Ils ont rangé les scooters et les casquettes, éteint les fours pour la dernière fois, et quitté sur la pointe des pieds la célèbre enseigne au domino rouge et blanc. Régulièrement, en toute discrétion, des chefs d’entreprise affiliés au numéro un de la livraison de pizza en France, à l’expansion ininterrompue, arrêtent les frais. Ils quittent Domino’s Pizza, dont ils étaient des franchisés convaincus. Le cœur serré, généralement ; le porte-monnaie essoré, très souvent.
Lorsque ces entrepreneurs vaincus acceptent de se confier, leur description des causes de leur échec est souvent la même. Prix très bas imposés par la direction du groupe, marges extrêmement faibles, dette qui s’accumule envers Domino’s Pizza France, souvent avec son accord tacite, assurent-ils. Ils racontent comment ils ont perdu pied en tentant de suivre les consignes de l’enseigne, sans parvenir à gagner leur vie.
Leur récit est farouchement contesté par la direction de Domino’s Pizza, qui préfère mettre en avant sa réussite, incontestable. En 2006, les magasins siglés Domino’s étaient 97 en France. Aujourd’hui, ils sont près de 230, aux mains de 80 franchisés (la chaîne détient aussi 16 magasins en propre). Ses concurrents, Pizza Hut, La Boite à Pizza et Speed Rabbit pizza n’ont pas plus de 130 boutiques chacun. Domino’s annonce un chiffre d’affaires total de son réseau de 155 millions d’euros et un résultat net pour l’entreprise elle-même d’environ 1,3 million.
Et pourtant, une poignée de franchisés a lancé une action en justice contre la marque, persuadés qu’elle les a trompés en leur cachant la vérité sur la faible rentabilité du concept, et sur la santé financière de ses affiliés. Sur le terrain judiciaire, ces déçus de la pizza ont rejoint l’un de leurs principaux concurrents d’hier, Speed Rabbit Pizza, qui tente depuis des années de démontrer que Domino’s s’affranchit des règles pour imposer sa loi.
Quand il s’est lancé à la tête d’un magasin tout neuf, à Bayonne, en mars 2008, Augustin Estar ne pensait pas en arriver là. En novembre 2012, comme quatre autres de ses anciens collègues, il a assigné Domino's Pizza devant la 19e chambre du tribunal de commerce de Paris. Rentré en France après avoir travaillé dans l’aéronautique à l’étranger, il avait investi ses 80 000 euros d’économies pour ouvrir son magasin. Il y aura finalement englouti 400 000 euros en quatre ans, avant de se placer en procédure de sauvegarde judiciaire et de décrocher l’enseigne pour se lancer en indépendant. « J’ai beaucoup d’interrogations sur les méthodes de l’enseigne », dit-il.
« Avant que je me décide, on m’avait vendu la franchise comme un travail intéressant et pas si prenant, se rappelle-t-il. On m’assurait que je pourrais m’appuyer sur des managers, partir souvent en vacances… Pour me lancer, j’ai suivi à la lettre tout ce que me conseillait Domino's Pizza : le lieu du magasin, la façon de l’aménager, de faire les travaux… J’ai embauché 20 personnes, acheté 8 scooters, ma femme et moi, on y croyait. » Les banques, un peu moins : « J’avais besoin d’un prêt de 300 000 euros, mais mon projet n’était pas validé par les banquiers. Alors Domino’s m’a prêté 30 000 euros et a poussé mon dossier auprès de sa banque partenaire, HSBC. »
Lorsqu’il a signé, on lui avait fait miroiter un chiffre d’affaires de 8 000 euros par semaine pour la première année, et 20 000 euros deux ans plus tard. Mais au bout de deux ans, son chiffre d’affaires plafonne à 6 000 euros par semaine. Alors que les charges s’accumulent. Tous les mois, les franchisés payent à la « tête de réseau » l’équivalent de 6,5 % de leur chiffre d’affaires au titre des royalties, et 4 % pour la publicité. (Il y a quelques semaines, les franchisés réunis lors de leur séminaire annuel ont accepté de porter à 5 % cette quote-part, dite du « NAF », National advertising fund).
Une des originalités du réseau Domino’s est que les franchisés ont aussi un autre lien financier, majeur, avec leur franchiseur : ils lui achètent en exclusivité les matières premières nécessaires à l’élaboration des pizzas. C’est l’article 6.2 du contrat de franchise, conclu pour une période de dix ans. Ces achats d’ingrédients représentent de 25 à 30 % du chiffre d’affaires, en fonction des magasins. Mais Augustin Estar va rapidement se rendre compte qu'il a beaucoup de mal à régler l'ensemble de ces traites.
« Très vite, j’ai commencé à ne pas payer mes factures à Domino's Pizza, et les dettes se sont accumulées. Au pire moment, on est montés à presque 200 000 euros de dettes cumulées en trois ans, assure-t-il. En juin 2012, nous étions retombés à 66 000 euros, mais la direction m’a proposé de transformer cette créance en prêt, à 4,8 %. Je me suis renseigné, un avocat m’a expliqué que ça pouvait être illégal dans certains cas, et j’ai refusé. C’est là que ça a coincé. Domino's Pizza m’a demandé de tout régler d’un coup. Je ne pouvais bien sûr pas le faire. Ils m’ont ensuite proposé de racheter mon magasin, pour 100 000 euros, alors que j’y avais investi quatre fois plus. J’ai encore refusé, et j’ai décidé de les attaquer. »
Le récit de l’entrepreneur bayonnais rassemble tous les points de litige autour desquels s’écharpent le roi français des livreurs de pizza et ses adversaires : une rentabilité qui serait insuffisante, des factures non payées en temps et en heure et que le franchiseur laisserait s’accumuler, des prêts proposés alors que le fabricant de pizzas n’aurait pas le droit de les octroyer, des rachats de magasins à bas prix auprès de franchisés en mauvaise posture financière…
La direction déconseille à ses troupes de parler à Mediapart
L’actuel président de Domino's Pizza France dément ces accusations une par une. Andrew Rennie, qui a déjà dirigé l’entreprise de 2006 à 2010 et vient d’en reprendre les commandes, est australien. Car depuis plus de sept ans, le groupe hexagonal appartient à Domino’s Pizza Enterprise, basée en Australie, qui a acquis le droit d’exploiter la marque auprès de la maison-mère américaine. Valorisée à plus de 1 milliard de dollars à la bourse de Sydney, DPE préside aux destinées de 1 200 magasins et 26 000 personnes, disséminés dans six pays : Australie, Nouvelle-Zélande, Japon, Belgique, Pays-Bas et France.
« Seuls 5 à 10 % de nos franchisés français connaissent des difficultés, sérieuses ou passagères, assure Andrew Rennie, qui a lui-même dirigé dix magasins après avoir passé dix ans dans l’armée australienne. C’est toujours la même proportion, partout dans le monde. Ce sont eux qui sont mécontents, mais la vérité est qu’ils n’ont pas eu de chance, ou, le plus souvent, qu’ils ne sont pas de bons entrepreneurs. »
Officiellement donc, tout va pour le mieux chez Domino’s. Mais une certaine nervosité est perceptible face à la curiosité de Mediapart. Dès que l’information qu’un journaliste cherchait à connaître les coulisses des magasins a circulé, la chargée de communication de la marque nous a contacté. Et très vite, un e-mail est parti en direction des troupes pour leur indiquer que la direction était la plus à même de nous répondre (à lire sous l'onglet Prolonger). Depuis, nos interlocuteurs se sont fait rares en interne.
Pour Andrew Rennie, un seul chiffre compte, et prouve la validité de son concept : « Actuellement, nous ouvrons une vingtaine de nouveaux magasins par an, et 80 % d’entre eux le sont par des gens qui sont déjà franchisés. Si notre business était mauvais, pourquoi voudraient-ils s’y impliquer davantage ? » Bernard Bataillé, président de Pepperoni, l’association créée en 1998 qui regroupe plus de 80% des franchisés, est sur la même ligne. Il dénonce des « attaques totalement diffamatoires », et balaye toute inquiétude : « Bien sûr, les marges sont faibles, il faut cravacher tous les jours, ce sont des métiers très rudes. Mais on peut aussi gagner sa vie, et très bien. »
D’autres confirment, en partie. « C’est vrai que quand tout va bien, on gagne de l’argent », commente Pierre Arezki, qui a passé dix ans dans le réseau, et a tenu le magasin Domino’s de La Rochelle de 2007 à 2009, avant de le revendre suite à un gros souci personnel. « J’ai pu gagner jusqu’à 12 000 euros par mois, c’était royal. Et je connais des gens, qui détiennent plusieurs magasins, qui récoltent plus de 100 000 euros par an via les dividendes de leur entreprise, sans compter leur salaire. »
Mais tout change quand les affaires commencent à ralentir. « Avec la crise, mon chiffre d’affaires a chuté, raconte Pierre Arezki. Là, la direction m’a conseillé de baisser les tarifs pour attirer du monde. Et c’est vrai, les clients sont revenus. Mais je ne faisais plus de marge ou presque, et mes revenus ont dégringolé… »
« Plus de pizza, plus de fun ! » C’est le mantra de la marque. Pour les clients, bien sûr, incités à consommer toujours plus ses produits. Mais pour ses franchisés tout autant, poussés à vendre sans relâche, y compris en baissant les prix au maximum, à coup de promotions impressionnantes. Les « mardis fous » et autres « semaines de folie » sont une des signatures de l’entreprise, partout en France. Des coups de com’ consistant à baisser les prix d’une pizza d’un tiers (pour un prix final qui tombe entre 6,95 et 8,95 euros, selon les magasins et les époques), puis en proposer deux pour le prix d’une à emporter, voire trois pour le prix d’une pendant les périodes creuses, jusqu’à plusieurs fois par semaine…
Cette méthode des prix cassés a un nom : « HVM », pour High Volume mentality, ou « Mentalité haut volume ». L’important, ce n’est pas de vendre une pizza chère, mais d’en vendre énormément, à (tout) petits prix. Indispensable pour se faire connaître. Idéal pour fidéliser des clients volages. Parfait pour casser les reins de la concurrence, obligée de s’aligner… La stratégie HVM a été présentée à tous les franchisés le 12 juillet 2006, lors du premier séminaire organisé par les Australiens après leur rachat de la marque en France. Elle est depuis le credo de l’organisation. Mais aussi le point central de toutes les récriminations en interne.
Mediapart a recueilli le témoignage de plusieurs entrepreneurs, franchisés ou ex-franchisés, qui pointent tous le concept HVM comme la source d’une majeure partie de leurs problèmes. « Quand ils vous vantent le système, ils insistent beaucoup sur le chiffre d’affaires qui explose, mais ils ne disent jamais que le bénéfice suit difficilement », témoigne l’un d’eux, qui précise que lorsqu’il doit baisser ses prix de 30 ou 40 %, à la demande de la « tête de réseau », il n’obtient pas de compensation sur les prix du « food », les matières premières que lui vend Domino’s… « Forcément, il se fichent de notre rentabilité finale, grince un autre : ils gagnent leur vie grâce aux redevances prélevées sur notre chiffre d’affaires. »
En janvier 2011, de longs e-mails désabusés ont circulé entre franchisés, chacun racontant ses difficultés et ses doutes quant à sa marge faible, parfois inexistante… Puis toute l’année 2012, c’est l’association Pepperoni qui a pris le relais et porté le combat contre la direction, qui souhaitait augmenter le prix du « food ». Un bon article, publié discrètement l’an dernier sur le site du Nouvel Observateur, résumait bien la situation, décrivant des relations extrêmement tendues.
Au cours des vifs échanges de l’été 2012, un des représentants de l’association, lui-même propriétaire de nombreux magasins et considéré comme l’un des plus solides du réseau, a dénoncé la « course au chiffre d’affaires » de la direction, un modèle économique qui ne serait qu’« une tromperie », et a évoqué des collègues « en difficulté, et même ruinés pour certains ». Pour Serge Méresse, l’avocat de l’association, « il y a un fort attachement au réseau, à la marque, au produit, chez ces chefs d’entreprise. Certains franchisés sont là depuis l’arrivée de la marque sur le territoire, il y a 24 ans. Ils aiment leur job, et n’acceptent pas certaines exigences financières des Australiens. »
« Je travaille 90 heures par semaine, pour 800 euros par mois »
La direction a finalement renoncé à ses projets de hausse des prix du « food », mais les houleuses discussions ont laissé des traces. Et peut-être coûté sa place à Mélanie Farcot-Gigon, l’ancienne directrice marketing, qui fut présidente du groupe durant trois ans. En juin dernier, elle a démissionné pour laisser sa place à Andrew Rennie. Ce dernier défend mordicus le système HVM : « C’est un modèle qui est mal compris, mais je suis très déterminé, et nous maintiendrons nos choix. » Même en 2014, avec la hausse de la TVA, et la hausse du tarif de publicité votée par les franchisés ? « Bien sûr, et c’est même le moment d’être encore plus agressifs. Une façon paresseuse de gérer son business est de reporter la hausse des coûts sur le consommateur. Ce n’est pas la mienne. »
On ne sait pas comment de telles déclarations seront reçues par ce franchisé, qui a installé son magasin dans une petite ville du Sud. « Le travail ne me fait pas peur, mais je bosse 15 heures par jour, sept jours sur sept, pour moins de 1 000 euros par mois. J’ai investi plus de 300 000 euros dans mon commerce, j’aurais mieux fait de laisser mon argent à la banque ! » Son magasin périclite, et pourtant… « J’ai suivi tous les conseils qu’ils m’ont donnés, j’ai même fait du porte-à-porte en donnant des pizzas gratuites. J’ai aussi pratiqué la vente à perte, qui est illégale, en vendant des pizzas à 5 euros le midi. » D’autres témoins nous ont confirmé avoir déjà pratiqué la vente à perte.
Un deuxième franchisé, d’une autre modeste ville méridionale, assure travailler « 90 heures par semaine depuis six ans et demi, sans aucun jour de vacances ». Un rythme démentiel pour… « moins de 800 euros par mois ». Le diagnostic de ces deux entrepreneurs désabusés ? « Il y a des franchises qui marchent très bien, mais le modèle ne peut pas fonctionner partout. Dans les petites villes, la population n’est pas assez dense pour pouvoir atteindre un nombre suffisant de clients en moins de 30 minutes après leur commande… » Un bon connaisseur estime qu’« à moins de 40 000 boîtes aux lettres dans la zone de chalandise, il ne faut pas espérer bien gagner sa vie ».
Un ancien affilié, qui détenait plusieurs magasins et a raccroché les gants il y a une quinzaine d’années, tout en restant en bons termes avec la direction, délivre son diagnostic : « Mon sentiment est que, d’un point de vue économique, ce sera toujours très compliqué. Le schéma, inventé aux États-Unis, est applicable là-bas et dans d’autres pays où la législation sociale est faible. Mais pas en France, où le coût de la main-d’œuvre est beaucoup plus élevé, où vous devez signer des CDI, où vous ne payez pas vos livreurs à la course. Et puis, aux États-Unis, les gars viennent souvent avec leur propre voiture, ce pour quoi ils sont un peu indemnisés. Mais en France, vous devez gérer l’achat des mobylettes, l’essence, l’entretien… »
Aujourd’hui, les doutes sur la viabilité du modèle économique s’affichent discrètement dans une partie du réseau. Mais les arguments se déploient beaucoup plus franchement devant le tribunal de commerce de Paris, où les franchisés de Pau, Toulouse, Bayonne, Orléans et Avignon ont engagé une action. Christian Dulac, à la tête de deux magasins à Pau, est le premier à avoir sauté le pas, en décembre 2011. Arguant de la non-rentabilité du concept, et de la volonté de Domino’s de la masquer lors du recrutement des franchisés, il réclamait l’annulation de son contrat et demandait près de 4 millions d’euros d’indemnisation. Le jugement de première instance, rendu le 5 juin 2013, le déboute de ses demandes.
Le tribunal, composé d’entrepreneurs, a notamment considéré que Domino’s avait présenté à la barre suffisamment de gages sur la rentabilité de son réseau, soulignant la très importante augmentation du nombre de magasins et le fait que, de 2002 à 2009, seuls trois d’entre eux ont fermé. L’entreprise se félicite régulièrement, et notamment dans les procès en cours, de cette reconnaissance juridique. Elle a néanmoins fait appel du jugement. Pourquoi ? Sans doute parce qu’il met aussi en avant sa curieuse manière de gérer ses relations avec ses points de vente.
En réponse à l’attaque de son franchisé, la marque réclamait qu’il lui règle près de 500 000 euros de dettes, que ses deux magasins auraient accumulés en huit ans. Mais le tribunal a estimé que près de 330 000 euros étaient réclamés sans justification : en juin 2009, Domino’s avait signé des nouveaux contrats de franchise pour ces deux magasins palois, afin d’entériner (tardivement) l’arrivée des Australiens, et il n’y était nulle part fait mention de dettes. Le tribunal a donc considéré qu’il n’y avait aucune raison que des sommes soient réclamées au titre de créances antérieures à juin 2009.
Speed Rabbit en embuscade
Ce genre d’information fait le bonheur de Daniel Sommer, le patron de Speed Rabbit pizza, l’un des principaux concurrents de Domino’s, qui poursuit lui aussi l’enseigne devant le tribunal de commerce de Paris. En mars 2012, il a lancé une procédure pour concurrence déloyale. Ses arguments reprennent beaucoup de ceux des franchisés en guerre contre leur ancien franchiseur, mais ils sont plus systématiques.
« Domino’s a développé une stratégie globale d’éviction de la concurrence, attaque Daniel Sommer. Pour assurer son hégémonie et un monopole sur le terrain, elle multiplie les pratiques illicites et les fraudes aux financements des franchisés, pratique des prix abusivement bas, un marketing débridé et très dispendieux, et crée ainsi une barrière à l’entrée du marché de la pizza. Et lorsque les magasins sont trop mal en point, ils ne ferment que très rarement parce que le franchiseur les rachète pour une somme dérisoire, ou demande à un autre franchisé, plus solide, de les reprendre. »
En 2002, Sommer avait saisi la Direction générale de la consommation, de la concurrence et de la répression des fraudes (DGCCRF) pour dénoncer les pratiques de son concurrent, mais il s’était fait débouter en première instance par le conseil de la concurrence. Il n’a pas baissé les bras, loin de là. Il mène depuis une guérilla juridique tous azimuts contre son concurrent, et tous ceux qu’il estime être ses complices, actifs ou passifs. « À la fin des années 2000, nous affichions un résultat d’exploitation groupe et réseau de plus de 4,5 millions d’euros par an, avec une croissance espérée de 500 000 euros par an. En 2012, nous stagnions autour de 1,8 million d’euros. Nous avions 130 points de vente et en ouvrions 10 à 20 nouveaux par an. Aujourd’hui, nous n’en avons plus que 99 », détaille-t-il.
Pour appuyer ses dires, cet ingénieur en travaux publics de formation, propriétaire de l’enseigne depuis 1999, ne recule devant rien. Bien sûr, il appuie la démarche des sept franchisés Speed Rabbit qui attaquent eux aussi Domino’s devant le tribunal de commerce (« Ils ont mon soutien juridique, financier, moral, affectif… »). Mais il emploie aussi deux juristes à plein temps (à une époque, ils étaient cinq) et collecte méticuleusement, voire obsessionnellement, tous les éléments qui permettent d’étayer ses accusations, depuis plus de dix ans.
Il est vrai que le monde de la pizza, il connaît : il dirige par ailleurs A. Horecol, une entreprise spécialisée dans la création de locaux et le service après-vente, notamment pour les professionnels de la restauration et de l'hôtellerie. Depuis 1995, c’est cette entreprise qui équipe, quasiment du sol au plafond, tous les magasins SRP, les Pizza Hut, beaucoup d’enseignes Boite à pizza, des indépendants, et… plusieurs magasins Domino’s !
Pour Daniel Sommer, aucun doute, c’est parce que Domino’s « oublie » de réclamer le règlement de ses factures à ses franchisés que ces derniers peuvent casser les prix et écraser la concurrence, tout en gardant la tête hors de l’eau. Une entourloupe qui se jouerait principalement sur les délais dans lesquels les marchandises livrées (le « food ») sont payées, ou non. Légalement, dans le domaine de l’alimentaire, les denrées périssables – dont le paiement représente environ 75 % des sommes qu'un franchisé verse chaque mois à Domino's – doivent être réglées au fournisseur dans les trente jours après la fin de la décade de livraison (par exemple, pour une livraison le 5 du mois, le délai de 30 jours démarre le 10 du mois). Or, tout porte à penser que les délais tacitement accordés sont beaucoup plus élastiques, et peuvent alimenter une dette qui grossit régulièrement, jusqu'à devenir parfois gigantesque.
Sommer et ses équipes ont passé des journées entières à scruter tous les comptes de Domino’s et de ses affiliés. Ils ont noté que de 2002 à 2010, le poste « créances clients » du franchiseur a toujours été très conséquent, variant de 3 millions à près de 13 millions d’euros par an. Ils estiment que c’est est disproportionné par rapport à son chiffre d’affaires. « Ce sont les dettes de franchisés, et cela fausse totalement la concurrence ! » tempête le patron de Speed. Réponse de Domino’s ? Elle estime au contraire que les montants des créances sont « usuels et conformes » par rapport au chiffre d’affaires. Selon le dirigeant Andrew Rennie, 97 % de ses troupes payent moins de 30 jours après facturation. « Et les mauvais payeurs doivent régler les livraisons immédiatement » , signale-t-il. En effet, Mediapart a connaissance de plusieurs cas de petits franchisés s’en sortant mal financièrement, et obligés de régler leurs commandes dès la livraison, sous peine de voir stopper tout approvisionnement.
Quant à Serge Méresse, l’avocat de plusieurs franchisés, il estime que même les cas de dépassements ne sont pas si graves : « Qu’il n’y ait pas de brutalité dans la relation entre un franchiseur et des franchisés qui sont très dépendants de lui, c’est assez fréquent. D’ailleurs, dans la majorité des cas, c’est le franchisé qui impose son retard, sans y être incité par qui que ce soit. »
En réalité, il semble que l’enseigne soit bien plus coulante avec ses « gros » franchisés, installés depuis des années dans des villes significatives et possédant tous plusieurs magasins, qu’avec les « petits » et les nouveaux arrivants. C’est ce qu’a lui-même reconnu le plus important des franchisés, Kamel Boulhadid. À la tête de 36 magasins, qui emploient 900 salariés, cet entrepreneur de la banlieue strasbourgeoise règne dans l'est et dans une partie de l’Île-de-France. Ses boutiques apportent environ le quart du chiffre d’affaires de tout le réseau.
Interrogé à l’automne 2009 par la DGCCRF de Colmar (Haut-Rhin), Kamel Boulhadid a reconnu que pour deux de ses sociétés, les délais de paiement, censément de moins de 40 jours, étaient largement hors des clous, allant de 63 à 202 jours ! Et au moment du contrôle, une facture courait toujours presque un an après son émission. « Ce dépassement a été tacitement accepté et toléré par (le) franchiseur », indiquait l’entrepreneur sur procès verbal (à consulter ci-dessous). Selon lui, cette tolérance lui a permis de se développer, et même de reprendre des magasins en difficulté : « Mon franchiseur va m'exonérer temporairement du paiement des factures à son ordre et soulager ma trésorerie pour que je l'utilise dans le cadre de ces acquisitions. (…) Cette politique de faveur à l'ouverture des nouveaux magasins continue aujourd'hui selon le même dispositif. »
Selon l’assignation au tribunal de commerce de Speed Rabbit contre Domino's, des délais de paiement anormaux ont aussi été constatés dans une douzaine d’autres villes. Difficile dès lors d’entendre les explications d’Andrew Rennie, qui assure que les franchisés détenant de très importantes dettes « ne sont plus là aujourd’hui », et qu’ils avaient profité d’une ancienne direction faible. Cette version est d’ailleurs contredite par un des plus farouches opposants actuels à la marque, l’ancien franchisé de Toulouse, Gilles Bourbigot. « Entre mai 2003 et décembre 2004, j’ai ouvert trois magasins. Et j’ai tout simplement vécu un voyage au bout de l’enfer », balance l’homme, amer. Celui qui a attaqué Domino's Pizza France en janvier 2012 et réclame près de 3 millions d’euros à l’enseigne, rappelle qu’en 2011, il avait accumulé la bagatelle de… 1,4 million d’euros de dettes auprès de son franchiseur !
Tous ces chiffres, c’est Daniel Sommer qui a obtenu qu’ils soient publics. Car Domino's Pizza France, et la plupart de ses franchisés, ne déposaient pas leurs comptes, ce qui est illégal. Speed Rabbit s’est donc engagé dans un combat titanesque, et victorieux, pour corriger cette carence. Il a en premier lieu obtenu, le 12 avril 2011, auprès du tribunal de commerce de Nanterre, que la maison-mère dépose ses comptes, sous peine de fortes amendes. La société n’ayant pas obtempéré, puis ayant omis des pièces, Speed Rabbit a obtenu à trois reprises des jugements imposant de payer ces astreintes financières. Aujourd’hui, Andrew Rennie, plaide simplement « de mauvaises pratiques issues du passé » : « Nous pensions que nos procédés étaient corrects, ils ne l’étaient pas, nous avons été mal conseillés. » Des explications sans doute un peu légères, au regard de la mauvaise volonté déployée sur ce point.
Pour le même motif, le dirigeant de Speed Rabbit Sommer a encore poursuivi une trentaine de franchisés, un peu partout en France. Il a obtenu des condamnations systématiques…, sauf lorsque les entreprises visées avaient obtempéré juste avant l’audience. « Daniel Sommer est dans une stratégie d’hystérisation et de déstabilisation du réseau », regrette Olga Renaud, avocate de plusieurs franchisés au sein du cabinet de Serge Méresse. Ses clients ne voudraient pas « nuire à un concurrent, mais ce sont des petits entrepreneurs, qui commettent souvent des négligences ». Méresse estime pour sa part qu’il s’agit d’« un classique du genre, qui ne porte pas à conséquence : souvent, un chef d’entreprise ne souhaite pas que ses concurrents connaissent ses résultats ». La stratégie de Speed Rabbit a néanmoins été jugée suffisamment préoccupante pour que, le 31 octobre 2012, Domino’s organise une réunion de plus de quatre heures avec une dizaine de franchisés et leurs avocats, pour trouver des réponses judiciaires communes.
Speed Rabbit a même tenté de poursuivre… Jérôme Cahuzac !
Daniel Sommer ne s’est pas arrêté là, multipliant les procédures. Il avait même mis en demeure, puis tenté d’assigner en justice… Jérôme Cahuzac, pour non-publication des comptes de sa société, Cahuzac conseil (dont Mediapart vous exposait l’existence ici) ! Il estimait qu’en tant que ministre du budget, Cahuzac se devait de montrer l’exemple. Poursuites abandonnées après le départ du gouvernement du ministre.
Dès mai 2007, Daniel Sommer avait aussi saisi la Commission d’examen des pratiques commerciales, une instance logée à Bercy et chargée d’examiner les relations commerciales entre producteurs, fournisseurs et revendeurs. L’avis rendu le conforte dans son analyse, puisqu’il estime que dans un tiers des dossiers de franchisés examinés, les délais de paiement « peuvent être considérés comme excessifs ». La Commission estime qu’ils sont « de toute évidence, en grande partie, les effets de l’insuffisante rentabilité » de certains franchisés.
Dans la foulée, Speed Rabbit lançait, en octobre et novembre 2008, seize plaintes auprès de la DGCCRF et de ses antennes régionales et départementales, sur la question de délais de paiement abusifs. Dès le 20 novembre 2008, un des sous-directeurs de la DGCCRF confirmait par lettre que, si les faits étaient avérés, Domino's Pizza France « pourrait éventuellement être poursuivie pour complicité ».
L’organisme a lancé une enquête nationale en 2009 dans les secteurs de la livraison de pizzas et de plateaux-repas. Selon une note récapitulative de ces investigations (disponible ici en PDF), 300 contrôles ont été effectués en tout, et des anomalies relevées dans « 48 % des cas ». Concernant Domino’s Pizza en particulier, « dans neuf des onze régions où des contrôles ont eu lieu, les délais de paiement réglementés sont respectés », conclut le texte. Qui pointe en revanche, « dans deux régions (Pays de la Loire et Île-de-France), des dépassements importants et quasi-systématiques ».
Finalement, seulement 4 procès-verbaux ont été adressés à Domino’s, pour « absence de respect des règles de facturation » et « non respect des délais de paiement », et la DGCCRF a transmis des informations aux parquets d’Orléans et de Nanterre, qui ont chacun ouvert une enquête préliminaire contre un franchisé. Celui d’Orléans, qui a depuis attaqué Domino’s, a déclaré lors de son audition par la police judiciaire qu’il n’était « qu’une victime de plus du système mis en place par Domino’s Pizza France, qui ne permet de dégager ni profitabilité ni rentabilité ».
Ce n’est qu’une demi-victoire pour Speed Rabbit et son patron. Ce dernier estime que la DGCCRF n’a pas épinglé assez de franchisés, et il a multiplié les procédures contre l’institution, qui refuse de lui adresser les pièces rédigées suite aux contrôles… Elle est allée jusqu’au Conseil d’État pour lui contester le droit de les consulter. Mais elle lui a finalement indiqué qu’elle avait relancé une enquête sur le secteur en 2013. Sans résultats connus pour l’heure.
Il y a pourtant d’autres sujets qui mériteraient que la DGCCRF tranche. Notamment la question de prêts accordés par le franchisé à ses troupes. C’est ce qui avait notamment été dealé avec le Toulousain Gilles Bourbigot, après l’arrivée des Australiens de DPE. « Après 2006, j’ai continué à ne pas régler des factures, mais en juillet 2008, ma dette, énorme, a été transformée en prêt, octroyé directement par Domino's Pizza France, explique-t-il. Dans un protocole d’accord, nous étions convenus que je règlerai 900 000 euros de dettes sur plusieurs années, contre le paiement d’intérêts, de 7 % par an. » Selon un franchisé encore présent dans le réseau, « les prêts accordés par les banques partenaires de Domino’s, mais aussi par l’entreprise elle-même, c’était monnaie courante pendant des années. »
Ce point est délicat. En effet, l’article L511-5 du Code monétaire et financier établit qu’« il est interdit à toute personne autre qu'un établissement de crédit d'effectuer des opérations de banque à titre habituel ». Domino’s Pizza a-t-elle franchi les bornes en octroyant des prêts qu’elle n’avait pas le droit d’émettre ? Tout est dans les mots « à titre habituel ». Pour Serge Méresse, « lorsque des prêts correspondent à des réponses au cas par cas, face à des difficultés passagères, c’est tout à fait autorisé ». Domino’s déploie les mêmes arguments, qui sont bien sûr contestés par Speed Rabbit. Il est vrai que la pratique s’est répétée. Kamel Boulhadid a lui aussi expliqué à la DGCCRF qu’il avait « procédé à un emprunt de 1.020.899,10 d'euros » auprès de son franchiseur. Et Augustin Estar, l’ex-franchisé de Bayonne, s’était vu offrir en juin 2012 une « proposition d’étalement de paiement de (sa) dette (…) sur 3 ans pour un montant total de 77 930,42 euros », et contre 4,8 % d’intérêt.
Des condamnations pour « travail volontairement dissimulé »
Mais parfois, nul besoin d’arguties juridiques pour trancher sur le caractère illégal de certaines pratiques. Ainsi, plusieurs entrepreneurs du réseau ont été condamnés aux prud’hommes pour non-déclaration des heures supplémentaires. Entre 2010 et 2013, diverses cours d’appel ont jugé des cas de salariés contestant leur contrat ou leur salaire. Une douzaine de condamnations ont été prononcées, dont cinq comportent des références à des heures sup’ non payées. Voire dissimulées intentionnellement, dans deux cas assez marquants. En décembre 2012, Hocine Benamara a ainsi été condamné par la cour d'Appel de Versailles, notamment pour « travail volontairement dissimulé ». Or, ce franchisé francilien avait précédemment dirigé Domino's Pizza France, de novembre 2005 à novembre 2006. On peut donc présumer qu’il connaît de près les conditions dans lesquelles un magasin est rentable.
La deuxième condamnation pour « travail dissimulé », prononcée en mars 2013 à Toulouse, concerne Gilles Bourbigot, l’ex-franchisé en rébellion. Aujourd’hui, il reconnaît sans barguigner avoir triché. « Clairement, j’ai magouillé, mais comme beaucoup de mes confrères, déclare-t-il. Dans la pizza, il faut beaucoup de main-d’œuvre. Et chez Domino’s, pour que ça marche, il faut se débrouiller pour ne pas payer les gars autant qu’ils le devraient. » Mais il avait aussi décidé de rentrer dans le droit chemin avant même sa condamnation : « J’ai fait installer un système très strict de “badgeage”, où chaque minute travaillée est comptabilisée. J’ai instantanément payé 10 % de plus en frais de personnel. Et quand j’ai proposé d’aider à installer ce système partout dans le réseau, le siège n’a jamais répondu à mon offre… »
Le plus gros franchisé attaque l'enseigne pour « faux et usage de faux »
Aujourd’hui à la tête de la marque, Andrew Rennie entend prendre ses distances avec toutes ces batailles juridiques. « Je laisse ces questions aux avocats. Moi, je suis un gars de la pizza. Je mange, je respire, je dors en pensant pizza. Et mon but est clair : en cinq ans, passer de 230 à 500 magasins français, et de 5 500 à 11 000 salariés. Pour cela, nous investirons 30 millions d’euros, notamment dans un système numérique très performant. »
L’objectif annoncé a de quoi faire trembler ses concurrents. Mais pour l’atteindre, Rennie devra encore ôter un sacré caillou de sa chaussure : selon nos informations, Kamel Boulhadid, le plus important franchisé français, a décidé de claquer la porte. Il a posé un préavis pour quitter l’enseigne le 30 juin 2014. Et, pour faire bonne mesure, il a enclenché deux actions en justice contre Domino’s.
Une plainte pour rupture des relations commerciales est arrivée devant le tribunal de commerce de Paris au mois de novembre. Le franchisé, qui n’a pas répondu à nos demandes d’explications, n’a pas digéré qu’en 2012, la chaîne lui refuse d’ouvrir un magasin à Thionville (Moselle), sans justifications réelles. C’était au pire moment des négociations menées par Boulhadid au nom de Pepperoni contre l’augmentation du « food ». Il lui aurait été signifié qu’il ne pourrait plus ouvrir de magasins, alors qu’il comptait encore en développer… 30. Il réclame plusieurs millions d’euros de dédommagement.
Pour corser les choses, le chef d’entreprise avait déposé en septembre une autre plainte, au tribunal de grande instance de Nanterre, pour « faux et usage de faux ». Motif « abracadabrantesque » : il assure que l’enseigne a imité sa signature sur 18 contrats de franchises, qu’il n’aurait en fait jamais signés lors de l’ouverture de certains de ses magasins. Il n’est pas du tout sûr que ces plaintes aillent à leur terme. Il suffirait que les deux parties trouvent un terrain d’entente financier pour que l’entrepreneur en colère les retire. Mais au cours des négociations, Kamel Boulhadid aurait menacé de dévoiler publiquement certaines pratiques douteuses de la chaîne de pizza. Pour, en cas de désaccord irréconciliable, mieux l’entraîner dans sa chute ?
BOITE NOIREJ'ai rassemblé des documents et des éléments d'enquête pendant plusieurs mois, mais les témoignages ont tous été recueillis du début du mois de novembre à la première semaine de décembre. Certains témoins ont requis l'anonymat, la nervosité régnant au sein du réseau sur ces questions délicates. Andrew Rennie, le dirigeant de Domino's Pizza, m'a reçu une heure le 5 décembre, après avoir consulté la vingtaine de questions que je lui avais adressées par e-mail, via la chargée de communication de la société.
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