des médecins de centre de santé et du comité de défense de l’Hôtel-Dieu, qui demande depuis des mois à l’AP-HP d’abandonner son projet de nouvel Hôtel-Dieu, le reconsidère aujourd’hui : « Fagon et Lombrail sont prêts à discuter. L’Hôtel-Dieu est une page blanche sur laquelle il est désormais possible de construire quelque chose de vraiment nouveau. Il ne faut pas manquer cette occasion. » Agnès Giannotti, présidente de MG Paris, syndicat qui promeut depuis des années de nouvelles formes d’exercice de la médecine générale, est de son côté très remontée : « De la médecine générale d’excellence à l’hôpital ? On rêve ! C’est dans nos cabinets qu’elle se fait. L’Hôtel-Dieu est en train de saper tous nos efforts. » Elle n’est pour autant pas totalement fermée au dialogue : « Si on construit ce projet, on le construit ensemble. On a besoin de l’hôpital, d’un accès à des consultations spécialisées. »

L’Hôtel-Dieu a une autre ambition encore : devenir un « hôpital universitaire de santé publique », en lien avec toutes les facultés de médecine d’Île-de-France. Il servirait de terrain de recherche et de stage pour les internes en médecine générale. Ce projet viendrait conforter une lente réhabilitation de cette discipline dans un pays qui a le système de santé le plus inégalitaire d’Europe : plus de six ans de différence d’espérance de vie entre un ouvrier et un cadre. Ces inégalités s’expliquent par la faiblesse des « soins primaires», en France, c’est-à-dire du premier niveau de contact de la population avec le système de santé.

Thomas Sannié, représentant des usagers à l’AP-HP et membre de l’équipe de préfiguration du nouvel Hôtel-DieuThomas Sannié, représentant des usagers à l’AP-HP et membre de l’équipe de préfiguration du nouvel Hôtel-Dieu © CCC

Un autre volet « expérimental » du projet du nouvel Hôtel-Dieu est porté par des représentants des usagers, intégrés à l’équipe de préfiguration, en premier lieu Thomas Sannié, le président de l’Association française des hémophiles, et représentant des usagers à l’AP-HP. « Avant, on mourait ou on guérissait d’une maladie, explique-t-il. C’est terminé. En Île-de-France, 15 personnes sur 100 ont une maladie chronique. Ils vivent avec leur pathologie, ils travaillent, ils aiment. » Il veut former à l’Hôtel-Dieu des « patients experts », qui pourront transmettre leurs connaissances de leur maladie à d’autres patients et aux professionnels. Aides, l’association de malades du sida, est également partie prenante : elle veut participer à la construction d’une « offre de soin potentiellement innovante pour les séropositifs ». « On ne manque pas d’hôpitaux en France, on a besoin d’une autre approche du soin », poursuit Thomas Sannié.

À l’intérieur de l’AP-HP, en déficit de 70 millions d’euros en 2013, c’est le coût de ce projet qui inquiète. En renonçant à la vente du siège, estimé à 150 millions d’euros, il s’est privé d’une garantie financière. Le 10 décembre, Martin Hirsch a expliqué ses choix pour l’Hôtel-Dieu à la commission médicale d’établissement, qui représente les médecins de l’AP-HP. Son président Loïc Capron raconte : « Martin Hirsch nous a expliqué qu’il trouverait d’autres sources de revenus, ce qui nous a fait un peu sourire. Pour l’instant, il n’y a pas de budget pour le nouvel Hôtel-Dieu. »  « Personnellement », Loïc Capron est « favorable » à ce projet : « C’est l’occasion de développer un prototype de coopération ville-hôpital. Je serais très heureux de voir enfin ces deux médecines travailler ensemble. »

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Le plan de carrière emblématique d’une oligarque de Bercy

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A première vue, l’histoire de Marie-Anne Barbat-Layani est d’une parfaite banalité et ne mérite pas qu’on s’y arrête. Inspectrice générale des finances, elle va en début d’année prochaine quitter Bercy pour rejoindre la Fédération bancaire française. Un chemin que d’innombrables hauts fonctionnaires ont emprunté avant elle, avec des points de chute similaires dans le monde de la finance. Un pantouflage, un de plus, voilà tout ! Et comme il a sûrement été fait dans les règles, après l’approbation de la Commission de déontologie de la fonction publique – qui a vu sa crédibilité entachée depuis le scandale Pérol –, il n’y a aucune raison de s’y attarder.

Et pourtant si ! Car le parcours de cette haute fonctionnaire est emblématique des mœurs qui sévissent au ministère des finances – les mœurs d’une petite oligarchie parisienne qui tient le haut du pavé dans la haute fonction publique ou dans la vie des affaires, et parfois des deux côtés alternativement, dans un mouvement d’essuie-glace. Ce qui pèse lourdement sur le fonctionnement de l’État, et contribue à la dilution du sens de l’intérêt général sinon même à une confusion entre l’intérêt général et les appétits privés.

Née le 8 mai 1967, Marie-Anne Barbat-Layani fait donc, à ses débuts, un parcours des plus classiques – il est retracé dans son curriculum vitae présenté sur le site de la fédération patronale. Passée par l’École nationale d’administration (1993), elle rejoint aussitôt après la plus influente direction du ministère des finances, celle du Trésor, avant de devenir attaché financier à la représentation de la France auprès de l’Union européenne, à Bruxelles.

Mais ensuite, son cheminement devient plus intéressant. Elle rejoint alternativement des cabinets ministériels de gauche puis de droite, pour mettre en œuvre des politiques qui sont censées être opposées. En 2000, elle est ainsi conseillère technique auprès de Christian Sautter, qui est alors pour une très courte période ministre des finances. Puis, quelques années plus tard, on la retrouve en 2010-2012 directrice adjointe du cabinet du premier ministre, François Fillon, en charge des questions économiques.

Avec des hauts fonctionnaires, toujours les mêmes, qui conseillent alternativement la gauche et la droite, allez vous étonner, ensuite, qu’il n’y ait plus guère de différence entre les politiques économiques d’un camp et de l’autre. C’est le propre de l’oligarchie : elle survit à toutes les alternances et peut défendre perpétuellement les mêmes intérêts.

Mais, de l’époque de Christian Sautter jusqu’à celle de François Fillon, Marie-Anne Barbat-Layani n’est pas restée inoccupée. Entre ces deux fonctions, elle a fait une immersion dans le privé, de 2007 à 2010. Et où cela, précisément ? Dans une grande banque, évidemment. Et cela aussi est évidemment symbolique car, au fil des ans, la direction du Trésor, qui joue un rôle majeur dans la conduite des affaires économiques et financières françaises, est devenue une annexe des grandes banques privées et une caisse de résonance des puissants intérêts du lobby bancaire, lequel lobby se montre en retour généreux et embauche à tour de bras les figures connues de cette même direction. Pendant les trois années qui ont précédé son arrivée à Matignon, Anne Barbat-Layani a donc été directrice générale adjointe de la Fédération nationale du Crédit agricole.

Et ces allers et retours entre le public et le privé ont aussi valeur de symbole : ils révèlent la porosité qui s’est installée entre l’intérêt général et les affaires privées, conduisant à un mélange des genres étonnant.

Mais poursuivons. Si le parcours de notre haute fonctionnaire retient l’attention, c’est aussi à cause de la suite de sa carrière. Par un décret du président de la République, Nicolas Sarkozy, en date du 8 mai 2012 – on peut le consulter ici – elle « est nommée inspectrice générale des finances ».

Cette nomination est légale, certes, mais doublement stupéfiante. Car pour pouvoir être nommée inspectrice générale des finances, une haute fonctionnaire doit avoir au moins 45 ans. Or, dans le cas de Marie-Anne Barbat-Layani, la règle était embarrassante car son 45e anniversaire tombait précisément le 8 mai 2012, soit deux jours après le second tour de l’élection présidentielle qui a vu la victoire de François Hollande sur… Nicolas Sarkozy.

Cela n’a pourtant pas gêné Nicolas Sarkozy, qui est resté en fonction jusqu’à la cérémonie de passation des pouvoirs, le 15 mai. Loin d’expédier seulement les affaires courantes, il a donc aussi signé quelques décrets avantageant certains de ses proches. Dont celui qui a permis à Marie-Anne Barbat-Layani de faire un grand pas dans sa carrière professionnelle.

Cette promotion de dernière minute surprend d’autant plus que les postes à l’Inspection générale des finances sont évidemment en nombre limité et que d’autres hauts fonctionnaires avaient peut-être d’importants états de service à faire valoir et voulaient se mettre au service de l’intérêt général pour de longues années.

Oui, pour de longues années ! Car avec Marie-Anne Barbat-Layani, nous ne sommes toujours pas arrivés au bout de nos surprises. Lorsque l’on devient inspectrice des finances, il faut en effet attendre un an et demi pour devenir définitivement membre titulaire de ce grand corps de l’État. Et ce statut est une formidable protection : c’est la garantie d’un emploi à vie. Quand bien même décide-t-on de « pantoufler » dans le privé, on peut à tout moment revenir à l’Inspection en cas de pépin.

Or, nommée ric-rac à l’Inspection générale des finances, Marie-Anne Barbat-Layani y est restée pile 18 mois, pour en être titulaire. Par un nouveau décret en date du 15 novembre 2013 (consultable ici) du président de la République, devenu dans l'intervalle François Hollande, elle a donc été titularisée dans le grade d'inspectrice générale des finances à compter du 8 novembre précédent. Mais l'encre de ce décret était à peine sèche que déjà la haute fonctionnaire faisait... ses valises ! Et c’est ainsi que le 10 décembre, la Fédération bancaire française, qui est le quartier général de la finance française, a annoncé par un communiqué (il est ici) que Marie-Anne Barbat-Layani devenait sa nouvelle directrice générale, à compter du 2 janvier 2014. 

En clair, l’intéressée a juste attendu les délais de convenance, son titre d’inspectrice générale des finances en poche, pour sauter du train en marche et, abandonnant le service de l’intérêt général, passer dans le camp de la finance.

Tout cela est parfaitement légal. Il n’empêche ! Cela révèle l’extrême porosité que l’État tolère désormais entre la finance et lui-même. Et cela révèle l’emprise de la finance jusqu’au cœur même de l’État. Au diable le service de l’intérêt général ! Un seul précepte désormais commande, celui rendu célèbre par Benjamin Constant quand il a rallié l’empire : « Servons la bonne cause et servons-nous ! »

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Les curieuses recettes de Domino’s Pizza

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Ils ont rangé les scooters et les casquettes, éteint les fours pour la dernière fois, et quitté sur la pointe des pieds la célèbre enseigne au domino rouge et blanc. Régulièrement, en toute discrétion, des chefs d’entreprise affiliés au numéro un de la livraison de pizza en France, à l’expansion ininterrompue en France, arrêtent les frais. Ils quittent Domino’s Pizza, dont ils étaient des franchisés convaincus. Le cœur serré, généralement ; le porte-monnaie essoré, très souvent.

Lorsque ces entrepreneurs vaincus acceptent de se confier, leur description des causes de leur échec est souvent la même. Prix très bas imposés par la direction du groupe, marges extrêmement faibles, dette qui s’accumule envers Domino’s Pizza France, souvent avec son accord tacite, assurent-ils. Ils racontent comment ils ont perdu pied en tentant de suivre les consignes de l’enseigne, sans parvenir à gagner leur vie.

Leur récit est farouchement contesté par la direction de Domino’s Pizza, qui préfère mettre en avant sa réussite, incontestable. En 2006, les magasins siglés Domino’s étaient 97 en France. Aujourd’hui, ils sont près de 230, aux mains de 80 franchisés (la chaîne détient aussi 16 magasins en propre). Ses concurrents, Pizza Hut, La Boite à Pizza et Speed Rabbit pizza n’ont pas plus de 130 boutiques chacun. Domino’s annonce un chiffre d’affaires total de son réseau de 155 millions d’euros et un résultat net pour l’entreprise elle-même d’environ 1,3 million.

Et pourtant, une poignée de franchisés a lancé une action en justice contre la marque, persuadés qu’elle les a trompés en leur cachant la vérité sur la faible rentabilité du concept, et sur la santé financière de ses affiliés. Sur le terrain judiciaire, ces déçus de la pizza ont rejoint l’un de leurs principaux concurrents d’hier, Speed Rabbit Pizza, qui tente depuis des années de démontrer que Domino’s s’affranchit des règles pour imposer sa loi.

Quand il s’est lancé à la tête d’un magasin tout neuf, à Bayonne, en mars 2008, Augustin Estar ne pensait pas en arriver là. En novembre 2012, comme quatre autres de ses anciens collègues, il a assigné Domino's Pizza devant la 19e chambre du tribunal de commerce de Paris. Rentré en France après avoir travaillé dans l’aéronautique à l’étranger, il avait investi ses 80 000 euros d’économies pour ouvrir son magasin. Il y aura finalement englouti 400 000 euros en quatre ans, avant de se placer en procédure de sauvegarde judiciaire et de décrocher l’enseigne pour se lancer en indépendant. « J’ai beaucoup d’interrogations sur les méthodes de l’enseigne », dit-il.

« Avant que je me décide, on m’avait vendu la franchise comme un travail intéressant et pas si prenant, se rappelle-t-il. On m’assurait que je pourrais m’appuyer sur des managers, partir souvent en vacances… Pour me lancer, j’ai suivi à la lettre tout ce que me conseillait Domino's Pizza : le lieu du magasin, la façon de l’aménager, de faire les travaux… J’ai embauché 20 personnes, acheté 8 scooters, ma femme et moi, on y croyait. » Les banques, un peu moins : « J’avais besoin d’un prêt de 300 000 euros, mais mon projet n’était pas validé par les banquiers. Alors Domino’s m’a prêté 30 000 euros et a poussé mon dossier auprès de sa banque partenaire, HSBC. »

Lorsqu’il a signé, on lui avait fait miroiter un chiffre d’affaires de 8 000 euros par semaine pour la première année, et 20 000 euros deux ans plus tard. Mais au bout de deux ans, son chiffre d’affaires plafonne à 6 000 euros par semaine. Alors que les charges s’accumulent. Tous les mois, les franchisés payent à la « tête de réseau » l’équivalent de 6,5 % de leur chiffre d’affaires au titre des royalties, et 4 % pour la publicité. (Il y a quelques semaines, les franchisés réunis lors de leur séminaire annuel ont accepté de porter à 5 % cette quote-part, dite du « NAF », National advertising fund).

Une des originalités du réseau Domino’s est que les franchisés ont aussi un autre lien financier, majeur, avec leur franchiseur : ils lui achètent en exclusivité les matières premières nécessaires à l’élaboration des pizzas. C’est l’article 6.2 du contrat de franchise, conclu pour une période de dix ans. Ces achats d’ingrédients représentent de 25 à 30 % du chiffre d’affaires, en fonction des magasins. Mais Augustin Estar va rapidement se rendre compte qu'il a beaucoup de mal à régler l'ensemble de ces traites.

« Très vite, j’ai commencé à ne pas payer mes factures à Domino's Pizza, et les dettes se sont accumulées. Au pire moment, on est montés à presque 200 000 euros de dettes cumulées en trois ans, assure-t-il. En juin 2012, nous étions retombés à 66 000 euros, mais la direction m’a proposé de transformer cette créance en prêt, à 4,8 %. Je me suis renseigné, un avocat m’a expliqué que ça pouvait être illégal dans certains cas, et j’ai refusé. C’est là que ça a coincé. Domino's Pizza m’a demandé de tout régler d’un coup. Je ne pouvais bien sûr pas le faire. Ils m’ont ensuite proposé de racheter mon magasin, pour 100 000 euros, alors que j’y avais investi quatre fois plus. J’ai encore refusé, et j’ai décidé de les attaquer. »

Le récit de l’entrepreneur bayonnais rassemble tous les points de litige autour desquels s’écharpent le roi français des livreurs de pizza et ses adversaires : une rentabilité qui serait insuffisante, des factures non payées en temps et en heure et que le franchiseur laisserait s’accumuler, des prêts proposés alors que le fabricant de pizzas n’aurait pas le droit de les octroyer, des rachats de magasins à bas prix auprès de franchisés en mauvaise posture financière…


La direction déconseille à ses troupes de parler à Mediapart

L’actuel président de Domino's Pizza France dément ces accusations une par une. Andrew Rennie, qui a déjà dirigé l’entreprise de 2006 à 2010 et vient d’en reprendre les commandes, est Australien. Car depuis plus de sept ans, le groupe hexagonal appartient à Domino’s Pizza Enterprise, basée en Australie, qui a acquis le droit d’exploiter la marque auprès de la maison-mère américaine. Valorisée à plus de 1 milliard de dollars à la bourse de Sydney, DPE préside aux destinées de 1 200 magasins et 26 000 personnes, disséminés dans six pays : Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Belgique, Pays-Bas et France.

« Seuls 5 à 10 % de nos franchisés français connaissent des difficultés, sérieuses ou passagères, assure Andrew Rennie, qui a lui-même dirigé dix magasins après avoir passé dix ans dans l’armée australienne. C’est toujours la même proportion, partout dans le monde. Ce sont eux qui sont mécontents, mais la vérité est qu’ils n’ont pas eu de chance, ou, le plus souvent, qu’ils ne sont pas de bons entrepreneurs. »

Officiellement donc, tout va pour le mieux chez Domino’s. Mais une certaine nervosité est perceptible face à la curiosité de Mediapart. Dès que l’information qu’un journaliste cherchait à connaître les coulisses des magasins a circulé, la chargée de communication de la marque nous a contacté. Et très vite, un e-mail est parti en direction des troupes pour leur indiquer que la direction était la plus à même de nous répondre. Depuis, nos interlocuteurs se sont fait rares en interne.

Pour Andrew Rennie, un seul chiffre compte, et prouve la validité de son concept : « Actuellement, nous ouvrons une vingtaine de nouveaux magasins par an, et 80 % d’entre eux le sont par des gens qui sont déjà franchisés. Si notre business était mauvais, pourquoi voudraient-ils s’y impliquer davantage ? » Bernard Bataillé, président de Pepperoni, l’association créée en 1998 qui regroupe plus de 80% des franchisés, est sur la même ligne. Il dénonce des « attaques totalement diffamatoires », et balaye toute inquiétude : « Bien sûr, les marges sont faibles, il faut cravacher tous les jours, ce sont des métiers très rudes. Mais on peut aussi gagner sa vie, et très bien. »

D’autres confirment, en partie. « C’est vrai que quand tout va bien, on gagne de l’argent », commente Pierre Arezki, qui a passé dix ans dans le réseau, et a tenu le magasin Domino’s de La Rochelle de 2007 à 2009, avant de le revendre suite à un gros souci personnel. « J’ai pu gagner jusqu’à 12 000 euros par mois, c’était royal. Et je connais des gens, qui détiennent plusieurs magasins, qui récoltent plus de 100 000 euros par an via les dividendes de leur entreprise, sans compter leur salaire. »

Mais tout change quand les affaires commencent à ralentir. « Avec la crise, mon chiffre d’affaires a chuté, raconte Pierre Arezki. Là, la direction m’a conseillé de baisser les tarifs pour attirer du monde. Et c’est vrai, les clients sont revenus. Mais je ne faisais plus de marge ou presque, et mes revenus ont dégringolé… »

« Plus de pizza, plus de fun ! » C’est le mantra de la marque. Pour les clients, bien sûr, incités à consommer toujours plus ses produits. Mais pour ses franchisés tout autant, poussés à vendre sans relâche, y compris en baissant les prix au maximum, à coup de promotions impressionnantes. Les « mardis fous » et autres « semaines de folie » sont une des signatures de l’entreprise, partout en France. Des coups de com’ consistant à baisser les prix d’une pizza d’un tiers (pour un prix final qui tombe entre 6,95 et 8,95 euros, selon les magasins et les époques), puis en proposer deux pour le prix d’une à emporter, voire trois pour le prix d’une pendant les périodes creuses, jusqu’à plusieurs fois par semaine…

Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006 Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006

Cette méthode des prix cassés a un nom : « HVM », pour High Volume mentality, ou « Mentalité haut volume ». L’important, ce n’est pas de vendre une pizza chère, mais d’en vendre énormément, à (tout) petits prix. Indispensable pour se faire connaître. Idéal pour fidéliser des clients volages. Parfait pour casser les reins de la concurrence, obligée de s’aligner… La stratégie HVM a été présentée à tous les franchisés le 12 juillet 2006, lors du premier séminaire organisé par les Australiens après leur rachat de la marque en France. Elle est depuis le credo de l’organisation. Mais aussi le point central de toutes les récriminations en interne.

Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006

Mediapart a recueilli le témoignage de plusieurs entrepreneurs, franchisés ou ex-franchisés, qui pointent tous le concept HVM comme la source d’une majeure partie de leurs problèmes. « Quand ils vous vantent le système, ils insistent beaucoup sur le chiffre d’affaires qui explose, mais ils ne disent jamais que le bénéfice suit difficilement », témoigne l’un d’eux, qui précise que lorsqu’il doit baisser ses prix de 30 ou 40 %, à la demande de la « tête de réseau », il n’obtient pas de compensation sur les prix du « food », les matières premières que lui vend Domino’s… « Forcément, il se fichent de notre rentabilité finale, grince un autre : ils gagnent leur vie grâce aux redevances prélevées sur notre chiffre d’affaires. »

En janvier 2011, de longs e-mails désabusés ont circulé entre franchisés, chacun racontant ses difficultés et ses doutes quant à sa marge faible, parfois inexistante… Puis toute l’année 2012, c’est l’association Pepperoni qui a pris le relais et porté le combat contre la direction, qui souhaitait augmenter le prix du « food ». Un bon article, publié discrètement l’an dernier sur le site du Nouvel Observateur, résumait bien la situation, décrivant des relations extrêmement tendues.

Au cours des vifs échanges de l’été 2012, un des représentants de l’association, lui-même propriétaire de nombreux magasins et considéré comme l’un des plus solides du réseau, a dénoncé la « course au chiffre d’affaires » de la direction, un modèle économique qui ne serait qu’« une tromperie », et a évoqué des collègues « en difficulté, et même ruinés pour certains ». Pour Serge Méresse, l’avocat de l’association, « il y a un fort attachement au réseau, à la marque, au produit, chez ces chefs d’entreprise. Certains franchisés sont là depuis l’arrivée de la marque sur le territoire, il y a 24 ans. Ils aiment leur job, et n’acceptent pas certaines exigences financières des Australiens. »

« Je travaille 90 heures par semaine, pour 800 euros par mois »

La direction a finalement renoncé à ses projets de hausse des prix du « food », mais les houleuses discussions ont laissé des traces. Et peut-être coûté sa place à Mélanie Farcot-Gigon, l’ancienne directrice marketing, qui fut présidente du groupe durant trois ans. En juin dernier, elle a démissionné pour laisser sa place à Andrew Rennie. Ce dernier défend mordicus le système HVM : « C’est un modèle qui est mal compris, mais je suis très déterminé, et nous maintiendrons nos choix. » Même en 2014, avec la hausse de la TVA, et la hausse du tarif de publicité votée par les franchisés ? « Bien sûr, et c’est même le moment d’être encore plus agressifs. Une façon paresseuse de gérer son business est de reporter la hausse des coûts sur le consommateur. Ce n’est pas la mienne. »

On ne sait pas comment de telles déclarations seront reçues par ce franchisé, qui a installé son magasin dans une petite ville du Sud. « Le travail ne me fait pas peur, mais je bosse 15 heures par jour, sept jours sur sept, pour moins de 1 000 euros par mois. J’ai investi plus de 300 000 euros dans mon commerce, j’aurais mieux fait de laisser mon argent à la banque ! » Son magasin périclite, et pourtant… « J’ai suivi tous les conseils qu’ils m’ont donnés, j’ai même fait du porte-à-porte en donnant des pizzas gratuites. J’ai aussi pratiqué la vente à perte, qui est illégale, en vendant des pizzas à 5 euros le midi. » D’autres témoins nous ont confirmé avoir déjà pratiqué la vente à perte.

Un deuxième franchisé, d’une autre modeste ville méridionale, assure travailler « 90 heures par semaine depuis six ans et demi, sans aucun jour de vacances ». Un rythme démentiel pour… « moins de 800 euros par mois ». Le diagnostic de ces deux entrepreneurs désabusés ? « Il y a des franchises qui marchent très bien, mais le modèle ne peut pas fonctionner partout. Dans les petites villes, la population n’est pas assez dense pour pouvoir atteindre un nombre suffisant de clients en moins de 30 minutes après leur commande… » Un bon connaisseur estime qu’« à moins de 40 000 boîtes aux lettres dans la zone de chalandise, il ne faut pas espérer bien gagner sa vie ».

Un ancien affilié, qui détenait plusieurs magasins et a raccroché les gants il y a une quinzaine d’années, tout en restant en bons termes avec la direction, délivre son diagnostic : « Mon sentiment est que, d’un point de vue économique, ce sera toujours très compliqué. Le schéma, inventé aux États-Unis, est applicable là-bas et dans d’autres pays où la législation sociale est faible. Mais pas en France, où le coût de la main-d’œuvre est beaucoup plus élevé, où vous devez signer des CDI, où vous ne payez pas vos livreurs à la course. Et puis, aux États-Unis, les gars viennent souvent avec leur propre voiture, ce pour quoi ils sont un peu indemnisés. Mais en France, vous devez gérer l’achat des mobylettes, l’essence, l’entretien… »

Aujourd’hui, les doutes sur la viabilité du modèle économique s’affichent discrètement dans une partie du réseau. Mais les arguments se déploient beaucoup plus franchement devant le tribunal de commerce de Paris, où les franchisés de Pau, Toulouse, Bayonne, Orléans et Avignon ont engagé une action. Christian Dulac, à la tête de deux magasins à Pau, est le premier à avoir sauté le pas, en décembre 2011. Arguant de la non-rentabilité du concept, et de la volonté de Domino’s de la masquer lors du recrutement des franchisés, il réclamait l’annulation de son contrat et demandait près de 4 millions d’euros d’indemnisation. Le jugement de première instance, rendu le 5 juin 2013, le déboute de ses demandes.

Le tribunal, composé d’entrepreneurs, a notamment considéré que Domino’s avait présenté à la barre suffisamment de gages sur la rentabilité de son réseau, soulignant la très importante augmentation du nombre de magasins et le fait que, de 2002 à 2009, seuls trois d’entre eux ont fermé. L’entreprise se félicite régulièrement, et notamment dans les procès en cours, de cette reconnaissance juridique. Elle a néanmoins fait appel du jugement. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il met aussi en avant sa curieuse manière de gérer ses relations avec ses points de vente.

En réponse à l’attaque de son franchisé, la marque réclamait qu’il lui règle près de 500 000 euros de dettes, que ses deux magasins auraient accumulés en huit ans. Mais le tribunal a estimé que près de 330 000 euros étaient réclamés sans justification : en juin 2009, Domino’s avait signé des nouveaux contrats de franchise pour ces deux magasins palois, afin d’entériner (tardivement) l’arrivée des Australiens, et il n’y était nulle part fait mention de dettes. Le tribunal a donc considéré qu’il n’y avait aucune raison que des sommes soient réclamées au titre de créances antérieures à juin 2009.

Speed Rabbit en embuscade

Ce genre d’information fait le bonheur de Daniel Sommer, le patron de Speed Rabbit pizza, l’un des principaux concurrents de Domino’s, qui poursuit lui aussi l’enseigne devant le tribunal de commerce de Paris. En mars 2012, il a lancé une procédure pour concurrence déloyale. Ses arguments reprennent beaucoup de ceux des franchisés en guerre contre leur ancien franchiseur, mais ils sont plus systématiques.

« Domino’s a développé une stratégie globale d’éviction de la concurrence, attaque Daniel Sommer. Pour assurer son hégémonie et un monopole sur le terrain, elle multiplie les pratiques illicites et les fraudes aux financements des franchisés, pratique des prix abusivement bas, un marketing débridé et très dispendieux, et crée ainsi une barrière à l’entrée du marché de la pizza. Et lorsque les magasins sont trop mal en point, ils ne ferment que très rarement parce que le franchiseur les rachète pour une somme dérisoire, ou demande à un autre franchisé, plus solide, de les reprendre. »


En 2002, Sommer avait saisi la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour dénoncer les pratiques de son concurrent, mais il s’était fait débouter en première instance par le conseil de la concurrence. Il n’a pas baissé les bras, loin de là. Il mène depuis une guérilla juridique tous azimuts contre son concurrent, et tous ceux qu’il estime être ses complices, actifs ou passifs. « À la fin des années 2000, nous affichions un résultat d’exploitation groupe et réseau de plus de 4,5 millions d’euros par an, avec une croissance espérée de 500 000 euros par an. En 2012, nous stagnions autour de 1,8 million d’euros. Nous avions 130 points de vente et en ouvrions 10 à 20 nouveaux par an. Aujourd’hui, nous n’en avons plus que 99 », détaille-t-il.

Pour appuyer ses dires, cet ingénieur en travaux publics de formation, propriétaire de l’enseigne depuis 1999, ne recule devant rien. Bien sûr, il appuie la démarche des sept franchisés Speed Rabbit qui attaquent eux aussi Domino’s devant le tribunal de commerce (« Ils ont mon soutien juridique, financier, moral, affectif… »). Mais il emploie aussi deux juristes à plein temps (à une époque, ils étaient cinq) et collecte méticuleusement, voire obsessionnellement, tous les éléments qui permettent d’étayer ses accusations, depuis plus de dix ans.

Il est vrai que le monde de la pizza, il connaît : il dirige par ailleurs A. Horecol, une entreprise spécialisée dans la création de locaux et le service après-vente, notamment pour les professionnels de la restauration et de l'hôtellerie. Depuis 1995, c’est cette entreprise qui équipe, quasiment du sol au plafond, tous les magasins SRP, les Pizza Hut, beaucoup d’enseignes Boite à pizza, des indépendants, et… plusieurs magasins Domino’s !

Pour Daniel Sommer, aucun doute, c’est parce que Domino’s « oublie » de réclamer le règlement de ses factures à ses franchisés que ces derniers peuvent casser les prix et écraser la concurrence, tout en gardant la tête hors de l’eau. Une entourloupe qui se jouerait principalement sur les délais dans lesquels les marchandises livrées (le « food ») sont payées, ou non. Légalement, dans le domaine de l’alimentaire, les denrées périssables – dont le paiement représente environ 75 % des sommes qu'un franchisé verse chaque mois à Domino's – doivent être réglées au fournisseur dans les trente jours après la fin de la décade de livraison (par exemple, pour une livraison le 5 du mois, le délai de 30 jours démarre le 10 du mois). Or, tout porte à penser que les délais tacitement accordés sont beaucoup plus élastiques, et peuvent alimenter une dette qui grossit régulièrement, jusqu'à devenir parfois gigantesque.

Sommer et ses équipes ont passé des journées entières à scruter tous les comptes de Domino’s et de ses affiliés. Ils ont noté que de 2002 à 2010, le poste « créances clients » du franchiseur a toujours été très conséquent, variant de 3 millions à près de 13 millions d’euros par an. Ils estiment que c’est est disproportionné par rapport à son chiffre d’affaires. « Ce sont les dettes de franchisés, et cela fausse totalement la concurrence ! » tempête le patron de Speed. Réponse de Domino’s ? Elle estime au contraire que les montants des créances sont « usuels et conformes » par rapport au chiffre d’affaires. Selon le dirigeant Andrew Rennie, 97 % de ses troupes payent moins de 30 jours après facturation. « Et les mauvais payeurs doivent régler les livraisons immédiatement » , signale-t-il. En effet, Mediapart a connaissance de plusieurs cas de petits franchisés s’en sortant mal financièrement, et obligés de régler leurs commandes dès la livraison, sous peine de voir stopper tout approvisionnement.

Quant à Serge Méresse, l’avocat de plusieurs franchisés, il estime que même les cas de dépassements ne sont pas si graves : « Qu’il n’y ait pas de brutalité dans la relation entre un franchiseur et des franchisés qui sont très dépendants de lui, c’est assez fréquent. D’ailleurs, dans la majorité des cas, c’est le franchisé qui impose son retard, sans y être incité par qui que ce soit. »

En réalité, il semble que l’enseigne soit bien plus coulante avec ses « gros » franchisés, installés depuis des années dans des villes significatives et possédant tous plusieurs magasins, qu’avec les « petits » et les nouveaux arrivants. C’est ce qu’a lui-même reconnu le plus important des franchisés, Kamel Boulhadid. À la tête de 36 magasins, qui emploient 900 salariés, cet entrepreneur de la banlieue strasbourgeoise règne dans l'est et dans une partie de l’Île-de-France. Ses boutiques apportent environ le quart du chiffre d’affaires de tout le réseau.

Interrogé à l’automne 2009 par la DGCCRF de Colmar (Haut-Rhin), Kamel Boulhadid a reconnu que pour deux de ses sociétés, les délais de paiement, censément de moins de 40 jours, étaient largement hors des clous, allant de 63 à 202 jours ! Et au moment du contrôle, une facture courait toujours presque un an après son émission. « Ce dépassement a été tacitement accepté et toléré par (le) franchiseur », indiquait l’entrepreneur sur procès verbal (à consulter ci-dessous). Selon lui, cette tolérance lui a permis de se développer, et même de reprendre des magasins en difficulté : « Mon franchiseur va m'exonérer temporairement du paiement des factures à son ordre et soulager ma trésorerie pour que je l'utilise dans le cadre de ces acquisitions. (…) Cette politique de faveur à l'ouverture des nouveaux magasins continue aujourd'hui selon le même dispositif. »

Selon l’assignation au tribunal de commerce de Speed Rabbit contre Domino's, des délais de paiement anormaux ont aussi été constatés dans une douzaine d’autres villes. Difficile dès lors d’entendre les explications d’Andrew Rennie, qui assure que les franchisés détenant de très importantes dettes « ne sont plus là aujourd’hui », et qu’ils avaient profité d’une ancienne direction faible. Cette version est d’ailleurs contredite par un des plus farouches opposants actuels à la marque, l’ancien franchisé de Toulouse, Gilles Bourbigot. « Entre mai 2003 et décembre 2004, j’ai ouvert trois magasins. Et j’ai tout simplement vécu un voyage au bout de l’enfer », balance l’homme, amer. Celui qui a attaqué Domino's Pizza France en janvier 2012 et réclame près de 3 millions d’euros à l’enseigne, rappelle qu’en 2011, il avait accumulé la bagatelle de… 1,4 million d’euros de dettes auprès de son franchiseur !

Tous ces chiffres, c’est Daniel Sommer qui a obtenu qu’ils soient publics. Car Domino's Pizza France, et la plupart de ses franchisés, ne déposaient pas leurs comptes, ce qui est illégal. Speed Rabbit s’est donc engagé dans un combat titanesque, et victorieux, pour corriger cette carence. Il a en premier lieu obtenu, le 12 avril 2011, auprès du tribunal de commerce de Nanterre, que la maison-mère dépose ses comptes, sous peine de fortes amendes. La société n’ayant pas obtempéré, puis ayant omis des pièces, Speed Rabbit a obtenu à trois reprises des jugements imposant de payer ces astreintes financières. Aujourd’hui, Andrew Rennie, plaide simplement « de mauvaises pratiques issues du passé » : « Nous pensions que nos procédés étaient corrects, ils ne l’étaient pas, nous avons été mal conseillés. » Des explications sans doute un peu légères, au regard de la mauvaise volonté déployée sur ce point.

Pour le même motif, le dirigeant de Speed Rabbit Sommer a encore poursuivi une trentaine de franchisés, un peu partout en France. Il a obtenu des condamnations systématiques…, sauf lorsque les entreprises visées avaient obtempéré juste avant l’audience. « Daniel Sommer est dans une stratégie d’hystérisation et de déstabilisation du réseau », regrette Olga Renaud, avocate de plusieurs franchisés au sein du cabinet de Serge Méresse. Ses clients ne voudraient pas « nuire à un concurrent, mais ce sont des petits entrepreneurs, qui commettent souvent des négligences ». Méresse estime pour sa part qu’il s’agit d’« un classique du genre, qui ne porte pas à conséquence : souvent, un chef d’entreprise ne souhaite pas que ses concurrents connaissent ses résultats ». La stratégie de Speed Rabbit a néanmoins été jugée suffisamment préoccupante pour que, le 31 octobre 2012, Domino’s organise une réunion de plus de quatre heures avec une dizaine de franchisés et leurs avocats, pour trouver des réponses judiciaires communes.

Speed Rabbit a même tenté de poursuivre… Jérôme Cahuzac !

Daniel Sommer ne s’est pas arrêté là, multipliant les procédures. Il avait même mis en demeure, puis tenté d’assigner en justice… Jérôme Cahuzac, pour non-publication des comptes de sa société, Cahuzac conseil (dont Mediapart vous exposait l’existence ici) ! Il estimait qu’en tant que ministre du budget, Cahuzac se devait de montrer l’exemple. Poursuites abandonnées après le départ du gouvernement du ministre.

Dès mai 2007, Daniel Sommer avait aussi saisi la Commission d’examen des pratiques commerciales, une instance logée à Bercy et chargée d’examiner les relations commerciales entre producteurs, fournisseurs et revendeurs. L’avis rendu le conforte dans son analyse, puisqu’il estime que dans un tiers des dossiers de franchisés examinés, les délais de paiement « peuvent être considérés comme excessifs ». La Commission estime qu’ils sont « de toute évidence, en grande partie, les effets de l’insuffisante rentabilité » de certains franchisés.

Dans la foulée, Speed Rabbit lançait, en octobre et novembre 2008, seize plaintes auprès de la DGCCRF et de ses antennes régionales et départementales, sur la question de délais de paiement abusifs. Dès le 20 novembre 2008, un des sous-directeurs de la DGCCRF confirmait par lettre que, si les faits étaient avérés, Domino's Pizza France « pourrait éventuellement être poursuivie pour complicité ».

L’organisme a lancé une enquête nationale en 2009 dans les secteurs de la livraison de pizzas et de plateaux-repas. Selon une note récapitulative de ces investigations (disponible ici en PDF), 300 contrôles ont été effectués en tout, et des anomalies relevées dans « 48 % des cas ». Concernant Domino’s Pizza en particulier, « dans neuf des onze régions où des contrôles ont eu lieu, les délais de paiement réglementés sont respectés », conclut le texte. Qui pointe en revanche, « dans deux régions (Pays de la Loire et Île-de-France), des dépassements importants et quasi-systématiques ».

Finalement, seulement 4 procès-verbaux ont été adressés à Domino’s, pour « absence de respect des règles de facturation » et « non respect des délais de paiement », et la DGCCRF a transmis des informations aux parquets d’Orléans et de Nanterre, qui ont chacun ouvert une enquête préliminaire contre un franchisé. Celui d’Orléans, qui a depuis attaqué Domino’s, a déclaré lors de son audition par la police judiciaire qu’il n’était « qu’une victime de plus du système mis en place par Domino’s Pizza France, qui ne permet de dégager ni profitabilité ni rentabilité ».

Ce n’est qu’une demi-victoire pour Speed Rabbit et son patron. Ce dernier estime que la DGCCRF n’a pas épinglé assez de franchisés, et il a multiplié les procédures contre l’institution, qui refuse de lui adresser les pièces rédigées suite aux contrôles… Elle est allée jusqu’au Conseil d’État pour lui contester le droit de les consulter. Mais elle lui a finalement indiqué qu’elle avait relancé une enquête sur le secteur en 2013. Sans résultats connus pour l’heure.

Il y a pourtant d’autres sujets qui mériteraient que la DGCCRF tranche. Notamment la question de prêts accordés par le franchisé à ses troupes. C’est ce qui avait notamment été dealé avec le Toulousain Gilles Bourbigot, après l’arrivée des Australiens de DPE. « Après 2006, j’ai continué à ne pas régler des factures, mais en juillet 2008, ma dette, énorme, a été transformée en prêt, octroyé directement par Domino's Pizza France, explique-t-il. Dans un protocole d’accord, nous étions convenus que je règlerai 900 000 euros de dettes sur plusieurs années, contre le paiement d’intérêts, de 7 % par an. » Selon un franchisé encore présent dans le réseau, « les prêts accordés par les banques partenaires de Domino’s, mais aussi par l’entreprise elle-même, c’était monnaie courante pendant des années. »

Ce point est délicat. En effet, l’article L511-5 du Code monétaire et financier établit qu’« il est interdit à toute personne autre qu'un établissement de crédit d'effectuer des opérations de banque à titre habituel ». Domino’s Pizza a-t-elle franchi les bornes en octroyant des prêts qu’elle n’avait pas le droit d’émettre ? Tout est dans les mots « à titre habituel ». Pour Serge Méresse, « lorsque des prêts correspondent à des réponses au cas par cas, face à des difficultés passagères, c’est tout à fait autorisé ». Domino’s déploie les mêmes arguments, qui sont bien sûr contestés par Speed Rabbit. Il est vrai que la pratique s’est répétée. Kamel Boulhadid a lui aussi expliqué à la DGCCRF qu’il avait « procédé à un emprunt de 1.020.899,10 d'euros » auprès de son franchiseur. Et Augustin Estar, l’ex-franchisé de Bayonne, s’était vu offrir en juin 2012 une « proposition d’étalement de paiement de (sa) dette (…) sur 3 ans pour un montant total de 77 930,42 euros », et contre 4,8 % d’intérêt.

Des condamnations pour « travail volontairement dissimulé »

Mais parfois, nul besoin d’arguties juridiques pour trancher sur le caractère illégal de certaines pratiques. Ainsi, plusieurs entrepreneurs du réseau ont été condamnés aux prud’hommes pour non-déclaration des heures supplémentaires. Entre 2010 et 2013, diverses cours d’appel ont jugé des cas de salariés contestant leur contrat ou leur salaire. Une douzaine de condamnations ont été prononcées, dont cinq comportent des références à des heures sup’ non payées. Voire dissimulées intentionnellement, dans deux cas assez marquants. En décembre 2012, Hocine Benamara a ainsi été condamné par la cour d'Appel de Versailles, notamment pour « travail volontairement dissimulé ». Or, ce franchisé francilien avait précédemment dirigé Domino's Pizza France, de novembre 2005 à novembre 2006. On peut donc présumer qu’il connaît de près les conditions dans lesquelles un magasin est rentable.

La deuxième condamnation pour « travail dissimulé », prononcée en mars 2013 à Toulouse, concerne Gilles Bourbigot, l’ex-franchisé en rébellion. Aujourd’hui, il reconnaît sans barguigner avoir triché. « Clairement, j’ai magouillé, mais comme beaucoup de mes confrères, déclare-t-il. Dans la pizza, il faut beaucoup de main-d’œuvre. Et chez Domino’s, pour que ça marche, il faut se débrouiller pour ne pas payer les gars autant qu’ils le devraient. » Mais il avait aussi décidé de rentrer dans le droit chemin avant même sa condamnation : « J’ai fait installer un système très strict de “badgeage”, où chaque minute travaillée est comptabilisée. J’ai instantanément payé 10 % de plus en frais de personnel. Et quand j’ai proposé d’aider à installer ce système partout dans le réseau, le siège n’a jamais répondu à mon offre… »

Le plus gros franchisé attaque l'enseigne pour « faux et usage de faux »

Aujourd’hui à la tête de la marque, Andrew Rennie entend prendre ses distances avec toutes ces batailles juridiques. « Je laisse ces questions aux avocats. Moi, je suis un gars de la pizza. Je mange, je respire, je dors en pensant pizza. Et mon but est clair : en cinq ans, passer de 230 à 500 magasins français, et de 5 500 à 11 000 salariés. Pour cela, nous investirons 30 millions d’euros, notamment dans un système numérique très performant. »

L’objectif annoncé a de quoi faire trembler ses concurrents. Mais pour l’atteindre, Rennie devra encore ôter un sacré caillou de sa chaussure : selon nos informations, Kamel Boulhadid, le plus important franchisé français, a décidé de claquer la porte. Il a posé un préavis pour quitter l’enseigne le 30 juin 2014. Et, pour faire bonne mesure, il a enclenché deux actions en justice contre Domino’s.

Une plainte pour rupture des relations commerciales est arrivée devant le tribunal de commerce de Paris au mois de novembre. Le franchisé, qui n’a pas répondu à nos demandes d’explications, n’a pas digéré qu’en 2012, la chaîne lui refuse d’ouvrir un magasin à Thionville (Moselle), sans justifications réelles. C’était au pire moment des négociations menées par Boulhadid au nom de Pepperoni contre l’augmentation du « food ». Il lui aurait été signifié qu’il ne pourrait plus ouvrir de magasins, alors qu’il comptait encore en développer… 30. Il réclame plusieurs millions d’euros de dédommagement.

Pour corser les choses, le chef d’entreprise avait déposé en septembre une autre plainte, au tribunal de grande instance de Nanterre, pour « faux et usage de faux ». Motif « abracadabrantesque » : il assure que l’enseigne a imité sa signature sur 18 contrats de franchises, qu’il n’aurait en fait jamais signés lors de l’ouverture de certains de ses magasins. Il n’est pas du tout sûr que ces plaintes aillent à leur terme. Il suffirait que les deux parties trouvent un terrain d’entente financier pour que l’entrepreneur en colère les retire. Mais au cours des négociations, Kamel Boulhadid aurait menacé de dévoiler publiquement certaines pratiques douteuses de la chaîne de pizza. Pour, en cas de désaccord irréconciliable, mieux l’entraîner dans sa chute ?

BOITE NOIREJ'ai rassemblé des documents et des éléments d'enquête pendant plusieurs mois, mais les témoignages ont tous été recueillis du début du mois de novembre à la première semaine de décembre. Certains témoins ont requis l'anonymat, la nervosité régnant au sein du réseau sur ces questions délicates. Andrew Rennie, le dirigeant de Domino's Pizza, m'a reçu une heure le 5 décembre, après avoir consulté la vingtaine de questions que je lui avais adressées par e-mail, via la chargée de communication de la société.

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Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande

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Les quelque 3 millions de salariés français qui sont payés au Smic et qui ont cru aux promesses de François Hollande pendant la campagne présidentielle en sont pour leurs frais : comme on s’en doutait, il n’y aura pas de « coup de pouce » le 1er janvier prochain en faveur du salaire minimum. Bien que le pouvoir d’achat soit en chute libre dans des proportions sans précédent depuis 1984, et que la hausse de la TVA qui entrera en vigueur en début d’année ponctionnera encore davantage les revenus des ménages, ainsi en a décidé le gouvernement. Ces deux mesures qui prendront effet le même jour – le veto à tout coup de pouce en faveur du Smic et le relèvement de la TVA –  fonctionnent comme des indices lourds et concordants. Les indices que le gouvernement est en vérité assez indifférent aux souffrances sociales qui traversent le pays.

Pour la TVA, l’affaire est bouclée depuis longtemps. François Hollande, après avoir vivement dénoncé durant la campagne présidentielle le « choc de compétitivité » en faveur des entreprises mis en chantier par Nicolas Sarkozy, ainsi que la hausse de la TVA décidée pour le financer, a radicalement tourné casaque. Violant toutes ses promesses de campagne, le chef de l’État a finalement décidé d’accorder 20 milliards d’euros aux entreprises sous la forme de crédit d’impôt, sans contrepartie ni condition. Et toujours pour financer la mesure, François Hollande a décidé de faire l’exact contraire de ce qu’il avait promis, en relevant massivement la TVA de 8 milliards d’euros, à compter du 1er janvier 2014 (lire La TVA, l’impôt de l’injustice et du reniement).

On aurait pu penser, dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat que la hausse de la TVA va accentuer, que le gouvernement ferait au moins un petit geste à l’occasion de la revalorisation du Smic, intervenant ce même 1er janvier. Un petit geste, pour amortir un tout petit peu la ponction sur les revenus que va constituer cet immense cadeau fait aux entreprises. Car, chaque 1er janvier, la loi offre au gouvernement la faculté d’aller au-delà de le revalorisation automatiques obligatoire, qui est indexée sur l’inflation et la moitié du pouvoir d’achat ouvrier. Et c’est cette faculté d’aller au-delà du minimum légal que l’on appelle le « coup de pouce ».

Et pourtant non ! À l’occasion de la tenue, ce lundi 16 décembre, de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), qui a réuni syndicats et patronat autour du ministre du travail, Michel Sapin, ce dernier a confirmé que le gouvernement s’en tiendrait à la revalorisation automatique prévue par la loi, sans donner de « coup de pouce » complémentaire. En clair, le salaire minimum passera de 9,43 à seulement 9,53 euros brut de l’heure, au 1er janvier prochain, ce qui portera à 1 445,38 euros le salaire brut mensuel – au lieu de 1 430,22 – pour les salariés aux 35 heures.

Avec la TVA et le Smic, ce sont de détestables étrennes que François Hollande va offrir aux Français à l’occasion du 1er janvier 2014. D’autant plus détestables que, dans le cas du Smic, le chef de l’État confirme une nouvelle fois que sa doctrine économique, c’est dans la boîte à outils des néolibéraux qu’il va la puiser. Que l’on se souvienne ! C’est dans le courant des années 1990 qu’une ribambelle d’experts commencent à partir à l’assaut du Smic. Pour le compte de l’ex-Fondation Saint-Simon, Denis Olivennes, à l’époque haut fonctionnaire, devenu depuis le patron du pôle médias du groupe Lagardère, écrit ainsi en février 1994 une note qui fait grand bruit. Intitulée « La préférence française pour le chômage », et publiée peu après par la revue Le Débat (1994, n° 82), elle défend la thèse très libérale selon laquelle des salaires trop élevés en France ont contribué à pousser le chômage à la hausse. La démonstration est en vérité très contestable, car depuis le tournant de la « rigueur » des années 1982-1983, c'est à l'inverse la « désindexation compétitive » (en clair, la rigueur salariale) qui est l'alpha et l'oméga des politiques économiques conduites par la droite et par la gauche.

Il n'empêche. Au sein de la deuxième gauche, la note fait sensation. Mais tout autant à droite, notamment dans les rangs des partisans d'Édouard Balladur. À l'époque, ce dernier prépare sa rupture avec Jacques Chirac et veut commencer à dessiner ce que pourrait être son programme de candidat à l'élection présidentielle. Pour cela, il a l'idée d'utiliser un ami… Alain Minc : il le nomme à la présidence d'une commission qui, sous l'égide du commissariat général du plan, est chargée d'élaborer un rapport sur « La France de l'an 2000 ».

Pour Alain Minc, qui devient à quelques mois de l'élection présidentielle de 1995 président du conseil de surveillance du Monde, l'offre ne peut mieux tomber. À la tête du plus prestigieux des quotidiens français qu'il va pouvoir instrumentaliser à sa guise ; en position, au travers d'AM Conseil, de conseiller une bonne partie des patrons du CAC 40 ; et maintenant à la tête de la commission chargée d'élaborer le programme de celui des hommes politiques qui est donné favori à l'élection présidentielle : c'est pour lui la consécration. À la tête de cette commission du Plan, il se jette dans la campagne présidentielle.

Et de qui s'inspire-t-il pour conduire les travaux de sa commission ? On l'aura deviné : de Denis Olivennes ! Faisant sienne la thèse de la note de la Fondation, le rapport de Minc recommande une politique de rigueur accentuée : « La société française a fait, consciemment ou non, le choix du chômage […] La Commission pense que le coût salarial par tête […] doit augmenter moins vite que la productivité. » Et d'ajouter, au sujet du Smic : « La Commission a fait le choix d'une solution “raisonnable” : au minimum, remettre en cause le principe des coups de pouce […] ; et au maximum, revenir à la simple indexation sur les prix » (au lieu du dispositif légal qui prévoit chaque 1er juillet une indexation sur les prix, majorée de la moitié de la hausse du pouvoir d'achat du salaire ouvrier). C'est bel et bien l'austérité salariale que recommande Alain Minc.

Dès cette époque, Alain Minc, très proche d'Édouard Balladur et de son bras droit Nicolas Sarkozy, travaille main dans la main avec Denis Olivennes. L’un et l’autre font partie des cibles de Jacques Chirac quand il part en guerre contre la « pensée unique » (lire Alain Minc et Denis Olivennes célèbrent la « pensée unique »).

Puis, dans le courant des années 2000, c’est un économiste moins connu, Gilbert Cette, dont le port d’attache est la Banque de France, qui prend le relais, multipliant les rapports en faveur d’un démantèlement du Smic. Longtemps proche de Martine Aubry et aujourd’hui président de l’Association française de science économique, il s’illustre en applaudissant bruyamment la politique d’austérité salariale conduite lors du précédent quinquennat. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est violente.

Pour la première fois depuis la création du Smic en janvier 1970 (il est le prolongement du Smig, créé lui en 1950), Nicolas Sarkozy fait en effet le choix de ne procéder à aucun « coup de pouce » en faveur du salaire minimum. Multipliant les cadeaux fiscaux à ses richissimes amis du Fouquet’s, il se montre d’une rigueur extrême à l’encontre des salariés les plus modestes. Et durant toutes ces années, l’économiste Gilbert Cette appuie non seulement cette politique socialement inéquitable, mais de surcroît, il plaide déjà pour que le salaire minimum soit remis en cause. Avec deux autres économistes, à l'époque membres comme lui du Conseil d’analyse économique, il  cosigne ainsi en mars 2008 un rapport, révélé peu après par Mediapart (lire Un rapport officiel veut casser le Smic), proposant de remettre en cause le salaire minimum.

Et le plus stupéfiant de l’histoire, c’est que Gilbert Cette reste pour la direction socialiste un économiste parfaitement fréquentable. Dans un premier temps, on peut certes penser qu’il a perdu un peu de son autorité académique. Car, au printemps 2011, quand le projet socialiste est élaboré (on peut le consulter ici), c’est une orientation radicalement opposée qui prévaut. À la page 14 de ce document, l’engagement est en effet clairement consigné : « Le Smic constitue un levier à court terme pour améliorer les conditions de vie des plus modestes et stimuler la consommation. La revalorisation de son pouvoir d’achat sera engagée après des années d’abandon par la droite. »

Mais, durant l’été 2011, alors que se préparent les primaires socialistes, François Hollande et ses proches débattent du sujet et ne manifestent guère d’enthousiasme pour cette revalorisation du Smic. Et cela transparaît publiquement quand François Hollande organise le 24 août 2011, à la Maison de l’Amérique latine, une première réunion avec des économistes qui lui sont proches (lire L’énigme François Hollande).

L’un des économistes présents, en effet, n’est autre que… Gilbert Cette, que l’on voit apparaître dans la vidéo ci-dessous, résumant les travaux de cette journée aux côtés de Karine Berger ou encore d’une personnalité qui deviendra ministre du budget, un certain… Jérôme Cahuzac.

 

Ce 24 août 2011, Gilbert Cette repart à la charge contre le Smic. Et le plus étonnant, c’est que ce qu’il dit est retenu comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel (il est ici) de la troisième table ronde qui a lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur –, « Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques ».

Cela commence par l’énoncé suivant : « Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes. »

Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982-1983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Édouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité », et cela « plaide pour une modération salariale ».

Et le compte-rendu officiel poursuit : « S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités. » Plus brutalement dit, si « un Smic élevé n’est pas le meilleur outil », on peut en déduire qu’il ne faudrait pas donner de « coup de pouce » au Smic.

En quelque sorte, les économistes proches de François Hollande donnent donc raison, sans le dire ouvertement, à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir donné de « coup de pouce » au Smic et prennent leur distance avec le projet du PS.

Quand François Hollande publie son programme présidentiel en janvier 2012, il n’est ainsi pas fait mention d’un « coup de pouce » au Smic : le candidat socialiste viole ouvertement le projet de son propre parti et fait quasiment l’impasse sur la question du pouvoir d’achat. Tout juste préconise-t-il quelques mesures : « 1. Une nouvelle tarification progressive de l'eau, du gaz et de l'électricité ; 2. Baisse des frais bancaires et valorisation de l’épargne populaire ; 3. Lutte contre la spéculation sur les prix de l'essence ; 4. Fiscalité : protéger le pouvoir d'achat des classes moyennes et populaires ; 5. Augmentation de 25 % de l'allocation de rentrée scolaire ; 6. Encadrement des loyers ; 7. Baisse du prix des médicaments. » Mais du Smic, il n’est pas question (lire Pouvoir d’achat : le débat escamoté).

Dans les semaines qui suivent, François Hollande devine-t-il pourtant que l’élection présidentielle est très serrée et qu’il aurait tout de même intérêt à prendre un engagement, aussi modeste soit-il, sur le Smic, face notamment à Jean-Luc Mélenchon qui prône un « Smic à 1 700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1 700 euros net pendant la législature » ? C’est donc ce qu’il fait : du bout des lèvres, durant la campagne, il consent finalement à dire qu’il est favorable à un « coup de pouce », même si ce n’est pas consigné dans son programme.

Quelques jours après sa victoire à l’élection présidentielle, à l’occasion de son premier entretien télévisé sur France 2, il n’a donc d’autres solutions que de dire qu’il tiendra parole et que le Smic sera revalorisé au 1er juillet suivant. Mais déjà, on sent percer dans le propos présidentiel une infinie précaution.

 

Et dans les jours qui suivent, on comprend vite que François Hollande est totalement en arrière de la main : le gouvernement annonce en effet que le 1er juillet 2012, le salaire minimum ne sera revalorisé que de 2 %, soit, hors inflation, un « coup de pouce » de seulement 0,6 %. À la différence de tous les gouvernements qui se sont donc constitués au lendemain d’une alternance et qui se sont souvent montrés très généreux, y compris les gouvernements de droite (+4 % en 1995, lors de la constitution du gouvernement Juppé, par exemple), celui de Jean-Marc Ayrault caresse le « peuple de gauche » totalement à rebrousse-poil et ne consent qu’à une minuscule aumône. Le « coup de pouce » accordé par François Hollande correspond en effet à une revalorisation du Smic de 6,45 euros par mois ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour ! Une misère…

Et dans la foulée, le gouvernement fait clairement comprendre que le temps de ces maigres générosités est définitivement révolu et qu’un groupe d’experts en charge des recommandations sur le Smic va se mettre au travail d’ici la fin de l’année afin de proposer une réforme de l’indexation du Smic.

Sans même attendre que le groupe d’experts dont il fait partie réponde à la sollicitation du gouvernement, le même Gilbert Cette décide donc de partir en éclaireur et de rédiger un premier rapport de son cru, avec l’aide d’un autre économiste, Étienne Wasmer, sous l’égide de Sciences-Po. Cet économiste, Étienne Wasmer, est comme Gilbert Cette, membre du groupe des experts chargés de faire des recommandations sur le Smic. Publié dans le courant du mois de novembre, ce rapport est un véritable brûlot – on peut le consulter ici.

En clair, les deux experts explorent de nombreuses pistes pour démanteler le Smic, soit en le régionalisant, soit en créant un Smic-jeune de sinistre mémoire. Et une fois constitué, le groupe d’experts reprendra très largement ces pistes de réflexions défendues par les deux économistes.

Pour finir, le gouvernement n’osera pas suivre ces recommandations sulfureuses. Mais il fera au moins sienne la première des recommandations : pas de coup de pouce ! Pas le moindre. Voilà donc qui éclaire la décision prise pour le 1er janvier 2014 : le reniement de François Hollande s'inscrit dans une histoire longue.

La décision est d’autant stupéfiante que de nombreux autres experts en contestent également de longue date la pertinence économique. C’est le cas sans trop de surprise des économistes de la gauche radicale ou proches des syndicats, à l’image de l’économiste de l’Institut de recherche économique et social (Ires), Michel Husson, qui, conseillant la CGT, défend depuis longtemps l’idée que la hausse du Smic a des effets vertueux. Mais l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a, de son côté, publié plusieurs études dans le courant de la crise économique allant dans le même sens, contestant que des hausses du salaire minimum aient des effets pernicieux (lire Smic: l'OFCE met en cause la doxa officielle).

Et pourtant, les dirigeants socialistes font la sourde oreille et s’accrochent à une doctrine qui a tout contre elle. Politiquement : elle est à rebours des engagements du candidat Hollande. Économiquement : elle va peser sur le pouvoir d’achat et donc renforcer les risques de stagnation. Et surtout socialement :  dans un pays qui connaît près de 5,5 millions de demandeurs d’emplois toutes catégories confondues et pas loin de 10 millions de pauvres, elle va à l’opposé du souci d’équité.

BOITE NOIRECe “parti pris” reprend une bonne partie des analyses déjà présentées dans un article précédent : Le Smic en danger de mort.

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