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Europe : les experts de la Commission pour plus d'énergies renouvelables

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Si elle veut créer plus d’emplois, réduire son déficit énergétique ainsi que sa dépendance aux énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) et améliorer la santé de ses habitants, l’Union européenne doit se doter d’objectifs plus ambitieux d’essor des renouvelables et de réduction des gaz à effet de serre. Telle est la préconisation d’un rapport consacré aux politiques climatiques européennes. Il n’émane pas d’une ONG ou d’un think-tank écologiste, mais des services de la Commission elle-même.

Il s’agit de l’étude d’impact du « paquet énergie-climat 2030 », un ensemble de directives destiné à structurer la politique climatique de Bruxelles, qui doit être décidée l’année prochaine. L'effet de ce paquet sur les stratégies nationales est majeur, comme l’a montré la mise en œuvre du « paquet énergie climat 2020 » endossé en 2008 (voir ici). Le rendez-vous de 2014 mobilise d’ores et déjà tous les lobbies du climat et de l’énergie. 

Mediapart s’est procuré le brouillon (« draft ») de ce document, une version provisoire établie par les experts des services de la Commission, avant son arbitrage politique. Nous le publions ci-dessous.

On y apprend d’abord (p. 18) que les politiques actuelles ne permettent pas de répondre aux objectifs de long terme de l’Union de lutte contre le dérèglement climatique : dans le cadre des négociations pour un protocole de Kyoto II (voir ici notre article), les pays industrialisés doivent diminuer de 80 à 95 % leurs rejets de gaz à effet de serre d’ici 2050. Or Bruxelles étudie un scénario de baisse de 45 % de ses émissions en 2030, étape intermédiaire trop basse pour respecter les ambitions de Kyoto II. Les grandes ONG environnementales s’en inquiètent depuis longtemps. Cette fois-ci, ce sont des experts de la Commission eux-mêmes qui le reconnaissent. 

Ensuite, et c’est le principal enseignement de cette étude d’impact, les auteurs évaluent les coûts et les bénéfices de plusieurs scénarios de baisse des émissions de gaz à effet de serre et de part des renouvelables dans l’offre énergétique des pays. Il en ressort que plus ils sont ambitieux – la baisse des émissions comme la part des renouvelables –, plus ils permettent de créer des emplois, d’améliorer la santé des habitants et de diminuer les importations énergétiques. 

Ainsi, baisser de 40 % la production de gaz à effet de serre en 2030 pourrait créer 678 000 emplois. Mais en couplant cette baisse à un objectif de 30 % de renouvelables dans le mix énergétique (contre 12,7 % en 2010), le nombre d’emplois créés double quasiment, à plus de 1,2 million. « Dépenser plus en capital peut créer des revenus et de l’emploi en Europe parmi les fournisseurs de technologies bas carbone et d’efficacité énergétique tant que se maintient le leadership industriel européen sur ce type de technologies », peut-on lire, contrairement à ce qui se passerait si les mêmes ressources financières servaient à payer les importations d’énergie.

Deuxième indicateur évalué par l’étude d’impact : l’effet sur la balance commerciale énergétique de l’Europe, et sa demande d’énergies fossiles. Si elle contraint de 40 % ses gaz à effet de serre en 2030, l’Europe peut espérer réduire de 7 % ses importations en 2030, et de 44 % en 2050. Mais si elle y ajoute un objectif contraignant de 30 % de renouvelables dans son mix, elle peut compter sur une baisse de 16 % de ses importations en 2030, et de 53 % en 2050. Quant à sa demande de fossiles, elle réduit de 11 % en 2030 avec le seul objectif de 40 % de baisse des gaz à effet de serre. Mais chute de 29 % si les gaz à effet de serre s’abaissent de 45 % et que les renouvelables montent à 35 % de sa production d’énergie. « Grâce à une forte pénétration des renouvelables, la dépendance aux importations augmente plus lentement que ce qui était prévu avant l’adoption du paquet énergie-climat », expliquent les auteurs de l’étude, pour qui c’est la montée en puissance des renouvelables qui « limite la dépendance à l’énergie extérieure » et donc « la réduction de la facture européenne ».

Le dernier critère étudié concerne la santé des Européens. L’étude tente de mesurer « les années de vie perdues » pour cause de pollution environnementale. Elle arrive à la conclusion, là encore, que les gains sont beaucoup plus substantiels en cas de plus forte réduction des émissions et de plus grand essor des renouvelables. 

« L’effet des objectifs de réduction des rejets de gaz à effet de serre et de montée de la part des énergies renouvelables est très fort », analyse Cyrille Cormier, chargé de campagne climat-énergie à Greenpeace France. Il remarque un autre impact notable : l’effet sur la part du nucléaire. Quasiment nul avec seulement la baisse de 40 % de gaz à effet de serre, il diminue de 22 % la part de l’atome dans le mix en 2030 si l’Europe vise 30 % de renouvelables. La baisse du nucléaire est encore plus sensible en cas de diminution de 45 % des rejets de CO2 et part de 35 % de renouvelables : -59 % en 2030. 

« Si l’Union européenne n’adopte que des objectifs de baisse de CO2 et de gaz à effet de serre, elle ne transformera pas son modèle énergétique, elle restera dépendante du charbon et du nucléaire, et les impacts positifs sur son économie seront limités », poursuit Cyrille Cormier.

Pour enclencher une véritable dynamique de transition énergétique, il faudrait donc cibler des objectifs ambitieux, y compris sur l'éolien, le photovoltaïque et la biomasse. C’est la conclusion (non écrite) de cette version provisoire de l’étude d’impact. La retrouvera-t-on dans sa version définitive ? Ce n'est pas certain. Greenpeace s’inquiète de la mobilisation  des industriels de l’énergie contre les aides aux renouvelables en Europe. L’étude d’impact officielle doit être publiée dans les prochains jours. La Commission européenne se réunira ensuite début 2014 pour fixer les objectifs et les ambitions du paquet énergie climat 2030. Le conseil des ministres européens se prononcera à son sujet mi-mars.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Non, non, l’état n’est pas intéressé par espionner les citoyens


Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande

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Les quelque 3 millions de salariés français qui sont payés au Smic et qui ont cru aux promesses de François Hollande pendant la campagne présidentielle en sont pour leurs frais : comme on s’en doutait, il n’y aura pas de « coup de pouce » le 1er janvier prochain en faveur du salaire minimum. Bien que le pouvoir d’achat soit en chute libre dans des proportions sans précédent depuis 1984, et que la hausse de la TVA qui entrera en vigueur en début d’année ponctionnera encore davantage les revenus des ménages, ainsi en a décidé le gouvernement. Ces deux mesures qui prendront effet le même jour – le veto à tout coup de pouce en faveur du Smic et le relèvement de la TVA –  fonctionnent comme des indices lourds et concordants. Les indices que le gouvernement est en vérité assez indifférent aux souffrances sociales qui traversent le pays.

Pour la TVA, l’affaire est bouclée depuis longtemps. François Hollande, après avoir vivement dénoncé durant la campagne présidentielle le « choc de compétitivité » en faveur des entreprises mis en chantier par Nicolas Sarkozy, ainsi que la hausse de la TVA décidée pour le financer, a radicalement tourné casaque. Violant toutes ses promesses de campagne, le chef de l’État a finalement décidé d’accorder 20 milliards d’euros aux entreprises sous la forme de crédit d’impôt, sans contrepartie ni condition. Et toujours pour financer la mesure, François Hollande a décidé de faire l’exact contraire de ce qu’il avait promis, en relevant massivement la TVA de 8 milliards d’euros, à compter du 1er janvier 2014 (lire La TVA, l’impôt de l’injustice et du reniement).

On aurait pu penser, dans un contexte d’effondrement du pouvoir d’achat que la hausse de la TVA va accentuer, que le gouvernement ferait au moins un petit geste à l’occasion de la revalorisation du Smic, intervenant ce même 1er janvier. Un petit geste, pour amortir un tout petit peu la ponction sur les revenus que va constituer cet immense cadeau fait aux entreprises. Car, chaque 1er janvier, la loi offre au gouvernement la faculté d’aller au-delà de le revalorisation automatiques obligatoire, qui est indexée sur l’inflation et la moitié du pouvoir d’achat ouvrier. Et c’est cette faculté d’aller au-delà du minimum légal que l’on appelle le « coup de pouce ».

Et pourtant non ! À l’occasion de la tenue, ce lundi 16 décembre, de la Commission nationale de la négociation collective (CNNC), qui a réuni syndicats et patronat autour du ministre du travail, Michel Sapin, ce dernier a confirmé que le gouvernement s’en tiendrait à la revalorisation automatique prévue par la loi, sans donner de « coup de pouce » complémentaire. En clair, le salaire minimum passera de 9,43 à seulement 9,53 euros brut de l’heure, au 1er janvier prochain, ce qui portera à 1 445,38 euros le salaire brut mensuel – au lieu de 1 430,22 – pour les salariés aux 35 heures.

Avec la TVA et le Smic, ce sont de détestables étrennes que François Hollande va offrir aux Français à l’occasion du 1er janvier 2014. D’autant plus détestables que, dans le cas du Smic, le chef de l’État confirme une nouvelle fois que sa doctrine économique, c’est dans la boîte à outils des néolibéraux qu’il va la puiser. Que l’on se souvienne ! C’est dans le courant des années 1990 qu’une ribambelle d’experts commencent à partir à l’assaut du Smic. Pour le compte de l’ex-Fondation Saint-Simon, Denis Olivennes, à l’époque haut fonctionnaire, devenu depuis le patron du pôle médias du groupe Lagardère, écrit ainsi en février 1994 une note qui fait grand bruit. Intitulée « La préférence française pour le chômage », et publiée peu après par la revue Le Débat (1994, n° 82), elle défend la thèse très libérale selon laquelle des salaires trop élevés en France ont contribué à pousser le chômage à la hausse. La démonstration est en vérité très contestable, car depuis le tournant de la « rigueur » des années 1982-1983, c'est à l'inverse la « désindexation compétitive » (en clair, la rigueur salariale) qui est l'alpha et l'oméga des politiques économiques conduites par la droite et par la gauche.

Il n'empêche. Au sein de la deuxième gauche, la note fait sensation. Mais tout autant à droite, notamment dans les rangs des partisans d'Édouard Balladur. À l'époque, ce dernier prépare sa rupture avec Jacques Chirac et veut commencer à dessiner ce que pourrait être son programme de candidat à l'élection présidentielle. Pour cela, il a l'idée d'utiliser un ami… Alain Minc : il le nomme à la présidence d'une commission qui, sous l'égide du commissariat général du plan, est chargée d'élaborer un rapport sur « La France de l'an 2000 ».

Pour Alain Minc, qui devient à quelques mois de l'élection présidentielle de 1995 président du conseil de surveillance du Monde, l'offre ne peut mieux tomber. À la tête du plus prestigieux des quotidiens français qu'il va pouvoir instrumentaliser à sa guise ; en position, au travers d'AM Conseil, de conseiller une bonne partie des patrons du CAC 40 ; et maintenant à la tête de la commission chargée d'élaborer le programme de celui des hommes politiques qui est donné favori à l'élection présidentielle : c'est pour lui la consécration. À la tête de cette commission du Plan, il se jette dans la campagne présidentielle.

Et de qui s'inspire-t-il pour conduire les travaux de sa commission ? On l'aura deviné : de Denis Olivennes ! Faisant sienne la thèse de la note de la Fondation, le rapport de Minc recommande une politique de rigueur accentuée : « La société française a fait, consciemment ou non, le choix du chômage […] La Commission pense que le coût salarial par tête […] doit augmenter moins vite que la productivité. » Et d'ajouter, au sujet du Smic : « La Commission a fait le choix d'une solution “raisonnable” : au minimum, remettre en cause le principe des coups de pouce […] ; et au maximum, revenir à la simple indexation sur les prix » (au lieu du dispositif légal qui prévoit chaque 1er juillet une indexation sur les prix, majorée de la moitié de la hausse du pouvoir d'achat du salaire ouvrier). C'est bel et bien l'austérité salariale que recommande Alain Minc.

Dès cette époque, Alain Minc, très proche d'Édouard Balladur et de son bras droit Nicolas Sarkozy, travaille main dans la main avec Denis Olivennes. L’un et l’autre font partie des cibles de Jacques Chirac quand il part en guerre contre la « pensée unique » (lire Alain Minc et Denis Olivennes célèbrent la « pensée unique »).

Puis, dans le courant des années 2000, c’est un économiste moins connu, Gilbert Cette, dont le port d’attache est la Banque de France, qui prend le relais, multipliant les rapports en faveur d’un démantèlement du Smic. Longtemps proche de Martine Aubry et aujourd’hui président de l’Association française de science économique, il s’illustre en applaudissant bruyamment la politique d’austérité salariale conduite lors du précédent quinquennat. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est violente.

Pour la première fois depuis la création du Smic en janvier 1970 (il est le prolongement du Smig, créé lui en 1950), Nicolas Sarkozy fait en effet le choix de ne procéder à aucun « coup de pouce » en faveur du salaire minimum. Multipliant les cadeaux fiscaux à ses richissimes amis du Fouquet’s, il se montre d’une rigueur extrême à l’encontre des salariés les plus modestes. Et durant toutes ces années, l’économiste Gilbert Cette appuie non seulement cette politique socialement inéquitable, mais de surcroît, il plaide déjà pour que le salaire minimum soit remis en cause. Avec deux autres économistes, à l'époque membres comme lui du Conseil d’analyse économique, il  cosigne ainsi en mars 2008 un rapport, révélé peu après par Mediapart (lire Un rapport officiel veut casser le Smic), proposant de remettre en cause le salaire minimum.

Et le plus stupéfiant de l’histoire, c’est que Gilbert Cette reste pour la direction socialiste un économiste parfaitement fréquentable. Dans un premier temps, on peut certes penser qu’il a perdu un peu de son autorité académique. Car, au printemps 2011, quand le projet socialiste est élaboré (on peut le consulter ici), c’est une orientation radicalement opposée qui prévaut. À la page 14 de ce document, l’engagement est en effet clairement consigné : « Le Smic constitue un levier à court terme pour améliorer les conditions de vie des plus modestes et stimuler la consommation. La revalorisation de son pouvoir d’achat sera engagée après des années d’abandon par la droite. »

Mais, durant l’été 2011, alors que se préparent les primaires socialistes, François Hollande et ses proches débattent du sujet et ne manifestent guère d’enthousiasme pour cette revalorisation du Smic. Et cela transparaît publiquement quand François Hollande organise le 24 août 2011, à la Maison de l’Amérique latine, une première réunion avec des économistes qui lui sont proches (lire L’énigme François Hollande).

L’un des économistes présents, en effet, n’est autre que… Gilbert Cette, que l’on voit apparaître dans la vidéo ci-dessous, résumant les travaux de cette journée aux côtés de Karine Berger ou encore d’une personnalité qui deviendra ministre du budget, un certain… Jérôme Cahuzac.

 

Ce 24 août 2011, Gilbert Cette repart à la charge contre le Smic. Et le plus étonnant, c’est que ce qu’il dit est retenu comme parole d’évangile. On en trouve trace dans le compte-rendu officiel (il est ici) de la troisième table ronde qui a lieu ce jour-là, dénommée – ce n’est guère enthousiasmant ni mobilisateur –, « Concilier pouvoir d’achat, compétitivité, et consolidation des finances publiques ».

Cela commence par l’énoncé suivant : « Cette troisième table ronde a permis de définir des pistes de conciliation entre, d’une part, la sauvegarde du pouvoir d’achat et, d’autre part, deux forces contraires : un regain de compétitivité qui plaide pour une modération salariale et un contexte de sobriété budgétaire susceptible de toucher les dépenses dont bénéficient les foyers modestes. »

Autrement dit, la table ronde fait siens tous les poncifs réactionnaires de la politique libérale, qui a été le socle des politiques économiques suivies par la droite comme par la gauche depuis le virage de 1982-1983 : une politique salariale trop généreuse fait le lit du chômage et nuit à la compétitivité. Cela a été en particulier le credo de Pierre Bérégovoy comme celui d’Édouard Balladur. Il faut donc conduire une politique de l’offre plutôt qu’une politique de la demande. Tout est dit dans cette formule : il faut privilégier « un regain de compétitivité », et cela « plaide pour une modération salariale ».

Et le compte-rendu officiel poursuit : « S’agissant des classes populaires, les participants font le constat d’un tassement de l’échelle des salaires lié à une progression du Smic plus rapide que celle du salaire médian. Les intervenants se sont accordés pour dire qu’un Smic élevé n’est pas le meilleur outil de soutien aux plus modestes, les dispositifs de solidarité de type RSA ou PPE étant mieux adaptés car sans incidence directe sur le coût du travail. Ces outils pourront être évalués et ajustés, mais les moyens qui leur sont alloués devront être ménagés afin que la phase de désendettement ne génère pas de nouvelles inégalités. » Plus brutalement dit, si « un Smic élevé n’est pas le meilleur outil », on peut en déduire qu’il ne faudrait pas donner de « coup de pouce » au Smic.

En quelque sorte, les économistes proches de François Hollande donnent donc raison, sans le dire ouvertement, à Nicolas Sarkozy de ne pas avoir donné de « coup de pouce » au Smic et prennent leur distance avec le projet du PS.

Quand François Hollande publie son programme présidentiel en janvier 2012, il n’est ainsi pas fait mention d’un « coup de pouce » au Smic : le candidat socialiste viole ouvertement le projet de son propre parti et fait quasiment l’impasse sur la question du pouvoir d’achat. Tout juste préconise-t-il quelques mesures : « 1. Une nouvelle tarification progressive de l'eau, du gaz et de l'électricité ; 2. Baisse des frais bancaires et valorisation de l’épargne populaire ; 3. Lutte contre la spéculation sur les prix de l'essence ; 4. Fiscalité : protéger le pouvoir d'achat des classes moyennes et populaires ; 5. Augmentation de 25 % de l'allocation de rentrée scolaire ; 6. Encadrement des loyers ; 7. Baisse du prix des médicaments. » Mais du Smic, il n’est pas question (lire Pouvoir d’achat : le débat escamoté).

Dans les semaines qui suivent, François Hollande devine-t-il pourtant que l’élection présidentielle est très serrée et qu’il aurait tout de même intérêt à prendre un engagement, aussi modeste soit-il, sur le Smic, face notamment à Jean-Luc Mélenchon qui prône un « Smic à 1 700 euros brut par mois pour 35 heures, conformément aux revendications syndicales, et 1 700 euros net pendant la législature » ? C’est donc ce qu’il fait : du bout des lèvres, durant la campagne, il consent finalement à dire qu’il est favorable à un « coup de pouce », même si ce n’est pas consigné dans son programme, mais uniquement pour 2012.

Quelques jours après sa victoire à l’élection présidentielle, à l’occasion de son premier entretien télévisé sur France 2, il n’a donc d’autres solutions que de dire qu’il tiendra parole et que le Smic sera revalorisé au 1er juillet suivant. Mais déjà, on sent percer dans le propos présidentiel une infinie précaution.

 

Et dans les jours qui suivent, on comprend vite que François Hollande est totalement en arrière de la main : le gouvernement annonce en effet que le 1er juillet 2012, le salaire minimum ne sera revalorisé que de 2 %, soit, hors inflation, un « coup de pouce » de seulement 0,6 %. À la différence de tous les gouvernements qui se sont donc constitués au lendemain d’une alternance et qui se sont souvent montrés très généreux, y compris les gouvernements de droite (+4 % en 1995, lors de la constitution du gouvernement Juppé, par exemple), celui de Jean-Marc Ayrault caresse le « peuple de gauche » totalement à rebrousse-poil et ne consent qu’à une minuscule aumône. Le « coup de pouce » accordé par François Hollande correspond en effet à une revalorisation du Smic de 6,45 euros par mois ou si l’on préfère d’environ… 20 centimes par jour ! Une misère…

Et dans la foulée, le gouvernement fait clairement comprendre que le temps de ces maigres générosités est définitivement révolu et qu’un groupe d’experts en charge des recommandations sur le Smic va se mettre au travail d’ici la fin de l’année afin de proposer une réforme de l’indexation du Smic.

Sans même attendre que le groupe d’experts dont il fait partie réponde à la sollicitation du gouvernement, le même Gilbert Cette décide donc de partir en éclaireur et de rédiger un premier rapport de son cru, avec l’aide d’un autre économiste, Étienne Wasmer, sous l’égide de Sciences-Po. Cet économiste, Étienne Wasmer, est comme Gilbert Cette, membre du groupe des experts chargés de faire des recommandations sur le Smic. Publié dans le courant du mois de novembre, ce rapport est un véritable brûlot – on peut le consulter ici.

En clair, les deux experts explorent de nombreuses pistes pour démanteler le Smic, soit en le régionalisant, soit en créant un Smic-jeune de sinistre mémoire. Et une fois constitué, le groupe d’experts reprendra très largement ces pistes de réflexions défendues par les deux économistes.

Pour finir, le gouvernement n’osera pas suivre ces recommandations sulfureuses. Mais il fera au moins sienne la première des recommandations : pas de coup de pouce ! Pas le moindre. Voilà donc qui éclaire la décision prise pour le 1er janvier 2014 : le reniement de François Hollande s'inscrit dans une histoire longue.

La décision est d’autant stupéfiante que de nombreux autres experts en contestent également de longue date la pertinence économique. C’est le cas sans trop de surprise des économistes de la gauche radicale ou proches des syndicats, à l’image de l’économiste de l’Institut de recherche économique et social (Ires), Michel Husson, qui, conseillant la CGT, défend depuis longtemps l’idée que la hausse du Smic a des effets vertueux. Mais l'Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) a, de son côté, publié plusieurs études dans le courant de la crise économique allant dans le même sens, contestant que des hausses du salaire minimum aient des effets pernicieux (lire Smic: l'OFCE met en cause la doxa officielle).

Et pourtant, les dirigeants socialistes font la sourde oreille et s’accrochent à une doctrine qui a tout contre elle. Politiquement : elle est à rebours des engagements du candidat Hollande. Économiquement : elle va peser sur le pouvoir d’achat et donc renforcer les risques de stagnation. Et surtout socialement :  dans un pays qui connaît près de 5,5 millions de demandeurs d’emplois toutes catégories confondues et pas loin de 10 millions de pauvres, elle va à l’opposé du souci d’équité.

BOITE NOIRECe “parti pris” reprend une bonne partie des analyses déjà présentées dans un article précédent : Le Smic en danger de mort.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Le monde des gens propres

Le ministre des transports veut signer au plus vite avec Ecomouv

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Ils disent la même chose, paraît-il. Lors de son déplacement à Rennes, le 13 décembre, pour signer le pacte d’avenir pour la Bretagne, Jean-Marc Ayrault insistait sur sa volonté de dialogue, affirmant que le gouvernement prendrait le temps nécessaire pour trouver la bonne formule et calmer les craintes apparues avec la révolte des Bonnets rouges. « L’écotaxe ne sera mise en œuvre que s’il y a un consensus », assurait-il.

Manifestation sur un portique Écomouv en BretagneManifestation sur un portique Écomouv en Bretagne © Reuters

Deux jours plus tôt, le ministre des transports, Frédéric Cuvillier, était entendu comme premier témoin par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur l’écotaxe. Il y tenait des propos beaucoup plus tranchés. Après avoir rappelé que la suspension de la taxe poids lourds représentait un manque à gagner annuel pour l'État de 802 millions d’euros, il insistait sur la nécessité de reprendre rapidement la disposition. « J’assure la continuité de l’État. Je suis là pour défendre un dispositif voté et faire respecter les engagements pris par l’État », soulignait-il. « Sauf à indemniser les acteurs, ce qui représenterait un coût de 40 euros pour chaque Français », l’État, à l’entendre, n’a pas les moyens de remettre en cause le contrat signé avec Écomouv, la société privée chargée dans le cadre d’un partenariat public-privé de percevoir l’écotaxe. Bref, tout doit continuer comme avant, en dépit des affirmations du premier ministre.

C’est en tout cas l’impression que partagent de nombreux observateurs. Avant que la commission d’enquête de l’Assemblée nationale ait statué sur l’écotaxe, avant que la commission d’enquête du Sénat chargée d’examiner les modalités du contrat d’Écomouv – une information judiciaire étant ouverte par ailleurs sur les conditions d’attribution de ce contrat – se soit même réunie, le dossier est en train d’être refermé administrativement.

Depuis quelques jours, des rumeurs récurrentes circulent aussi bien chez les transporteurs que chez les différentes parties intéressées : l’administration va délivrer son homologation au système d’Écomouv. La date du 20 décembre est citée avec insistance : elle semble assez déterminante pour la société Écomouv, qui, en l’absence d’homologation rapide, risque de voir ses banques créancières appeler ses actionnaires en garantie – Autrostrade (70 % du capital), Thales (13 %) SNCF (11 %), SFR (3 %) Steria (3 %) ) (lire notre article : Le gouvernement envisage de renégocier le contrat Écomouv).

Preuve de la tension qui règne dans la société, cette dernière ne cesse de multiplier les pressions. Après l’annonce de la suspension de l'écotaxe, la société Écomouv a adressé une longue lettre à Daniel Bursaux, ancien directeur de cabinet de Dominique Perben devenu depuis le début l’homme clé de l’écotaxe en sa qualité de directeur des infrastructures, et à Hélène Crocquevieille, directrice générale des douanes et droits indirects, pour obtenir des assurances sur l’avenir. Dans cette lettre (voir ci-dessous), la société demandait la garantie que « le contrat de partenariat (ne soit) pas modifié et que le cadre de perception de la taxe (reste) inchangé ». Bref, rien ne devait changer, malgré la volonté affichée de remise à plat du gouvernement.  

En parallèle, Écomouv a lancé une vaste campagne de presse pour dénoncer les préjudices subis par la suspension de l’écotaxe. Après avoir insisté sur le coût du report pour l’État (l’État lui devrait, selon ses dires, 20 millions d’euros par mois à partir du 1er janvier), puis souligné le sort réservé à ses salariés en chômage partiel, la société a annoncé triomphalement que toutes ses installations seraient en place fin décembre (tout aurait dû être opérationnel, selon le contrat, le 20 juillet dernier !). L’homologation par l’administration ne sera alors plus qu’une formalité, à l’en croire.

Le ministère des transports assure qu’aucune date n'est fixée pour l’approbation du système mis en place par Écomouv. « Nous prendrons le temps nécessaire pour tester la fiabilité du système », assure-t-on. Devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, le ministre des transports, Frédéric Cuvillier, s’est montré beaucoup plus pressé. La rémunération due à Écomouv « sera opposable au moment où la société sera en situation de pouvoir démontrer du caractère techniquement achevé du dispositif, c'est-à-dire vraiment très prochainement, fin décembre », a-t-il expliqué aux députés.

Mais pourquoi le ministère des transports se montre-t-il si pressé d’homologuer le système Écomouv ? N’est-ce pas préempter par avance le dossier de l’écotaxe et passer outre les recommandations des commissions d’enquête de l’Assemblée nationale, du Sénat et les décisions du gouvernement ? Car en homologuant très vite le système, le ministère des transports se prive de toute possibilité de modification : l’État va se retrouver juridiquement pieds et poings liés par ce contrat de partenariat public-privé.

Dès l'homologation, il va se retrouver dans l'obligation légale de verser, à partir du 1er janvier 2014, un loyer de 20 millions d'euros par mois à Écomouv, même si l'écotaxe est suspendue encore pendant des mois. Impossible aussi par la suite de se dédire ou de renégocier le contrat ou de demander des modifications, y compris techniques : la société sera alors en droit de réclamer 800 millions d’euros de dédit en cas de renoncement de l’État et tous les changements du système réclamés par l’État seront mis à la charge des finances publiques.

Frédéric Cuvillier (transports), Stéphane Le Foll (agriculture) et Jean-Marc Ayrault, le 29 octobreFrédéric Cuvillier (transports), Stéphane Le Foll (agriculture) et Jean-Marc Ayrault, le 29 octobre © Reuters

Cette précipitation est d’autant plus inexplicable que l’État, contrairement à ce qu’affirme la société Écomouv, a plutôt une main forte. Écomouv a remporté le contrat de partenariat public-privé en proposant d’installer le système en vingt-et-un mois. Le coût du contrat est évalué à 3,2 milliards d’euros pour une durée de 13 ans et 2 mois, selon les chiffres donnés par le cabinet du ministre des transports.

Ces chiffres sont aujourd'hui contestés par Écomouv, qui parle d’un montant de 2,4 milliards d’euros pour une concession de 11,5 ans (lire son communiqué après la publication d’un article dans Le Parisien reprenant les chiffres de Mediapart). Une contestation assez étrange. Car après précision, la société Écomouv reconnaît parler en euros constants 2011 (d’où les 2,4 milliards), quand le ministère calcule en euros courants. De plus, elle déduit de la durée de la concession le temps d’installation du système.

Pour faire bonne mesure, il convient d’ajouter un autre chiffre. Lors de l’attribution du contrat de partenariat public-privé en janvier 2011, Ecomouv avait affiché dans son offre, selon nos informations, un coût de 1,950 milliard d’euros, ce qui la plaçait dans la position de moins-disant. C’était à moins de 100 millions de l’évaluation (1,870 milliard d’euros) à laquelle avait abouti Noël de Saint-Pulgent, inspecteur des finances, dans un rapport qui recommandait le recours au partenariat public-privé comme la seule bonne solution pour l’implantation de l’écotaxe. Il avait intégré dans ses calculs des taux d’emprunt pour l’État plus élevés que la normale.

Le ministère des transports confirme aujourd’hui le montant de l’appel d’offres. Mais, explique-t-il, il n’y a eu aucun dérapage. Il s’agit juste d’une autre méthode comptable : la valeur actualisée. Le 1,9 milliard d’euros arrêté lors de l’appel d’offres correspond à l'entendre aux 3,2 milliards d’euros d’aujourd’hui. Trois montants différents, deux durées de concession pour un même contrat : la clarté règne !

Au-delà de ces débats sur le montant de ce partenariat, il y a un fait qu'Écomouv ne peut pas contester : la société n’a pas respecté ses obligations contractuelles, accusant déjà plus de six mois de retard par rapport à la date d’installation prévue, faute d’avoir pu mettre en place un système sûr. « La suspension de l’écotaxe décidée par Jean-Marc Ayrault a été une vraie bénédiction pour Écomouv. Car le groupe n’était pas prêt pour faire entrer en service son système au 1er janvier. Cela lui permet de cacher ses défaillances », nous disait un connaisseur du dossier en novembre. « L’État aurait eu alors tous les arguments pour annuler le contrat en toute sécurité. »

Les doutes sur la fiabilité du système mis en place par Écomouv sont loin d’être levés, y compris chez les prestataires de service qui travaillent pour elle. Les sociétés de télépéage notamment sont particulièrement inquiètes. Elles ont été associées dès le départ au déploiement de l’écotaxe en France. Six sociétés de télépéage ont accepté de travailler avec Écomouv contre une rémunération globale d’environ 50 millions d’euros par an (la rémunération annuelle d’Écomouv est de 230 millions d’euros par an). Leurs adhérents représentent à peu près la moitié des camions (800 000 environ) devant payer la taxe poids lourds en France.

Chargées de collecter les données et de percevoir la taxe avant de la reverser à la société Écomouv, elles sont financièrement responsables du paiement de leurs adhérents. D’où leur préoccupation de disposer d’un système totalement sûr. Car ce sont elles qui devront assumer les éventuelles erreurs.

Fin octobre, les trois principales sociétés de télépéage (Total Marketing, Axxess-Vinci- et Eurotoll-Sanef) adressaient une lettre, rédigée dans les mêmes termes – dont Mediapart a eu connaissance – au ministère des transports. Soulignant les changements techniques incessants, elles dénonçaient l’opacité entretenue par Écomouv autour des données et surtout l’insuffisance des tests afin de s’assurer de la fiabilité du système. Elles s’inquiétaient notamment de la performance de la chaîne de collecte des données (dit critère B1 dans leur jargon technique) : c’est-à-dire le rapport entre la taxe qui devrait être théoriquement prélevée et la taxe réellement facturée. C’est tout simplement la clé du système, qui garantit que le système est fiable.

Or, selon ces prestataires, ce rapport n’a jamais été mesuré en continu ni sur les équipements d’Écomouv ni sur ceux fournis par les sociétés de télépéage. Les doutes portent aussi sur les lieux très peuplés comme la région parisienne où, compte tenu de l'affluence, les systèmes de géolocalisation peuvent être brouillés. L’installation de balises peut permettre de remédier au brouillage. Mais Écomouv en a limité le nombre, par souci d’économies.

« Il était initialement prévu des périodes pour mettre en œuvre les principes énoncés ci-dessus (suit une énumération de procédures d’homologation –ndlr). Or force est de reconnaître que les retards accumulés sur le projet n’ont pas pu permettre de les mettre en œuvre. Il conviendra donc de planifier sur une période au minimum d’une année, permettant de mettre en œuvre l'évaluation des performances des différents systèmes GNSS (systèmes de péages satellitaires), l’optimisation des données de contexte et de l’algorithme de détection et d’implémenter des LAC (balises) aux points de tarification présentant un taux élevé de non-détection », écrivaient-ils.

Selon nos informations, plusieurs réunions se sont tenues au ministère des transports pour trancher les problèmes entre les différents intervenants. Elles se sont terminées sur un constat de désaccord, les sociétés de télépéage contestant les méthodologies et les tests mis en place par Écomouv.  

« Ce ne sont que des différends entre Écomouv et ses prestataires de service », relativise-t-on au ministère des transports, qui dit n’avoir aucun doute sur le système de perception de l’écotaxe « testé et retesté ». De son côté, la société Écomouv, par le biais de son agence de communication, dit « n’avoir aucun commentaire à faire sur le point de vue des sociétés de télépéage ». Avant d’ajouter : « Les tests avec flotte de camions ont impliqué plus de 10 000 véhicules, équipés d'un boîtier fourni par Écomouv ou une société habilitée au télépéage, ce qui a représenté plus de 4,5 millions de notifications et a permis par exemple de produire plus de 8 800 factures au mois d'octobre 2013. » Le ministre des transports avance le même chiffre de 10 000 camions participant à des tests grandeur nature, sans incident notable. C’est ce qui le convainc aujourd’hui d’homologuer rapidement un système qui semble fiable.

Des connaisseurs du dossier contestent cette analyse. Si Écomouv a bien testé son système de repérage des camions sur une base large, expliquent-ils, en revanche, la mesure de la performance du système – c’est-à-dire le suivi précis des camions pour s’assurer que le repérage et la facturation correspondent bien à la réalité des transports faits – n’a été faite que sur une petite centaine de camions, comme le prouve un document d’Écomouv.

La mention EE signifie équipements embarqués ou boîtiersLa mention EE signifie équipements embarqués ou boîtiers

 

« À ce stade, on ne sait pas si le système est capable de prélever la taxe de façon équitable », insiste un proche du dossier. « En Allemagne, le gouvernement voulait être sûr d’avoir un système fiable. Il a exigé une multitude de tests. Plus de 5 000 camions ont été suivis pendant plus d’un an pour s’assurer que les facturations correspondaient bien à la réalité. La mise en place a pris seize mois de retard. Mais au final, le système n’est contesté par personne car sa fiabilité est reconnue par tous », explique-t-il. « Faute d’expérimentation suffisante, l’État risque d’ouvrir la voie à des contentieux sans fin », poursuit-il. 

Le ministère des transports assure être confiant pour la suite. Les systèmes de facturation détaillée auraient permis de contrôler que la marge d’erreur était négligeable. « Certains de nos adhérents font partie des équipes de tests. Ils ont juste reçu le montant qu’ils devaient payer sans plus d’explication. Il n’y avait aucune facture détaillée, aucun moyen de contrôle. C’est hallucinant », rapporte Gilles Mathelié-Guinlet, secrétaire général de l’organisation des transports routiers européens (OTRE), le deuxième syndicat de transporteurs, qui regroupe surtout des PME et indépendants. 

De toutes parts, les doutes et les reproches enflent sur l’opacité et les imprécisions qui entourent le système mis en place par Écomouv. « L’administration semble avoir les mêmes doutes. Mais il y a une telle pression sur leurs épaules que personne n’ose parler », rapporte un autre intervenant. À ce stade, une question s’impose : mais pourquoi le ministère des transports est-il si pressé d’homologuer le système d’Écomouv, liant de ce fait les mains de l’État par un contrat dont il ne pourra se désengager et qui pourrait s’avérer ruineux ?

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Madagascar : le coup de force sans scrupule du Crédit agricole

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Alors que les autorités de Madagascar s'y sont opposées à de nombreuses reprises, le Crédit agricole veut vendre sa participation majoritaire dans la plus grande banque du pays à des investisseurs qui ne présentent pas les garanties suffisantes. Et le passage en force est peut-être en passe de réussir : selon un communiqué que vient de publier le premier ministre de ce pays et d'après les différentes autorités de tutelle, l’opération de cession avance. Sans scrupule, la banque française pourrait donc se délester sans la moindre précaution d’une participation dont elle ne veut plus, dans un pays qui est pourtant miné par l’affairisme.

Ce projet de cession par le Crédit agricole des 51 % qu’il détient dans l’une des deux principales banques du pays, la BNI Madagascar, à un groupe d’investisseurs qui n’ont quasiment aucune expérience bancaire, Mediapart en a tenu la chronique ces dernières semaines. On peut en retrouver les plus récents rebondissements dans nos deux dernières enquêtes : Madagascar : l’insoutenable légèreté du Crédit agricole et Le Crédit agricole essuie un camouflet éthique à Madagascar.

En résumé, les principales instances de régulation du système bancaire à Madagascar se sont à plusieurs reprises opposées à ce projet de cession, estimant que les candidats au rachat ne présentaient pas les garanties suffisantes ni ne disposaient de l’expérience bancaire nécessaire. Mais à chaque fois, la banque française a passé outre ces injonctions, bien que l’ambassadeur de France à Madagascar ait plaidé le 14 juillet dernier pour un « assainissement radical du climat des affaires ».

Cette opposition au projet a même pris récemment une forme spectaculaire puisque le premier ministre du pays, Jean-Omer Beriziky, a adressé une lettre en date du 2 novembre 2013, que Mediapart a révélée, aux principales autorités de tutelle du secteur bancaire, expliquant les raisons de son veto. Le premier ministre faisait en particulier ces observations : « Dans un souci majeur de préserver de façon pérenne la solidité du système bancaire et financier à Madagascar, il me paraît urgent et crucial d’intégrer cette notion de banque de référence internationale/banque de premier ordre parmi les critères techniques fondamentaux d’agrément des banques dans notre pays. Le consortium qui postule actuellement au rachat de la BNI ne dispose pas de cette expérience. Par ailleurs, ses membres opèrent dans plusieurs domaines d’activité, dont l’immobilier, la téléphonie mobile, l’import-export, la concession automobile, etc. Il est évident que les principaux clients de la BNI qui exercent dans les mêmes secteurs éprouveront de la réticence à soumettre leurs dossiers confidentiels à une banque détenue par la concurrence (…) Il y a de fortes chances pour que cette situation aboutisse à la fuite de ses gros clients, dont les dix premiers, à eux seuls, génèrent plus de 80 % des résultats de la BNI, ce qui fragilisera dangereusement et rapidement la situation financière de la banque et créera même une perturbation du système financier en général. »

Et pour conclure cette lettre, le premier ministre ajoutait : « L’État, en tant que tutelle du secteur, encourage la recherche de partenaires ou l’introduction de nouvelles banques à Madagascar mais suggère la mise en œuvre d’un dossier d’appel d’offres ouvert en ce qui concerne le cas de la BNI. » C’était donc dit clair et net : le dossier a été jusqu’à présent traité en dépit du bon sens ; il est urgent d’arrêter de faire n’importe quoi, en tolérant d’invraisemblables conflits d’intérêts, qui risquent d’enfoncer le pays un peu plus dans l’affairisme.

L’opposition du premier ministre malgache à cette opération se comprend sans peine car les candidats au rachat ne sont pas du tout issus du monde de la banque. Il s’agit d’une part d’un consortium dénommé Ciel, qui fait partie du groupe mauricien Indian Ocean Financial Holdings Ltd ; et d’autre part, d’un autre homme d’affaires, dénommé Hassanein Hiridjee, dont la holding dénommée Trielite est immatriculée aux îles Vierges britanniques. De nationalité française, ce « Karan » – comme on appelle à Madagascar ceux qui sont originaires d’Inde – est un proche du président de la Transition, Andry Rajoelina. L’homme d’affaires Hassanein Hiridjee contrôle par ailleurs First Immo, une grosse société de développement immobilier opérant à Tananarive. Le même homme d’affaires a, enfin, mis la main dans des conditions controversées sur le principal opérateur téléphonique de Madagascar, Telma (les anciens Téléphones de Madagascar), lors de la privatisation des réseaux téléphoniques, société Telma qui est aujourd’hui lourdement endettée. Pour la petite histoire, ce même Hassanein Hiridjee est aussi une connaissance de Bernard Tapie avec lequel il avait un temps songé à s’associer pour faire une offre pour la BNI.

On comprend donc les craintes du premier ministre malgache et le ton très ferme de son communiqué. Or, cette fois encore, le Crédit agricole, au lieu de chercher un nouvel acquéreur comme il y était invité, a choisi de tenter de passer en force. Et cela est peut-être en train de réussir.

Que s’est-il passé dans les jours qui ont suivi le 2 novembre ? Dans les coulisses du pouvoir et des milieux d’affaires malgaches, quelles intrigues nouvelles se sont-elles nouées ? Et, à la veille du second tour de l’élection présidentielle malgache, qui doit avoir lieu le 20 décembre, le Crédit agricole, a-t-il fait le calcul d’aller vite, de peur que son projet ne puisse rencontrer de nouvelles difficultés au lendemain du scrutin ? En tout état de cause, le fait est là : en quelques jours, le projet d’acquisition, qui semblait enterré, a presque abouti. Le 13 décembre, le premier ministre de Madagascar, le ministre des finances, la direction générale du Trésor et la Commission de supervision bancaire et financière de ce pays ont publié un communiqué commun, signalant que trois jours plus tôt, une réunion avait été organisée entre toutes les parties prenantes de l’opération. Et le communiqué ajoutait : « À l’issue d’un examen approfondi et d’un débat de fond, l’ensemble des représentants de l’État et des autorités de tutelle a avalisé le principe de la cession du contrôle de la BNI. »

Magique, non ? Sulfureux, le projet de cession est subitement devenu tout à fait présentable…

L’affaire n’est peut-être pas totalement bouclée. Car, au lendemain de l’élection présidentielle, il ne faut pas exclure d’ultimes rebondissements. Mais la morale de l’histoire est déjà transparente : l’ancienne puissance coloniale qu’est la France, et qui dans le passé s’est si mal comportée à l’égard de Madagascar, avait une obligation d’exemplarité – une obligation d’autant plus forte que la Grande Île est un pays ravagé par la misère et l’affairisme.

Et pourtant, la France s’est affranchie de cette obligation sans le moindre scrupule, laissant le Crédit agricole faire à sa guise ses petites affaires à Madagascar. Il aurait suffi d’un mot du ministre français des finances, Pierre Moscovici, ou de celui des affaires étrangères, Laurent Fabius, à l’adresse de Xavier Musca (ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy), qui gère ce dossier à Paris pour le Crédit agricole, pour que la banque française rentre dans le rangs. Ce mot n’est visiblement jamais venu…

BOITE NOIREJ'ai cherché à joindre à plusieurs reprises la direction du Crédit agricole, au début de mes enquêtes, et en particulier Xavier Musca qui gère ce dossier, mais la banque n'a jamais donné suite à mes demandes et refuse systématiquement de répondre aux questions de Mediapart.

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Les curieuses recettes du réseau Domino’s Pizza

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Ils ont rangé les scooters et les casquettes, éteint les fours pour la dernière fois, et quitté sur la pointe des pieds la célèbre enseigne au domino rouge et blanc. Régulièrement, en toute discrétion, des chefs d’entreprise affiliés au numéro un de la livraison de pizza en France, à l’expansion ininterrompue, arrêtent les frais. Ils quittent Domino’s Pizza, dont ils étaient des franchisés convaincus. Le cœur serré, généralement ; le porte-monnaie essoré, très souvent.

Lorsque ces entrepreneurs vaincus acceptent de se confier, leur description des causes de leur échec est souvent la même. Prix très bas imposés par la direction du groupe, marges extrêmement faibles, dette qui s’accumule envers Domino’s Pizza France, souvent avec son accord tacite, assurent-ils. Ils racontent comment ils ont perdu pied en tentant de suivre les consignes de l’enseigne, sans parvenir à gagner leur vie.

Leur récit est farouchement contesté par la direction de Domino’s Pizza, qui préfère mettre en avant sa réussite, incontestable. En 2006, les magasins siglés Domino’s étaient 97 en France. Aujourd’hui, ils sont près de 230, aux mains de 80 franchisés (la chaîne détient aussi 16 magasins en propre). Ses concurrents, Pizza Hut, La Boite à Pizza et Speed Rabbit pizza n’ont pas plus de 130 boutiques chacun. Domino’s annonce un chiffre d’affaires total de son réseau de 155 millions d’euros et un résultat net pour l’entreprise elle-même d’environ 1,3 million.

Et pourtant, une poignée de franchisés a lancé une action en justice contre la marque, persuadés qu’elle les a trompés en leur cachant la vérité sur la faible rentabilité du concept, et sur la santé financière de ses affiliés. Sur le terrain judiciaire, ces déçus de la pizza ont rejoint l’un de leurs principaux concurrents d’hier, Speed Rabbit Pizza, qui tente depuis des années de démontrer que Domino’s s’affranchit des règles pour imposer sa loi.

Quand il s’est lancé à la tête d’un magasin tout neuf, à Bayonne, en mars 2008, Augustin Estar ne pensait pas en arriver là. En novembre 2012, comme quatre autres de ses anciens collègues, il a assigné Domino's Pizza devant la 19e chambre du tribunal de commerce de Paris. Rentré en France après avoir travaillé dans l’aéronautique à l’étranger, il avait investi ses 80 000 euros d’économies pour ouvrir son magasin. Il y aura finalement englouti 400 000 euros en quatre ans, avant de se placer en procédure de sauvegarde judiciaire et de décrocher l’enseigne pour se lancer en indépendant. « J’ai beaucoup d’interrogations sur les méthodes de l’enseigne », dit-il.

« Avant que je me décide, on m’avait vendu la franchise comme un travail intéressant et pas si prenant, se rappelle-t-il. On m’assurait que je pourrais m’appuyer sur des managers, partir souvent en vacances… Pour me lancer, j’ai suivi à la lettre tout ce que me conseillait Domino's Pizza : le lieu du magasin, la façon de l’aménager, de faire les travaux… J’ai embauché 20 personnes, acheté 8 scooters, ma femme et moi, on y croyait. » Les banques, un peu moins : « J’avais besoin d’un prêt de 300 000 euros, mais mon projet n’était pas validé par les banquiers. Alors Domino’s m’a prêté 30 000 euros et a poussé mon dossier auprès de sa banque partenaire, HSBC. »

Lorsqu’il a signé, on lui avait fait miroiter un chiffre d’affaires de 8 000 euros par semaine pour la première année, et 20 000 euros deux ans plus tard. Mais au bout de deux ans, son chiffre d’affaires plafonne à 6 000 euros par semaine. Alors que les charges s’accumulent. Tous les mois, les franchisés payent à la « tête de réseau » l’équivalent de 6,5 % de leur chiffre d’affaires au titre des royalties, et 4 % pour la publicité. (Il y a quelques semaines, les franchisés réunis lors de leur séminaire annuel ont accepté de porter à 5 % cette quote-part, dite du « NAF », National advertising fund).

Une des originalités du réseau Domino’s est que les franchisés ont aussi un autre lien financier, majeur, avec leur franchiseur : ils lui achètent en exclusivité les matières premières nécessaires à l’élaboration des pizzas. C’est l’article 6.2 du contrat de franchise, conclu pour une période de dix ans. Ces achats d’ingrédients représentent de 25 à 30 % du chiffre d’affaires, en fonction des magasins. Mais Augustin Estar va rapidement se rendre compte qu'il a beaucoup de mal à régler l'ensemble de ces traites.

« Très vite, j’ai commencé à ne pas payer mes factures à Domino's Pizza, et les dettes se sont accumulées. Au pire moment, on est montés à presque 200 000 euros de dettes cumulées en trois ans, assure-t-il. En juin 2012, nous étions retombés à 66 000 euros, mais la direction m’a proposé de transformer cette créance en prêt, à 4,8 %. Je me suis renseigné, un avocat m’a expliqué que ça pouvait être illégal dans certains cas, et j’ai refusé. C’est là que ça a coincé. Domino's Pizza m’a demandé de tout régler d’un coup. Je ne pouvais bien sûr pas le faire. Ils m’ont ensuite proposé de racheter mon magasin, pour 100 000 euros, alors que j’y avais investi quatre fois plus. J’ai encore refusé, et j’ai décidé de les attaquer. »

Le récit de l’entrepreneur bayonnais rassemble tous les points de litige autour desquels s’écharpent le roi français des livreurs de pizza et ses adversaires : une rentabilité qui serait insuffisante, des factures non payées en temps et en heure et que le franchiseur laisserait s’accumuler, des prêts proposés alors que le fabricant de pizzas n’aurait pas le droit de les octroyer, des rachats de magasins à bas prix auprès de franchisés en mauvaise posture financière…


La direction déconseille à ses troupes de parler à Mediapart

L’actuel président de Domino's Pizza France dément ces accusations une par une. Andrew Rennie, qui a déjà dirigé l’entreprise de 2006 à 2010 et vient d’en reprendre les commandes, est australien. Car depuis plus de sept ans, le groupe hexagonal appartient à Domino’s Pizza Enterprise, basée en Australie, qui a acquis le droit d’exploiter la marque auprès de la maison-mère américaine. Valorisée à plus de 1 milliard de dollars à la bourse de Sydney, DPE préside aux destinées de 1 200 magasins et 26 000 personnes, disséminés dans six pays : Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Belgique, Pays-Bas et France.

« Seuls 5 à 10 % de nos franchisés français connaissent des difficultés, sérieuses ou passagères, assure Andrew Rennie, qui a lui-même dirigé dix magasins après avoir passé dix ans dans l’armée australienne. C’est toujours la même proportion, partout dans le monde. Ce sont eux qui sont mécontents, mais la vérité est qu’ils n’ont pas eu de chance, ou, le plus souvent, qu’ils ne sont pas de bons entrepreneurs. »

Officiellement donc, tout va pour le mieux chez Domino’s. Mais une certaine nervosité est perceptible face à la curiosité de Mediapart. Dès que l’information qu’un journaliste cherchait à connaître les coulisses des magasins a circulé, la chargée de communication de la marque nous a contacté. Et très vite, un e-mail est parti en direction des troupes pour leur indiquer que la direction était la plus à même de nous répondre (à lire sous l'onglet Prolonger). Depuis, nos interlocuteurs se sont fait rares en interne.

Pour Andrew Rennie, un seul chiffre compte, et prouve la validité de son concept : « Actuellement, nous ouvrons une vingtaine de nouveaux magasins par an, et 80 % d’entre eux le sont par des gens qui sont déjà franchisés. Si notre business était mauvais, pourquoi voudraient-ils s’y impliquer davantage ? » Bernard Bataillé, président de Pepperoni, l’association créée en 1998 qui regroupe plus de 80% des franchisés, est sur la même ligne. Il dénonce des « attaques totalement diffamatoires », et balaye toute inquiétude : « Bien sûr, les marges sont faibles, il faut cravacher tous les jours, ce sont des métiers très rudes. Mais on peut aussi gagner sa vie, et très bien. »

D’autres confirment, en partie. « C’est vrai que quand tout va bien, on gagne de l’argent », commente Pierre Arezki, qui a passé dix ans dans le réseau, et a tenu le magasin Domino’s de La Rochelle de 2007 à 2009, avant de le revendre suite à un gros souci personnel. « J’ai pu gagner jusqu’à 12 000 euros par mois, c’était royal. Et je connais des gens, qui détiennent plusieurs magasins, qui récoltent plus de 100 000 euros par an via les dividendes de leur entreprise, sans compter leur salaire. »

Mais tout change quand les affaires commencent à ralentir. « Avec la crise, mon chiffre d’affaires a chuté, raconte Pierre Arezki. Là, la direction m’a conseillé de baisser les tarifs pour attirer du monde. Et c’est vrai, les clients sont revenus. Mais je ne faisais plus de marge ou presque, et mes revenus ont dégringolé… »

« Plus de pizza, plus de fun ! » C’est le mantra de la marque. Pour les clients, bien sûr, incités à consommer toujours plus ses produits. Mais pour ses franchisés tout autant, poussés à vendre sans relâche, y compris en baissant les prix au maximum, à coup de promotions impressionnantes. Les « mardis fous » et autres « semaines de folie » sont une des signatures de l’entreprise, partout en France. Des coups de com’ consistant à baisser les prix d’une pizza d’un tiers (pour un prix final qui tombe entre 6,95 et 8,95 euros, selon les magasins et les époques), puis en proposer deux pour le prix d’une à emporter, voire trois pour le prix d’une pendant les périodes creuses, jusqu’à plusieurs fois par semaine…

Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006 Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006

Cette méthode des prix cassés a un nom : « HVM », pour High Volume mentality, ou « Mentalité haut volume ». L’important, ce n’est pas de vendre une pizza chère, mais d’en vendre énormément, à (tout) petits prix. Indispensable pour se faire connaître. Idéal pour fidéliser des clients volages. Parfait pour casser les reins de la concurrence, obligée de s’aligner… La stratégie HVM a été présentée à tous les franchisés le 12 juillet 2006, lors du premier séminaire organisé par les Australiens après leur rachat de la marque en France. Elle est depuis le credo de l’organisation. Mais aussi le point central de toutes les récriminations en interne.

Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006Présentation lors du séminaire du 12 juillet 2006

Mediapart a recueilli le témoignage de plusieurs entrepreneurs, franchisés ou ex-franchisés, qui pointent tous le concept HVM comme la source d’une majeure partie de leurs problèmes. « Quand ils vous vantent le système, ils insistent beaucoup sur le chiffre d’affaires qui explose, mais ils ne disent jamais que le bénéfice suit difficilement », témoigne l’un d’eux, qui précise que lorsqu’il doit baisser ses prix de 30 ou 40 %, à la demande de la « tête de réseau », il n’obtient pas de compensation sur les prix du « food », les matières premières que lui vend Domino’s… « Forcément, il se fichent de notre rentabilité finale, grince un autre : ils gagnent leur vie grâce aux redevances prélevées sur notre chiffre d’affaires. »

En janvier 2011, de longs e-mails désabusés ont circulé entre franchisés, chacun racontant ses difficultés et ses doutes quant à sa marge faible, parfois inexistante… Puis toute l’année 2012, c’est l’association Pepperoni qui a pris le relais et porté le combat contre la direction, qui souhaitait augmenter le prix du « food ». Un bon article, publié discrètement l’an dernier sur le site du Nouvel Observateur, résumait bien la situation, décrivant des relations extrêmement tendues.

Au cours des vifs échanges de l’été 2012, un des représentants de l’association, lui-même propriétaire de nombreux magasins et considéré comme l’un des plus solides du réseau, a dénoncé la « course au chiffre d’affaires » de la direction, un modèle économique qui ne serait qu’« une tromperie », et a évoqué des collègues « en difficulté, et même ruinés pour certains ». Pour Serge Méresse, l’avocat de l’association, « il y a un fort attachement au réseau, à la marque, au produit, chez ces chefs d’entreprise. Certains franchisés sont là depuis l’arrivée de la marque sur le territoire, il y a 24 ans. Ils aiment leur job, et n’acceptent pas certaines exigences financières des Australiens. »

« Je travaille 90 heures par semaine, pour 800 euros par mois »

La direction a finalement renoncé à ses projets de hausse des prix du « food », mais les houleuses discussions ont laissé des traces. Et peut-être coûté sa place à Mélanie Farcot-Gigon, l’ancienne directrice marketing, qui fut présidente du groupe durant trois ans. En juin dernier, elle a démissionné pour laisser sa place à Andrew Rennie. Ce dernier défend mordicus le système HVM : « C’est un modèle qui est mal compris, mais je suis très déterminé, et nous maintiendrons nos choix. » Même en 2014, avec la hausse de la TVA, et la hausse du tarif de publicité votée par les franchisés ? « Bien sûr, et c’est même le moment d’être encore plus agressifs. Une façon paresseuse de gérer son business est de reporter la hausse des coûts sur le consommateur. Ce n’est pas la mienne. »

On ne sait pas comment de telles déclarations seront reçues par ce franchisé, qui a installé son magasin dans une petite ville du Sud. « Le travail ne me fait pas peur, mais je bosse 15 heures par jour, sept jours sur sept, pour moins de 1 000 euros par mois. J’ai investi plus de 300 000 euros dans mon commerce, j’aurais mieux fait de laisser mon argent à la banque ! » Son magasin périclite, et pourtant… « J’ai suivi tous les conseils qu’ils m’ont donnés, j’ai même fait du porte-à-porte en donnant des pizzas gratuites. J’ai aussi pratiqué la vente à perte, qui est illégale, en vendant des pizzas à 5 euros le midi. » D’autres témoins nous ont confirmé avoir déjà pratiqué la vente à perte.

Un deuxième franchisé, d’une autre modeste ville méridionale, assure travailler « 90 heures par semaine depuis six ans et demi, sans aucun jour de vacances ». Un rythme démentiel pour… « moins de 800 euros par mois ». Le diagnostic de ces deux entrepreneurs désabusés ? « Il y a des franchises qui marchent très bien, mais le modèle ne peut pas fonctionner partout. Dans les petites villes, la population n’est pas assez dense pour pouvoir atteindre un nombre suffisant de clients en moins de 30 minutes après leur commande… » Un bon connaisseur estime qu’« à moins de 40 000 boîtes aux lettres dans la zone de chalandise, il ne faut pas espérer bien gagner sa vie ».

Un ancien affilié, qui détenait plusieurs magasins et a raccroché les gants il y a une quinzaine d’années, tout en restant en bons termes avec la direction, délivre son diagnostic : « Mon sentiment est que, d’un point de vue économique, ce sera toujours très compliqué. Le schéma, inventé aux États-Unis, est applicable là-bas et dans d’autres pays où la législation sociale est faible. Mais pas en France, où le coût de la main-d’œuvre est beaucoup plus élevé, où vous devez signer des CDI, où vous ne payez pas vos livreurs à la course. Et puis, aux États-Unis, les gars viennent souvent avec leur propre voiture, ce pour quoi ils sont un peu indemnisés. Mais en France, vous devez gérer l’achat des mobylettes, l’essence, l’entretien… »

Aujourd’hui, les doutes sur la viabilité du modèle économique s’affichent discrètement dans une partie du réseau. Mais les arguments se déploient beaucoup plus franchement devant le tribunal de commerce de Paris, où les franchisés de Pau, Toulouse, Bayonne, Orléans et Avignon ont engagé une action. Christian Dulac, à la tête de deux magasins à Pau, est le premier à avoir sauté le pas, en décembre 2011. Arguant de la non-rentabilité du concept, et de la volonté de Domino’s de la masquer lors du recrutement des franchisés, il réclamait l’annulation de son contrat et demandait près de 4 millions d’euros d’indemnisation. Le jugement de première instance, rendu le 5 juin 2013, le déboute de ses demandes.

Le tribunal, composé d’entrepreneurs, a notamment considéré que Domino’s avait présenté à la barre suffisamment de gages sur la rentabilité de son réseau, soulignant la très importante augmentation du nombre de magasins et le fait que, de 2002 à 2009, seuls trois d’entre eux ont fermé. L’entreprise se félicite régulièrement, et notamment dans les procès en cours, de cette reconnaissance juridique. Elle a néanmoins fait appel du jugement. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il met aussi en avant sa curieuse manière de gérer ses relations avec ses points de vente.

En réponse à l’attaque de son franchisé, la marque réclamait qu’il lui règle près de 500 000 euros de dettes, que ses deux magasins auraient accumulés en huit ans. Mais le tribunal a estimé que près de 330 000 euros étaient réclamés sans justification : en juin 2009, Domino’s avait signé des nouveaux contrats de franchise pour ces deux magasins palois, afin d’entériner (tardivement) l’arrivée des Australiens, et il n’y était nulle part fait mention de dettes. Le tribunal a donc considéré qu’il n’y avait aucune raison que des sommes soient réclamées au titre de créances antérieures à juin 2009.

Speed Rabbit en embuscade

Ce genre d’information fait le bonheur de Daniel Sommer, le patron de Speed Rabbit pizza, l’un des principaux concurrents de Domino’s, qui poursuit lui aussi l’enseigne devant le tribunal de commerce de Paris. En mars 2012, il a lancé une procédure pour concurrence déloyale. Ses arguments reprennent beaucoup de ceux des franchisés en guerre contre leur ancien franchiseur, mais ils sont plus systématiques.

« Domino’s a développé une stratégie globale d’éviction de la concurrence, attaque Daniel Sommer. Pour assurer son hégémonie et un monopole sur le terrain, elle multiplie les pratiques illicites et les fraudes aux financements des franchisés, pratique des prix abusivement bas, un marketing débridé et très dispendieux, et crée ainsi une barrière à l’entrée du marché de la pizza. Et lorsque les magasins sont trop mal en point, ils ne ferment que très rarement parce que le franchiseur les rachète pour une somme dérisoire, ou demande à un autre franchisé, plus solide, de les reprendre. »


En 2002, Sommer avait saisi la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour dénoncer les pratiques de son concurrent, mais il s’était fait débouter en première instance par le conseil de la concurrence. Il n’a pas baissé les bras, loin de là. Il mène depuis une guérilla juridique tous azimuts contre son concurrent, et tous ceux qu’il estime être ses complices, actifs ou passifs. « À la fin des années 2000, nous affichions un résultat d’exploitation groupe et réseau de plus de 4,5 millions d’euros par an, avec une croissance espérée de 500 000 euros par an. En 2012, nous stagnions autour de 1,8 million d’euros. Nous avions 130 points de vente et en ouvrions 10 à 20 nouveaux par an. Aujourd’hui, nous n’en avons plus que 99 », détaille-t-il.

Pour appuyer ses dires, cet ingénieur en travaux publics de formation, propriétaire de l’enseigne depuis 1999, ne recule devant rien. Bien sûr, il appuie la démarche des sept franchisés Speed Rabbit qui attaquent eux aussi Domino’s devant le tribunal de commerce (« Ils ont mon soutien juridique, financier, moral, affectif… »). Mais il emploie aussi deux juristes à plein temps (à une époque, ils étaient cinq) et collecte méticuleusement, voire obsessionnellement, tous les éléments qui permettent d’étayer ses accusations, depuis plus de dix ans.

Il est vrai que le monde de la pizza, il connaît : il dirige par ailleurs A. Horecol, une entreprise spécialisée dans la création de locaux et le service après-vente, notamment pour les professionnels de la restauration et de l'hôtellerie. Depuis 1995, c’est cette entreprise qui équipe, quasiment du sol au plafond, tous les magasins SRP, les Pizza Hut, beaucoup d’enseignes Boite à pizza, des indépendants, et… plusieurs magasins Domino’s !

Pour Daniel Sommer, aucun doute, c’est parce que Domino’s « oublie » de réclamer le règlement de ses factures à ses franchisés que ces derniers peuvent casser les prix et écraser la concurrence, tout en gardant la tête hors de l’eau. Une entourloupe qui se jouerait principalement sur les délais dans lesquels les marchandises livrées (le « food ») sont payées, ou non. Légalement, dans le domaine de l’alimentaire, les denrées périssables – dont le paiement représente environ 75 % des sommes qu'un franchisé verse chaque mois à Domino's – doivent être réglées au fournisseur dans les trente jours après la fin de la décade de livraison (par exemple, pour une livraison le 5 du mois, le délai de 30 jours démarre le 10 du mois). Or, tout porte à penser que les délais tacitement accordés sont beaucoup plus élastiques, et peuvent alimenter une dette qui grossit régulièrement, jusqu'à devenir parfois gigantesque.

Sommer et ses équipes ont passé des journées entières à scruter tous les comptes de Domino’s et de ses affiliés. Ils ont noté que de 2002 à 2010, le poste « créances clients » du franchiseur a toujours été très conséquent, variant de 3 millions à près de 13 millions d’euros par an. Ils estiment que c’est est disproportionné par rapport à son chiffre d’affaires. « Ce sont les dettes de franchisés, et cela fausse totalement la concurrence ! » tempête le patron de Speed. Réponse de Domino’s ? Elle estime au contraire que les montants des créances sont « usuels et conformes » par rapport au chiffre d’affaires. Selon le dirigeant Andrew Rennie, 97 % de ses troupes payent moins de 30 jours après facturation. « Et les mauvais payeurs doivent régler les livraisons immédiatement » , signale-t-il. En effet, Mediapart a connaissance de plusieurs cas de petits franchisés s’en sortant mal financièrement, et obligés de régler leurs commandes dès la livraison, sous peine de voir stopper tout approvisionnement.

Quant à Serge Méresse, l’avocat de plusieurs franchisés, il estime que même les cas de dépassements ne sont pas si graves : « Qu’il n’y ait pas de brutalité dans la relation entre un franchiseur et des franchisés qui sont très dépendants de lui, c’est assez fréquent. D’ailleurs, dans la majorité des cas, c’est le franchisé qui impose son retard, sans y être incité par qui que ce soit. »

En réalité, il semble que l’enseigne soit bien plus coulante avec ses « gros » franchisés, installés depuis des années dans des villes significatives et possédant tous plusieurs magasins, qu’avec les « petits » et les nouveaux arrivants. C’est ce qu’a lui-même reconnu le plus important des franchisés, Kamel Boulhadid. À la tête de 36 magasins, qui emploient 900 salariés, cet entrepreneur de la banlieue strasbourgeoise règne dans l'est et dans une partie de l’Île-de-France. Ses boutiques apportent environ le quart du chiffre d’affaires de tout le réseau.

Interrogé à l’automne 2009 par la DGCCRF de Colmar (Haut-Rhin), Kamel Boulhadid a reconnu que pour deux de ses sociétés, les délais de paiement, censément de moins de 40 jours, étaient largement hors des clous, allant de 63 à 202 jours ! Et au moment du contrôle, une facture courait toujours presque un an après son émission. « Ce dépassement a été tacitement accepté et toléré par (le) franchiseur », indiquait l’entrepreneur sur procès verbal (à consulter ci-dessous). Selon lui, cette tolérance lui a permis de se développer, et même de reprendre des magasins en difficulté : « Mon franchiseur va m'exonérer temporairement du paiement des factures à son ordre et soulager ma trésorerie pour que je l'utilise dans le cadre de ces acquisitions. (…) Cette politique de faveur à l'ouverture des nouveaux magasins continue aujourd'hui selon le même dispositif. »

Selon l’assignation au tribunal de commerce de Speed Rabbit contre Domino's, des délais de paiement anormaux ont aussi été constatés dans une douzaine d’autres villes. Difficile dès lors d’entendre les explications d’Andrew Rennie, qui assure que les franchisés détenant de très importantes dettes « ne sont plus là aujourd’hui », et qu’ils avaient profité d’une ancienne direction faible. Cette version est d’ailleurs contredite par un des plus farouches opposants actuels à la marque, l’ancien franchisé de Toulouse, Gilles Bourbigot. « Entre mai 2003 et décembre 2004, j’ai ouvert trois magasins. Et j’ai tout simplement vécu un voyage au bout de l’enfer », balance l’homme, amer. Celui qui a attaqué Domino's Pizza France en janvier 2012 et réclame près de 3 millions d’euros à l’enseigne, rappelle qu’en 2011, il avait accumulé la bagatelle de… 1,4 million d’euros de dettes auprès de son franchiseur !

Tous ces chiffres, c’est Daniel Sommer qui a obtenu qu’ils soient publics. Car Domino's Pizza France, et la plupart de ses franchisés, ne déposaient pas leurs comptes, ce qui est illégal. Speed Rabbit s’est donc engagé dans un combat titanesque, et victorieux, pour corriger cette carence. Il a en premier lieu obtenu, le 12 avril 2011, auprès du tribunal de commerce de Nanterre, que la maison-mère dépose ses comptes, sous peine de fortes amendes. La société n’ayant pas obtempéré, puis ayant omis des pièces, Speed Rabbit a obtenu à trois reprises des jugements imposant de payer ces astreintes financières. Aujourd’hui, Andrew Rennie, plaide simplement « de mauvaises pratiques issues du passé » : « Nous pensions que nos procédés étaient corrects, ils ne l’étaient pas, nous avons été mal conseillés. » Des explications sans doute un peu légères, au regard de la mauvaise volonté déployée sur ce point.

Pour le même motif, le dirigeant de Speed Rabbit Sommer a encore poursuivi une trentaine de franchisés, un peu partout en France. Il a obtenu des condamnations systématiques…, sauf lorsque les entreprises visées avaient obtempéré juste avant l’audience. « Daniel Sommer est dans une stratégie d’hystérisation et de déstabilisation du réseau », regrette Olga Renaud, avocate de plusieurs franchisés au sein du cabinet de Serge Méresse. Ses clients ne voudraient pas « nuire à un concurrent, mais ce sont des petits entrepreneurs, qui commettent souvent des négligences ». Méresse estime pour sa part qu’il s’agit d’« un classique du genre, qui ne porte pas à conséquence : souvent, un chef d’entreprise ne souhaite pas que ses concurrents connaissent ses résultats ». La stratégie de Speed Rabbit a néanmoins été jugée suffisamment préoccupante pour que, le 31 octobre 2012, Domino’s organise une réunion de plus de quatre heures avec une dizaine de franchisés et leurs avocats, pour trouver des réponses judiciaires communes.

Speed Rabbit a même tenté de poursuivre… Jérôme Cahuzac !

Daniel Sommer ne s’est pas arrêté là, multipliant les procédures. Il avait même mis en demeure, puis tenté d’assigner en justice… Jérôme Cahuzac, pour non-publication des comptes de sa société, Cahuzac conseil (dont Mediapart vous exposait l’existence ici) ! Il estimait qu’en tant que ministre du budget, Cahuzac se devait de montrer l’exemple. Poursuites abandonnées après le départ du gouvernement du ministre.

Dès mai 2007, Daniel Sommer avait aussi saisi la Commission d’examen des pratiques commerciales, une instance logée à Bercy et chargée d’examiner les relations commerciales entre producteurs, fournisseurs et revendeurs. L’avis rendu le conforte dans son analyse, puisqu’il estime que dans un tiers des dossiers de franchisés examinés, les délais de paiement « peuvent être considérés comme excessifs ». La Commission estime qu’ils sont « de toute évidence, en grande partie, les effets de l’insuffisante rentabilité » de certains franchisés.

Dans la foulée, Speed Rabbit lançait, en octobre et novembre 2008, seize plaintes auprès de la DGCCRF et de ses antennes régionales et départementales, sur la question de délais de paiement abusifs. Dès le 20 novembre 2008, un des sous-directeurs de la DGCCRF confirmait par lettre que, si les faits étaient avérés, Domino's Pizza France « pourrait éventuellement être poursuivie pour complicité ».

L’organisme a lancé une enquête nationale en 2009 dans les secteurs de la livraison de pizzas et de plateaux-repas. Selon une note récapitulative de ces investigations (disponible ici en PDF), 300 contrôles ont été effectués en tout, et des anomalies relevées dans « 48 % des cas ». Concernant Domino’s Pizza en particulier, « dans neuf des onze régions où des contrôles ont eu lieu, les délais de paiement réglementés sont respectés », conclut le texte. Qui pointe en revanche, « dans deux régions (Pays de la Loire et Île-de-France), des dépassements importants et quasi-systématiques ».

Finalement, seulement 4 procès-verbaux ont été adressés à Domino’s, pour « absence de respect des règles de facturation » et « non respect des délais de paiement », et la DGCCRF a transmis des informations aux parquets d’Orléans et de Nanterre, qui ont chacun ouvert une enquête préliminaire contre un franchisé. Celui d’Orléans, qui a depuis attaqué Domino’s, a déclaré lors de son audition par la police judiciaire qu’il n’était « qu’une victime de plus du système mis en place par Domino’s Pizza France, qui ne permet de dégager ni profitabilité ni rentabilité ».

Ce n’est qu’une demi-victoire pour Speed Rabbit et son patron. Ce dernier estime que la DGCCRF n’a pas épinglé assez de franchisés, et il a multiplié les procédures contre l’institution, qui refuse de lui adresser les pièces rédigées suite aux contrôles… Elle est allée jusqu’au Conseil d’État pour lui contester le droit de les consulter. Mais elle lui a finalement indiqué qu’elle avait relancé une enquête sur le secteur en 2013. Sans résultats connus pour l’heure.

Il y a pourtant d’autres sujets qui mériteraient que la DGCCRF tranche. Notamment la question de prêts accordés par le franchisé à ses troupes. C’est ce qui avait notamment été dealé avec le Toulousain Gilles Bourbigot, après l’arrivée des Australiens de DPE. « Après 2006, j’ai continué à ne pas régler des factures, mais en juillet 2008, ma dette, énorme, a été transformée en prêt, octroyé directement par Domino's Pizza France, explique-t-il. Dans un protocole d’accord, nous étions convenus que je règlerai 900 000 euros de dettes sur plusieurs années, contre le paiement d’intérêts, de 7 % par an. » Selon un franchisé encore présent dans le réseau, « les prêts accordés par les banques partenaires de Domino’s, mais aussi par l’entreprise elle-même, c’était monnaie courante pendant des années. »

Ce point est délicat. En effet, l’article L511-5 du Code monétaire et financier établit qu’« il est interdit à toute personne autre qu'un établissement de crédit d'effectuer des opérations de banque à titre habituel ». Domino’s Pizza a-t-elle franchi les bornes en octroyant des prêts qu’elle n’avait pas le droit d’émettre ? Tout est dans les mots « à titre habituel ». Pour Serge Méresse, « lorsque des prêts correspondent à des réponses au cas par cas, face à des difficultés passagères, c’est tout à fait autorisé ». Domino’s déploie les mêmes arguments, qui sont bien sûr contestés par Speed Rabbit. Il est vrai que la pratique s’est répétée. Kamel Boulhadid a lui aussi expliqué à la DGCCRF qu’il avait « procédé à un emprunt de 1.020.899,10 d'euros » auprès de son franchiseur. Et Augustin Estar, l’ex-franchisé de Bayonne, s’était vu offrir en juin 2012 une « proposition d’étalement de paiement de (sa) dette (…) sur 3 ans pour un montant total de 77 930,42 euros », et contre 4,8 % d’intérêt.

Des condamnations pour « travail volontairement dissimulé »

Mais parfois, nul besoin d’arguties juridiques pour trancher sur le caractère illégal de certaines pratiques. Ainsi, plusieurs entrepreneurs du réseau ont été condamnés aux prud’hommes pour non-déclaration des heures supplémentaires. Entre 2010 et 2013, diverses cours d’appel ont jugé des cas de salariés contestant leur contrat ou leur salaire. Une douzaine de condamnations ont été prononcées, dont cinq comportent des références à des heures sup’ non payées. Voire dissimulées intentionnellement, dans deux cas assez marquants. En décembre 2012, Hocine Benamara a ainsi été condamné par la cour d'Appel de Versailles, notamment pour « travail volontairement dissimulé ». Or, ce franchisé francilien avait précédemment dirigé Domino's Pizza France, de novembre 2005 à novembre 2006. On peut donc présumer qu’il connaît de près les conditions dans lesquelles un magasin est rentable.

La deuxième condamnation pour « travail dissimulé », prononcée en mars 2013 à Toulouse, concerne Gilles Bourbigot, l’ex-franchisé en rébellion. Aujourd’hui, il reconnaît sans barguigner avoir triché. « Clairement, j’ai magouillé, mais comme beaucoup de mes confrères, déclare-t-il. Dans la pizza, il faut beaucoup de main-d’œuvre. Et chez Domino’s, pour que ça marche, il faut se débrouiller pour ne pas payer les gars autant qu’ils le devraient. » Mais il avait aussi décidé de rentrer dans le droit chemin avant même sa condamnation : « J’ai fait installer un système très strict de “badgeage”, où chaque minute travaillée est comptabilisée. J’ai instantanément payé 10 % de plus en frais de personnel. Et quand j’ai proposé d’aider à installer ce système partout dans le réseau, le siège n’a jamais répondu à mon offre… »

Le plus gros franchisé attaque l'enseigne pour « faux et usage de faux »

Aujourd’hui à la tête de la marque, Andrew Rennie entend prendre ses distances avec toutes ces batailles juridiques. « Je laisse ces questions aux avocats. Moi, je suis un gars de la pizza. Je mange, je respire, je dors en pensant pizza. Et mon but est clair : en cinq ans, passer de 230 à 500 magasins français, et de 5 500 à 11 000 salariés. Pour cela, nous investirons 30 millions d’euros, notamment dans un système numérique très performant. »

L’objectif annoncé a de quoi faire trembler ses concurrents. Mais pour l’atteindre, Rennie devra encore ôter un sacré caillou de sa chaussure : selon nos informations, Kamel Boulhadid, le plus important franchisé français, a décidé de claquer la porte. Il a posé un préavis pour quitter l’enseigne le 30 juin 2014. Et, pour faire bonne mesure, il a enclenché deux actions en justice contre Domino’s.

Une plainte pour rupture des relations commerciales est arrivée devant le tribunal de commerce de Paris au mois de novembre. Le franchisé, qui n’a pas répondu à nos demandes d’explications, n’a pas digéré qu’en 2012, la chaîne lui refuse d’ouvrir un magasin à Thionville (Moselle), sans justifications réelles. C’était au pire moment des négociations menées par Boulhadid au nom de Pepperoni contre l’augmentation du « food ». Il lui aurait été signifié qu’il ne pourrait plus ouvrir de magasins, alors qu’il comptait encore en développer… 30. Il réclame plusieurs millions d’euros de dédommagement.

Pour corser les choses, le chef d’entreprise avait déposé en septembre une autre plainte, au tribunal de grande instance de Nanterre, pour « faux et usage de faux ». Motif « abracadabrantesque » : il assure que l’enseigne a imité sa signature sur 18 contrats de franchises, qu’il n’aurait en fait jamais signés lors de l’ouverture de certains de ses magasins. Il n’est pas du tout sûr que ces plaintes aillent à leur terme. Il suffirait que les deux parties trouvent un terrain d’entente financier pour que l’entrepreneur en colère les retire. Mais au cours des négociations, Kamel Boulhadid aurait menacé de dévoiler publiquement certaines pratiques douteuses de la chaîne de pizza. Pour, en cas de désaccord irréconciliable, mieux l’entraîner dans sa chute ?

BOITE NOIREJ'ai rassemblé des documents et des éléments d'enquête pendant plusieurs mois, mais les témoignages ont tous été recueillis du début du mois de novembre à la première semaine de décembre. Certains témoins ont requis l'anonymat, la nervosité régnant au sein du réseau sur ces questions délicates. Andrew Rennie, le dirigeant de Domino's Pizza, m'a reçu une heure le 5 décembre, après avoir consulté la vingtaine de questions que je lui avais adressées par e-mail, via la chargée de communication de la société.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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«En direct de Mediapart» : qu'y a-t-il sous les Bonnets rouges ?

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Premier plateau

Animé par Rachida El Azzouzi et Frédéric Bonnaud, avec :

Olivier Lebras, ouvrier, délégué FO de l'abattoir de cochons Gad à Lampaul-Guimiliau

Corinne Nicole, ouvrière, déléguée CGT de l'abattoir de volailles Tilly Sabco à Guerlesquin

Jean-Pierre Le Mat, petit patron (de gauche, tient-il à préciser) et président de la CGPME des Côtes-d'Armor

Thierry Merret, légumier, président de la FDSEA du Finistère

 

Deuxième plateau

Animé par Jade Lindgaard et Frédéric Bonnaud, avec :

Christian Troadec, maire de Carhaix

Txetx Etcheverry, du collectif basque Bizi

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L'autorité bancaire veut assouplir l'encadrement des bonus en Europe

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De notre envoyé spécial à Bruxelles

« C'est effarant. » L'eurodéputé Philippe Lamberts reconnaît avoir été surpris à la lecture du document publié lundi en intégralité par l'Autorité bancaire européenne (EBA). Dans un projet de règlement (un « acte délégué », dans le jargon), l'institution assouplit le plafonnement des bonus des banquiers, décidé en début d'année à Bruxelles au terme de plusieurs années de négociations.

« Ils sont prêts à accepter des exceptions pour des montants de rémunérations qui vont jusqu'à un million d'euros. Ils détournent l'esprit qui était le nôtre, quand nous avons adopté ce texte », réagit l'élu Philippe Lamberts, membre du groupe des Verts à Strasbourg.

Ce dernier avait gagné le surnom d'« homme le plus détesté de la City » après avoir introduit une proposition qui avait fait grand bruit : les bonus ne pourront pas dépasser 100 % du salaire de base, ou 200 % avec l'aval explicite des actionnaires de la banque. Cet accord, qui visait en particulier les salariés gagnant plus de 500 000 euros brut à l'année, avait été obtenu entre le conseil européen et le parlement, en février 2013 (lire la directive). L'essentiel du chemin paraissait donc avoir été fait. À l'origine, certains, au parlement, plaidaient pour une limitation plus ferme, à 50 % du salaire de base.

Que dit l'« acte délégué » de l'EBA (à lire ici) ? Il établit d'abord des critères pour identifier les « porteurs de risques » au sein de chaque banque. Sont concernés les membres de la direction, mais aussi tout employé qui gagne plus que 500 000 euros brut par an (parts fixe et variable), ou encore les 0,3 % des salariés de l'entreprise qui ont la rémunération la plus élevée.

Le seul critère du seuil à 500 000 euros permet d'identifier 19 642 personnes, sur un total de 1,5 million d'employés, au sein de 36 banques sur lesquelles l'EBA a travaillé pour ses simulations. Comme ce chiffre de 1,5 million d'employés représente la moitié du secteur bancaire européen, on peut en déduire que la population totale soumise à ces nouvelles règles d'encadrement des bonus devrait approcher la barre des 40 000. Mais l'EBA a pris soin, au terme d'une consultation de trois mois, de définir des possibilités d'« exclusion » de cette catégorie. En tout, pas moins de 12 000 banquiers – sur les 40 000 – pourraient y échapper.

Trois cas de figure ont été prévus. Pour exclure les salariés touchant entre 500 000 et 750 000 euros de la limitation des bonus prévue, la banque devra le notifier aux « autorités compétentes ». Entre 750 000 et un million d'euros, un accord préalable de ces autorités sera nécessaire. Quant à l'autorité bancaire européenne, elle ne devra statuer sur ces cas d'exclusion que pour les salariés touchant plus d'un million d'euros.

« Les rémunérations ne sont qu'une approximation pour définir les prises de risque. Des institutions pourraient établir que certains employés, qui auraient été identifiés à l'aide de ce seul critère quantitatif, ne peuvent pas impacter, dans la réalité, le profil de risque de leur institution, sous certaines conditions », se justifie l'EBA.

« Sur le principe, il y a vraiment un problème : si ce personnel n'affecte pas le risque de la boîte, quelle est alors la logique de lui verser une part variable à son salaire ? » s'interroge Philippe Lamberts. En théorie, le versement d'un bonus vient récompenser une prise de risque.

Interrogé par Mediapart, Michel Barnier, le commissaire européen chargé des dossiers de régulation financière, qui soutient le principe de la limitation des bonus, se refusait mardi à tout commentaire. Le texte n'est pas encore entré en vigueur, mais il reste peu de place pour de nouvelles négociations. La commission doit encore l'examiner, avant de l'adopter dans les trois mois – sans doute fin février – par le collège des commissaires. Le parlement européen devra ensuite à nouveau se prononcer sur le texte, en séance plénière à Strasbourg, en mars ou en avril, avant les élections de mai 2014. Mais avec une subtilité : les eurodéputés, à ce stade, ne peuvent plus qu'adopter en bloc, ou rejeter en bloc, un « acte délégué ».

Le Royaume-Uni a par ailleurs engagé une action en justice, en septembre, contre la limitation des bonus des banques, auprès de la cour européenne de justice, la plus haute instance juridique de l'UE. « Réglementer les rémunérations de cette manière va au-delà de ce que permet le traité européen », avait alors expliqué un porte-parole du Trésor britannique.

Le projet de plafonner les bonus des banquiers n'est pas qu'un geste politique. Il obéit à une logique économique défendue par bon nombre d'économistes : les rémunérations excessives de certains banquiers sont l'une des explications de la crise financière de 2008. Elles les ont incités à prendre davantage de risques à court terme. Ces derniers sont en effet intéressés aux profits de la banque, sous la forme de bonus, mais ne paient aucun « malus » en cas de perte. Ils ont donc tout intérêt à continuer à prendre des risques, puisqu'ils gagnent presque à tous les coups.

Selon un autre rapport récent de l'autorité bancaire européenne, le nombre de très hauts revenus (plus d'un million d'euros brut) est reparti à la hausse dans le secteur financier européen en 2012, comparé à 2011 (après une baisse continue en 2010 et 2011, sous l'effet de la crise). On compte 2 714 employés de ce type en Grande-Bretagne (dont 2 188 dans la seule banque d'investissement), 212 en Allemagne ou encore 177 en France. L'Hexagone est l'un des pays d'Europe où l'écart entre la part fixe et le bonus est le plus élevé.

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Cookies : la Cnil rappelle les professionnels du net à leurs obligations

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La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a décidé de s’attaquer aux cookies, ces petits programmes implantés par des sites dans les ordinateurs des internautes, via une série de « recommandations » qui sonnent comme un rappel à l’ordre à destination des éditeurs de site qui se refusent à appliquer la réglementation en vigueur.

« Sauf exceptions, les traceurs (cookies ou autres) ne peuvent être déposés ou lus sur le terminal d’un internaute, tant que celui-ci n’a pas donné son consentement », écrit notamment la Cnil.

Les cookies, souvent qualifiés de mouchards, ont été inventés au milieu des années 1990 pour faciliter les achats en ligne en permettant d’identifier plus facilement un internaute et ainsi gérer ses visites, son panier d’achat, son historique, ou encore de personnaliser les contenus proposés. Mais, au fil des années, cette technologie a connu un développement spectaculaire et a donné naissance à des cookies toujours plus performants utilisés à outrance par de nombreux acteurs.

On a vu par exemple apparaître la possibilité pour des sites d’installer des « cookies tierce partie », c’est-à-dire envoyant des informations à une autre société que le site visité, via des images ou des « boutons » sur lesquels l’internaute clique. On peut également citer les « cookies zombies » capables de se « re-créer » après avoir été supprimés par l’utilisateur. Ces différents outils sont aujourd’hui notamment utilisés par les agences de publicité en ligne. Ils permettent en théorie de pister vos activités sur internet quel que soit le site visité, et offrent la possibilité de récolter et recouper vos différentes informations personnelles.

Face à ces dérives, la Cnil tente depuis des années « d’imposer » à certains acteurs le recueil préalable de l’accord des internautes avant de placer un cookie sur son ordinateur. Les secteurs visés sont les « éditeurs de sites, de système d’exploitation, et d’applications », les « régies publicitaires », les « réseaux sociaux » et les « éditeurs de solutions de mesure d’audience ».

Toutes les utilisations ne sont pas concernées par cette obligation qui se limite aux « cookies liés aux opérations relatives à la publicité ciblée », « les cookies des réseaux sociaux générés par les "boutons de partage des réseaux sociaux" ». La Cnil exclut de ses recommandations ceux « ayant pour finalité exclusive de permettre, ou de faciliter la communication par voie électronique » et ceux « strictement nécessaires à la fourniture d’un service expressément demandé par l’utilisateur ».

Cette prise de position de la Cnil n’est cependant pas nouvelle. Le 25 décembre 2009, le Parlement et le Conseil européens avaient adopté une directive, dans le cadre du « Paquet Telecom », traitant spécifiquement des cookies. Ce texte avait été transposé en droit français par une ordonnance publiée le 24 août 2011, prévoyant d’imposer peu ou prou les mêmes mesures.

« Tout abonné ou utilisateur d’un service de communications électroniques doit être informé de manière claire et complète (…) de la finalité de toute action tendant à accéder, par voie de transmission électronique, à des informations déjà stockées dans son équipement terminal de communications électroniques, ou à inscrire des informations dans cet équipement », stipulait l’ordonnance. Le texte prévoyait encore que « ces accès ou inscriptions ne peuvent avoir lieu qu’à condition que l’abonné ou la personne utilisatrice ait exprimé, après avoir reçu cette information, son accord. »

Cette ordonnance avait fait l’objet d’une querelle d’interprétation entre la Cnil et les professionnels du net qui souhaitent garder un maximum de liberté dans leur surveillance des internautes. Le texte prévoit en effet que le consentement de l’usager « peut résulter de paramètres appropriés de son dispositif de connexion ou de tout autre dispositif placé sous son contrôle ». Pour les régies publicitaires et éditeurs de site, cette disposition signifie que le seul fait de ne pas avoir configuré son navigateur vaut ainsi « consentement ».

Une interprétation rejetée par la Cnil qui, au mois d’avril 2012, avait mis les points sur les « i » dans un communiqué intitulé « Ce que le Paquet Telecom change pour les cookies ». « Il faut, tout d’abord, informer la personne de la finalité du cookie (ex : publicité), puis lui demander si elle accepte qu’un cookie soit installé sur son ordinateur », rappelait ainsi la Cnil, qui listait ensuite différents moyens pour informer et récolter l’avis de l’internaute. « Une bannière en haut d’une page web », « une zone de demande de consentement », « des cases à cocher »

Des recommandations qui, en plus d’un an, n’ont été que très peu suivies. Si la notion de « consentement » est le point le plus contesté, on ne peut que constater que très peu de sites respectent les autres obligations prévues par la loi, à commencer par celles d’information des internautes. À l’occasion de la publication de l’ordonnance de 2011, la Cnil avait lancé un dialogue avec les professionnels du secteur, un dialogue reconduit à l’occasion du communiqué d’avril 2012. Les « recommandations » publiées lundi sonnent donc avant tout la fin de cette procédure de dialogue tout en faisant un geste d'ouverture à destination des professionnels. En effet, si la Cnil réaffirme le principe d'un accord en deux temps, tout d'abord information puis consentement de l'internaute, elle concède que ce dernier ne doit pas être forcément explicite. Ainsi, si l'usager, après avoir été informé, ne prend pas la peine de visiter la page dédiée et choisit de poursuivre sa navigation sans refuser les cookies, il sera réputé avoir donné son accord.

« Il y avait des différences d’interprétation et une nécessité de clarifier les règles », confirme Judicaël Phan, coordinateur du pôle affaires économiques et nouvelles technologies à la Cnil. Pour offrir aux éditeurs de sites tous les moyens nécessaires pour se mettre en conformité, la commission propose même « en plus de la recommandation, des outils professionnels, c’est-à-dire des codes informatiques, ainsi que des outils pour les internautes » leur permettant de vérifier quels cookies sont installés sur leur ordinateur. « Le but était de trouver une solution à la fois conviviale et respectueuse de la vie privée », explique Judicaël Phan, à la CNIL.

Désormais, les professionnels n’auront plus d’excuses. « Effectivement, il s’agit de la fin de la période de consultation », poursuit le coordinateur de la Cnil, qui souligne que les discussions avec les professionnels se poursuivront. Mais parallèlement, le gendarme de la vie privée se réserve le droit d’appliquer des sanctions dont les éditeurs de site ont jusqu’à présent été exonérés. « Nous allons laisser un délai de quelques mois, pour que tout le monde ait le temps de se mettre en conformité et d’assimiler les codes. Ils pourront également proposer leurs propres solutions. Mais à partir de maintenant, la Cnil pourra utiliser les outils juridiques à sa disposition pour sanctionner. Cela peut aller de l’avertissement public à la mise en demeure, en passant par la sanction pécuniaire. »

BOITE NOIREMediapart, comme la plupart des sites de presse, ne respecte pas totalement l’ordonnance de 2011. Il faut cependant préciser que nous n’utilisons aucun cookie publicitaire ni n’utilisons cette technologie dans un but commercial. Parmi les utilisations pour lesquelles la Cnil exige le consentement de l’internaute, Mediapart n’utilise que ceux liés à la mesure d’audience, et ceux générés par les « boutons de partage de réseaux sociaux ».

Remplacer ces derniers nécessiterait un développement, en interne, de nos propres outils, un chantier auquel nous nous attellerons dans les prochains mois. De même, à terme, Mediapart mettra un place un système de recueil du consentement de ses lecteurs, conformément aux recommandations de la Cnil.

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Europe: une union bancaire qui n'en a que le nom

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« Un moment historique pour l’Union bancaire », « un moment très important pour l’histoire de l’Europe » « le meilleur compromis possible ». A l’issue d’un marathon interminable comme les dirigeants européens les affectionnent, les ministres des finances n’en finissaient pas, jeudi 19 décembre, de se féliciter : ils avaient abouti à temps avant le Conseil européen à boucler un texte sur l’union bancaire en Europe. Les chefs de gouvernement n’ont plus qu’à le signer.

A entendre certains commentateurs, ce texte est aussi important pour la construction européenne que la monnaie unique. Un grand pas vers le fédéralisme est en train d’être franchi, expliquent-ils. Ayant pour objectif de tirer les leçons de la crise, ce projet est censé instaurer des mécanismes uniques en cas de crise bancaire,  afin de ne plus faire appel aux contribuables et en cherchant à préserver les économies des Etats membres.

Au moment où les opinions publiques se détournent de plus en plus de l’Europe, voire la rejettent complètement, il n’est pas sûr que ce nouveau texte les réconcilie avec l’Union européenne. Au terme d’interminables heures de discussion, pour discuter les modes de décision, les droits de vote, les moyens financiers, les ministres européens ont accouché au forceps d’un texte de compromis de 167 pages, compliqué et technique à l’extrême. Un grand cru bruxellois ! 

 Le texte entend poser une architecture cohérente pour une union bancaire encore en devenir. Mais l’édifice est-il de taille à protéger l’Europe, en cas de nouvelles catastrophes bancaires et de briser la loi du too big to fail (trop gros pour faire faillite), qui permet aux banques d’exercer un chantage continu sur les Etats ? « Il est impossible de répondre à cette question. Ce n’est qu’à l’épreuve de la crise que l’on peut juger de la solidité d’un dispositif. Pour l’instant ce que l’on peut dire est que l’union bancaire est un projet ambitieux plus facile à invoquer qu’à réaliser », dit Nicolas Véron, économiste chercheur à l’institut Bruguel et à l’institut Peterson. « C’est la seule question qui vaille mais il n’est pas possible d’y répondre. On est juste en train de prendre le début des mesures nécessaires, que beaucoup de monde appelait de ses vœux depuis le début de la crise. Mais le processus est loin d’être achevé », renchérit Thierry Philipponnat, secrétaire général de Finance Watch. Tentative de décryptage.

  • Un contrôle unique pour les banques européennes

Pour tous les observateurs, c’est la grande avancée de ce projet d’union bancaire. Le principe avait été arrêté lors du conseil de juin 2012 et va entrer en œuvre à partir de 2014. A partir du 1 er janvier, c’est la Banque centrale européenne (BCE) qui va avoir la responsabilité directe de contrôler les banques européennes et d’estimer leur bonne santé. Dans un premier temps, il a été prévu de placer sous son contrôle direct les 130 banques européennes transnationales et 130 autres grandes banques. Ce total de 260 établissements bancaires représente entre 85 et 90% des actifs bancaires européens.

La banque centrale européenne s’est dotée d’une équipe fournie qui continuera, malgré tout, à travailler avec les régulateurs nationaux. Danièle Nouy, jusqu’alors secrétaire générale de l’autorité de contrôle prudentiel  en  France, a été nommée  présidente de cette nouvelle autorité le 16 décembre. «  Cette supervision unique constitue une vraie avancée. C’est un système cohérent, professionnel, avec des  bons objectifs, même si la tâche est immense », souligne Thierry Philipponnat.

Dès le début de l’année prochaine, les équipes de la BCE doivent commencer à examiner les bilans bancaires, estimer leur solidité , évaluer leurs besoins de recapitalisation. Dans une approche graduelle de l’union bancaire, l’Allemagne, soutenue par les pays de l’Europe du Nord, notamment les Pays-Bas et la Finlande, fait de cette étape un préalable à toute avancée ultérieure. Pour Berlin, chaque pays doit faire le ménage dans ses banques et assumer les erreurs du passé avant d’aller plus avant. Pour cela, il est impératif d’avoir un état des lieux précis de chaque banque.  

Les précédentes évaluations ont laissé un souvenir cuisant : la banque irlandaise Anglo-Irish bank avait notamment passé haut la main l’épreuve trois semaines avant de faire faillite ! Les tests de résistance sont censés être beaucoup plus rigoureux à l’avenir. Alors que de nombreux établissements bancaires en Italie, en Espagne mais peut-être aussi en France sont jugés très fragiles, la BCE pourrait exiger des recapitalisations importantes. On parle en dizaines de milliards d’euros..

Déjà des gouvernements ont commencé des manœuvres d’approche pour demander aux responsables de la BCE d’être compréhensifs à l’égard de leurs banques, en assouplissant certains critères, afin de ne pas les exposer encore plus.  « On n’en parle pas beaucoup par rapport au mécanisme unique de résolution. Mais c’est sans doute l’étape la plus importante dans ce qui se met en place. Ce sera un véritable test pour l’union bancaire. On pourra alors jauger si les Etats ont vraiment renoncé au pouvoir sur leurs banques. Ce sera aussi un test d’indépendance pour la banque centrale », insiste Nicolas Véron.

Ces tests de résistance, toutefois, ne peuvent tout résoudre. S’ils peuvent permettre d’apprécier la solidité des établissements un par un, ils ne prennent pas en compte l’extraordinaire interdépendance du système bancaire. Quand la banque américaine Lehman Brothers a fait faillite, elle avait un niveau de fonds propres correspondant à 11,5% de son bilan. Mais la multiplicité de ses engagements et de ses contreparties ne permettait pas d’évaluer réellement ses risques. Une perte de confiance a suffit pour la mettre à terre en quelques jours. Les Etats ayant refusé les uns après les autres d’engager la séparation entre banques de détail et banques d’investissement, ce qui aurait au moins apporté une réponse partielle, le problème n’est pas prêt d’être résolu.

  • Un schéma unique en cas de faillite bancaire

La décision ne fait pas partie des dispositions discutées au conseil européen sur l’union bancaire. Elle a été adoptée le 12 décembre dans le cadre d’une autre directive. Mais elle représente un élément essentiel du dispositif. A l’avenir, les Etats européens sont d’accord, semble-t-il, sur le processus à mettre en œuvre en cas de difficulté d’une banque, voire d’organiser sa liquidation.

Le débat avait divisé les pays européens depuis le début de la crise : qui devait payer en cas de faillite bancaire ? Dans un premier temps, la solution choisie par le gouvernement irlandais, soutenue par la commission européenne, avait été de se porter intégralement garant de ses trois principales banques en faillite et de faire porter leur sauvetage par les finances publiques. Par la suite, la banque centrale européenne, dirigée alors par Jean-Claude Trichet, s’opposa au projet du gouvernement de mettre à contribution les créanciers des banques en faillite, au nom de risques systémiques.

L’Etat irlandais a donc pris l’intégralité de la faillite de ses banques à sa charge. Un plan de sauvegarde européen de 78 milliards a dû être mis en place pour l’aider à faire face. L’Irlande vient juste de sortir de ce plan au bout de trois ans. Mais la politique d’austérité qui a accompagné ces aides est maintenue.  

Après de longues discussions, Angela Merkel, sensible à la pression de son opinion publique, est parvenue à imposer ses vues : ce sont les actionnaires et les créanciers ainsi que les déposants qui devraient payer, selon elle,  pour les faillites bancaires et non les contribuables. L’Europe a instauré cette nouvelle règle dans la plus grande improvisation en mars dernier à la faveur de la crise chypriote. Dans un premier temps, il était prévu d’imposer tous les déposants. Après les réactions très vives un peu partout en Europe , les responsables européens, craignant de provoquer une panique bancaire, ont limité le recours aux déposants pour les dépôts supérieurs à 100.000 euros, niveau de garantie offert dans toute l’Europe. Depuis ce plan, Chypre a imposé un strict contrôle des capitaux, contraire normalement au principe d’une union monétaire, et n’est plus qu’un passager clandestin de la zone euro.

Le schéma imposé à Chypre devient la référence des pays de la zone euro, en cas de faillite bancaire. Les actionnaires et les créanciers seront les premiers appelés en cas de difficulté. Les déposants pourront être taxés, si leurs comptes dépassent 100.000 euros. Si les sommes ne suffisent pas, le gouvernement pourra apporter des aides publiques, «  sous certaines conditions ». De même , des nationalisations temporaires pourront être autorisées sous le contrôle de la commission européenne ( voir le détail ici) .

  •  Un mécanisme de résolution unifié ?

 Ce premier pilier discuté dans le cadre de l’union bancaire prolonge le dispositif national. En cas de difficultés bancaires graves, c’est l’Union européenne qui sera saisie pour décider de la liquidation d’un établissement bancaire .

Le président de la BCE, Mario Draghi, avait mis en garde les dirigeants européens contre le risque d’un empilement administratif et politique qui risquait de ralentir tous les processus de décision. Il demandait notamment  que le processus de décision soit court, afin de pouvoir fermer une banque en moins de 36 heures pendant un week-end si nécessaire, afin d’éviter une contamination de la crise dans le système bancaire.

Dans son projet, la commission européenne, avec le soutien de l’Europe du Sud, se proposait d’être l’autorité de décision, après l’examen par un comité regroupant des représentants des banques centrales et des personnalités qualifiées.

L’Allemagne était fortement opposée à ce schéma. Pendant des heures, les ministres ont discuté de la façon de décider, de voter, le poids des pays. Pressés par les échéances, ils ont élaboré une usine à gaz. Les examens  des dossiers et les recommandations seront étudiés par ce comité de résolution, qui proposera les moyens de sauvetage ou la mise en faillite. Les mesures qui ne soulèvent pas d’objection pourraient être prises, après examen de la commission. Le tout sous le contrôle des ministres des finances eux-mêmes qui se sont institués comme l’autorité suprême du mécanisme. En cas de contestation ou s’il faut décider de la mise en faillite d’une banque, ce sont eux qui trancheront en dernier ressort.

Pour de nombreux observateurs, l’Europe n’a manifestement pas retenu les leçons de la crise de la zone euro, où les réunions sans fin se sont succédé pendant des semaines avant d’arrêter avec beaucoup de retard les moyens pour aider les pays en difficulté. Ces retards ont causé des préjudices énormes pour les  différents pays aidés. Mais les dégâts pourraient être dévastateurs, en cas de crise bancaire. « Il est légitime que les politiques arrêtent les règles et les mécanismes qui doivent s’imposer en cas de crise bancaire. Mais une fois que  les principes et les dispositifs sont définis, les politiques ne doivent plus s’en mêler. Il faut instaurer un système efficace, cohérent, des circuits simples et précis pour les appliquer. Quand on en est  en train de gérer la crise  et au stade de fermer une banque, il n’est plus temps de discuter. Il faut décider le plus rapidement possible », commente Thierry Phillippon.  Ce qui a été arrêté lui semble «  un très mauvais développement »

  • Un fonds de résolution commun mais national

Si tous les dirigeants européens sont officiellement d’accord pour créer l’union bancaire, les désaccords se sont affichés  au moment de savoir comment en organiser le financement. Car il faut de beaucoup d’argent pour organiser le sauvetage d’une banque ou même sa mise en faillite. Les différends n’ont pas manqué sur cette question lors de la réunion des ministres européens des finances.

Pour l’affichage, un fonds commun doit être créé pour le sauvetage des banques. Il doit être abondé par une taxe prélevée sur les banques, correspondant à 1% des dépôts. La commission européenne estime que cela représente environ 55 milliards d’euros. « Comment croire qu’un fonds de 55 milliards d’euros peut être suffisant pour répondre au 32 000 milliards d’euros d’actifs des banques ? C’est nettement insuffisant », remarque Thierry Phillippon. Au mieux, cela peut être permettre le sauvetage d’une ou deux banques moyennes, guère plus. Pour mémoire , le volume des aides publiques au secteur bancaire et financier s’est élevé à 1 616  milliards d'euros, soit 13 % du PIB de l’union européenne, entre octobre 2008 et le 31 décembre 2011, de l’aveu même de la commission.

De toute façon, ce fonds n’est que théorique : il ne sera en place qu’en 2025! D’ici là, les ministres des finances ont imaginé un mécanisme intermédiaire des plus compliqués. Officiellement, il y a bien un fonds commun européen pour le sauvetage des banques. Mais celui-ci sera constitué par la réunion de fonds nationaux. En clair, chaque pays sera comptable de ces propres banques, devra les secourir sur ses propres ressources. Les éventuels transferts d'un compartiment à l'autre ne seront rendus possibles qu'après la signature d'un nouveau traité intergouvernemental. « La peur de l’Allemagne de se faire imposer les pertes de l’Europe du Sud l’a emporté. Tous les mécanismes de sauvetage restent purement nationaux », constate Nicolas Veron.

  • Pas de prêteur en dernier ressort.

Conscients du peu de crédit que pourrait avoir cette union bancaire, faute de moyens financiers suffisants, la commission européenne, soutenue par la France, l’Italie et la banque centrale européenne, militait pour créer une garantie de prêteur en dernier ressort. « En cas de crise, le Trésor américain peut offrir une ligne de crédit illimité pour garantir son système bancaire. Mais il n’y a pas de Trésor européen. Il faut donc trouver un mécanisme qui apporte une garantie », remarque Thierry Phillipponat.

La commission et les pays de l’Europe du Sud proposaient que le mécanisme européen de stabilité (MES) mis en œuvre à la fin de la crise de la zone euro et doté officiellement de 500 milliards d’euros pourrait jouer ce rôle et prêter directement aux banques . Là encore, l’Allemagne s’y est vigoureusement opposée, refusant d’engager sa garantie pour les banques des autres pays. Pour elle, la procédure instaurée par l’Espagne - Madrid avait emprunté avec sa garantie auprès du MES pour le reprêter par la suite à ses banques- doit se poursuivre.

Au-delà, cela doit passer par une réécriture des traités. « Les Allemands soulèvent des problèmes juridiques réels sur les transferts et le contrôle démocratique. Ils redoutent de se voir sanctionner par la cour constitutionnelle de Karlsrühe » dit Nicolas Veron.

Dans son discours d’investiture, Angela Merkel a plaidé pour l’instauration d’un nouveau traité proposant plus de transferts et d’intégration européenne. Mais dans sa vision,  qu’elle avait développé dès la rentrée, cette intégration européenne passe par l’engagement contraignant de tous les pays de respecter les règles budgétaires, d’adopter des mesures de réformes structurelles sociales et économiques, dans la  lignée très chère à l’ortho-libéralisme des critères stricts comme le  3% de déficit budgétaire, tout en renonçant à nombre de prérogatives nationales. Le tout serait placé sous la responsabilité de la commission européenne. Les Etats ne respectant pas les règles pourraient être sanctionnés par la cour européenne. Ce n’est qu’à ce prix, a-t-elle expliqué, que l’Allemagne pourra accepter  des transferts, la mutualisation et la solidarité.

Lors de l’Eurogroup, Wolfgang Schaüble, reconduit comme ministre allemand des finances, a redéveloppé cette argumentation et s’est opposé à tout ce qui aurait pu représenter une forme de mutualisation. L’ennui est que aucun autre pays européen ne partage l’analyse allemande. Au nord comme au Sud, pas un gouvernement ne veut s’engager dans des mesures contraignantes, des abandons de souveraineté, et encore moins une modification des traités qui pourrait conduire à tenir des référendums, au moment où leurs opinions publiques sont de plus en plus braquées contre l’Europe.

Le compromis bancal sur l’union monétaire est le fruit de tous ces désaccords. «  C’était cela ou c’était rien », a confié un des représentants assistant à la réunion de l’Eurogroup. Soucieux de montrer quelque avancée, pressé aussi par le calendrier – les dirigeants européens veulent absolument faire adopter cet accord par le parlement européen actuel tant ils redoutent le résultat des élections européennes à venir et une opposition multiforme au nouveau parlement- les responsables européens ont donc choisi ce qui leur semblait la moins mauvaise solution.

Mais il n’est pas sûr que leur calcul soit juste. Avant même de connaître l’accord adopté, des parlementaires européens se sont inquiétés de l’usine à gaz qui était en train de se mettre en place sous le nom de l’union bancaire. Plutôt qu’un dispositif flou et inefficace, ils s’interrogeaient s’il n’était pas plus efficace de garder des dispositifs de sauvetage bancaire nationaux qui au moins avaient fait leurs preuves et de tout repousser à plus tard.

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Chômage: le pari perdu de François Hollande

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Publiée jeudi 19 décembre en fin de soirée, la dernière « Note de conjoncture » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dresse un véritable réquisitoire de la politique économique et sociale du gouvernement. Elle vient ainsi confirmer que le chômage, loin de voir sa courbe s’inverser à la fin de 2013 comme l’avait promis François Hollande, va continuer de progresser vers des nouveaux sommets. Et le pouvoir d’achat, lui, traverse une dépression sans précédent depuis près de trente ans. En somme, ce que présente l’institut, c’est la radiographie d’une politique économique et sociale qui est en train d’échouer.

L’Insee se garde de la moindre polémique et dit les choses de manière retenue. En titre de son étude, qui présente ses prévisions économiques pour le premier semestre de 2014, l’Insee ne parle ainsi que d’une « reprise poussive ». Ce qui n’est guère réjouissant, mais ce qui ne laisse pas, pour autant, présager un retour aux pires heures de la crise.

Voici donc cette « Note de conjoncture » de l’Insee :

Mais, pour quiconque lit avec attention le diagnostic des conjoncturistes de l’Insee, le ton ne fait guère illusion : on devine, au travers des statistiques que livre l’étude, l’ornière profonde dans laquelle le pays s’est embourbé. Les politiques d’austérité budgétaire et salariale conduisent à la stagnation économique, qui elle-même alimente d’innombrables souffrances sociales…

Ainsi donc, sans grande surprise, l’Insee ne prévoit pas de sortie de crise pour les prochains mois. Comme le révèle le tableau ci-dessous, qui présente les principales prévisions de l’institut, la croissance aura certes une petite bouffée d’accélération au quatrième trimestre de 2013, avec une hausse de +0,4 % du produit intérieur brut (PIB), mais ensuite, la croissance ne serait que de +0,2 % au cours de chacun des deux premiers trimestres de 2014. Au total, la croissance française qui a été nulle (0 %) en 2012 puis quasi nulle (+0,2 %) en 2013 devrait afficher un acquis de seulement +0,7 % à la fin du premier semestre de 2014.

Et si l’économie est rongée par l’anémie, c’est effectivement l’onde de choc de la politique d’austérité conduite par le gouvernement, qui agit comme un corset, et qui freine toute possibilité de reprise. Si l’Insee ne s’attarde pas sur cet aspect des choses, de nombreuses autres études économiques publiées ces dernières semaines le mettent clairement au jour. Dans une étude récente (elle est ici), l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) faisait ainsi ces constats ravageurs : « En 2013, l'économie française devrait croître de 0,2 % en moyenne annuelle, ce qui lui permettrait de retrouver en fin d'année le niveau de production atteint six ans plus tôt, fin 2007. Cette performance médiocre est très éloignée du chemin qu'aurait dû normalement emprunter une économie en sortie de crise. Cinq ans après le début de la crise, le potentiel de rebond de l'économie française est important. Mais cette "reprise" a été freinée principalement par les plans d'économies budgétaires en France et dans l'ensemble des pays européens. Pour la seule année 2013, cette stratégie budgétaire aura amputé de 2,4 points de PIB l'activité en France. »

L’Insee ne reprend pas les mêmes constats, mais sa note dresse un paysage économique identique : on devine que la politique économique choisie par François Hollande est inappropriée pour relancer l’activité économique. Parce que les restrictions budgétaires et salariales fonctionnent comme des garrots. Mais aussi parce que la politique de l’offre défendue par le chef de l’État, celle qui le conduit à avantager perpétuellement les entreprises au détriment des salariés ou des consommateurs, ne produit pas les effets escomptés.

Ce sont toujours les chiffres de l’Insee qui en témoignent. Continuons à observer en effet les chiffres du même tableau présenté plus haut. Ils révèlent un fait accablant : si la croissance va progresser très légèrement d’ici la fin du printemps, c’est exclusivement à cause d’une hausse de la demande mondiale adressée à la France, mais pas du tout parce que les moteurs internes de la croissance française – l’investissement des entreprises ou la consommation des ménages – commenceraient à accélérer. CQFD ! La France profite d’une amélioration de la conjoncture mondiale, mais elle ne fait rien pour y contribuer elle-même.

Elle ne fait rien, ou plutôt… elle fait tout de travers ! Car le gouvernement ne cesse effectivement de répéter que la reprise économique viendra d’abord du « choc de compétitivité » décidé en faveur des entreprises et non d’une politique de relance, par exemple en faveur des salaires. Or, on se rend compte, au travers de l’étude de l’Insee, que les résultats de ce « choc de compétitivité » seront aléatoires ou imperceptibles tandis que la politique d’austérité va peser lourdement sur les ménages et contribuera à gripper la consommation. En clair, les deux grandes courroies d’entraînement du moteur de la croissance française vont rester grippées : l’investissement aussi bien que la consommation.

Dans le cas de l’investissement des entreprises, les chiffres publiés par l’Insee sont, de fait, éloquents. Malgré les 20 milliards d’euros apportés par l’État sur le dos des ménages sous la forme de crédit d’impôt, l’investissement des entreprises (voir la ligne FBCF pour les entreprises non financières) va à peine progresser au cours du premier semestre 2014.

Et dans le cas de la consommation, la tendance est encore plus sinistre, avec une quasi-stagnation (+0,1 %) au cours de chacun des deux premiers trimestres de 2014.

Il n’est donc pas besoin d’être grand clerc pour le deviner : les conséquences de cette politique économique néolibérale, très proche de celle conduite sous le précédent quinquennat par Nicolas Sarkozy, seront socialement calamiteuses. D’abord, malgré l’ampleur des cadeaux faits aux entreprises, la croissance sera beaucoup trop maigrelette et le chômage va continuer à battre des records.

Examinons les chiffres. Voici les principales tendances décelées par l’Insee : « Du fait de la faiblesse passée de l’activité, l’emploi dans les secteurs marchands non agricoles a de nouveau reculé au troisième trimestre (-16 000). Sous l’effet du retour de la croissance et du crédit d’impôt compétitivité emploi, la baisse de l’emploi marchand s’atténuerait progressivement d’ici mi-2014 (-7 000 au quatrième trimestre 2013 puis -4 000 au premier semestre 2014). Après +80 000 postes en 2013, l’emploi non marchand continuerait de progresser au premier semestre 2014 (+33 000 emplois), porté essentiellement par les contrats aidés (…) L’emploi total progresserait ainsi au quatrième trimestre 2013 (+52 000), et de nouveau au premier semestre 2014 (+36 000). »

Mais « le taux de chômage s’est établi à 10,9 % de la population active en moyenne au troisième trimestre 2013 (10,5 % en France métropolitaine), en hausse de 0,1 point par rapport au trimestre précédent (revu à la baisse). D’ici mi-2014, le taux de chômage augmenterait de 0,1 point, à 11,0 %. À l’horizon de la prévision, les créations nettes d’emplois ne seraient en effet pas suffisantes pour absorber la hausse de la population active (+113 000) ».

Et ces créations d’emploi seraient elles-mêmes insuffisantes pour absorber le choc des évolutions démographiques et l’arrivée des jeunes générations sur le marché du travail. Résultat : François Hollande va perdre le principal pari qu’il avait pris devant le pays, celui d’inverser la courbe du chômage d’ici à la fin de 2013. La prévision de l’Insee, résumée par le tableau et le graphique ci-dessous, le suggère clairement.

 

En clair, note l’Insee, « entre le troisième trimestre 2013 et le deuxième trimestre 2014, le taux de chômage augmenterait de 0,1 point, pour se situer à 11,0 % à la fin du premier semestre 2014 (10,6 % en France métropolitaine). Sur les trois trimestres de prévision, les créations nettes d’emplois (+76 000) ne seraient en effet pas suffisantes pour absorber la hausse anticipée de la population active (+113 000) ».

De 9,9 % au premier trimestre de 2012, le taux de chômage n’aura donc cessé de progresser jusqu’à atteindre 11 % en juin 2014 : c’est l’Insee, garde champêtre du débat public, qui l'atteste.

Au passage, l’Insee montre que même sur ce front de l’emploi et du chômage, les effets du « choc de compétitivité » et des 20 milliards d’euros, seront faibles. « Au total, il paraît vraisemblable qu’à long terme, les effets du CICE sur l’emploi s’élèvent à moins de 300 000 », dit l’Insee, avant d’ajouter : « Pour la prévision de la Note de conjoncture, nous faisons l’hypothèse que l’enrichissement de la croissance en emplois se traduit au premier semestre 2014 par un surcroît d’emplois de 15 000 par trimestre. »

Très modestes, ces chiffres viennent confirmer ce que l’on pouvait présumer : apportés sans condition ni contrepartie, ces crédits d’impôt généreront d’abord des effets d’aubaine pour les entreprises, et sans doute peu d’effets concrets sur le front de l’emploi et du chômage.En somme, ce seront d’abord les salariés qui feront les frais de cette croissance anémiée. Sous la forme d’une hausse du chômage, mais tout autant sous celle d’une dégradation continue du pouvoir d’achat. Que l’on regarde en effet le tableau ci-dessous qui résume ces évolutions : elles font apparaître les conséquences concrètes de cette politique d’austérité :


L’indicateur le plus fiable est non pas celui du pouvoir d’achat du revenu disponible brut (RDB) des ménages, qui est brouillé par les évolutions démographiques, mais celui du pouvoir d’achat par unité de consommation, qui est plus proche du « ressenti » des Français. Or, dans ce cas-là, la tendance est sinistre : après une baisse de -1,5 % en 2012, ce pouvoir d’achat a encore baissé de -0,1 % en 2013 et devrait stagner (0 %) au premier semestre de 2014.

Or, cette dégradation du pouvoir d’achat des Français – de surcroît pendant une période aussi longue – est sans précédent dans l’histoire économique récente. Il faut remonter à 1984, au lendemain du tournant dit de la « rigueur », pour relever une évolution aussi marquée.

Ces chiffres retiennent d’autant plus l’attention qu’ils ne sont pas le produit d’une fatalité. Non ! Ce choix de l’austérité salariale est au cœur de la politique économique du gouvernement. Le gouvernement en a apporté une confirmation récente, en informant au début de cette semaine qu’il n’y aurait toujours pas de « coup de pouce » en faveur du Smic au 1er janvier prochain, alors même que ce même jour entrera en vigueur les hausses de TVA décidées… pour financer le « choc de compétitivité » (lire Smic et TVA: les détestables étrennes de François Hollande).

Dans sa « Note de conjoncture », l’Insee s’applique d’ailleurs à mesurer ce que pourrait être l’onde de choc sur le porte-monnaie des Français de ces hausses de TVA décidées pour financer les 20 milliards d’euros apportés aux entreprises. Voici les évaluations de l’Insee :


Explication de l’Insee : « Si la hausse de la TVA était intégralement répercutée, les prix des produits au taux normal de TVA augmenteraient de 0,3 % et les prix des produits au taux intermédiaire de 2,8 %, soit une hausse de 0,5 point de l’inflation d’ensemble. En pratique, d’après les expériences passées de variation des taux de TVA, l’ajustement des prix se fait progressivement, si bien qu’un impact de l’ordre de 0,4 % serait attendu à fin juin 2014. »

En clair, le gouvernement embellit la vérité en prétendant que les hausses de TVA ne se diffuseront pas dans les prix, les entreprises préférant serrer leurs marges du fait de la concurrence. Non, rétorque l’Insee : l’histoire récente enseigne que la répercussion est quasi intégrale. Au total, ces hausses de TVA pèseront donc sur les prix à hauteur de +0,4 %, ce qui devrait amputer d’autant le pouvoir d’achat des Français. Et dans certains secteurs, l’impact sera encore plus spectaculaire. La hausse des prix pour le poste « transports et communication » pourrait ainsi atteindre +1,3 %.

En somme, c’est un constat très préoccupant que l’Insee dresse du cap choisi par le gouvernement. Un cap économique hasardeux avec des effets sociaux désastreux…

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Une union bancaire européenne qui n'en a que le nom

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« Un moment historique pour l’union bancaire », « un moment très important pour l’histoire de l’Europe », « le meilleur compromis possible ». À l’issue d’un marathon interminable comme les dirigeants européens les affectionnent, les ministres des finances n’en finissaient pas, jeudi 19 décembre, de se féliciter : ils avaient abouti à temps avant le Conseil européen à boucler un texte sur l’union bancaire en Europe. Les chefs de gouvernement n’ont plus qu’à le signer.

À entendre certains commentateurs, ce texte est aussi important pour la construction européenne que la monnaie unique. Un grand pas vers le fédéralisme est en train d’être franchi, expliquent-ils. Ayant pour objectif de tirer les leçons de la crise, ce projet est censé instaurer des mécanismes uniques en cas de crise bancaire, afin de ne plus faire appel aux contribuables et en cherchant à préserver les économies des États membres.

Au moment où les opinions publiques se détournent de plus en plus de l’Europe, voire la rejettent complètement, il n’est pas sûr que ce nouveau texte les réconcilie avec l’Union européenne. Au terme d’interminables heures de discussion, pour débattre des modes de décision, des droits de vote, des moyens financiers, les ministres européens ont accouché au forceps d’un texte de compromis de 167 pages, compliqué et technique à l’extrême. Un grand cru bruxellois ! 

Le texte entend poser une architecture cohérente pour une union bancaire encore en devenir. Mais l’édifice est-il de taille à protéger l’Europe en cas de nouvelles catastrophes bancaires, et à briser la loi du too big to fail (trop gros pour faire faillite), qui permet aux banques d’exercer un chantage continu sur les États ? « Il est impossible de répondre à cette question. Ce n’est qu’à l’épreuve de la crise que l’on peut juger de la solidité d’un dispositif. Pour l’instant, ce que l’on peut dire est que l’union bancaire est un projet ambitieux plus facile à invoquer qu’à réaliser », dit Nicolas Véron, économiste chercheur à l’institut Bruguel et à l’institut Peterson. « C’est la seule question qui vaille mais il n’est pas possible d’y répondre. On est juste en train de prendre le début des mesures nécessaires, que beaucoup de monde appelait de ses vœux depuis le début de la crise. Mais le processus est loin d’être achevé », renchérit Thierry Philipponnat, secrétaire général de Finance Watch. Tentative de décryptage.

  • Un contrôle unique pour les banques européennes

Pour tous les observateurs, c’est la grande avancée de ce projet d’union bancaire. Le principe avait été arrêté lors du conseil de juin 2012 et va entrer en œuvre à partir de 2014. À compter du 1er janvier, c’est la Banque centrale européenne (BCE) qui va avoir la responsabilité directe de contrôler les banques européennes et d’estimer leur bonne santé. Dans un premier temps, il a été prévu de placer sous son contrôle direct les 130 banques européennes transnationales et 130 autres grandes banques. Ce total de 260 établissements bancaires représente entre 85 et 90 % des actifs bancaires européens.

La Banque centrale européenne s’est dotée d’une équipe fournie qui continuera, malgré tout, à travailler avec les régulateurs nationaux. Danièle Nouy, jusqu’alors secrétaire générale de l’autorité de contrôle prudentiel en France, a été nommée présidente de cette nouvelle autorité le 16 décembre. « Cette supervision unique constitue une vraie avancée. C’est un système cohérent, professionnel, avec de bons objectifs, même si la tâche est immense », souligne Thierry Philipponnat.

Dès le début de l’année prochaine, les équipes de la BCE doivent commencer à examiner les bilans bancaires, estimer leur solidité, évaluer leurs besoins de recapitalisation. Dans une approche graduelle de l’union bancaire, l’Allemagne, soutenue par les pays de l’Europe du Nord, notamment les Pays-Bas et la Finlande, fait de cette étape un préalable à toute avancée ultérieure. Pour Berlin, chaque pays doit faire le ménage dans ses banques et assumer les erreurs du passé avant d’aller plus avant. Pour cela, il est impératif d’avoir un état des lieux précis de chaque banque.  

Les précédentes évaluations ont laissé un souvenir cuisant : la banque irlandaise Anglo-Irish bank avait notamment passé haut la main l’épreuve trois semaines avant de faire faillite ! Les tests de résistance sont censés être beaucoup plus rigoureux à l’avenir. Alors que de nombreux établissements bancaires en Italie, en Espagne mais peut-être aussi en France sont jugés très fragiles, la BCE pourrait exiger des recapitalisations importantes. On parle en dizaines de milliards d’euros.

Déjà, des gouvernements ont commencé des manœuvres d’approche pour demander aux responsables de la BCE d’être compréhensifs à l’égard de leurs banques, en assouplissant certains critères afin de ne pas les exposer encore plus. « On n’en parle pas beaucoup par rapport au mécanisme unique de résolution. Mais c’est sans doute l’étape la plus importante dans ce qui se met en place. Ce sera un véritable test pour l’union bancaire. On pourra alors jauger si les États ont vraiment renoncé au pouvoir sur leurs banques. Ce sera aussi un test d’indépendance pour la Banque centrale », insiste Nicolas Véron.

Ces tests de résistance, toutefois, ne peuvent tout résoudre. S’ils peuvent permettre d’apprécier la solidité des établissements un par un, ils ne prennent pas en compte l’extraordinaire interdépendance du système bancaire. Quand la banque américaine Lehman Brothers a fait faillite, elle avait un niveau de fonds propres correspondant à 11,5 % de son bilan. Mais la multiplicité de ses engagements et de ses contreparties ne permettait pas d’évaluer réellement ses risques. Une perte de confiance a suffi pour la mettre à terre en quelques jours. Les États ayant refusé les uns après les autres d’engager la séparation entre banques de détail et banques d’investissement, ce qui aurait au moins apporté une réponse partielle, le problème n’est pas près d’être résolu.

  • Un schéma unique en cas de faillite bancaire

La décision ne fait pas partie des dispositions discutées au Conseil européen sur l’union bancaire. Elle a été adoptée le 12 décembre dans le cadre d’une autre directive. Mais elle représente un élément essentiel du dispositif. À l’avenir, les États européens sont d’accord, semble-t-il, sur le processus à mettre en œuvre en cas de difficulté d’une banque, voire sur le fait d’organiser sa liquidation.

Le débat avait divisé les pays européens depuis le début de la crise : qui devait payer en cas de faillite bancaire ? Dans un premier temps, la solution choisie par le gouvernement irlandais, soutenue par la Commission européenne, avait été de se porter intégralement garant de ses trois principales banques en faillite et de faire porter leur sauvetage par les finances publiques. Par la suite, la Banque centrale européenne, dirigée alors par Jean-Claude Trichet, s’était opposée au projet du gouvernement de mettre à contribution les créanciers des banques en faillite, au nom de risques systémiques.

L’État irlandais a donc pris l’intégralité de la faillite de ses banques à sa charge. Un plan de sauvegarde européen de 78 milliards a dû être mis en place pour l’aider à faire face. L’Irlande vient juste de sortir de ce plan au bout de trois ans. Mais la politique d’austérité qui a accompagné ces aides est maintenue.  

Après de longues discussions, Angela Merkel, sensible à la pression de son opinion publique, est parvenue à imposer ses vues : ce sont les actionnaires et les créanciers ainsi que les déposants qui devraient payer, selon elle, pour les faillites bancaires et non les contribuables. L’Europe a instauré cette nouvelle règle dans la plus grande improvisation en mars dernier à la faveur de la crise chypriote. Dans un premier temps, il était prévu d’imposer tous les déposants. Après des réactions très vives un peu partout en Europe, les responsables européens, craignant de provoquer une panique bancaire, ont limité le recours aux déposants pour les dépôts supérieurs à 100 000 euros, niveau de garantie offert dans toute l’Europe. Depuis ce plan, Chypre a imposé un strict contrôle des capitaux, contraire normalement au principe d’une union monétaire, et n’est plus qu’un passager clandestin de la zone euro.

Le schéma imposé à Chypre devient la référence des pays de la zone euro, en cas de faillite bancaire. Les actionnaires et les créanciers seront les premiers appelés en cas de difficulté. Les déposants pourront être taxés, si leurs comptes dépassent 100 000 euros. Si les sommes ne suffisent pas, le gouvernement pourra apporter des aides publiques, « sous certaines conditions ». De même, des nationalisations temporaires pourront être autorisées sous le contrôle de la Commission européenne (voir le détail ici).

  •  Un mécanisme de résolution unifié ?

Ce premier pilier discuté dans le cadre de l’union bancaire prolonge le dispositif national. En cas de difficultés bancaires graves, c’est l’Union européenne qui sera saisie pour décider de la liquidation d’un établissement bancaire.

Le président de la BCE, Mario Draghi, avait mis en garde les dirigeants européens contre le risque d’un empilement administratif et politique qui risquait de ralentir tous les processus de décision. Il demandait notamment que le processus de décision soit court, afin de pouvoir fermer une banque en moins de 36 heures pendant un week-end si nécessaire, afin d’éviter une contamination de la crise dans le système bancaire.

Dans son projet, la Commission européenne, avec le soutien de l’Europe du Sud, se proposait d’être l’autorité de décision, après l’examen par un comité regroupant des représentants des banques centrales et des personnalités qualifiées.

L’Allemagne était fortement opposée à ce schéma. Pendant des heures, les ministres ont discuté de la façon de décider, de voter, le poids des pays. Pressés par les échéances, ils ont élaboré une usine à gaz. Les examens des dossiers et les recommandations seront étudiés par ce comité de résolution, qui proposera les moyens de sauvetage ou la mise en faillite. Les mesures qui ne soulèvent pas d’objection pourraient être prises, après examen de la Commission. Le tout sous le contrôle des ministres des finances eux-mêmes qui se sont institués comme l’autorité suprême du mécanisme. En cas de contestation ou s’il faut décider de la mise en faillite d’une banque, ce sont eux qui trancheront en dernier ressort.

Pour de nombreux observateurs, l’Europe n’a manifestement pas retenu les leçons de la crise de la zone euro, où les réunions sans fin se sont succédé pendant des semaines avant d’arrêter avec beaucoup de retard les moyens pour aider les pays en difficulté. Ces retards ont causé des préjudices énormes aux différents pays aidés. Mais les dégâts pourraient être dévastateurs, en cas de crise bancaire. « Il est légitime que les politiques arrêtent les règles et les mécanismes qui doivent s’imposer en cas de crise bancaire. Mais une fois que les principes et les dispositifs sont définis, les politiques ne doivent plus s’en mêler. Il faut instaurer un système efficace, cohérent, des circuits simples et précis pour les appliquer. Quand on est en train de gérer la crise et qu'on en est au stade de fermer une banque, il n’est plus temps de discuter. Il faut décider le plus rapidement possible », commente Thierry Philipponnat. Ce qui a été arrêté lui semble « un très mauvais développement ».

  • Un fonds de résolution commun mais national

Si tous les dirigeants européens sont officiellement d’accord pour créer l’union bancaire, les désaccords se sont affichés au moment de savoir comment en organiser le financement. Car il faut beaucoup d’argent pour organiser le sauvetage d’une banque ou même sa mise en faillite. Les différends n’ont pas manqué sur cette question lors de la réunion des ministres européens des finances.

Pour l’affichage, un fonds commun doit être créé pour le sauvetage des banques. Il doit être abondé par une taxe prélevée sur les banques, correspondant à 1 % des dépôts. La Commission européenne estime que cela représente environ 55 milliards d’euros. « Comment croire qu’un fonds de 55 milliards d’euros peut être suffisant pour répondre aux 32 000 milliards d’euros d’actifs des banques ? C’est nettement insuffisant », remarque Thierry Philipponnat. Au mieux, cela peut permettre le sauvetage d’une ou deux banques moyennes, guère plus. Pour mémoire, le volume des aides publiques au secteur bancaire et financier s’est élevé à 1 616 milliards d'euros, soit 13 % du PIB de l’union européenne, entre octobre 2008 et le 31 décembre 2011, de l’aveu même de la Commission.

De toute façon, ce fonds n’est que théorique : il ne sera en place qu’en 2025 ! D’ici là, les ministres des finances ont imaginé un mécanisme intermédiaire des plus compliqués. Officiellement, il y a bien un fonds commun européen pour le sauvetage des banques. Mais celui-ci sera constitué par la réunion de fonds nationaux. En clair, chaque pays sera comptable de ses propres banques, devra les secourir sur ses propres ressources. Les éventuels transferts d'un compartiment à l'autre ne seront rendus possibles qu'après la signature d'un nouveau traité intergouvernemental. « La peur de l’Allemagne de se faire imposer les pertes de l’Europe du Sud l’a emporté. Tous les mécanismes de sauvetage restent purement nationaux », constate Nicolas Veron.

  • Pas de prêteur en dernier ressort

Conscients du peu de crédit que pourrait avoir cette union bancaire, faute de moyens financiers suffisants, la Commission européenne, soutenue par la France, l’Italie et la Banque centrale européenne, militait pour créer une garantie de prêteur en dernier ressort. « En cas de crise, le Trésor américain peut offrir une ligne de crédit illimité pour garantir son système bancaire. Mais il n’y a pas de Trésor européen. Il faut donc trouver un mécanisme qui apporte une garantie », remarque Thierry Philipponnat.

La Commission et les pays de l’Europe du Sud proposaient que le mécanisme européen de stabilité (MES) mis en œuvre à la fin de la crise de la zone euro et doté officiellement de 500 milliards d’euros puisse jouer ce rôle et prêter directement aux banques. Là encore, l’Allemagne s’y est vigoureusement opposée, refusant d’engager sa garantie pour les banques des autres pays. Pour elle, la procédure instaurée par l’Espagne – Madrid avait emprunté avec sa garantie auprès du MES pour le reprêter par la suite à ses banques – doit se poursuivre.

Au-delà, cela doit passer par une réécriture des traités. « Les Allemands soulèvent des problèmes juridiques réels sur les transferts et le contrôle démocratique. Ils redoutent de se voir sanctionner par la cour constitutionnelle de Karlsrühe », dit Nicolas Veron.

Dans son discours d’investiture, Angela Merkel a plaidé pour l’instauration d’un nouveau traité proposant plus de transferts et d’intégration européenne. Mais dans sa vision, qu’elle avait développée dès la rentrée, cette intégration européenne passe par l’engagement contraignant de tous les pays à respecter les règles budgétaires, et à adopter des mesures de réformes structurelles sociales et économiques, dans la lignée (très chère à l’ordolibéralisme) de critères stricts comme le 3 % de déficit budgétaire, tout en renonçant à nombre de prérogatives nationales. Le tout serait placé sous la responsabilité de la Commission européenne. Les États ne respectant pas les règles pourraient être sanctionnés par la Cour européenne. Ce n’est qu’à ce prix, a-t-elle expliqué, que l’Allemagne pourra accepter des transferts, la mutualisation et la solidarité.

Lors de l’Eurogroup, Wolfgang Schaüble, reconduit comme ministre allemand des finances, a redéveloppé cette argumentation et s’est opposé à tout ce qui aurait pu représenter une forme de mutualisation. L’ennui est qu'aucun autre pays européen ne partage l’analyse allemande. Au nord comme au sud, pas un gouvernement ne veut s’engager dans des mesures contraignantes, des abandons de souveraineté, et encore moins une modification des traités qui pourrait conduire à tenir des référendums, au moment où leurs opinions publiques sont de plus en plus braquées contre l’Europe.

Le compromis bancal sur l’union monétaire est le fruit de tous ces désaccords. « C’était cela ou ce n’était rien », a confié un des représentants assistant à la réunion de l’Eurogroup. Soucieux de montrer quelque avancée, pressés aussi par le calendrier – les dirigeants européens veulent absolument faire adopter cet accord par le Parlement européen actuel, tant ils redoutent le résultat des élections européennes à venir et une opposition multiforme au nouveau parlement –, les responsables européens ont donc choisi ce qui leur semblait la moins mauvaise solution.

Mais il n’est pas sûr que leur calcul soit juste. Avant même de connaître l’accord adopté, des parlementaires européens se sont inquiétés de l’usine à gaz qui était en train de se mettre en place sous le nom de l’union bancaire. Plutôt qu’un dispositif flou et inefficace, ils s’interrogeaient s’il n’était pas plus efficace de garder des dispositifs de sauvetage bancaire nationaux qui au moins avaient fait leurs preuves et de tout repousser à plus tard.

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La démocratie sociale en grand danger

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C'est peu dire que la démocratie sociale est gravement malade – si gravement qu'on peine à imaginer que son état puisse encore empirer. Et pourtant si ! Aussi anémiée soit-elle, elle risque d'affronter un plus grave danger encore. Pas seulement à cause de la suppression des élections prud’homales, qui est envisagée par le gouvernement, c’est-à-dire la suppression du dernier scrutin national au terme duquel les salariés peuvent voter en faveur du syndicat de leur choix. Mais aussi parce que ce projet est sous-tendu par une philosophie qui n’est pas explicite mais qui est hautement dangereuse, au terme de laquelle l’entreprise est le seul lieu légitime de la vie sociale. En clair, derrière la probable suppression de ces élections sociales, déjà passablement inquiétante à elle seule, se cache un projet réactionnaire de bien plus vaste ampleur, visant à achever la déréglementation sociale et accentuer l’émiettement du monde du travail.

Le gouvernement réfute, certes, ces interprétations et fait valoir que la suppression des élections prud’homales est une solution de bon sens, car la participation n’a cessé de décliner. À titre d’illustration, lors du dernier scrutin, le 3 décembre 2008, le taux de participation dans le collège « salariés » était tombé à seulement 25,5 %, contre 32,7 % en 2002 et même… 63,2 % en 1979. Face à cet irrémédiable déclin, il serait donc logique, selon le gouvernement socialiste, d’inventer un nouveau système.

C’est en usant de cette justification que le ministre du travail a annoncé une réforme visant à modifier le mode de désignation des juges prud’homaux, qui ne seront plus élus mais désignés par les confédérations syndicales, au prorata de leur représentativité, telle qu’elle sera constatée en agrégeant les résultats des élections des délégués du personnel dans les entreprises et ceux des délégués élus aux comités d’entreprise.

Concrètement, le gouvernement entend donc supprimer les élections prud’homales, qui initialement avaient été planifiées dans le courant de l’année 2014, avant d’être reportées à 2015. Cette suppression devrait être décidée par la voie d’une ordonnance. C’est le prochain projet de loi sur la formation professionnelle et la démocratie sociale, qui sera présenté en janvier 2014, qui prévoira ce dispositif : il contiendra en effet un article en ce sens. « Cet article de loi habilite le gouvernement à prendre par ordonnance les dispositions permettant de mettre en place de nouvelles modalités de désignation des juges prud'homaux s'appuyant sur la mesure de l'audience des organisations syndicales et professionnelles », indique le projet, dont une copie a été obtenue par l'AFP.

La procédure par ordonnance « permettra la construction du cadre juridique nécessaire » à cette réforme, argue le gouvernement, qui se donne « dix-huit mois » après la promulgation de la loi pour légiférer par ordonnance. Selon l'exposé des motifs du projet consulté par l’AFP, la justice prud'homale doit être « préservée », mais l'élection au suffrage direct des salariés a connu « ses limites » – nous y voilà ! – en raison de la chute de la participation. Le gouvernement entend baser la désignation des 14 500 conseillers prud'homaux sur « l'audience » des organisations syndicales.

Qui s’inquiétera donc de la possible suppression des élections prud’homales envisagée par le gouvernement ? Comme il s’agit d’élections qui, à chaque scrutin, mobilisent de moins en moins d’électeurs et que les syndicats qui sollicitent les suffrages des salariés sont eux-mêmes de moins en moins représentatifs, on pourrait penser que la puissance publique a de bonnes raisons d’envisager une telle réforme.

Dans la position du gouvernement, il y a toutefois une bonne part d’hypocrisie. Et puis, son projet recèle de très nombreux dangers.

L’hypocrisie est transparente. C’est que la gauche comme la droite ont, à tour de rôle, au gré des alternances, lourdement contribué ces dernières décennies à cette anémie de la démocratie sociale, que l’abstention aux élections prud’homales confirme. Les deux camps y ont contribué en œuvrant, chacun à sa manière, à la montée d’un capitalisme d’actionnaires beaucoup plus tyrannique, ignorant le compromis social – à la différence d’un capitalisme précédent, le capitalisme rhénan, qui a prospéré sous les Trente Glorieuses. En clair, la droite comme la gauche ont contribué à tourner radicalement la page de cet ancien capitalisme qui autorisait qu’il y ait « du grain à moudre », selon la formule célèbre d’André Bergeron, l’ancien leader de Force ouvrière.

Progressivement, la politique contractuelle est donc entrée en crise. Le paritarisme lui-même a volé en éclats : voilà belle lurette que les « salaires différés » que constituent les cotisations sociales alimentant les recettes de la Sécurité sociale ne sont plus gérés par des représentants syndicaux élus par les salariés, à l'occasion de scrutin pour les différentes caisses – l’État a tout pris sous sa coupe et il n’y a plus guère de différence entre un projet de loi de finances et un projet de loi de financement de la Sécurité sociale.

En bref, au fil des décennies, c’est toute la démocratie sociale qui a été comme congelée. Certes, les grandes confédérations syndicales ont sûrement, elles aussi, une lourde part de responsabilité – chacune sans doute pour des raisons spécifiques. Mais, géré par la gauche comme par la droite, l’État a tout fait, depuis très longtemps, pour accélérer cette crise de confiance entre les salariés et leurs syndicats, en poussant ceux-ci le plus possible hors du jeu social.

Que l’on pense par exemple à l’immense responsabilité des gouvernements socialistes, tout au long des années 1980, qui ont promu la politique de « désinflation compétitive », selon le jargon qu’affectionnait le socialiste Pierre Bérégovoy. Derrière la formule se cachait une réforme majeure, celle de la désindexation des salaires sur les prix, qui a contribué à faire imploser une bonne partie de la politique sociale contractuelle : celle qui gravitait autour des négociations salariales au niveau national ou au niveau des branches professionnelles.

Il est donc hypocrite de dire que les confédérations syndicales sont sur le déclin. Ou alors, il faut préciser que la gauche a longtemps fait tout ce qu’elle pouvait pour pousser à la roue dans ce sens. Plutôt que de chercher à réhabiliter le rôle des syndicats et à refonder la démocratie sociale, beaucoup de gouvernements de gauche se sont réjouis de cette perte d’influence et n’ont eu de cesse de l’accentuer. Michel Sapin a donc beau jeu aujourd’hui de déplorer la forte abstention aux élections prud’homales.

Mais le projet n’est pas seulement hypocrite, il est aussi dangereux pour plusieurs raisons. La première, nous venons de l’évoquer : avec les prud’hommes, c’est la dernière grande élection sociale de portée nationale qui va disparaître. Et cela va forcément peser lourdement sur la vie sociale française. Car les élections d’entreprise, pour les délégués du personnel ou aux comités d’entreprise, n’ont évidemment pas la même portée. Les considérations locales y pèsent naturellement et ne confèrent pas aux confédérations syndicales la même légitimité ni la même autorité qu’une élection nationale.

Sur son blog (le voici : Stupeur : ils vont aussi tuer les prud’hommes), le militant de la Gauche socialiste (l’aile gauche du PS), Gérard Filoche, qui ferraille avec courage sur ces questions depuis de longues années et qui les connaît bien pour avoir été inspecteur du travail, le signale et il a raison : le nouveau mode de désignation choisi par Michel Sapin pourrait même modifier gravement les tendances constatées lors des dernières élections. En clair, la CGT, qui est opposée à la réforme gouvernementale, pourrait voir le nombre de ses juges prud’homaux baisser, tandis que la CFDT, qui applaudit la réforme, pourrait les voir augmenter. Comme c’est bizarre…

Explication de Gérard Filoche : « À l’avenir, les juges prud’homaux salariés ne seraient plus élus mais “désignés” – loin des salariés – en fonction du “poids” de chaque syndicat. Depuis mars 2013, ce “poids” des syndicats est établi en agglomérant les résultats des élections d’entreprises CE et DP au niveau des branches. Mais ces votes sont douteux, étalés sur 4 ans, transmis par les DRH avec plein d’erreurs et collationnés par les technocrates du ministre du travail ! Une opacité de plus. Avec ce nouveau mode de scrutin par entreprise, la CGT ne nommera plus que 26,77 % des juges prud’homaux, la CFDT 26 %, FO 15,94 % ! La CFTC monterait à 9,30 %, la CFE-CGC à 9,43 % ! L’UNSA 4,56 % et Solidaires (SUD) 3,47 % sont éliminés. Soit un renversement de la “majorité” pour CFDT-CGC-CFTC. »

Ces chiffres évoqués par Gérard Filoche sont donc ceux de la mesure d'audience proclamée le 29 mars 2013. Ils peuvent être consultés ici, sur le site Internet du ministère du travail ou alors sur la tableau ci-dessous:

Or, si l’on se réfère aux dernières élections prud’homales, celles du 3 décembre 2008, les résultats sont sensiblement différents : la CGT avait renforcé sa première place parmi les confédérations syndicales, en progressant de 1,6 point à 33,9 % ; la CFDT avait baissé de 3 points à 21,8 % ; et  FO de 2,3 points à 15,8 %. Les résultats globaux de ces élections peuvent être consultés ici; et on peut consulter ci-dessous ceux du collège des salairés.

La réforme de Michel Sapin risque donc non seulement de saper encore un peu plus l’assise et la légitimité des confédérations syndicales, en les éloignant davantage de leurs « mandants », mais aussi, incidemment, d’avantager la CFDT, la confédération qui est souvent la plus accommodante.

Lors d’un récent bureau national du parti socialiste, le 10 décembre, ces questions ont donné lieu à un vif accrochage entre le ministre du travail, Michel Sapin, et Gérard Filoche, qui en rend compte dans un autre billet de blog (il est là).

Un autre danger inhérent à ce projet de suppression des élections prud’homales, c’est qu’il peut être interprété comme une première étape, la seconde étant la suppression pure et simple des juges prud’homaux eux-mêmes. Certes, le gouvernement s’en défend et assure qu’il n’y a pas de projet caché. Mais on n’est pas obligé d’être naïf. Car, de très longue date, le Medef, et avant lui son ancêtre, le CNPF, milite pour une telle remise en cause de la justice prud’homale et cela pour une raison qui est transparente. Partisan d’une déréglementation sociale et d’une remise en cause de pans entiers du Code du travail, le patronat a toujours estimé que la justice prud’homale, dont la bible est précisément ce Code du travail, faisait partie de ces « lourdeurs » du modèle social français dont il faudrait un jour s’émanciper. Le rêve du Medef, pas même secret, serait donc un jour d’avancer vers un mode allégé de règlement des conflits sociaux. Au diable le Code du travail ! Au diable aussi les juges prud’homaux ! En lieu et place, le patronat préférerait avancer vers une solution moins contraignante, celle de commissions paritaires par branches.

Dans cette hypothèse, il serait plus facile de supprimer les juges prud’homaux si, au préalable, les élections ont elles-mêmes été supprimées. Sans réelle légitimité, et en tout cas sans celle d’un suffrage national, les juges pourraient un jour plus facilement passer à la trappe. En somme, si l’élection est supprimée, c’est la légitimité même de l’institution qui est affaiblie, sinon même ruinée.

Mais, à tous ces dangers que fait planer cette réforme, il faut encore en ajouter un dernier, qui est sans doute le plus grave de tous : c’est que le nouveau système va contribuer à un nouvel et grave émiettement du monde du travail. C’est, en quelque sorte, un ultime et décisif coup de boutoir dans ce que l’on appelait depuis la Libération l’ordre public social.

Comme le relevait, voilà bientôt un an dans un billet de blog (il est ici), l’économiste Guillaume Étievant, qui est expert auprès des comités d’entreprise et membre de la Fondation Copernic, cet ordre public social, produit de décennies de luttes sociales et tout autant d’acquis sociaux, a longtemps édicté que la loi l’emportait sur les accords de branche, et les accords de branche sur les accords d’entreprise. « La hiérarchie des normes établissait (…) la supériorité de la loi sur les accords de branches, et des accords de branches sur les accords d’entreprises. Des contrats individuels ou collectifs pouvaient déroger à cette disposition uniquement s’ils étaient plus favorables au salarié », expliquait-il.

Or, il s’est passé progressivement un fait majeur auquel les grands médias n’ont prêté aucune attention : la droite d’abord, la gauche ensuite, ont œuvré à une inversion de cette hiérarchie des normes sociales, donnant insensiblement la primauté aux accords d’entreprise. « La remise en cause de ce principe de faveur par le législateur transfère un pouvoir normatif aux partenaires sociaux et affaiblit donc la protection offerte aux salariés par le Code du travail », poursuit l’économiste.

C’est d’abord par la loi du 4 mai 2004 (on peut la consulter ici, à lire à partir de l’article 37), voulue par le premier ministre de l’époque, Jean-Pierre Raffarin, qu’un premier coup de boutoir est donné contre cette hiérarchie ancienne des normes sociales. Guillaume Étievant la commente de la manière suivante : « La droite s’est engouffrée dans cette brèche avec la loi du 4 mai 2004, qui introduit une rupture fondamentale dans la hiérarchie des normes et dans le principe de faveur. Elle permet en effet aux accords d’entreprise, qui résultent d’une négociation collective entre employeurs et syndicats de salariés au sein d’une entreprise, de déroger aux accords de branches, qui sont conclus dans le cadre d’une branche de travail et harmonisent donc les conditions de travail au sein d’une profession, même si ces derniers sont plus favorables. »

Puis, en 2008, par une réforme complémentaire, Nicolas Sarkozy a encore accentué cette inversion de la hiérarchie des normes sociales, faisant de l’entreprise le lieu privilégié de la négociation sociale et autorisant des accords dérogatoires aux accords de branches et même à la loi. Et enfin, c’est l’actuel gouvernement socialiste qui a achevé le travail, avec l’accord national interprofessionnel (ANI), signé le 11 janvier 2013 entre le Medef et trois confédérations syndicales, puis ratifié en l’état par le Parlement. Ce désormais tristement célèbre « ANI » a démantelé de nouveaux pans entiers du Code du travail et notamment du droit du licenciement. Mais surtout, c’est lui qui a définitivement entériné cette inversion de la hiérarchie des normes.

Au regard du droit du travail, la loi voulue par François Hollande est même beaucoup plus grave que celle portée sous la droite par Jean-Pierre Raffarin. Car dans les deux cas, la loi nouvelle autorise des accords d’entreprise dérogatoires, sous réserve de l’approbation majoritaire des syndicats concernés. Mais dans la loi promulguée sous la droite, le salarié conservait des droits de recours, s’il considérait que cet accord contrevenait gravement à son contrat de travail, droits qui ont disparu avec le gouvernement socialiste.

En clair, avec le gouvernement socialiste, le Code du travail a subi un ébranlement majeur, ce dont se réjouissait sans cesse l’ancienne présidente du Medef, Laurence Parisot. Témoin, cette déclaration d’il y a un an, qui est encore en ligne sur le site internet du Medef : parlant de cet accord interprofessionnel, elle expliquait qu’il aurait, parmi d’innombrables autres avantages, celui de limiter les recours devant les prud’hommes. « Il favorise, non plus la logique de contentieux qui est terrible, qui coûte cher et qui est longue, tant pour le salarié que pour l’employeur, mais la logique de conciliation », faisait-elle valoir.

On comprend donc sans peine que les deux réformes, celle de la suppression des élections prud’homales et celle de l’ANI, s’emboîtent et se complètent l’une l’autre.

Elles sont sous-tendues par une même philosophie réactionnaire : c’est l’entreprise qui doit être le lieu privilégié du dialogue social. Ce sont donc des élections émiettées des délégués du personnel ou aux comités d’entreprise, entreprise par entreprise, qui doivent servir de point d’appui pour former demain les futurs tribunaux prud’homaux – avant de les convertir éventuellement en comités paritaires ; et ce sont toujours des accords au niveau de chaque entreprise qui doivent rythmer la vie sociale du pays. En bref, le gouvernement socialiste a donné le top départ de l’ultime déréglementation sociale qui restait à entreprendre.

Cette déréglementation a certes été subtilement menée puisque Nicolas Sarkozy a proposé aux syndicats de sortir du système de représentativité décrétée au terme de laquelle seulement cinq confédérations, la CGT, la CFDT, FO, la CGC et CFTC, étaient réputées représentatives, mais ni Sud ni l'Unsa, et les accords d'entreprise ont souvent été présentées comme un retour à une démocratie plus directe, permettant aux salariés de peser plus directement sur des décisions concernant leur propre avenir. Mais cela a souvent été aussi un prétexte pour faire imploser les négociations de branches et voler en éclats certaines conventions collectives, et pour conduire à un émiettement du monde du travail. En somme, la force collective du monde du travail, déjà bien mal en point, s'est trouvée encore un peu plus diluée.

Pour certaines des grandes confédérations syndicales, l’affaire de la suppression des élections prud'homales prend donc valeur de symbole et va donc susciter de grandes tensions. Ainsi la CGT est-elle opposée à la réforme de Michel Sapin et a décidé de le faire savoir – et même de battre le rappel en lançant une pétition nationale (on la trouvera ici). Avec des arguments voisins, FO, Sud ou encore l’Unsa sont aussi opposés à la suppression des élections prud’homales. Et, parmi les grandes confédérations, il n’y a guère que la CFDT qui soutienne le projet du gouvernement (sa prise de position peut être consultée ici).

Mais ce n’est évidemment pas les syndicats qui sont seuls concernés dans le débat qui va s’ouvrir. Car, au travers de cette question des prud’hommes, c’est une question majeure qui est soulevée, celle de la démocratie sociale. Avec deux camps qui se dessinent. Celui qui veut, pour l’avenir, faire de l’entreprise le pivot central du dialogue social. Et puis le camp d’en face.

Mais ce camp-là, le camp des opposants, quel projet alternatif défend-il ? Le problème, c’est qu’à gauche, le débat sur les voies et les moyens de refonder la démocratie sociale n’a jamais pris beaucoup d’ampleur. Pour redonner du crédit aux confédérations syndicales, faut-il par exemple concevoir, sur les décombres d’un Conseil économique et social qui ne sert strictement à rien, de créer un véritable Parlement social, élu, avec des compétences élargies ? Ou alors d’autres suggestions peuvent-elles être mises sur la table ?

En tout cas, le débat est de première importance. Car le chemin que veut emprunter le gouvernement est très régressif. Consacrant l’entreprise comme le lieu privilégié de la vie sociale, il repose sur un a priori doctrinal : salariés et actionnaires ont des intérêts convergents et doivent œuvrer ensemble au bien commun. Les socialistes vont en quelque sorte au bout du chemin qu’ils ont choisi dans le milieu des années 1980, quand ils ont changé leur regard sur l’entreprise. Alors qu’ils avaient pendant des années vu en elle le lieu de l’extorsion de la plus-value et de l’exploitation du travail salarié, ils l’on présentée soudainement comme celui de la création de richesse. On vit donc aujourd’hui le prolongement ultime de cette dérive, jusqu’à la caricature. Au diable la lutte des classes ! Vivent les entrepreneurs !…

Alors qui, dans cette dérive sans fin, rappellera que la démocratie est d’abord un mode de gestion des conflits ? Nul besoin d’être révolutionnaire pour le savoir, il suffit d’être attaché aux valeurs fondatrices de la République. Aux valeurs, en somme, que rappelait à l’été 1940, dans L’Étrange Défaite, le républicain exemplaire qu’était Marc Bloch : « Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires s’affrontent. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise. »

Au fondement de la République sociale, c'est ce message que les socialistes ont aujourd'hui oublié. Pour le « malheur de la patrie »

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Le socialisme à l’envers

Le logement social dans le piège des mondanités et de l'affairisme

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C’est un « référé » de la Cour des comptes qui pour l’instant n’a bénéficié d’aucune publicité dans la presse. Visant la Société nationale immobilière (SNI), qui est l’une des filiales parmi les plus importantes de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), il mérite pourtant une grande attention. D’abord parce que les magistrats financiers ont découvert que des biens domaniaux de l’État, et notamment des biens détenus par le ministère de la défense, ont fait l’objet ces dernières années de cessions à prix cassés. Ensuite parce que cette affaire, selon l’enquête conduite par Mediapart, révèle les protections surprenantes dont profite le président de cette société, André Yché, qui tout au long des années passées a fait du zèle auprès du pouvoir sarkozyste, allant jusqu’à préconiser une privatisation des sociétés HLM, et qui aujourd’hui bénéficie d’autres appuis inattendus, dont celui… du ministre socialiste de la défense, Jean-Yves Le Drian.

Voyons donc, pour commencer, la première affaire, celle qui préoccupe la Cour des comptes.

Voici donc le « référé » que la Cour des comptes a rendu public le 6 décembre 2013. On peut le télécharger sur le site internet de l’institution ou bien le consulter ci-dessous :

 

Dans son référé, en date du 27 septembre 2013, le premier président de la Cour des comptes, Didier Migaud, rappelle d’abord aux trois ministres concernés par l’affaire – Pierre Moscovici pour les finances, Jean-Yves Le Drian pour la défense et Bernard Cazeneuve pour le budget –, les conditions dans lesquelles il s’est saisi de ce dossier : « À l'occasion du contrôle des comptes et de la gestion de la Société nationale immobilière (SNI), filiale à 100 % de la Caisse des dépôts et consignations, pour les exercices 2006-2011, la Cour a examiné les conditions du transfert d'éléments du patrimoine foncier de l'État à cette société. Elle m'a demandé d'appeler votre attention sur deux séries d'opérations, de nature différente, dans lesquelles les intérêts de l'État lui paraissent avoir été insuffisamment préservés. »

« Insuffisamment préservés » : dès que l’on se plonge plus avant dans la lecture du document, on se rend vite compte que la formule relève de l’euphémisme. Le premier président de la Cour des comptes aurait pu tout aussi bien dire que le patrimoine public a été bradé. Dans le cas de la première opération, qui a trait à un programme d’aménagement réalisé par la SNI sur un terrain acheté à l’État dans le XVe arrondissement de Paris, c’est le moins que l’on puisse dire, tant les chiffres cités par les magistrats financiers sont éloquents. Lisons…

« La SNI a achevé, en 2012, un programme dans le 15e arrondissement de Paris, conduit sur un terrain acheté en 2004 à l'État au prix de 19 millions d’euros hors taxes. Après avoir aménagé ce terrain, créant notamment un parking sur trois niveaux de sous-sol, la SNI a :

- revendu une surface commerciale de 6 000 m2 à la Caisse interprofessionnelle de prévoyance et d'assurance vieillesse (CIPAV) pour un prix de 44,4 millions d’euros hors taxes ;

- vendu des installations sportives (gymnase) à la Ville de Paris, en vente en état futur d'achèvement (VEFA), pour un prix de 5,9 millions d'euros TTC ;

- construit 35 logements en accession libre (programme Eiffel en Seine) pour un prix global attendu de 34,4 millions d'euros TTC ;

- construit 142 logements sociaux (prêt locatif aidé d'intégration – PLAI  et prêt locatif social PLS) qui font l'objet de réservations (ministères, Ville de Paris, quelques 1 %). »

Ces chiffres amènent la Cour des compte à faire ces constats : « Même en tenant compte des coûts des travaux, de la conduite du projet et du portage financier, le prix de vente du terrain à la SNI est faible, compte tenu du rendement de l'opération et du poids habituel de la charge foncière dans les opérations conduites dans le centre de Paris. L'acte de cession par l'État ne comportait aucune clause de retour à meilleure fortune ni de partage des résultats. L'absence d'une telle clause a été expliquée par le fait que "ce projet prévoyait majoritairement la création de logements sociaux". Or, si cette assertion est exacte dès lors qu'est retenu le critère du nombre de mètres carrés de logements offerts, elle ne se vérifie plus lorsqu'on considère la superficie aménagée totale et l'équilibre global de l'opération, qui comportait des composantes commerciales importantes. »

La deuxième série d’opérations qui a alerté la Cour des comptes porte sur d’autres cessions, sur des biens faisant l’objet de baux emphytéotiques. Voici la définition que donne Wikipédia d’un bail emphytéotique :  « Le bail emphytéotique ou emphytéose (parfois emphythéose, du grec ἐμφύτευσις emphuteusis, "action de planter") est un bail immobilier de très longue durée, le plus souvent 99 ans mais pouvant atteindre 999 ans (…), qui confère au preneur un droit réel sur la chose donnée à bail, à charge pour lui d’améliorer le fonds et de payer un loyer modique, les améliorations bénéficiant au bailleur en fin de bail sans que ce dernier ait à indemniser l’emphytéote. La situation des parties, dans un bail emphytéotique, est assez particulière puisque le locataire (appelé emphytéote) se voit reconnaître un véritable droit réel sur le bien qui lui est donné à bail. L’emphytéote est un quasi-propriétaire du bien qui lui est donné à bail. »

Dans plusieurs secteurs, et notamment celui de la défense, l’État a ainsi concédé des baux emphytéotiques à la SNI. Et ce sont ces baux que la Cour des comptes a passés au crible, émettant une cascade de critiques : « Le régime du bail emphytéotique permet à l'État de favoriser la construction de bâtiments à son usage sur des terrains qui lui appartiennent. Cependant, s'il n'est pas utilisé avec précaution et notamment si les droits réels de l'État bailleur ne sont pas suffisamment préservés, la cession au preneur d'emprises faisant l'objet d'un tel bail, en cours de bail, ne peut qu'être désavantageuse à l'État. Les opérations de cette nature réalisées par le ministère de la défense avec la SNI ont démontré les inconvénients de cette formule », relève la Cour.

Voici donc les dérives qui ont été constatées : « La SNI a soumis à France Domaine, par lettre du 7 janvier 2009, une liste de biens dont elle se portait acquéreur de gré à gré. Cette liste comportait 60 terrains sous bail emphytéotique et 4 domaniaux. Ces ensembles immobiliers étaient souvent récemment construits ou réhabilités. 24 immeubles faisaient l'objet d'un conventionnement social (prêt locatif aidé PLA, prêt locatif à usage social  PLUS et prêt locatif social  PLS), la plupart étaient des logements intermédiaires (PLI). La décision de procéder à une cession de gré à gré à la SNI, prise au niveau du cabinet du premier ministre, était juridiquement contestable (…). France Domaine et le ministère de la défense ont finalement accepté 1'aliénation de 32 sites sur les 64 proposés (30 terrains sous bail emphytéotique dont les échéances s'étalaient de 2029 à 2053 et deux sites domaniaux). France Domaine a certes conçu initialement une sorte de garde-fou consistant à exclure en principe la cession si le calcul des droits de l'État aboutissait à un montant inférieur à la valeur du terrain nu. Toutefois, les critères mis en œuvre par France Domaine pour estimer la valeur des terrains nus (…) ont tendu à minorer les estimations, d'autant que la direction nationale des interventions domaniales (DNID) a elle-même parfois révisé à la baisse les estimations produites par les services locaux de France Domaine. »

Et la Cour des comptes ajoute : « De surcroît, la règle de prudence consistant à ne pas vendre à un prix inférieur à la valeur du terrain nu n'a pas été respectée dans au moins dix-huit cas. La SNI a ainsi pu faire des acquisitions très avantageuses. À Paris, dans le 18e arrondissement, 88-94 boulevard Ney, un terrain de 16 367 m2 portant 290 logements et 306 places de stationnement avait été évalué par le service local à 41 millions d’euros, estimation ramenée ensuite à 24,9 millions d’euros. Ce bien a été finalement cédé à la SNI (EFIDIS) pour 8,1 millions d’euros, valeur correspondant, selon la DNID, à celle des droits de l'État. À Montpellier, la SNI a obtenu la cession de terrains d'assiette mitoyens dont une partie domaniale (pour 3,87 ha), constituant un ensemble continu de près de 10 ha pour un prix global de 8,45 millions d’euros ; or un jugement de la cour d'appel de Montpellier de juin 2012 dans une affaire d'expropriation a valorisé un terrain voisin à 450 €/m2 soit 4,5 millions d’euros l'hectare. »

Conclusion de la Cour des comptes : « Ces opérations montrent la nécessité de mieux préserver les intérêts de l'État. Il convient de ne recourir au mécanisme du bail emphytéotique qu'après une analyse approfondie et une comparaison étayée avec d'autres formules et uniquement si les avantages en sont démontrés de manière certaine au regard des intérêts à long terme de l'État. S'il y est recouru, les redevances d'occupation doivent être fixées à un niveau économiquement justifié. Il est également nécessaire d'éviter, sauf circonstances très exceptionnelles, toute cession de l'emprise au preneur en cours de bail, et, en tout état de cause, de prévoir, dès la conclusion du bail, des clauses de sortie évitant que l'État bailleur ne soit dans la main du preneur en cas d'interruption de l'exécution du bail. »

André YchéAndré Yché

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les critiques de la Cour des comptes sont sévères. Et elles retiennent d’autant plus l’attention qu’elles visent au premier chef André Yché, le patron de la SNI, qui tout au long du précédent quinquennat avait déjà souvent fait parler de lui et suscité fréquemment des tollés dans les milieux du logement social. Dans une longue enquête, mise en ligne le 8 février 2011 (Lire Le logement social, entre privatisation et affairisme), nous avions déjà raconté les principaux faits d’armes du personnage, qui en plus d’être P-DG de la SNI est aussi membre du comité de direction de la Caisse des dépôts (sa biographie est ici).

À la tête d’une société à 100 % publique qui détient près de 300 000 logements, dont près de 200 000 HLM, ce qui fait de lui le plus gros opérateur français du secteur, il a ainsi fait scandale en préconisant un abandon des missions d’intérêt général dans le domaine du logement social au profit des logiques du marché. Dans un petit opuscule qui est paru en 2011 sous le titre Logement, habitat & cohésion sociale, au-delà de la crise, quelle société voulons-nous pour demain (éditions Mollat), il faisait ainsi cette proposition sulfureuse que les organismes de logements sociaux soient à l’avenir régis par des règles nouvelles : « Ils doivent, de fait, devenir de véritables opérateurs immobiliers globaux et acquérir progressivement toutes les compétences de gestionnaires de portefeuilles d'actifs immobiliers qu'impliquent leurs nouvelles missions. »

« Gestionnaires de portefeuilles d'actifs immobiliers » : la formule avait au moins le mérite d'afficher sans trop de pudeur le but poursuivi. Pour dire les choses plus grossièrement : contrairement à ce que l'on pourrait croire, il y a beaucoup d'argent à se faire dans l'univers des HLM, suggérait l'auteur aux milieux d'affaires... « En d'autres termes, poursuivait-il, le métier d'avenir, ce n'est pas celui de bailleur social, c'est celui d'opérateur immobilier global d'intérêt général. » « En définitive, écrivait encore André Yché, la conclusion de ce tour d'horizon, c'est que la seule manière réaliste et pertinente de dynamiser le logement social, c'est d'instiller des mécanismes de gestion privée dans son exploitation. » Ce qui, là encore, avait le mérite de la franchise : vive le secteur privé ! Vivent les « plus-values latentes » !

Socialement choquantes, ces thèses n’auraient à l’époque pas retenu l'attention si elles avaient été défendues par un quelconque promoteur immobilier. Mais ce n’était évidemment pas le cas. Chacun avait bien compris que si ce responsable d'une société à capitaux publics pouvait professer ces idées, sans être rappelé à son obligation de réserve, c'est qu'il servait de poisson pilote, qu'il portait des intérêts qui allaient bien au-delà de sa propre société. C'est que dans les plus hauts sommets de l’État, jusqu'à l’Élysée, on le laissait à dessein jouer ce rôle de boutefeu.

Quelque temps avant ce livre, André Yché avait d’ailleurs fait une première fois scandale dans le mouvement social, quand on avait appris qu’il était l’auteur de « notes blanches », sans en-tête ni signature donc, rédigées à l’automne 2009 à destination de l’Élysée.  Voici une première de ces notes ; et en voilà une seconde.

Dans ces « notes blanches », André Yché explorait déjà les mêmes pistes explosives. Déplorant que les quelque « 4,5 millions de logements » HLM représentant « 200 milliards d'euros de plus-values latentes », soient sanctuarisés et échappent « pour l'éternité aux circuits économiques courants », il préconisait un véritable « big bang » : « Ce statut idéal n'est plus d'actualité », écrivait-il. En conclusion, André Yché recommandait donc d’activer une partie des plus-values latentes en organisant la cession de 10 % du parc de logements détenus par les sociétés anonymes de HLM. En résumé, il proposait de vendre 200 000 logements sur dix ans, ce qui rapporterait 10 milliards d'euros…

Pour qui connaît l’histoire de la SNI, et celle d’André Yché qui en est devenu le P-DG, voici bientôt quinze ans, cette histoire révélée par la Cour des comptes est donc tout sauf un accident. Elle est dans la suite logique de ces préconisations : sortir des « circuits économiques courants », et parvenir à réaliser de belles plus-values en faisant jouer les lois du marché.

Les vraies surprises, ce ne sont pas ces dérives, c’est plutôt qu’André Yché ait pu aussi longtemps agir à sa guise sans que personne, au sommet de l’État, n’y mette le holà ! C’est même que, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy comme sous celui de François Hollande, il ait profité perpétuellement des mêmes protections. Dans la foulée de ce rapport de la Cour des comptes, Mediapart a en effet cherché à comprendre les appuis dont bénéficiait toujours le patron de la SNI, et ce que nous avons découvert établit clairement que le P-DG est plus que jamais en odeur de sainteté dans les coulisses du pouvoir socialiste.

D’abord, il a naturellement l’appui du patron actuel de la Caisse des dépôts, Jean-Pierre Jouyet, ex-sarkozyste comme lui, qui n’a en rien jugé utile de faire savoir publiquement ses désaccords avec la politique sulfureuse défendue par le P-DG de sa filiale en matière de logement social.

Mais cet appui n’est pas le seul. D’après les informations que nous sommes parvenus à recueillir, André Yché profite aussi de l’appui du ministre socialiste de la défense, Jean-Yves Le Drian. Certes, ce dernier n’est en rien responsable du bradage du patrimoine public relevé par la Cour des comptes : les opérations visées sont intervenues avant l’alternance de 2012. De surcroît, dans ce type d’opération de cession de biens domaniaux, le ministère qui vend n’a pas le pouvoir de fixer le prix. Et dans sa réponse à la Cour des comptes, Jean-Yves Le Drian insiste naturellement sur ce point.

Voici la réponse de Jean-Yves Le Drian à la Cour des comptes :

« Mes services ont seulement procédé à une analyse technique des 64 emprises que souhaitait acheter la SNI, en fonction de leur intérêt pour la politique du ministère. Après étude des sites concernés, le ministère a donné son accord pour la vente de 32 emprises, pour lesquelles l'intérêt stratégique de la Défense n'était plus établi. Le ministère de la Défense n'est pas intervenu directement dans la définition de la valeur de cession des emprises retenues », rétorque donc le ministre socialiste de la défense.

Ce que dit Jean-Yves Le Drian est exact. Il n’en est pas moins vrai que, très proche des ministres de la défense lors du précédent quinquennat, André Yché l’est plus que jamais de l’actuel détenteur du portefeuille. Et à la SNI, c’est un sujet de moqueries, tant les signes de sollicitude de Jean-Yves Le Drian à l’endroit d’André Yché sont nombreux et appuyés. D’abord, selon nos informations, le ministre de la défense a donné son accord pour que l’une des ailes prestigieuses des Invalides soit « privatisée » – fait rarissime – pour que le patron de la SNI puisse organiser le 29 janvier 2013 une cérémonie afin de présenter ses vœux pour 2014 aux partenaires de sa société.

Et c’est ainsi que le patron d’une filiale à 100 % de la Caisse des dépôts, spécialisée de surcroît dans le logement social, a pu organiser ce soir-là sur les deniers publics une cérémonie d’un luxe inouï, que même les groupes du CAC n’osent plus afficher en ces temps de crise. Il suffit de consulter les photos que nous sommes parvenus, non sans mal, à obtenir de l’événement, pour découvrir à quels besoins le patrons de la SNI dépense l’argent public dont il a la charge.

Une première photo en témoigne, que l'on peut consulter ci-dessous :

Mais pour avoir une idée plus précise de la réception, on peut visionner la vidéo ci-dessous que nous avons réalisée, sorte d'album photo de cette réception :

 

Autre symbole révélateur des appuis dont André Yché peut se prévaloir : c’est sur les quotas du ministère de la défense, sous le précédent quinquennat, qu’il a obtenu les insignes d’officier de la Légion d’honneur, par un décret signé par Nicolas Sarkozy le 2 janvier 2007 (on peut le consulter ici) ; et c’est toujours sur le contingent du ministère de la défense qu’il a été porté commandeur de l’Ordre national du mérite, par un décret signé par François Hollande le 14 mai 2013 (on peut le vérifier là). Comme le confirme l’agenda officiel de Jean-Yves Le Drian, c’est même l’actuel ministre de la défense qui a jugé utile de remettre en personne cette décoration à son récipiendaire, le 10 juillet suivant, à l’occasion d’une cérémonie organisée à l’hôtel de Brienne, siège de son ministère.

Selon nos informations, André Yché devrait même faire un geste qui, dans les prochaines semaines, ne passera pas inaperçu : il a le projet – qui est encore secret mais qui nous a été confirmé de très bonnes sources – d’embaucher Thomas Le Drian, le fils du ministre. Âgé de 28 ans, ce dernier a déjà fait grincer quelques dents quand, voici un peu plus d’un an, il a fait son entrée à la Caisse des dépôts et consignations. Même s’il n’apparaît pas dans l’organigramme officiel de l’institution financière, il ne fait lui-même pas mystère qu’il a été coopté au sein du cabinet du directeur général, Jean-Pierre Jouyet.

Mais il devrait quitter ce poste et prochainement rejoindre la SNI. Selon nos informations, il arriverait au début par la petite porte, comme contrôleur de gestion, poste qui correspond à sa qualification. Mais, toujours selon de très bonnes sources, son plan de carrière serait déjà fixé : chargé de superviser les opérations de restructuration puis de fusion de deux entreprises sociales pour l’habitat (ESH) filiales de la SNI, d’une part Efidis, d’autre part Osica, il aurait vocation à devenir le président du directoire des deux structures unifiées.

Interrogé par Mediapart sur ces opérations et manifestations, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian nous a apporté, par l'intermédiaire de son chargé de communication, des réponses parfois longues et argumentées, que l'on trouvera dans leur version intégrale sous l'onglet "Prolonger" associé à cet article. En résumé, dans le cas des opérations de cession, il fait valoir, dans le prolongement de sa réponse à la Cour des comptes, que son ministère n'a « pas vocation à se prononcer sur le prix de vente des emprises cédées car il ne dispose pas des compétences techniques pour le faire ». Et il ajoute notamment ces remarques : « Il convient néanmoins de souligner que dans chaque acte notarié lié aux différentes ventes, France Domaine a prévu une clause d'intéressement, sur une durée de 5 ans, pendant laquelle l’État aura droit, sous des conditions que les actes précisent, à un taux de retour du montant d'une nouvelle vente si celle-ci est supérieure à la cession initiale. En tout état de cause, dans le cadre de la loi de programmation militaire (LPM) 2014-2019, les ressources budgétaires destinées au financement de l’infrastructure de la défense sont complétées du produit des cessions des immeubles devenus inutiles au ministère. L’intégralité des produits des cessions immobilières réalisées sur la période 2014-2019 lui sera ainsi affectée. Dans ce cadre, le ministère porte évidemment la plus grande attention aux cessions en cours et à venir, en lien avec les services du ministère chargé du budget. »

« En sa qualité de ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian n’a aucun commentaire à émettre sur la politique de logement », poursuit le ministre, refusant de se prononcer du même coup sur les orientations défendues par André Yché. Le ministre de la défense justifie, par ailleurs, la décoration remise à l'intéressé par la longue carrière militaire qu'il a effectuée avant de s'intéresser au logement social. Enfin, il justifie la location des Invalides, qui intervient depuis 10 ans, par les liens historiques qui existent entre le ministère de la défense et la SNI.

Quels seront, quoi qu'il en soit, les prolongements du « référé » de la Cour des comptes ? Et la pupille publique qu’est la SNI pourra-t-elle continuer à faire ce que bon lui semble et s’émanciper de la défense de l’intérêt général, pour se comporter comme un banal promoteur immobilier, prompt à flairer les opérations juteuses ? Compte tenu des jeux d’influence complexes qui perdurent dans les coulisses du pouvoir socialiste, il serait pour l’instant hasardeux d’en jurer…

BOITE NOIREDimanche 22 décembre, j'ai joint au téléphone le chargé de communication du ministre de la défense, Jean-Yves Le Drian, pour lui expliquer l'objet de mon enquête, puis par mail je lui ai adressé les questions sur lesquelles je sollicitais ses éclairages ou commentaires. Lundi en fin de journée, j'ai reçu des réponses du ministre. On peut en lire des extraits au fil de l'article et leur version intégrale dans l'onglet "Prolonger" associé à cet article.

Lundi en début d'après-midi, j'ai par ailleurs eu l'assistante de Thomas Le Drian, qui n'a pas souhaité me communiquer son numéro de téléphone portable mais qui m'a assuré qu'il serait informé sur-le-champ de mon appel. Depuis, personne ne m'a rappelé.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Institut du monde arabe : les 10.000 euros mensuels de Jack Lang

Les constitutions, meilleurs des remparts contre l'austérité?

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La décision, tombée dans la nuit de jeudi à vendredi dernier, n'a pas surpris grand-monde au Portugal. Le tribunal constitutionnel n'en est pas à son coup d'essai. À l'unanimité, les treize juges portugais ont estimé que la baisse de 10 % des retraites des fonctionnaires, prévue lorsque celles-ci sont supérieures à 600 euros par mois, était inconstitutionnelle.

Ce projet de loi, défendu par le gouvernement conservateur de Pedro Passos Coelho, devait permettre à l'État d'économiser 388 millions d'euros dès l'an prochain. Une mesure considérée comme indispensable par l'exécutif, alors que le Portugal est censé sortir dans six mois de la tutelle de la « Troïka » (commission européenne, BCE, FMI) mais qu'il peine à convaincre de sa capacité à se financer à nouveau seul sur les marchés. 

Pour la présidente d'une association très active de retraités portugais, Mario do Rosario Gama, citée par le quotidien Público, il s'agit là de « la seule décision acceptable » appuyée sur « une constitution qui défend les Portugais ». En tout, quelque 300 000 fonctionnaires à la retraite sont concernés, dans ce pays de 11 millions d'habitants. De son côté, le premier ministre a dû réagir dès vendredi, promettant que le gouvernement allait « travailler aussi vite que possible » à une alternative « viable et efficace »

L'affaire a inspiré au quotidien espagnol El País ce résumé, dans son édition de samedi : « Au parlement portugais, l'opposition au gouvernement du conservateur Pedro Passos Coelho, minoritaire, rame, incapable de contrer la vague de mesures d'austérité au fil des mois. Dans la rue, la protestation sociale, de plus en plus résignée, assiste avec une impuissance croissante à la diminution constante des salaires et à l'augmentation des impôts. Il n'y a qu'une institution à s'être convertie, ces dernières années, en barrière efficace pour contrer les ajustements mis en place par le gouvernement, sur les conseils de la Troïka : le Tribunal constitutionnel. »

Plus fort que l'opposition socialiste ou les mouvements sociaux, les treize juges du tribunal constitutionnel ? C'est en tout cas la quatrième fois, depuis le début du mandat, en juin 2011, du gouvernement Passos Coelho, qu'ils montent au créneau, pour annuler une mesure tout en rigueur prônée par l'exécutif. En août 2013, ils avaient déjà bloqué un projet censé faciliter les licenciements au sein de l'entreprise (tel que le réclamait pourtant le « mémorandum » rédigé par Lisbonne avec les experts de la Troïka). En juin, ils s'en étaient pris à une proposition réduisant les droits du travail des fonctionnaires.

Pedro Passos Coelho (à droite), chef du gouvernement, et son numéro deux, Paulo Portas, le 26 novembre 2013 à Lisbonne. ©ReutersPedro Passos Coelho (à droite), chef du gouvernement, et son numéro deux, Paulo Portas, le 26 novembre 2013 à Lisbonne. ©Reuters

La semaine dernière, les juges ont fait valoir l'argument suivant pour justifier leur décision : la poursuite de l'intérêt général que le gouvernement prétend défendre, en baissant le montant des retraites, ne justifie pas de dégrader les conditions de vie des retraités. En juin et septembre 2013, ils avaient jugé que les « garanties de la sécurité de l'emploi », défendues par la constitution, étaient menacées.

Dans un rapport publié en novembre, l'agence de notation Fitch exprimait son malaise, allant jusqu'à déclarer que « le principal obstacle au programme d'ajustement a été la cour constitutionnelle ». Aux yeux de Fitch, ce tribunal, s'il poursuivait sur cette voie, pourrait entraîner une nouvelle dégradation de la note du pays. Vendredi, le taux d'emprunt à dix ans du Portugal restait stable, aux environs de 6 %, malgré l'annonce du tribunal constitutionnel.

Le Wall Street Journal, fleuron de la presse économique anglo-saxonne, s'est lui aussi penché sur ce phénomène, non sans inquiétudes, dans une longue enquête publiée en septembre : « Des cours de justice sont parvenues à contrecarrer les efforts de réduction de la bureaucratie d'État, ou de flexibilisation de la main-d'œuvre. Ce qui rend plus difficile le rattrapage des pays du Sud de l'Europe, par rapport à leurs homologues du Nord, et repose la question de la viabilité, à long terme, d'une zone euro à 17. »

Car la tendance ne se limite pas au Portugal : des interventions des cours de justice dans la gestion de la crise économique se sont multipliées, en Espagne ou en Grèce. Ces trois pays, frappés de plein fouet par la crise des dettes publiques, ont aussi pour point commun d'être de jeunes démocraties, sorties de régimes autoritaires au cours des années 1970. Leur constitution a été rédigée dans ces périodes de transition.

En Espagne, la décision du gouvernement conservateur de Mariano Rajoy de supprimer en 2012 la « prime de Noël » pour les fonctionnaires gagnant plus de 929 euros par mois a provoqué plusieurs recours devant des juridictions locales. Le mois dernier, un juge de Séville a ainsi estimé que l'État espagnol devait verser cette prime au fonctionnaire qui s'estimait lésé. L'affaire pourrait coûter 66 millions d'euros à Madrid, si la mesure était généralisée à l'ensemble des fonctionnaires de la justice du pays. 

Ces décisions judiciaires sont d'autant plus retentissantes qu'elles s'inscrivent dans un contexte de ras-le-bol de la population contre les politiques d'austérité. Mais, d'après le Wall Street Journal, cette situation s'explique avant tout par le contenu de ces lois fondamentales, que le quotidien financier juge historiquement daté.

Ainsi, la constitution portugaise de 1976 en appelle à « l'ouverture d'un chemin vers une société socialiste », et contraint l'État à promouvoir l'emploi, favoriser des prestations de santé et d'éducation gratuite, mais aussi à développer des « centres de repos et de vacances » pour les ouvriers.

« À l'inverse de la constitution américaine, qui compte sept articles et 27 amendements, les chartes nationales en Europe sont longues et prescriptrices, ce qui limite les marges pour une interprétation juridique. La constitution portugaise comporte 296 articles, celle d'Italie 139 et celle de Grèce 120. Vouloir les modifier prend du temps », écrit le Wall Street Journal

« Les constitutions ne sont pas un obstacle aux réformes économiques, tant que ces réformes ne remettent pas en cause les grands principes démocratiques », juge de son côté Jorge Miranda, un expert qui participa à la rédaction de la constitution portugaise. À l'inverse, d'autres observateurs jugent qu'un État comme le Portugal n'a plus les moyens financiers d'une telle constitution, et qu'il faudrait donc s'atteler à la rédaction d'un nouveau texte. 

La judiciarisation du débat sur la gestion de la crise de la dette en Europe va-t-elle se poursuivre ? Le scénario n'est pas exclu. Dans un rapport publié le 4 décembre, le commissaire aux droits de l'homme au sein du Conseil de l'Europe livre un constat alarmant, qui pourrait déclencher, pourquoi pas, de nouvelles procédures : à ses yeux, les mesures d'austérité prises en Europe ont eu pour effet de saper les droits de l'homme sur le continent.

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Le Crédit lyonnais n'a jamais berné Tapie: la preuve!

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C’est un document majeur de l’affaire Tapie que Mediapart est en mesure de révéler. Un document signé de la main de Robert Louis-Dreyfus, l’ancien propriétaire d’Adidas aujourd’hui décédé, qui vient confirmer ce que de nombreux indices laissaient penser depuis longtemps. Contrairement à ce qu’il prétend, Bernard Tapie n’a jamais été abusé par le Crédit lyonnais lors de la vente du groupe de sports, en 1993, et cela, pour une raison que ce document révèle : les négociations en vue de la cession d’Adidas ont mis face à face non seulement le Crédit lyonnais et le pool d’acquéreurs, mais aussi – c’est ce qu’atteste ce document – « la société venderesse » (c’est-à-dire le groupe Tapie) qui « était représentée par son président, M. Fellous, et assistée de son cabinet d’avocats ».

En clair, Bernard Tapie ne peut pas prétendre que la banque, à laquelle il avait donné un mandat de vente, a manqué de loyauté à son égard, pour la bonne raison que son propre bras droit, Élie Fellous, lui aussi décédé depuis, le représentait au cœur même des négociations. Le document que nous révélons – auquel la justice n’a jamais eu accès – permet donc de réécrire l’histoire de ce scandale hors norme. Non seulement l’arbitrage privé qui a alloué 405 millions d’euros à Bernard Tapie, au terme d’une sentence rendue le 7 juillet 2008, a sans doute été frauduleux, comme le suggèrent les investigations de la justice, mais de surcroît, très en amont de tout cela, peut-être la justice a-t-elle été abusée puisque Bernard Tapie n’a jamais rien ignoré des clauses de la vente d’Adidas – ces clauses qui sont à l’origine de ses plaintes.

Avant de présenter ce document, et d’en décrypter le contenu, il nous faut expliquer quelle est son origine. En septembre 2004, le ministre des finances de l’époque, un certain… Nicolas Sarkozy, exige du président du Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de défaisance où ont été cantonnés en 1995 les actifs pourris de l’ex-Crédit lyonnais), Jean-Pierre Aubert (l’actuel maire de Barcelonnette, dans les Alpes-de-Haute-Provence), d’accepter une médiation avec Tapie. Estimant que cette solution est contraire aux intérêts de sa maison – donc de l’État –, Jean-Pierre Aubert y est opposé mais comme c’est son ministre de tutelle qui l’exige, il est obligé de se soumettre.

Un médiateur est donc choisi. Il s’agit de Jean-François Burgelin (1936-2007), l'ancien procureur général près la cour d'appel de Paris. Mais comme le dossier est financièrement très complexe, l’ancien magistrat est aussi épaulé par René Ricol, l'ex-président de la Fédération internationale des experts-comptables, qui deviendra commissaire général à l’investissement sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Après avoir ébauché de très nombreux compromis, les médiateurs construisent un ultime scénario à l'approche du printemps 2005 : le CDR participe au comblement du passif, dans le cadre de la liquidation du groupe de Bernard Tapie, avec un apport de près de 50 millions d'euros et en net, il ne reste à l'ex-homme d'affaires, une fois tous ses biens vendus, que trois à quatre millions d'euros. Ce que Bernard Tapie, trop gourmand, juge inacceptable.

C’est l’échec de la médiation. Malgré le coup de pouce – déjà – de son ami Nicolas Sarkozy, Bernard Tapie interdit qu’elle aboutisse. Pour respecter le caractère confidentiel de la médiation, Jean-François Burgelin décide, à son issue, de détruire tous les documents auxquels il a eu accès ou qu’il a sollicités auprès des parties en confrontation.

De cette médiation, il ne reste aucune archive. Ou plutôt si, il reste une pièce, qui avait été adressée par Robert Louis-Dreyfus à Jean-François Burgelin : il s’agit des réponses que l’homme d’affaires avait données au magistrat, à la suite d’un questionnaire que ce dernier lui avait transmis. Et si avant sa mort, Jean-François Burgelin a bien détruit ce document, comme tous les autres, l’un des nombreux avocats qui ont participé de près ou de loin à cette médiation en avait gardé une copie. Il s’agit d’une lettre de trois pages, datée du 8 mars 2005.

Voici donc cette lettre de Robert Louis-Dreyfus :

Pour comprendre l’importance de ce document, il faut se replonger dans les circonstances de la vente d’Adidas, que Mediapart a déjà racontées par le menu dans cette enquête en trois volets :

Tout se noue à la fin de 1992. À l’époque, le groupe Bernard Tapie, que le Crédit lyonnais soutient à bout de bras, est en piteux état et se rapproche irrémédiablement de la faillite. Bernard Tapie, lui, aspire à redevenir ministre dans le gouvernement de Pierre Bérégovoy mais le premier ministre a posé comme condition que son protégé choisisse entre la vie publique et la vie des affaires. Bernard Tapie prend donc avec sa banque, la SDBO, filiale du Crédit lyonnais, la décision de vendre sa participation dans Adidas. Dans une lettre d'engagement et une lettre de mandat, en date du 16 décembre 1992, Bernard Tapie Finance (BTF) prend l'engagement irrévocable de « vendre au plus tard le 15 février 1993 à toutes sociétés désignées par la SDBO, et à première demande de SDBO, la totalité de ses parts de capital » dans Adidas. Dix jours plus tard, le 26 décembre, Bernard Tapie peut faire son retour au sein du gouvernement.

Dans ce mandat confié par BTF à la SDBO, plusieurs points retiennent l'attention. D'abord le calendrier. « Au plus tard le 15 février » : au travers de cette exigence, on comprend que Bernard Tapie est pressé et concède à sa banque deux petits mois – ce qui est ridiculement court – pour boucler l'opération, pourtant complexe. En clair, celle-ci doit impérativement être achevée un bon mois avant les élections législatives – celles qui vont sceller l'une des plus cinglantes défaites de la gauche.

Cette question de date est la seule exigence qui transparaît dans le mandat confié à la SDBO. Pour le reste, la banque peut faire ce qu'elle veut, choisir les investisseurs de sa convenance, « solliciter un ou plusieurs acquéreurs », leur « offrir les parts en vente ». Même le prix de cession apparaît comme une question subalterne : dans le mandat, il n'est nullement précisé que BTF attend de la SDBO qu'elle vende ses parts dans Adidas « au meilleur prix possible », mais à un prix qui « sera égal » à 2,085 milliards de francs.

Dans le rapport commandé en 1995 à l'expert-comptable Marcel Peronnet par la juge d'instruction Eva Joly (on peut le consulter ci-dessous), cette clause sur le prix sera longuement commentée. Intrigué par la formulation, l'expert-comptable alerte la magistrate sur le fait que cela « semble exclure toute éventualité d'une négociation plus favorable » (lire Le mensonge de Tapie).

Plus loin, dans le même rapport, l'expert-comptable se montre encore plus perplexe. Car dans un avis financier paru dans la presse, le 28 décembre 1992, Bernard Tapie fait une large publicité du mandat qu'il a confié à sa banque, dans les termes suivants : « Bernard Tapie Finance SA a chargé la Société de banque occidentale de rechercher un ou plusieurs acquéreur(s) pour ces parts, et de faire tous ses efforts pour que cet engagement soit dénoué au plus tard le 15 février 1993... Le prix de vente de ces parts [dans Adidas] en vertu de cet engagement est de 2 085 000 000 francs. »

L'expert-comptable en reste donc pantois et le laisse transparaître dans son rapport : « La publication de ces informations, alors qu'à cette date aucun accord n'avait encore été conclu avec un acquéreur éventuel, paraît surprenante, car de nature à handicaper un processus de négociation. » Comment Bernard Tapie peut-il espérer vendre au mieux ses parts dans Adidas s'il annonce à toute la communauté financière qu'il veut aller vite et s'il abat ses cartes avant toute négociation financière ? Dans la vie des affaires, le procédé est, de fait, peu banal.

Au demeurant, on comprend tout de même pourquoi Bernard Tapie donne un tel mandat à la SDBO. Dans la situation que traverse Adidas, vendre 55 % du capital au prix de 2,085 milliards de francs constitue déjà pour Bernard Tapie une aubaine. Alors qu'il a acheté 80 % d'Adidas pour 1,6 milliard de francs deux ans et demi plus tôt, le mandat qu'il confie à sa banque lui assure une plus-value, malgré les taux d'intérêt de l'époque qui sont très élevés.

La précipitation de Bernard Tapie s'explique aussi pour une autre raison : il sait que des groupes nationalisés vont pouvoir rapidement venir à sa rescousse. Et c'est ainsi que les choses se passent. Par des actes notariés en date du 12 février 1993 – trois jours donc avant l'échéance prévue par le mandat confié à la SDBO –, la vente est bouclée. Et un nouveau tour de table est constitué.

On y trouve trois investisseurs dans l'orbite de l'État : Clinvest, une autre filiale du Crédit lyonnais, qui porte sa participation de 9,9 % à 19,9 % ; le groupe AGF qui acquiert 17,2 % via différentes structures dont Matinvest SA et la Banque du Phénix ; et puis l'UAP qui monte sa participation de 2 % à 5 %, via un fonds dénommé Acmer, qui est dans l'orbite de sa filiale Worms. À eux trois, les groupes nationalisés que sont le Lyonnais, les AGF et l'UAP contrôlent donc, directement ou indirectement, plus de 42 % du capital d'Adidas.

Dans le tour de table, on trouve encore d'autres investisseurs qui retiennent l'attention. Il y a Gilberte Beaux, qui monte sa participation de 5 % à 8 %, via une structure dénommée EFC – laquelle est l’alliée de Bernard Tapie et la présidente du directoire d’Adidas. Mais il y a aussi de nouveaux entrants. D'abord, l'industriel Robert Louis-Dreyfus (1946-2009) prend 15 % du capital au travers de la société Ricesa, et va devenir l'opérateur industriel d'Adidas. Ensuite, deux fonds financiers offshore, contrôlés par de grands établissements financiers anglo-saxons : Omega Venture, dont le siège est à Jersey et qui est contrôlé par la Citibank, prend 19,9 % d'Adidas ; et Coatbridge Holdings, dont le siège est aux îles Vierges britanniques et qui est contrôlé par Argos Soditic, filiale de Warburg, acquiert 15 %.

Dans le même temps, un prêt très avantageux au taux de 0,5 % est consenti à Adidas par le Crédit lyonnais (et non directement par la SDBO) à hauteur de 80 % et par les AGF à hauteur de 20 %.

Le protocole du prêt prévoit qu'il ne sera pas remboursé si Adidas est acculé au dépôt de bilan ; qu'il ne sera que partiellement remboursé si les acquéreurs font une moins-value ; et enfin que les banques créancières obtiendront une forte part de la plus-value, si plus-value il y a. Dernier détail du protocole de cession : Robert Louis-Dreyfus obtient in extremis une clause qui lui permet ultérieurement de profiter d'une option d'achat des parts détenues par les autres investisseurs, à un prix qui valorise le groupe à 4,650 milliards de francs – option qu’il fera jouer ultérieurement et qui lui assurera le contrôle du groupe de sports.

C’est de ce montage qu'arguera ultérieurement Bernard Tapie devant la justice pour faire valoir qu’il a été floué par le Crédit lyonnais, en avançant deux arguments : primo, le Crédit lyonnais aurait manqué de loyauté à son égard, en lui dissimulant le fait que la vente d’Adidas générerait une plus-value bien supérieure à celle qui était prévue dans son mandat de vente ; secundo, sa banque lui aurait aussi caché le fait qu’elle allait elle-même s’approprier une partie de cette plus-value, au travers de ces deux sociétés offshore qui n’auraient été, en réalité, que ses « faux nez ».

Toute l’affaire Tapie part de là : Bernard Tapie a toujours prétendu qu’il n’a jamais été dans le secret des négociations entre le pool des investisseurs et sa banque pour la vente d’Adidas, et qu’il a donc découvert ultérieurement que ces négociations ont été conduites à son détriment.

On comprend de ce fait l’importance de cette petite phrase, lâchée presque de manière anodine, par Robert Louis-Dreyfus, dans la note qu’il adresse en 2005 à Jean-François Burgelin : lors de ces négociations, « la société venderesse était représentée par son président, M. Fellous, et assistée de son cabinet d’avocats ». En clair, Bernard Tapie n’a en réalité rien ignoré des secrets de ces négociations de vente, puisqu’il y était représenté, par le truchement de son bras droit.

Directeur financier de la holding de tête du groupe, Bernard Tapie Finance (BTF), à partir de 1989, Élie Fellous est durant toutes ces années l’homme de confiance et principal collaborateur de Bernard Tapie. Il succède même à ce dernier à la présidence du groupe en avril 1993 et sera entraîné avec lui dans les mêmes démêlés judiciaires. Mis en examen pour abus de biens sociaux en octobre 1993 dans le dossier Testut, Élie Fellous passera par la case prison pendant quelques jours et sera contraint d’abandonner la direction de BTF en janvier 1994.

À notre connaissance, un seul média a fait allusion à ce document de Robert-Louis Dreyfus : il s’agit des Échos, dans un article en date du 8 mais 2005. Mais à l’époque, nul ne connaissait l’origine de cette pièce et celle-ci n’a jamais été publiée depuis. À ce jour, la justice n’en disposait pas encore et elle ne figure pas dans le dossier d’instruction.

Si cette pièce apparaît décisive, c’est qu’elle vient effectivement confirmer de nombreux autres indices laissant à penser que Bernard Tapie n’a pas été floué par sa banque. Car si un reproche peut être adressé à l’ex-banque publique, ce n’est pas d’avoir roulé son client, mais de l’avoir financé durant toutes ces années, dans des conditions proches du soutien abusif : c’est ce qu’atteste le rapport de l’expert Marcel Peronnet que nous venons d’évoquer. Protégé par François Mitterrand et Pierre Bérégovoy, le ministre Bernard Tapie a profité de l’appui d’une banque publique. S’il y a eu à l’époque un scandale, et un seul, c’est celui-là : le conflit d’intérêts dont Bernard Tapie a profité ; dans cette mansuétude dont l’ex-banque publique a fait preuve à son égard.

En outre, le document de Robert Louis-Dreyfus vient compléter d’autres preuves, attestant que Bernard Tapie n’a jamais été mis à l’écart des négociations autour de la vente d’Adidas.

En cherche-t-on une autre illustration, on la trouve dans ce même rapport de Marcel Peronnet. L’expert y explique en effet que si le Crédit lyonnais a eu recours, dans un montage tortueux, à deux fonds financiers offshore pour la cession d’Adidas, ce n’est pas pour flouer Bernard Tapie, c’est bien plutôt… pour le protéger.

Voici ce qu’écrit l’expert : « La discrétion souhaitée sur ce montage est expliquée par le commentaire de Maîtres Veil et Jourde [les avocats du Crédit lyonnais] : “La banque a dû à l’époque se défendre de l’ensemble de la place qui considérait que ce montage ne s’expliquait que par une complaisance coupable pour M. Bernard Tapie redevenu ministre.” En outre, des précautions particulières ont vraisemblablement été jugées souhaitables dans le contexte de la règle du "ni-ni", interdisant des prises de participations supérieures à 20 % aux sociétés nationalisées (…). »

Cette dernière remarque est particulièrement importante : si le montage a été tortueux, c’est vraisemblablement parce que la règle du « ni-ni » (ni nationalisation ni privatisation) édictée par François Mitterrand au début de son second septennat interdisait au Crédit lyonnais, banque publique, de prendre le contrôle d'Adidas, ce qui aurait été équivalent à une nationalisation. Et le coup de canif dans la règle aurait été d’autant plus malvenu qu’il serait intervenu par la faute d’un… ministre.

C’est l’invraisemblable paradoxe de cette histoire. Le Crédit lyonnais a inventé un stratagème pour protéger Bernard Tapie, qui allait redevenir ministre. Et c’est sur ce stratagème que s’est appuyé par la suite le même Bernard Tapie… pour porter l’affaire devant la justice !

Dans une enquête récente de ma consœur Sophie Fay (elle est ici), Le Nouvel Observateur vient confirmer que la clause dont a bénéficié Robert Louis-Dreyfus n’était en rien secrète. Alliée et collaboratrice de Bernard Tapie, Gilberte Beaux est en effet dans le tour de table des acquéreurs ; elle est donc informée de la clause qui offre une option à Robert Louis-Dreyfus, et l’accepte. Dès le 4 mars 1993, Robert Louis-Dreyfus confiait à L’Expansion avoir « une option d’achat sur toute l’entreprise ». « Bernard Tapie est lui aussi satisfait. Le 15 février, il touche ses 2 milliards de francs, cash, comme prévu. Mieux, au passage, il dégage une plus-value de 230,8 millions de francs (35 millions d'euros). Le tout en deux ans, sans avoir mis un centime dans l'affaire puisque tout l'argent lui a été prêté », écrivait l’hebdomadaire.

L’ancien P-DG du Crédit lyonnais, Jean-Yves Haberer, qui était proche de François Mitterrand et qui, sur ordre, a si longtemps financé Bernard Tapie, n’a toujours pas livré ses explications, hormis celles qu’il a dû donner en son temps devant la Commission d’enquête parlementaire constituée lors du naufrage de la banque publique. Bernard Tapie, lui-même, a toujours bien pris soin de le ménager et de ne décocher ses flèches qu'en direction de son seul successeur, Jean Peyrelevade, qui n'a pourtant aucune responsabilité dans la vente d'Adidas. À l’occasion de cette même enquête du Nouvel Obs, Jean-Yves Haberer a cependant fait quelques confidences qui viennent conforter l’hypothèse que Bernard Tapie n’a jamais été floué. L'ancien patron de la banque vient en effet confirmer qu’aucun portage n’est intervenu et que le recours aux fonds financiers offshore avait été décidé à l’inverse pour protéger Bernard Tapie. « Ce n'était pas un portage ; j'avais donné des instructions écrites précises, car il n'était pas possible qu'une entreprise allemande soit contrôlée par une banque nationalisée française (…). Car si portage il y a, cela signifie que le Lyonnais est le véritable acheteur d'Adidas. Or l'article 1596 du Code civil interdit à une banque chargée de vendre un bien de s'en porter acquéreur. »

Ultime indice que nous venons d’évoquer, et qui va dans le même sens : alliée de Bernard Tapie, Gilberte Beaux est elle-même au cœur des négociations et connaît donc les clauses demandées par Robert Louis-Dreyfus. Un jour – c’était en 2004 –, elle s’en est même expliquée dans L’Expansion, et ce qu’elle dit retient avec le recul fortement l’attention : « Je connais évidemment la clause dès l'achat des parts de Tapie. Mais je ne me rappelle pas si je lui en ai parlé. Il est plus probable que j'en ai parlé à son adjoint, Élie Fellous. » Selon nos informations, les juges d'instruction qui enquêtent sur le scandale Tapie s'intéressent aussi à ce volet de l'histoire puisque l'un d'eux, Serge Tournaire, a entendu en novembre Gilberte Beaux.

Le document que nous révélons et qui avait été recueilli par les médiateurs, Jean-François Burgelin et René Ricol, vient donc compléter tous ces indices.

Indice après indice, tout cela finit, quoi qu'il en soit, par constituer un puzzle qui prend forme. Car tout va dans le même sens et plaide pour la même hypothèse : Bernard Tapie n’aurait jamais été floué. C’est aussi la question que soulève cette pièce que nous dévoilons aujourd’hui : avant même l’arbitrage, qui a sans doute été frauduleux, n’y aurait-il pas eu, bien en amont, dès le début de l’histoire, une tentative d’induire la justice en erreur ?

BOITE NOIREPour écrire cette enquête, qui revient sur les détails de la vente, en 1993, d'Adidas à Robert Louis-Dreyfus, j'ai fait des emprunts à mon livre Tapie, le scandale d'État (Stock, octobre 2013).

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les Etats Unis, plus grande menace sur la paix dans le monde?


Chômage: Hollande a perdu son pari

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Contrairement à ce que le gouvernement escomptait, les chiffres du chômage pour le mois de novembre, qui ont été rendus publics ce jeudi 26 décembre, sont détestables : la hausse du nombre des demandeurs d’emplois de la catégorie A, la plus restreinte, a été de + 17 000 au cours du mois (+ 0,5 %). Ce qui porte l’augmentation sur un an à + 175 600 sur un an (+ 5,6 %).

Voilà donc le gouvernement pris à contrepied. Se réjouissant de la baisse constatée pour le mois d’octobre  (– 20 500 demandeurs d’emplois), il avait crié un peu trop vite victoire, en proclamant que la promesse de François Hollande d’une inversion de la courbe du chômage d’ici la fin de l’année 2013 était en passe d’être tenue.

Il n’en est donc rien. Le chômage continue malheureusement à faire des ravages. Si l’on prend en compte l’ensemble des catégories de demandeurs d’emplois (de A à E), le nombre des demandeurs d’emploi a même atteint fin novembre le niveau historique de 5 536 000 personnes, soit une hausse de 0,1 % sur le mois et de 5,9 % sur un an.

On peut télécharger la totalité des chiffres du mois de novembre ici. Et voici, ci-dessous, le tableau qui résume les principales tendances :

Au demeurant, cette tendance préoccupante n’est malheureusement pas une surprise : elle est très exactement celle que décrivait l’Insee, le 19 décembre, dans sa dernière « Note de conjoncture ». Cette note estimait que la France pourrait connaître un taux de chômage historique de 11 % à la fin du mois de juin 2014.

Il n’y a guère que François Hollande qui fait mine de ne pas se rendre à l’évidence. Il a en effet salué l’annonce de cette nouvelle hausse du chômage par un communiqué surréaliste : « L’inversion de la courbe du chômage, sur laquelle je me suis engagé, est bien amorcée. » On peut consulter ce communiqué dans sa version intégrale ici, sur le site internet de l’Élysée. En résumé, le chef de l’État cherche à tirer argument du fait que le rythme d’augmentation du chômage est moins accentué pour accréditer l’idée que la courbe s’est inversée.

On pourra lire ci-dessous le parti pris que nous avions écrit le 19 décembre, en nous appuyant sur cette dernière « Note de conjoncture » de l’Insee. Les chiffres qui sont rendus publics ce jeudi soir confirment, de fait, que François Hollande a perdu son pari sur le chômage.

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Publiée jeudi 19 décembre en fin de soirée, la dernière « Note de conjoncture » de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) dresse un véritable réquisitoire de la politique économique et sociale du gouvernement. Elle vient ainsi confirmer que le chômage, loin de voir sa courbe s’inverser à la fin de 2013 comme l’avait promis François Hollande, va continuer de progresser vers de nouveaux sommets. Et le pouvoir d’achat, lui, traverse une dépression sans précédent depuis près de trente ans. En somme, ce que présente l’institut, c’est la radiographie d’une politique économique et sociale qui est en train d’échouer.

L’Insee se garde de la moindre polémique et dit les choses de manière retenue. En titre de son étude, qui présente ses prévisions économiques pour le premier semestre de 2014, l’Insee ne parle ainsi que d’une « reprise poussive ». Ce qui n’est guère réjouissant, mais ce qui ne laisse pas, pour autant, présager un retour aux pires heures de la crise.

Voici donc cette « Note de conjoncture » de l’Insee :

Mais, pour quiconque lit avec attention le diagnostic des conjoncturistes de l’Insee, le ton ne fait guère illusion : on devine, au travers des statistiques que livre l’étude, l’ornière profonde dans laquelle le pays s’est embourbé. Les politiques d’austérité budgétaire et salariale conduisent à la stagnation économique, qui elle-même alimente d’innombrables souffrances sociales…

Ainsi donc, sans grande surprise, l’Insee ne prévoit pas de sortie de crise pour les prochains mois. Comme le révèle le tableau ci-dessous, qui présente les principales prévisions de l’institut, la croissance aura certes une petite bouffée d’accélération au quatrième trimestre de 2013, avec une hausse de + 0,4 % du produit intérieur brut (PIB), mais ensuite, la croissance ne serait que de + 0,2 % au cours de chacun des deux premiers trimestres de 2014. Au total, la croissance française qui a été nulle (0 %) en 2012 puis quasi nulle (+ 0,2 %) en 2013 devrait afficher un acquis de seulement + 0,7 % à la fin du premier semestre de 2014.

Et si l’économie est rongée par l’anémie, c’est effectivement l’onde de choc de la politique d’austérité conduite par le gouvernement, qui agit comme un corset, et qui freine toute possibilité de reprise. Si l’Insee ne s’attarde pas sur cet aspect des choses, de nombreuses autres études économiques publiées ces dernières semaines le mettent clairement au jour. Dans une étude récente (elle est ici), l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) faisait ainsi ces constats ravageurs : « En 2013, l'économie française devrait croître de 0,2 % en moyenne annuelle, ce qui lui permettrait de retrouver en fin d'année le niveau de production atteint six ans plus tôt, fin 2007. Cette performance médiocre est très éloignée du chemin qu'aurait dû normalement emprunter une économie en sortie de crise. Cinq ans après le début de la crise, le potentiel de rebond de l'économie française est important. Mais cette "reprise" a été freinée principalement par les plans d'économies budgétaires en France et dans l'ensemble des pays européens. Pour la seule année 2013, cette stratégie budgétaire aura amputé de 2,4 points de PIB l'activité en France. »

L’Insee ne reprend pas les mêmes constats, mais sa note dresse un paysage économique identique : on devine que la politique économique choisie par François Hollande est inappropriée pour relancer l’activité économique. Parce que les restrictions budgétaires et salariales fonctionnent comme des garrots. Mais aussi parce que la politique de l’offre défendue par le chef de l’État, celle qui le conduit à avantager perpétuellement les entreprises au détriment des salariés ou des consommateurs, ne produit pas les effets escomptés.

Ce sont toujours les chiffres de l’Insee qui en témoignent. Continuons à observer en effet les chiffres du même tableau présenté plus haut. Ils révèlent un fait accablant : si la croissance va progresser très légèrement d’ici la fin du printemps, c’est exclusivement à cause d’une hausse de la demande mondiale adressée à la France, mais pas du tout parce que les moteurs internes de la croissance française – l’investissement des entreprises ou la consommation des ménages – commenceraient à accélérer. CQFD ! La France profite d’une amélioration de la conjoncture mondiale, mais elle ne fait rien pour y contribuer elle-même.

Elle ne fait rien, ou plutôt… elle fait tout de travers ! Car le gouvernement ne cesse effectivement de répéter que la reprise économique viendra d’abord du « choc de compétitivité » décidé en faveur des entreprises et non d’une politique de relance, par exemple en faveur des salaires. Or, on se rend compte, au travers de l’étude de l’Insee, que les résultats de ce « choc de compétitivité » seront aléatoires ou imperceptibles tandis que la politique d’austérité va peser lourdement sur les ménages et contribuera à gripper la consommation. En clair, les deux grandes courroies d’entraînement du moteur de la croissance française vont rester grippées : l’investissement aussi bien que la consommation.

Dans le cas de l’investissement des entreprises, les chiffres publiés par l’Insee sont, de fait, éloquents. Malgré les 20 milliards d’euros apportés par l’État sur le dos des ménages sous la forme de crédit d’impôt, l’investissement des entreprises (voir la ligne FBCF pour les entreprises non financières) va à peine progresser au cours du premier semestre 2014.

Et dans le cas de la consommation, la tendance est encore plus sinistre, avec une quasi-stagnation (+ 0,1 %) au cours de chacun des deux premiers trimestres de 2014.

Il n’est donc pas besoin d’être grand clerc pour le deviner : les conséquences de cette politique économique néolibérale, très proche de celle conduite sous le précédent quinquennat par Nicolas Sarkozy, seront socialement calamiteuses. D’abord, malgré l’ampleur des cadeaux faits aux entreprises, la croissance sera beaucoup trop maigrelette et le chômage va continuer à battre des records.

Examinons les chiffres. Voici les principales tendances décelées par l’Insee : « Du fait de la faiblesse passée de l’activité, l’emploi dans les secteurs marchands non agricoles a de nouveau reculé au troisième trimestre (– 16 000). Sous l’effet du retour de la croissance et du crédit d’impôt compétitivité emploi, la baisse de l’emploi marchand s’atténuerait progressivement d’ici mi-2014 (– 7 000 au quatrième trimestre 2013 puis – 4 000 au premier semestre 2014). Après + 80 000 postes en 2013, l’emploi non marchand continuerait de progresser au premier semestre 2014 (+ 33 000 emplois), porté essentiellement par les contrats aidés (…). L’emploi total progresserait ainsi au quatrième trimestre 2013 (+ 52 000), et de nouveau au premier semestre 2014 (+ 36 000). »

Mais « le taux de chômage s’est établi à 10,9 % de la population active en moyenne au troisième trimestre 2013 (10,5 % en France métropolitaine), en hausse de 0,1 point par rapport au trimestre précédent (revu à la baisse). D’ici mi-2014, le taux de chômage augmenterait de 0,1 point, à 11,0 %. À l’horizon de la prévision, les créations nettes d’emplois ne seraient en effet pas suffisantes pour absorber la hausse de la population active (+ 113 000) ».

Et ces créations d’emplois seraient elles-mêmes insuffisantes pour absorber le choc des évolutions démographiques et l’arrivée des jeunes générations sur le marché du travail. Résultat : François Hollande va perdre le principal pari qu’il avait pris devant le pays, celui d’inverser la courbe du chômage d’ici à la fin de 2013. La prévision de l’Insee, résumée par le tableau et le graphique ci-dessous, le suggère clairement.

 

En clair, note l’Insee, « entre le troisième trimestre 2013 et le deuxième trimestre 2014, le taux de chômage augmenterait de 0,1 point, pour se situer à 11,0 % à la fin du premier semestre 2014 (10,6 % en France métropolitaine). Sur les trois trimestres de prévision, les créations nettes d’emplois (+76 000) ne seraient en effet pas suffisantes pour absorber la hausse anticipée de la population active (+113 000) ».

De 9,9 % au premier trimestre de 2012, le taux de chômage n’aura donc cessé de progresser jusqu’à atteindre 11 % en juin 2014 : c’est l’Insee, garde champêtre du débat public, qui l'atteste.

Au passage, l’Insee montre que même sur ce front de l’emploi et du chômage, les effets du « choc de compétitivité » et des 20 milliards d’euros seront faibles. « Au total, il paraît vraisemblable qu’à long terme, les effets du CICE sur l’emploi s’élèvent à moins de 300 000 », dit l’Insee, avant d’ajouter : « Pour la prévision de la Note de conjoncture, nous faisons l’hypothèse que l’enrichissement de la croissance en emplois se traduit au premier semestre 2014 par un surcroît d’emplois de 15 000 par trimestre. »

Très modestes, ces chiffres viennent confirmer ce que l’on pouvait présumer : apportés sans condition ni contrepartie, ces crédits d’impôt généreront d’abord des effets d’aubaine pour les entreprises, et sans doute peu d’effets concrets sur le front de l’emploi et du chômage. En somme, ce seront d’abord les salariés qui feront les frais de cette croissance anémiée. Sous la forme d’une hausse du chômage, mais tout autant sous celle d’une dégradation continue du pouvoir d’achat. Que l’on regarde en effet le tableau ci-dessous qui résume ces évolutions : elles font apparaître les conséquences concrètes de cette politique d’austérité :


L’indicateur le plus fiable est non pas celui du pouvoir d’achat du revenu disponible brut (RDB) des ménages, qui est brouillé par les évolutions démographiques, mais celui du pouvoir d’achat par unité de consommation, qui est plus proche du « ressenti » des Français. Or, dans ce cas-là, la tendance est sinistre : après une baisse de – 1,5 % en 2012, ce pouvoir d’achat a encore baissé de – 0,1 % en 2013 et devrait stagner (0 %) au premier semestre de 2014.

Or, cette dégradation du pouvoir d’achat des Français – de surcroît pendant une période aussi longue – est sans précédent dans l’histoire économique récente. Il faut remonter à 1984, au lendemain du tournant dit de la « rigueur », pour relever une évolution aussi marquée.

Ces chiffres retiennent d’autant plus l’attention qu’ils ne sont pas le produit d’une fatalité. Non ! Ce choix de l’austérité salariale est au cœur de la politique économique du gouvernement. Le gouvernement en a apporté une confirmation récente, en informant au début de cette semaine qu’il n’y aurait toujours pas de « coup de pouce » en faveur du Smic au 1er janvier prochain, alors que ce même jour entreront en vigueur les hausses de TVA décidées… pour financer le « choc de compétitivité » (lire Smic et TVA : les détestables étrennes de François Hollande).

Dans sa « Note de conjoncture », l’Insee s’applique d’ailleurs à mesurer ce que pourrait être l’onde de choc sur le porte-monnaie des Français de ces hausses de TVA décidées pour financer les 20 milliards d’euros apportés aux entreprises. Voici les évaluations de l’Insee :


Explication de l’Insee : « Si la hausse de la TVA était intégralement répercutée, les prix des produits au taux normal de TVA augmenteraient de 0,3 % et les prix des produits au taux intermédiaire de 2,8 %, soit une hausse de 0,5 point de l’inflation d’ensemble. En pratique, d’après les expériences passées de variation des taux de TVA, l’ajustement des prix se fait progressivement, si bien qu’un impact de l’ordre de 0,4 % serait attendu à fin juin 2014. »

En clair, le gouvernement embellit la vérité en prétendant que les hausses de TVA ne se diffuseront pas dans les prix, les entreprises préférant serrer leurs marges du fait de la concurrence. Non, rétorque l’Insee : l’histoire récente enseigne que la répercussion est quasi intégrale. Au total, ces hausses de TVA pèseront donc sur les prix à hauteur de + 0,4 %, ce qui devrait amputer d’autant le pouvoir d’achat des Français. Et dans certains secteurs, l’impact sera encore plus spectaculaire. La hausse des prix pour le poste « transports et communication » pourrait ainsi atteindre + 1,3 %.

En somme, c’est un constat très préoccupant que l’Insee dresse du cap choisi par le gouvernement. Un cap économique hasardeux avec des effets sociaux désastreux…

BOITE NOIREMis en ligne le 19 décembre, cet article a été amendé le 26 décembre, pour prendre en compte les chiffres du chômage publié ce jour-là.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les Etats Unis, plus grande menace sur la paix dans le monde?

Comment le Luxembourg s'est construit en trou noir de la finance mondiale

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De notre envoyé spécial au Luxembourg

C’est encore un rapport qui épingle le Luxembourg et le décrit comme un agent actif de l’évasion fiscale dans le monde. Et c’est encore un rapport qui, comme ses – nombreux – prédécesseurs, restera sans écho dans ce petit pays fondateur de l’Union européenne, coincé entre France, Allemagne et Belgique. Car au Luxembourg, dans les rues de la capitale du Grand-Duché, au milieu des marchés de Noël des communes disséminées aux alentours, dans les centres de décision rassemblés dans les bâtiments de verre et de métal du plateau du Kirchberg, ou même au sein de la société civile, le poids et le rôle exact de la « place financière », qui fait vivre tout le pays, sont un sujet qui ne se discute pas. Un tabou que bien peu se risquent à briser.

Le réseau Eurodad (the European Network on Debt and Development) a fait travailler quinze ONG européennes pour évaluer les politiques de treize États en matière de lutte contre les flux illicites de capitaux. Publié à la mi-décembre, ce rapport intitulé Donner d’une main, et reprendre de l’autre pointe la responsabilité du Luxembourg, qui dépense pourtant 1 % de son PIB (soit 310 millions d’euros) dans l’aide au développement.

Les motifs sont connus depuis des années : dans le système financier mondial, l’évaporation de milliards d’euros vers des paradis fiscaux a des impacts très négatifs pour les pays en développement ; et le Luxembourg est un acteur essentiel de ce système. Ou plutôt sa « place financière », un terme unanimement repris pour désigner l’ensemble de l’industrie des services financiers du pays.

« Au lieu de défendre le statu quo, l'industrie financière du Luxembourg doit reconnaître que nous avons un problème mondial très grave, et coopérer en se transformant en un centre financier moderne et transparent, qui profite de son professionnalisme et de sa crédibilité, pas de son secret », déclare Tove Maria Ryding, la représentante d’Eurodad. L’ONG demande au gouvernement local de confier une analyse d’impact à un organisme indépendant pour vérifier les effets réels de son action sur les pays en développement.

Contrairement à d’autres acteurs luttant pour la transparence et la fin du secret fiscal, le réseau Eurodad a pris bien soin de ne pas qualifier le pays de paradis fiscal, un terme qui braque aussitôt les autorités du pays et empêche toute discussion. Et pourtant, le rapport n’a suscité aucune réaction publique et aucun échange. Fin décembre, l’opinion publique luxembourgeoise s’indignait bien plus volontiers du jugement très clément d'un automobiliste qui, pour avoir tué un jeune de 17 ans en décembre 2012, écopait en tout et pour tout de 2 000 euros d’amende et d’un retrait de permis avec sursis.

Tout aussi significatif, aucune ONG luxembourgeoise ne signe le rapport d’Eurodad, même si le Cercle de coopération, qui réunit la petite centaine d’associations existant dans le pays, a accepté d’y apposer son logo et de publier l’étude sur son site. Pourtant, dans ce pays riche en donateurs et encore très marqué par la charité chrétienne, plusieurs associations sont très actives dans le secteur de l’aide au développement.

« Ici, la place financière pèse dans les mentalités, et on la défend sans réfléchir, témoigne Mike Mathias, qui a travaillé une vingtaine d’années dans le secteur associatif et animé le Cercle de coopération pendant huit ans. C’est très clair dans le discours ambiant : ce qui est bon pour la place financière est bon pour le pays. » Ce socio-économiste, assistant parlementaire des Verts luxembourgeois depuis trois ans, est un fin observateur du rôle et du poids des services financiers sur le territoire. Et sa vision n’est guère optimiste : « Très peu de gens osent élever la voix pour critiquer l’impact de cette politique sur le pays. Il n’y a pas de courage politique face au poids du lobby financier. »

Mike MathiasMike Mathias © D.I.

Un poids écrasant. Dans ce pays de 525 000 habitants, le secteur financier pèse 12 % de l'emploi, un quart du PIB, et presque un tiers des recettes fiscales ! Le Luxembourg compte 144 banques sur son tout petit territoire. Il est le second marché mondial des fonds communs de placement (derrière les États-Unis), et le second lieu de domiciliation des hedge funds au monde. Il abrite le plus gros marché de captives de réassurance d’Europe. Et il est surtout le premier pays de la zone euro dans le domaine de la gestion de fortune, avec 300 milliards d’euros d’actifs sous gestion. Soit la moitié de ce que gèrent les banques suisses.

Les habitants sont bien conscients que c’est cette industrie qui leur permet de toucher des salaires souvent deux à trois fois supérieurs à ceux de leurs voisins français et allemands, à poste et qualification égaux. « La finance, c’est la richesse du pays, ce sont les emplois. On en parle peu entre nous, il y a une méconnaissance de la réalité des activités des financiers dans le pays. Et on n’en parle pas aux journalistes ! » témoigne un militant, sous le sceau de l’anonymat (voir notre Boîte noire). Il n’est pas le seul à ne pas vouloir se dévoiler en pleine lumière. Aucune association n’a accepté d’apparaître officiellement dans notre article. « Depuis 2009, avec l’augmentation de la pression internationale sur les paradis fiscaux, on peut parler en se cachant un peu moins, mais c’est toujours un tabou, explique un adhérent. Ce n’est pas de l’ordre de la discussion publique, même dans les milieux progressistes. Il est considéré que la critique de la finance fera inévitablement baisser notre niveau de vie. Et nous faire revenir cent ans en arrière, quand nous étions tous ouvriers ou cultivateurs de pommes de terre. »

David Wagner, porte-parole du parti Déi Lénk.David Wagner, porte-parole du parti Déi Lénk. © D.I.

David Wagner, le porte-parole du parti d’extrême gauche Déi Lénk (La Gauche), décrit ces réactions comme typiques d’une « mentalité d’anciens pauvres » : « Nous vivons depuis vingt ans une opulence jamais connue, mais nous sommes conscients que c’est très fragile et les gens ont peur de tout perdre. » Le parti de David Wagner, qui pèse entre 5 et 10 % des voix, est le seul à critiquer explicitement le fonctionnement de l’industrie financière. « Mais nous devons marcher sur des œufs, explique-t-il. C’est comme être contre le pétrole en Arabie saoudite ! Nous essayons de développer un plan de sortie sur plusieurs années, comme on peut en envisager un pour sortir du nucléaire en France. »

Des années, il en faudrait au pays pour se sortir de l’emprise de la finance, tant elle s’est rapidement ancrée sur son territoire. Certes, le statut de holding, qui permet à des groupes internationaux de gérer leurs filiales depuis le Grand-Duché en étant exonérés de presque tous les impôts, date de 1929 (il a été supprimé en 1998), mais jusque dans les années 1960, le Luxembourg était avant tout un pays de sidérurgie, dont ArcelorMittal est aujourd’hui l’héritier. L’impressionnant siège du groupe est d’ailleurs toujours à Luxembourg, où il occupe tout un pâté de maisons.

L’explosion du centre financier date de 1963, année où le pays a autorisé l’émission et l’utilisation d’Eurobonds, ce type d’obligations émises dans la devise de leur choix par des grandes entreprises qui souhaitent se dégager des contraintes, ou des obligations légales, liées à leur monnaie nationale. C'est notamment ce que raconte en détail le journaliste et écrivain Nicolas Shaxson, auteur d’un brillant livre sur les paradis fiscaux. Dans les années 1970, la sidérurgie est en crise, puis en déclin rapide. Le Grand-Duché se tourne alors vers la finance comme nouveau pourvoyeur de richesse nationale. Avec succès. Les lois ménageant l’accueil le plus chaleureux possible aux multinationales se multiplient. Le secret bancaire devient une valeur garantie par la loi en 1981. Attirer les fonds d’investissement et les hedge funds à coup d’exemptions fiscales, devient une priorité. Pour toute la gamme des services de la finance offshore, la régulation est peu à peu conçue pour être la plus légère possible. Et cela fonctionne.

Selon le rapport sénatorial français sur le rôle des banques dans l’évasion fiscale (dont nous parlions ici), le Luxembourg est le troisième centre offshore à attirer le plus de capitaux, juste derrière les îles Caïmans et l’Irlande. Le Comité catholique contre la faim et pour le développement, CCFD-Terre solidaire, a, lui, établi que la plupart des 50 plus grandes entreprises européennes ont installé des filiales au Luxembourg (qui compte à peine moins de ces filiales que la Chine).

Le magazine Alternatives économiques invite quant à lui à s’intéresser à un éclairant indicateur : l'écart entre le produit intérieur brut par habitant, c'est-à-dire la richesse qui est censée avoir été produite dans un pays, et le revenu national brut par habitant. Au Luxembourg, l’écart est de plus d’un quart : un quart de la richesse censément produite ne revient pas aux habitants. « Le soupçon est alors très fort que cette production de richesse soit en réalité largement fictive et ne relève que des jeux d'écritures destinés à localiser des profits dans un paradis fiscal », analyse le magazine.

Dans son récent livre, La Richesse cachée des nations, l’économiste Gabriel Zucman a justement établi que le tiers des 1 800 milliards d’argent caché en Suisse est investi dans des fonds de placement hébergés au Luxembourg, et masqué par des sociétés-écrans. Car l’opacité joue elle aussi à plein. Le pays, nous a-t-on expliqué officiellement, est d'ailleurs incapable de mesurer exactement quelle est la part d'argent suisse investi dans ses fonds, « puisqu’il s’agit là d’informations à valeur commerciale évidente, détenue par les gestionnaires des fonds ». Le Luxembourg est classé deuxième, entre la Suisse et Hong Kong, dans l’index 2013 de l’opacité financière établi par le Tax justice network, que nous avons largement détaillé.

Gabriel Zucman estime qu’aucun pays n'est allé aussi loin dans « la commercialisation de sa souveraineté », en laissant les entreprises négocier les taxes et les règles auxquelles elles sont soumises. Très sévère, il va jusqu’à évoquer une exclusion du Luxembourg de l'Union européenne, le réduisant à « une plateforme hors sol pour l’industrie financière mondiale ». Et il est certain qu’un tour d’horizon des scandales et autres entourloupes fiscales dans lesquels le Luxembourg est cité, donne vite le tournis. Une simple plongée dans les archives de Mediapart offre un aperçu vertigineux du rôle que le pays s’est forgé au cœur de l’Europe : un trou noir de la mondialisation, très accueillant pour les riches Européens et les entreprises résolues à esquiver contraintes légales ou impôts de tous ordres.

Cette tour, l'un des emblèmes du Luxembourg, n'est pas celle du château grand-ducal, mais celle de la Caisse d'épargne...Cette tour, l'un des emblèmes du Luxembourg, n'est pas celle du château grand-ducal, mais celle de la Caisse d'épargne... © D.I.

1. Le trou noir de la finance mondiale

Les exemptions fiscales et un ensemble de règles fort accommodantes permettent aux multinationales qui y installent leur centre financier ou leur quartier général de ne payer quasiment aucun impôt, comme nous l’avons démontré concernant ArcelorMittal. D’autres jouent des filiales luxembourgeoises pour rémunérer discrètement les dirigeants de leur entreprise, sans en avertir le fisc. C’est ce qu’a mis en place pendant des années, et à plusieurs reprises, Wendel, ex-géant de la sidérurgie converti en fonds de placement, sous la supervision de l’ancien patron du Medef, Ernest-Antoine Seillière, avant de se faire pincer.

On peut aussi utiliser ces filiales en guise de paravent, comme l’illustrent à merveille notre enquête sur la face cachée du groupe Bolloré et sa myriade de filiales, ou le récit du rachat du Printemps par le Qatar au groupe Pinault, via plusieurs groupements financiers du Grand-Duché. Selon Pierre Condamin-Gerbier, l’ancien salarié de la banque Reyl, témoin clé de l’affaire Cahuzac, l’homme d'affaires Alexandre Allard a lui aussi usé et abusé de la filière luxembourgeoise pour masquer le montant réel de sa fortune, qui s'élève à plusieurs centaines de millions d’euros.

Il est encore possible de jouer sur la réglementation financière assez souple concernant les placements financiers. Ce qu’avait bien compris Bernard Madoff : c’est à partir d’une Sicav luxembourgeoise, Luxalpha, que l’instigateur de l’escroquerie à 65 milliards de dollars a arrosé toute l’Europe de gains bidon. Nous avons longuement expliqué en quoi Luxalpha n’était pas conforme à la réglementation de presque toute l’Europe… sauf du Luxembourg, et pourquoi les autorités de contrôle locales ont négligé de s’interroger sur ce fonds de placement pourri.

Le pays est par ailleurs bien connu des politiques français ou de leurs proches. Au cœur de l’affaire Karachi, on trouve ainsi Heine, la société-écran montée au Luxembourg avec l’aval de Nicolas Sarkozy, selon la police grand-ducale, pour abriter les commissions occultes de la vente au Pakistan des sous-marins du contrat Agosta. Et ils sont nombreux à être soupçonnés d’avoir utilisé le Luxembourg comme un coffre-fort, d’Alexandre Guérini, frère de Jean-Noël Guérini, sénateur et président PS du conseil général des Bouches-du-Rhône, à la maire de Puteaux Joëlle Ceccaldi-Reynaud, en passant par l’entourage d’un maire UMP de l’Essonne.

Face à ce paysage pour le moins problématique, l’OCDE n’affiche pas d’opinion aussi tranchée que celle de Zucman. Mais fin novembre, le club des pays riches, qui supervise le Forum mondial sur la fiscalité, a néanmoins porté un coup très rude au Grand-Duché, en le classant parmi les territoires « non conformes » à ses règles de transparence financière. Après une analyse soignée, il a été conclu que l’État, qui a pourtant pris toutes les mesures législatives pour rendre possible l’échange d’informations fiscales, ne jouait pas le jeu. Lorsque d’autres pays, dont la France au premier chef, demandent des informations sur leurs contribuables soupçonnés de cacher de l’argent au fisc, en général, les réponses arrivent, mais tellement vagues qu’elles sont à peine exploitables.

Il est peu de dire que cette notation sévère a été mal reçue dans le pays, habitué à être le bon élève de la construction européenne et de la rigueur budgétaire. « Cela illustre un des gros problèmes du pays, assure un journaliste local : il existe un écart significatif entre les discours officiels et la réalité. » « Nous allons tout faire pour satisfaire aux critères de l’OCDE et corriger ce qui doit l’être, affirme de son côté Nicolas Mackel, le dirigeant de Luxembourg for finance, l’agence de promotion de la place, créée en partenariat par l’industrie financière et l’État. Mais il y a un acharnement contre le Luxembourg. Notre pays présente des qualités tout à fait différentes de celles que le monde politico-médiatique, surtout français, présente à longueur d’articles. »

À entendre les représentants de la finance luxembourgeoise, tout comme les responsables politiques, leur succès se fonde avant tout sur une grande stabilité politique et sociale, sur un cadre réglementaire « moderne constamment adapté aux évolutions des marchés », et sur la compétence de ses salariés. « Pour un entrepreneur qui a des intérêts dans plusieurs pays, l’agence de Limoges de la BNP est moins pertinente que l’agence de Luxembourg, qui a développé une expertise multi-pays, assure Mackel. Ici, nous avons tout, à commencer par la pratique des langues. » Le français, l’allemand et le luxembourgeois sont en effet les langues officielles du pays, et l’anglais est parlé couramment sur la place.

Sur le plateau du Kirchberg, la Maison de la finance rassemble les lobbyistes du secteur.Sur le plateau du Kirchberg, la Maison de la finance rassemble les lobbyistes du secteur. © D.I.

« Le Luxembourg est dans une situation particulière : nos clients ne sont pas luxembourgeois. Nous exportons des services financiers, comme les Allemands exportent des voitures et les Français du vin », rappelle pour sa part Jean-Jacques Rommes, le président de l’Association des banques et banquiers (ABBL). Selon lui, cette réussite créerait des jalousies très fortes. D'après le représentant des banquiers, c’est la France qui a multiplié les demandes d’information fiscale et qui a décrit à l’OCDE les renseignements obtenus comme peu convaincants. « La France nous a dénoncé et maintenant elle se réjouit du résultat. Bien sûr, puisque cela sert ses intérêts. »

2. Le pays a abandonné le secret bancaire

Nicolas Mackel et Jean-Jacques Rommes, comme tous ceux qu’ils représentent, balayent avec indignation l’image de paradis fiscal qui colle au Grand-Duché. Certes, en 2009, il a été brièvement inscrit sur la liste noire du G20. Mais il a bien vite décidé de se régulariser pour rentrer dans le rang. Et à en croire nombre de représentants officiels, tout a changé en quatre ans. Point d’orgue de cette nouvelle politique : l’annonce, en mars 2013, par le ministre des finances Luc Frieden, que son pays se plierait à partir du 1er janvier 2015 à l’échange automatique d’informations sur les intérêts de l’épargne avec tous les pays de l’Union européenne. Une pratique qui est en place depuis 2005, mais dont le Luxembourg et l’Autriche avaient obtenu d’être exemptés, contre des versements d’argent aux pays concernés.

Et c’est effectivement une révolution, l’échange automatique étant considéré comme la méthode la plus drastique contre l’évasion fiscale : chaque pays s'engage à livrer à ses homologues, une fois par an, des informations bancaires concernant les comptes ouverts sur son sol par leurs contribuables. C’est la fin effective du secret bancaire, déjà actée en avril par l’accord luxembourgeois de signer avec les États-Unis l’accord Fatca. Voté en 2010 et imposé partout dans le monde par le géant américain échaudé par les révélations sur la façon dont UBS organisait la fraude fiscale sur son territoire, Fatca devrait entrer en vigueur dans les mois qui viennent. Le texte impose aux banques l’échange automatique d’informations pour toutes les données concernant les résidents américains.

Pour enfoncer le clou, le Luxembourg a également signé en mai la convention multilatérale de l’OCDE sur la coopération fiscale, s’engageant de facto à répondre à toutes les demandes d’une grosse soixantaine de pays. Il a également annoncé qu’il adopterait dès sa mise en place le nouveau standard d’échange automatique promu par l’OCDE… « Nous n’attachons aucun espoir quel qu’il soit quant au maintien du secret bancaire. C’est fini. C’est inévitable, commente Jean-Jacques Rommes. Celui qui n’a pas compris, ça ne passera pas les deux prochaines années. »

Quel impact pour cette révolution copernicienne ? En novembre, Statec, l’office national des statistiques, a évalué le manque à gagner dans les années à venir aux alentours de 1 % du PIB national, avec un impact négatif tournant autour de 5 % de la rentabilité de la place financière. Officiellement, quelque 2 000 emplois pourraient être menacés. D’autres sont bien plus pessimistes. En avril, un avocat fiscaliste réputé s’attendait à voir disparaître la moitié des banques du pays, au motif que « la plus grande partie de la clientèle des banques luxembourgeoises a de l'argent non déclaré ».

En privé, un haut responsable luxembourgeois, qui évolue depuis plus de vingt ans dans les sphères financières, ne se cache pas derrière son petit doigt. « Il est clair que le secret fiscal a longtemps été utilisé comme argument commercial pour attirer la clientèle non résidente, reconnaît-il. Nous avons toujours exploité les opportunités qui nous sont offertes, nous sommes dans une logique de marché. Et vu notre petite taille, nous n’avons pas le choix si nous voulons nous développer. » Ce spécialiste s’attend à ce que « la tempête » emporte environ le quart des actifs gérés par la place. « Mais même si 50 banques devaient disparaître, ce ne serait pas un risque systémique », anticipe-t-il.

Car au Luxembourg, la « gestion privée » de capitaux n’est pas le nerf de la guerre. Elle représente environ 20 % des revenus de l’industrie financière, bien loin de la gestion des fonds de placement et de l’assurance-vie, qui constituent le cœur de la machine. Et c'est peut-être pour cette raison qu'après un grand pas en direction de la transparence sur les revenus des comptes bancaires simples, le pays bloque à nouveau lorsqu’il s’agit d’élargir le champ des données qui seront bientôt échangées (cette attitude ambiguë sera l’objet du second volet de notre enquête).

« Les petits épargnants, comme le dentiste belge, qui est constamment cité en exemple chez nous, tous ces gens qui bénéficiaient d’un système simple et traité de façon presque industrielle, quittent le pays, car le secret bancaire les concerne au premier chef, convient Mike Mathias, des Verts. Mais les banques savaient depuis plus de dix ans que cela arriverait. Elles se sont préparées. » Ainsi, le Luxembourg a légiféré il y a un an sur l’activité de « family office », réservant à des professionnels réglementés cette gestion de la fortune et de la vie privée des plus fortunés de la planète, en espérant les attirer toujours plus. Une loi autorisant la création de fondations privées, permettant de masquer l’identité du bénéficiaire final, est aussi en discussion. De même, un port franc est en cours de construction près de l’aéroport, comme le racontait Der Spiegel. Pensé pour concurrencer celui de Genève, il devrait prochainement abriter quantités d’œuvres d’art, en toute opacité et sans que les fiscs européens puissent savoir ce qu’il cache.

Enfin, pour continuer à attirer les entreprises (une politique à laquelle sera consacré le troisième volet de notre enquête), le tout nouveau gouvernement envisage d’importer de Belgique le concept d’« intérêts notionnels » : lorsqu’une entreprise se finance par ses fonds propres, elle peut déduire fiscalement un montant équivalent à ce que lui aurait coûté un prêt bancaire ! Une prime aux plus riches, que le premier ministre Xavier Bettel, assermenté le 4 décembre, n’exclut pas de mettre en place, comme il le confirme dans une interview au mensuel paperJam. Et ce alors même que la Belgique est dans le collimateur de la Commission européenne sur ce sujet précis…


3. Mélange des genres

Autant dire que le nouveau gouvernement ne semble pas vouloir quitter la ligne de ses prédécesseurs. Et pourtant, les dernières élections, le 20 octobre, auraient pu provoquer un tremblement de terre. Convoqués après le départ anticipé de l’indéboulonnable Jean-Claude Juncker, englué dans une affaire d’espionnage, les électeurs ont porté au pouvoir une coalition du parti libéral (dont Bettel est le leader), des socialistes (déjà au pouvoir dans plusieurs gouvernements précédents) et des Verts. Poussé vers la sortie, Juncker aura été à la tête du gouvernement depuis 1995, après avoir été ministre des finances pendant six ans. Quant à son parti, le CSV, « chrétien social », il a dirigé le pays sans interruption depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, hormis une parenthèse de 1974 à 1979.

Juncker ne devrait cependant pas être trop contrarié par son successeur. Bettel a nommé au ministère des finances Pierre Gramegna, lui aussi membre du parti libéral, et jusqu’alors directeur général de la chambre de commerce de Luxembourg. Pas vraiment un ennemi de la libre entreprise. Et pour son premier discours, lors du raout annuel organisé par les assureurs luxembourgeois, Gramegna a tout fait pour rassurer le milieu financier, promettant notamment « beaucoup de continuité, pas seulement dans les mots, mais dans les faits ».

Luc Frieden et Pierre GramegnaLuc Frieden et Pierre Gramegna © DR

L’occasion de vérifier une fois de plus qu’une des particularités du pays, selon un argumentaire élaboré par l’association des banquiers, est « l’accès facile aux décideurs », et la « paperasserie limitée »… Interrogez sur ce point un responsable luxembourgeois et il vous renverra à la figure l’exemple français, que Mediapart n’est pourtant pas le dernier à critiquer. « Au Luxembourg, tout le monde se connaît, c’est vrai. C’est un microcosme à peine plus grand que le milieu parisien ! » ironise ainsi Jean-Jacques Rommes.

Dans Les Échos,en janvier 2013, un associé du cabinet d’audit Deloitte estimait tout de même que si « en France, c'est la haute administration qui élabore les réglementations, au Luxembourg, c'est la profession elle-même qui suggère les textes ». En octobre dernier, la nomination par l’ancien ministre des finances Luc Frieden de sa conseillère, Sarah Khabirpour, à la commission de surveillance du secteur financier, avait aussi fait hausser les sourcils jusqu’au Financial Times. Mais à la même période, c’est un autre mélange des genres qui a fait tousser dans les rangs des partis politiques : lors des négociations pour la formation du nouveau gouvernement, la délégation du parti libéral accueillait le dirigeant luxembourgeois du cabinet d’audit Ernst & Youg, Alain Kinsch…

Cette interpénétration des mondes financiers et politiques explique aussi le consensus national sur la question de l’industrie financière. Car au besoin, les avertissements peuvent se faire explicites. C’est ce qui est arrivé, l'été 2009, au Cercle de coopération des ONG à propos du rapport sur l'évasion fiscale commandé au journaliste et économiste allemand Rainer Falk.

L’étude, disponible en allemand et dont le résumé en français est ici, établissait, pour la première fois aussi explicitement, que la gestion de fortune au Luxembourg faisait perdre aux pays en développement plus de cinq fois la somme dépensée par le Grand-Duché pour l'aide au développement. Elle rappelait aussi, noir sur blanc, que le pays offrait l'environnement idéal pour l'évasion fiscale des multinationales. Un point de vue qui n’a apparemment pas droit de cité au Luxembourg : le 29 juillet 2009, à la Chambre des députés, lors de la déclaration de politique générale de son nouveau gouvernement, Juncker s’en est pris avec des mots très durs à l'étude, la qualifiant de « primitive et primaire », l’accusant de nuire à l’image du pays, en reprenant notamment des arguments de l’ABBL.

Diverses pressions ont conduit le Cercle à retirer l’étude de son site internet. « Après cet épisode, l'association Etika avait monté un débat intitulé “(Ne) Parlons (pas) d’argent qui fâche”. Cette interpellation vaut toujours pour aujourd’hui », juge Jean-Sébastien Zippert, membre de plusieurs ONG, dont Attac, et observateur attentif des questions financières… Le plus ironique dans cette affaire est que Jean-Claude Juncker, de l’avis général, n’était pas un fervent admirateur de la place financière. « Juncker n’aime pas forcément ce monde, concède ainsi David Wagner du parti Déi Lénk. Son père était ouvrier, syndicaliste chrétien, et il est à l’image de nombreux Luxembourgeois nés avant l’explosion de la place financière. Ils n’aiment pas trop le bling bling et ont un certain mépris pour la banque. »

C'est une position paradoxale dans un pays qui vit de la banque. « Cette dynamique financière fait notre richesse, oui, mais l’afflux de capitaux pose aussi de sérieux problèmes, comme l’augmentation sans fin des loyers, tempère Mike Mathias. Et souvenez-vous que 70 % de la population active n’est pas de nationalité luxembourgeoise. » En effet, chaque jour, environ 150 000 frontaliers (dont 80 000 Français, comme nous le relations ici) viennent travailler chez leur voisin plus riche. À peu près autant d’étrangers résident et travaillent sur place. Quant aux Luxembourgeois réellement actifs dans leur pays, ils sont une grande majorité à être employés de la fonction publique, ces emplois leur étant réservés.

« La finance, ce n’est pas comme la sidérurgie, où nous avions tous un frère, un père ou un oncle, confirme le Luxembourgeois familier du milieu financier déjà cité. L’intégration sociale ne s'est pas faite. Nous avons besoin d’eux, nous reconnaissons leur importance, mais nous n’aimons pas beaucoup les banquiers. » D’autant que l’afflux financier n’a pas empêché les inégalités de se creuser, comme le résume cet excellent rapport de la chambre des salariés, qui recense 10 % de travailleurs pauvres et souligne que l’écart de richesse entre les 5 % les plus pauvres et les 5 % le plus riches a presque doublé de 1985 à 2010.


4. La complicité de la France et de l'Allemagne

Finalement, s’accordent tous les acteurs et observateurs rencontrés au Luxembourg, leur pays n’aurait pas pu développer ses activités sans la complicité, au moins tacite, de ses grands voisins. Pour le militant Jean-Sébastien Zippert, « le Luxembourg est juste un rouage ». « Il est évident que le Luxembourg travaille beaucoup à rester attractif pour les acteurs du monde financier, et même qu’il entretient l’ambiguïté sur l’avenir. Mais il est tout aussi évident que son positionnement profite aux industriels français et aux particuliers allemands », signale Mike Mathias.

L’économiste vert explique que dans les années 1960, les banques allemandes ont « découvert » le Luxembourg : alors que la régulation commençait à devenir importante dans leur pays et qu’elles cherchaient à se développer, elles ont vite compris qu’avec sa poignée de banques, à l’époque, le pays n’avait pas encore établi de règles strictes dans de nombreux secteurs pointus. « Un territoire germanophone, proche de l’Allemagne, où l’accès aux dirigeants n’était pas trop compliqué du fait de sa petite taille, c’était parfait, résume Mathias. Aujourd’hui encore, les banques allemandes sont majoritaires. »

Le siège de la BGL-BNP, à Luxembourg.Le siège de la BGL-BNP, à Luxembourg. © D.I.

Sur les quelque 140 banques recensées aujourd’hui, seules 5 sont luxembourgeoises. Selon le décompte de la commission de surveillance du secteur financier, 39 sont allemandes, 14 françaises et 11 belges. D'après le CCFD-Terre solidaire, le Luxembourg est la première destination offshore pour les actifs gérés par les banques françaises, et 18 % des profits du groupe Deutsche Bank proviennent de quatre filiales luxembourgeoises.

Sur place, la BNP, fusionnée en 2008 avec la Banque générale du Luxembourg (BGL), est, avec ses 4 000 salariés, le second employeur du pays, derrière ArcelorMittal. Autre exemple, le Crédit communal de Belgique, l’ancêtre de Dexia, s’est lancé dès 1990 dans la gestion de fortune au Luxembourg, alors qu’il s’agissait d’un établissement public, dont les communes belges étaient actionnaires. « Je dis souvent qu’il n’y a pas de place financière luxembourgeoise, mais qu’il y a une place financière au Luxembourg, dit David Wagner. Et la nuance est de taille. »

Dans les milieux dirigeants, on ne se prive pas de fustiger l’hypocrisie de la France et de l’Allemagne sur ces dossiers. Dernier exemple, le rapport publié en toute discrétion par l’OCDE sur la façon dont ses 34 membres luttent contre la fraude fiscale et le blanchiment. Certes, le Luxembourg est classé dans les cinq derniers pour la mise en œuvre des recommandations du Groupe d’action financière (Gafi), l’instance qui coordonne la lutte internationale contre les « flux illicites ». Mais la France et l’Allemagne sont à peine mieux placées, en 22e et 24e positions. Chacun a de quoi balayer devant sa porte, et le Grand-Duché continuera de faire passer le message par tous les canaux disponibles.

BOITE NOIRECe reportage est le premier volet d'une série sur le Luxembourg et sa place dans l'industrie financière mondiale. Nous explorerons la façon dont la place financière pèse sur les mentalités au Grand-Duché, puis comment le Luxembourg mène les négociations internationales sur le secret bancaire. Nous verrons enfin que la politique prioritaire du pays est de continuer à attirer les entreprises, à coups de lois sur mesure et de fiscalité au rabais.

J'ai recueilli tous les témoignages lors de mon déplacement au Luxembourg, les 19 et 20 décembre. De nombreux interlocuteurs, membres d'ONG, représentants du gouvernement ou salariés d'entreprise, ont demandé à garder l'anonymat. Un grand merci au journaliste Nicolas Shaxson et au CCFD-Terre solidaire, qui m'ont aidé à ouvrir certaines portes.

Nous avons contacté Jean-Claude Juncker, Luc Frieden et Pierre Gramegna pour obtenir une interview, sans résultat.

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Des retraités d’avant 1992 accusent le régime complémentaire de leur faire les poches

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À huit milliards d’euros, ce serait vraiment le casse du siècle. Début janvier, au lendemain du Réveillon, quelque 500 000 cadres à la retraite âgés, ayant cessé leur activité professionnelle avant 1992, et leurs ayants droit (veufs et veuves), vont découvrir que l’organisme prestataire du régime de retraite des cadres ne leur a pas viré le quatrième versement trimestriel pour l’année 2013. Une mesure consécutive au passage au règlement mensuel « terme à échoir », en début de période, de toutes les retraites des cadres, payées jusqu’ici trimestriellement.

Comme toujours au pays de Descartes, on s’en voudrait de faire simple quand on peut faire compliqué. Il en va du paiement des pensions comme du reste. La retraite dite « de base », à la charge de la CNAV pour le régime général des salariés non-fonctionnaires, est versée mensuellement mais « à terme échu », en pratique (discutable, au demeurant) à partir du neuvième jour du mois suivant celui ouvrant les droits. En revanche, les retraites complémentaires des cadres étaient, jusqu’à la fin de cette année, payées généralement « terme à échoir », c’est-à-dire en début de période, mais par trimestre. À l’exception notable de ces cadres retraités avant 1992, dont la pension trimestrielle était encore « à terme échu ».

Le passage au 1er janvier au règlement mensuel des retraites complémentaires était souhaité par les partenaires sociaux, au nom de la simplification. À ce titre, la logique aurait voulu que la CNAV apporte également sa contribution, en passant la retraite de base à « terme à échoir », c’est-à-dire au versement en début de mois. Après tout, la retraite est un droit acquis qui n’est plus, à l’inverse du salaire, la contrepartie d’un travail effectué. Mais il faut croire que les trésoriers du régime général tiennent beaucoup à ces nombreux jours pendant lesquels ce qui est dû n’est pas payé. Même au très bas niveau actuel des taux d’intérêt, c’est toujours ça de pris. De la même manière, comme l’Agirc l’avoue encore dans une note explicative (que nous publions ci-dessous), la mensualisation a un avantage en cas de décès du retraité : le trop perçu « terme à échoir » sera au maximum d’un mois et non plus d’un trimestre.

Note Explicative 1 by Philippe Ries

La note explicative de l'Agirc © Agirc/Arcco

 

Pourquoi cette « réforme » (on a celle que l’on peut) aboutit-elle, pour 500 000 personnes très âgées, à se voir privées de ce qu’elles pouvaient légitimement s’attendre à percevoir ? Parce que l’Agirc en profite pour leur reprendre un « trimestre » d’avance touché il y a 21 ans et plus, au moment de leur départ en retraite. Cet « arrérage » avait été instauré en 1952 pour éviter que les cadres partant en retraite ne touchent leur première prestation « à terme échu » à la fin du trimestre ayant suivi celui de la cessation d’activité, soit une période pouvant aller jusqu’à six mois dans le pire des cas. Le régime complémentaire ayant été créé en 1947, les retraites étaient à la mesure des cotisations versées, modestes. Pour l’Agirc, ce trimestre d’avance faisait de facto des cadres des retraités payés « terme à échoir », une situation qui sera généralisée de jure en 1992 pour ceux qui partaient en retraite après date. Pourquoi n’avoir pas à l’époque étendu cette mesure au « stock » des retraités antérieurs ? L’habituelle insouciance bureaucratique, manifestement. Il faut attendre le 8 mars 2013 pour que la commission paritaire gérant le système saisisse l’occasion de la mensualisation, décidée par le législateur, pour instituer le paiement terme à échoir pour tous.

Selon l’Agirc, les retraités antérieurs à 1992 ne subiront « dans la réalité aucune perte de ressources », affirme la note explicative. « En 2013, vous aurez perçu, comme en 2012, quatre versements trimestriels. En 2014, vous percevrez douze versements mensuels. » «Tout au contraire, explique l’institution, un versement supplémentaire fin 2013 ou début 2014, a fortiori trimestriel, vous octroierait des ressources supplémentaires indues puisque dépassant l’équivalent global de quatre trimestres ou de douze mois d’allocations par an. » Et d’invoquer le précédent du passage à la mensualisation en 1979 par l’Arcco (régime complémentaire de tous les salariés, non cadres et cadres) et le jugement rendu par la Cour de cassation en 1988. Mais un certain nombre de ces pensionnés de longue date ne l’entendent pas de cette oreille.

Retraitée en 1990, cadre de l’édition parisienne, Hugette C. ne décolère pas. Elle a écrit, sur sa machine à écrire ou à la main, au président du GIE Agirc-Arcco, à Guillaume Sarkozy (frère de « l’autre ») qui dirige Malakoff-Médéric, une des sociétés gérant les retraites complémentaires, à Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO (cette centrale n’ayant pas signé l’avenant conduisant à la mensualisation), au défenseur des droits. Son argumentation est simple. Un, l’arrérage n’est pas un « trimestre » ni une « allocation » mais une rente viagère acquise jour après jour et non susceptible de restitution. Deux, la rétroactivité, après plus de vingt ans, est contraire à toutes les règles de droit, et notamment au code civil. Trois, des organismes, comme Malakoff-Médéric, récupèrent des sommes versées par d’autres institutions, dont elles ont pris la succession.

Elle a également écrit au premier ministre Jean-Marc Ayrault (qui a transmis à Marisol Touraine) pour attirer l’attention sur le manque à gagner en cotisations sociales (CSG et CRDS) et impôts sur le revenu que les cadres retraités d’avant 1992 n’acquitteront pas sur ces 8 milliards d’euros. Une perte de recettes que l’ancienne comptable en chef évalue à quelque 3 milliards d’euros. « Le fisc est fraudé, il n’y a pas de question », affirme-t-elle à Mediapart.

Autant d’arguments qui sont écartés, non sans une certaine indignation, par les responsables de l’Agirc interrogés par Mediapart. « Vous devriez vous intéresser au profil des gens qui se manifestent », conseille une porte-parole. « Ils revendiquent une ressource supplémentaire alors que nous sommes en situation tendue. » Derrière les querelles de chiffres (sur le nombre d’allocataires concernés et les sommes en jeu), au-delà de la controverse juridique, il y a en effet un enjeu social majeur. Longtemps prospères, les régimes complémentaires s’acheminent irrésistiblement vers le déséquilibre provoqué par les départs massifs en retraite des enfants du « baby boom » et la précarisation relative des actifs. La mensualisation, décidée en 2011 par les partenaires sociaux, permet de faire passer 8 à 10 milliards d’euros de la trésorerie du régime complémentaire vers ses réserves de moyen terme afin de faire face au déficit structurel qui s’annonce pour la fin de cette décennie et pendant la suivante. « Cela évitera des mesures plus douloureuses sur la valeur du point et bénéficiera à tous, y compris à ceux qui revendiquent aujourd’hui, s’ils sont encore vivants, ce que nous leur souhaitons », explique-t-on au service juridique de l’Agirc.

L’Agirc précise par ailleurs que les personnes concernées par le trimestre supplémentaire se chiffrent à 230 000 retraités en droits directs et 297 000 conjoints survivants. Et que les huit milliards, mis de côté en une fois, ne proviennent pas principalement de cet « arrérage » mais de la mensualisation de l’ensemble des pensions. Sur le plan juridique, le régime complémentaire estime que l’arrérage n’est pas une « libéralité » qui aurait été accordée quand les caisses étaient pleines mais bien un « trimestre » avancé sur les mêmes critères d’éligibilité que les droits à retraite ordinaires. Cette avance permettait en fait à cette population de se trouver dans la même situation que tous les autres retraités, payés légalement « à terme échu » mais pratiquement « terme à échoir ». « Il y a un risque de recours juridique, reconnaît un responsable, mais le risque que ce recours prospère me paraît exclu. » Quant au risque politique, il paraît bien faible. Quel gouvernement prendrait le risque de déstabiliser financièrement le régime complémentaire des cadres pour faire bénéficier des retraités aisés de ce que l’Agirc qualifie d’« effet d’aubaine » et d’« enrichissement sans cause » ?

Contestant les chiffres de l’Agirc, les protestataires estiment que l’essentiel des huit milliards viendra bien de leur poche, évaluant l’arrérage trimestriel des personnes concernées à une moyenne de 9 300 euros (ce qui donnerait en fait une somme globale proche de 4,5 milliards). Montant qui, ajouté à la retraite de base au taux maximum (devenu pratiquement impossible à obtenir pour les générations plus récentes et actuelles de retraités), donnerait une pension mensuelle moyenne de 4 500 euros pas mois (soit plus de deux fois le salaire médian en France). Difficile dans ces conditions d’aller pleurer misère devant l’opinion publique.

La vérité historique et sociologique veut que les cadres partis en retraite avant 1992 ont connu le « meilleur des mondes » : les années de forte croissance des Trente Glorieuses, le plein emploi, les largesses mitterrandiennes (retraite à 60 ans), des taux de remplacement (du dernier salaire) encore élevés, les très généreuses pré-retraites (avec garantie de ressources) accordées par les entreprises (surtout les grandes) quand les choses ont commencé à se gâter, l’allongement considérable de l’espérance de vie, la constitution à bon compte d’un patrimoine immobilier grâce aux taux d’intérêt réels négatifs (inflation des années 1970 et 80), de nombreuses prestations « sociales » sans conditions de ressources, etc. Liste non limitative. À tel point que les personnes âgées « économiquement faibles » des premières décennies d’après la Seconde Guerre mondiale ont laissé la place à une population du « troisième âge » dont le revenu moyen est le plus élevé de toutes les couches sociales.

Ce qui ne justifierait cependant pas un abus de droit (la justice tranchera de nouveau si elle est saisie) pouvant conduire à léser 500 000 personnes très âgées, et encore moins la grande discrétion des partenaires sociaux sur cette retombée pourtant prévisible de la négociation visant à préserver l'équilibre des régimes complémentaires. Dans les annonces concernant la mensualisation publiées par les gestionnaires des retraites, il faut bien chercher une information concernant la “reprise” du trimestre supplémentaire. Et l'Agirc ne s'est expliquée qu'après avoir enregistré les premières protestations. Comme si on avait cherché à passer furtivement, en pariant sur le très grand âge des allocataires concernés.

Au demeurant, s’il y a un enseignement à tirer, en attendant les éventuels développements contentieux, de cette affaire, il concerne (surprise, surprise !) l’opacité du système français des retraites, à l’abri de laquelle prospèrent les situations inéquitables : innombrables régimes spéciaux (à commencer par ceux, particulièrement iniques, de la classe parlementaire), différence de traitement entre les secteurs privé et public (à l’avantage du second), maquis impénétrable des nombreux régimes et gestions hasardeuses, transferts plus ou moins clandestins de l’un (le régime général) aux autres, etc. Une complexité qui n’est pas perdue pour tout le monde. Dans ce domaine aussi, un « choc de simplification » ne serait pas du luxe.

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SNCM : l’Etat français s’enfonce dans l’illégalité

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Alors que la CGT interrompait ce 1er janvier les liaisons maritimes entre Marseille et la Corse, le premier ministre Jean-Marc Ayrault, dans une lettre au candidat socialiste à la mairie de la Marseille Patrick Mennucci, annonçait que l’État, loin de se faire rembourser comme il le doit les 440 millions d’euros d’aides publiques jugées illégales par l’Union européenne, allait au contraire en rajouter 30 millions afin de faire face aux besoins de trésorerie de la compagnie maritime.

En qualifiant la missive de Matignon d’« enfumage électoral », le dirigeant des marins CGT aura, une fois n’est pas coutume, visé dans le mille. Outre cet électoralisme grossier, la lettre de Jean-Marc Ayrault relève en effet de la galéjade méridionale.

Ainsi du « dialogue avec la Collectivité territoriale de Corse pour que celle-ci s’acquitte des sommes dues au titre de la délégation de service public précédente ». Rappelons que l’OTC a suspendu les versements encore dus à la SNCM après la condamnation par les instances européennes des aides au « service complémentaire » inscrit dans la DSP. L’appel introduit par Paris n’est pas suspensif et comme l’avait souligné le président de l’exécutif corse, Paul Giaccobi, en présentant le rapport de la commission d’enquête parlementaire sur l’étrange privatisation de 2005-2006 (lire ici), la collectivité territoriale s’expose à Bruxelles à une « procédure de manquement » pouvant aboutir à une amende du montant des sommes que la SNCM doit lui rembourser sans délai, soit quelque 200 millions d’euros.

La compagnie, dont les pertes pour 2013 approcheraient les 50 millions d’euros, n’a pas le premier sou pour s’acquitter de cette somme. En versant une obole de 13 millions d’euros afin de payer les salaires de décembre et janvier, l’actionnaire majoritaire (à 66 %) Transdev, filiale commune du groupe Veolia et de la Caisse des dépôts et consignations, avait indiqué que la compagnie ne devait pas s’attendre à plus.

De ce fait, l’invocation par le premier ministre « de la mise en place dans des délais désormais rapides des mesures de redressement » et du « renouvellement progressif de l’appareil productif » prend un caractère surréaliste. L’actionnaire majoritaire refusant de le financer, le nième plan de « relance » du président du directoire de la SNCM Marc Dufour est mort-né. Le « navire prévu à l’horizon 2016 » dont parle la missive de Matignon à Patrick Mennucci implique un investissement de 150 millions d’euros. Avec quel argent ?

En réalité, comme Marc Dufour, pourtant installé à la direction de la SNCM par Transdev, l’a clairement expliqué sur RTL, la seule manière pour les actionnaires majoritaires de se retirer de ce bourbier sans avoir à acquitter le remboursement des aides d’État illégales (440 millions d'euros officiellement, 420 en réalité selon Paul Giacobbi) est de passer à la case « dépôt de bilan », la fin de la SNCM pouvant interrompre les procédures et laisser définitivement la facture de cet « immense gâchis » (dixit la commission parlementaire) au contribuable français. Mais si possible, après un printemps électoral 2014 chargé.

À vrai dire, le message électoral de Jean-Marc Ayrault à Patrick Mennucci, accompagné d’un chèque de 30 millions d’euros, n’est que la plus récente (mais certainement pas la dernière) des innombrables libertés que l’État et la classe politique locale ont pris avec le droit européen et français dans la “gestion” de ce dossier depuis plus de 10 ans. Sur le fond et avec la manière. En novembre dernier, l’exécutant de la politique gouvernementale Frédéric Cuvillier n’avait-il pas déclaré publiquement : « Je n’oublie pas non plus ceux qui sont à l’origine de ces plaintes… » (devant les justices européenne et française). « Que signifie cette phrase ? Est-elle une menace… », avait alors répliqué Corsica Ferries, principale concurrent de la SNCM, à l’initiative de la plupart des recours. « L’État de droit ne permet-il pas à tous de faire valoir leurs arguments devant les tribunaux et de demander l’annulation d’actes illégaux ? » interrogeait l’armateur privé. Vous avez dit « État de droit » ?

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Secret bancaire: le pas de deux du Luxembourg agace les Européens

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 De nos envoyés spéciaux à Bruxelles et Luxembourg

Le rituel est immuable entre les murs du « Justus Lipsius », ce cube austère où se déroulent les conseils européens à Bruxelles. À l'issue du sommet, chaque dirigeant convie « ses » journalistes dans « sa » salle de presse, pour dresser le bilan des négociations. Ce vendredi 21 décembre aux environs de midi, l'exercice est une première pour Xavier Bettel, un libéral de 40 ans, à la tête du gouvernement luxembourgeois depuis une dizaine de jours à peine.

Dans une salle de presse minuscule, au deuxième sous-sol du bâtiment (les plus spacieuses sont réservées aux « grands » États membres), des journalistes, dont bon nombre de Suisses, sont venus lui poser la seule question qui vaille : le Grand Duché va-t-il finir par lâcher du lest dans la lutte contre l'évasion fiscale ? Va-t-il enfin accepter un échange automatique d'informations bancaires, le plus ambitieux possible, avec ses 27 partenaires au sein de l'Union ? La question est brûlante. Depuis plus de dix ans, le Luxembourg joue le rôle d’élément perturbateur dans les négociations européennes portant sur le secret bancaire et sur la lutte contre les paradis fiscaux.

Le pays est le plus gros centre financier de l’Union, et à ce titre constamment soupçonné d’attirer les riches Européens et les multinationales du monde entier par des procédés peu scrupuleux (lire notre reportage sur place). Dirigé pendant près de dix-neuf ans par Jean-Claude Juncker, qui a aussi présidé de 2005 à 2013 l’Eurogroupe, le club des pays de la zone euro, le Grand-Duché a tout tenté pour conserver son secret bancaire, qui lui assure un indéniable avantage compétitif sur ses partenaires européens. Sous la pression internationale, les digues ont commencé à céder. Mais jusqu’à quel point exactement ?

Pour son baptême européen, Xavier Bettel n'a pris aucun risque : « Le Luxembourg n'est pas venu brader ses engagements à Bruxelles », a-t-il prévenu, se disant « blessé » lorsque des journalistes réduisent le Luxembourg à un pays qui ne chercherait qu'à protéger sa fortune. Tout au long de sa conférence de presse, il a pris soin de s'inscrire, sur ce dossier, dans les pas de son prédécesseur. À Bruxelles, ceux – peu nombreux – qui misaient sur une évolution du Luxembourg, après les élections d'octobre, ont été déçus : le statu quo est total.

José Manuel Barroso et Xavier Bettel, le 20 décembre, à Bruxelles. © Commission européenneJosé Manuel Barroso et Xavier Bettel, le 20 décembre, à Bruxelles. © Commission européenne


« On voit que vous gardez la continuité de l'État, même quand les gouvernements changent… », a glissé José Manuel Barroso dans un sourire, lors d'une visite du jeune premier ministre à la commission européenne, la veille du sommet. Martin Schulz, le président du parlement européen, y est lui aussi allé de sa petite remarque cinglante, à l'issue de sa rencontre avec l'ancien maire de la ville de Luxembourg : « Nous sommes plein de compréhension pour tout le monde, mais cela ne veut pas dire que nous accepterons chaque décision. » Réponse de Xavier Bettel, tout en rondeur : « C'est déjà un bon début ! »

Alors qu'un front européen s'est formé, en début d'année 2013, pour renforcer la lutte contre les paradis fiscaux, le Luxembourg est dans la ligne de mire. Si bien que son nouveau premier ministre a souvent donné l'impression de marcher sur des œufs, lors de sa première tournée bruxelloise. Son pays agace nombre de partenaires européens, à force de souffler le chaud et le froid, entre gages de bonne volonté et stratégies d'évitement, pour en finir avec l'évasion fiscale.

Côté chaud : le Grand-Duché s'est engagé, en mars 2013, à quitter le statut dérogatoire dont il bénéficie jusqu'à présent, avec l'Autriche, dans le cadre de la directive « épargne » de 2005. Jusqu’à présent, ces deux pays avaient arraché le droit de n’échanger aucune information sur les détenteurs de comptes en banque sur leur territoire, contre des versements d’argent prélevé sur ces comptes. À partir de janvier 2015, le Grand-Duché va se plier à l'échange automatique d'informations, portant sur le versement des intérêts. En clair, il sera désormais possible pour Bercy de savoir qui sont les Français détenteurs d'un compte au Luxembourg. « Cet engagement reste valable avec le nouveau gouvernement, nous serons dans les clous de la directive début 2015 », assure-t-on côté luxembourgeois.

Mais c'est la révision de cette même directive, mise en chantier par la commission européenne en 2012, qui cristallise les tensions. Ambition affichée par l'exécutif de José Manuel Barroso : élargir le champ d'application de l'échange automatique à bien d'autres types de revenus – par exemple les dividendes et plus-values des entreprises et autres fonds d’investissement, ainsi que « toute autre forme de revenus financiers ».

Pour le Luxembourg, où les fonds d'investissement ont acquis un poids considérable dans l'économie, cette directive révisée pourrait avoir des conséquences majeures. Le pays est le deuxième centre mondial de fonds d’investissement après les États-Unis, et de loin le premier concernant les fonds qui sont distribués dans plus d’un seul pays : 70 % des fonds distribués internationalement y sont domiciliés. Selon les derniers chiffres européens, ces quelque 3 800 fonds abritent plus de 2 400 milliards d’euros. Ces instruments financiers servent en particulier de véhicules à des contrats d’assurance-vie, où le Grand-Duché déploie ses armes secrètes, comme le rappelle la brochure de l’association des compagnies d’assurances : « une parfaite neutralité fiscale », autrement dit une absence de taxes sur ces produits (les fonds d'investissement classiques s'acquittent en général d'une taxe de... 0,01 % sur leurs actifs) , et une « confidentialité garantie par la loi ». Jusqu’à présent.

Cela explique sans doute la gêne du Grand-Duché, qui tente de faire traîner le dossier. Au conseil européen de mai 2013, l'adoption de cette directive révisée était au cœur des débats, alors que l'affaire Cahuzac en France, et les révélations du « Offshore Leaks » s'étalaient dans toute la presse internationale. À l'époque, le Luxembourg et l'Autriche (qui défend quant à elle aussi le secret fiscal mais dont l'industrie financière est bien plus réduite) s'en étaient sortis in extremis, en avançant l'argument suivant : pas question de signer, tant que l'Union n'a pas négocié les mêmes conditions avec cinq États tiers concurrents, dont la Suisse (mais aussi San Marin, le Liechtenstein, Monaco et Andorre). En résumé, le Luxembourg ne bougerait pas, tant que la Suisse n'adopterait pas elle-même ces standards contraignants (le même « level playing field », dit-on dans le jargon bruxellois). Face à ces désaccords, Herman Van Rompuy, le président du conseil, a proposé en mai de repousser l'adoption du texte à décembre.

« Nous partageons bien sûr l'objectif d'un élargissement des domaines sur lesquels se fait l'échange d'informations », assure Nicolas Mackel, directeur général de Luxembourg for Finance, l'agence de promotion de la place financière du Grand-Duché. « Mais nous divergeons sur la procédure. Nous estimons qu'il faut avoir à bord les autres centres financiers européens, et notamment la Suisse, avant d'activer le processus », poursuit ce responsable, qui dénonce un « acharnement » contre le Luxembourg. Traduction en langage moins diplomatique, assurée par un banquier luxembourgeois : « Pas question que nous soyons les dindons de la farce ! Il ne faut pas que la Suisse puisse profiter de nos évolutions sans bouger elle-même. »

Sauf qu'en décembre 2013, le Grand-Duché est parvenu à obtenir un nouveau délai, jusqu'au conseil… de mars (lire le paragraphe 27 des conclusions). Que s'est-il passé cette fois ? « Au jour du 20 décembre, nous constatons qu'aucune négociation n'a eu lieu avec la Suisse », regrette Xavier Bettel. Le premier ministre laisse entendre que la commission n'a pas tenu sa promesse, et n'a pas lancé, comme cela avait été convenu en mai, des négociations avec Berne. Or, aux yeux du Luxembourg, c'est une condition sine qua non pour avancer.

Xavier Bettel et François Hollande, à Bruxelles, le 19 décembre. ©Conseil européen.Xavier Bettel et François Hollande, à Bruxelles, le 19 décembre. ©Conseil européen.


« On s'est rendu compte, à l'automne, que les choses n'avançaient pas », explique-t-on côté luxembourgeois. La Suisse a en effet tardé à lancer les discussions avec Bruxelles, mais les négociations formelles avec la commission devraient bien s'ouvrir début janvier. Elles sont déjà en cours avec les quatre autres « États tiers » concernés, Monaco inclus, dont l’exemple revient constamment dans la bouche des responsables luxembourgeois lorsqu’ils s’entretiennent avec les journalistes français. Parallèlement, les services du commissaire à la fiscalité, le Lituanien Algirdas Semeta, devront rédiger, pour le conseil de mars, un rapport sur l'avancement des négociations, qui doit permettre de juger de leur sérieux.

Toute la question désormais est de savoir si Xavier Bettel et son équipe attendent que les discussions aient abouti avec la Suisse, avant de faire un pas à leur tour – ou s'il est suffisant que ces négociations soient enclenchées. Le premier ministre luxembourgeois a expliqué mi-décembre qu'il voulait la preuve, d'ici mars, que les discussions « aillent dans la bonne direction ». Une expression suffisamment floue pour ménager toutes les portes de sortie au conseil de mars. « Nous allons nous engager sur le chemin d'une extension (de la directive épargne, ndlr), c'est certain. La seule question, c'est quand », résume, de son côté, Jean-Jacques Rommes, à la tête de l'Association des banques et banquiers (ABBL), au Luxembourg. Mais ces gages de bonne volonté n'ont pas l'air de suffire.

À Bruxelles, c'est peu dire que l'attitude des Luxembourgeois en crispe plus d'un. Côté français, où certains proches des négociations se disent « désemparés » et « exaspérés » par l'attitude du pays, on a accepté sans enthousiasme le report de la date butoir à mars. « Il y a eu des élections en octobre, le gouvernement a changé. Donc, c'est une sorte de délai de grâce politique. Mais il faut que ce nouveau délai de mars soit bien compris comme définitif », précise une source française.

À la sortie d'un « Écofin » début décembre, une réunion des ministres des finances de l'UE, le commissaire Semeta n'avait pas caché son agacement, jugeant qu'il était « incompréhensible qu'il n'y ait toujours pas eu d'accord sur la directive "épargne" » révisée : « Ce n'est pas en phase avec l'état d'esprit, et les résolutions qui ont été prises, aussi bien aux niveaux européen qu'international. »

Le bras de fer engagé par les Luxembourgeois avec la commission peut en effet surprendre. Car le Grand-Duché a conclu par ailleurs cette année des accords au sein d'autres enceintes internationales. Au printemps 2013, le Luxembourg a signé un accord de coopération fiscale avec l'OCDE. Il s'est surtout entendu avec les États-Unis, pour pratiquer un échange automatique d'informations au périmètre très large, portant sur les Américains détenteurs d'un compte dans le pays (la loi dite « Fatca », en vigueur courant 2014). Une révolution imposée à travers le monde entier par le géant américain lorsqu'il a découvert, à partir de 2008, que les banques suisses, UBS en tête, organisaient l’évasion fiscale depuis son propre territoire.

Pourquoi, alors, tant de lenteurs au sein de l'UE ? À y regarder de près, les enjeux semblent en fait très différents – l'immense majorité de la gestion de fortunes privées au Luxembourg concernant des Français, des Belges et des Allemands. « L'impact pratique de l'accord avec les États-Unis est proche de zéro pour nous, puisque nous n'avons quasiment aucun client américain », résume un haut responsable financier luxembourgeois, qui reconnaît tout de même que Fatca aura un « impact administratif lourd ». Les banques devront en effet mettre en place un système de gestion et de transmission des données aux États-Unis.

Certains diplomates européens se montrent nettement plus sceptiques sur la stratégie du Luxembourg au sein de l'UE : « En coulisses, ils nous font comprendre que si tout le monde passe à l'échange automatique, ils iront aussi. Mais ils se ménagent toutes les portes de sortie possible, en attendant de voir si tout ne se bloquera pas avant les échéances finales. C'est pour ça qu'au niveau européen, ils bloqueront jusqu'au dernier moment. ».

À force de jouer la montre, les Luxembourgeois pourraient réussir à reporter le dossier à l'après-élections européennes. Et tout dépendrait alors de la nouvelle commission, mise sur pied en octobre 2014. Exit, dans ce scénario, le commissaire Semeta, très impliqué dans le dossier, mais qui n'est pas forcément soutenu en interne par beaucoup d'autres commissaires de l'équipe Barroso.  

La composition de la future commission sera tout aussi décisive pour l'avenir d'un autre texte, le troisième et dernier sur la table : une directive sur la coopération administrative. Celle-ci prévoit, là encore, d'instaurer l'échange automatique d'information, au sein des 28 États membres, mais sur d'autres types de revenus – comme les pensions, les salaires, mais aussi les revenus des produits d'assurance-vie. Le texte viserait donc directement le pilier de la place financière luxembourgeoise. Malgré toutes les promesses, rien ne dit aujourd’hui que le Grand-Duché acceptera de voir surveiller de si près ce qui a fondé sa richesse et sa puissance ces trente dernières années.

BOITE NOIREDan Israel s'est rendu au Luxembourg les 19 et 20 décembre pour une série d'articles en cours de publication sur Mediapart. Ludovic Lamant, basé à Bruxelles, a assisté aux conseils européens de mai et décembre derniers.

Dans cette série, nous explorons la façon dont la place financière pèse dans les mentalités au Grand-Duché, comment le Luxembourg mène les négociations internationales sur le secret bancaire, et constatons que la politique prioritaire du pays est de continuer à attirer les entreprises, à coups de lois sur mesure et de fiscalité au rabais.

Nous avons contacté Jean-Claude Juncker, Luc Frieden et Pierre Gramegna pour obtenir une interview, sans résultat.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Les Etats Unis, plus grande menace sur la paix dans le monde?

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