Patrick Drahi s’intéresse bien à Libération, et de très près. À tel point que l'actionnaire principal de Numericable, en plein rachat de SFR, a déjà déboursé 4 millions d’euros pour le quotidien en difficulté, selon les informations de Mediapart. Pour l’heure, Drahi n’est pas actionnaire du journal, détenu principalement par Bruno Ledoux. Mais c’est lui qui a avancé l’argent que Ledoux a investi en urgence dans la trésorerie de l'entreprise, pour éviter le dépôt de bilan en avril.
Fin avril, le tribunal de commerce de Paris a accepté le plan de recapitalisation de Libération présenté par Bruno Ledoux. Il s’y engageait à verser ou à trouver 18 millions d’euros d’ici la fin mai afin de recapitaliser le journal, et à lui prêter dans un premier temps 4 millions. Mais les salariés de Libé, dont les relations sont très tendues avec leur propriétaire et son bras droit François Moulias, actuel président du directoire, avaient découvert que l’argent prêté n’était pas celui de Ledoux. Le 6 mai, ils ont raconté comment les annexes du protocole d’accord soumis au tribunal précisaient que les 18 millions d’argent frais « devraient être significativement financés par un investisseur extérieur ». Et que BLHM, la société de Bruno Ledoux censée investir, avait elle-même « reçu un prêt de l’investisseur extérieur précité ».

Ce capitaliste secret n’avait « pas souhaité intervenir directement avant l’augmentation de capital » et François Moulias s’était refusé à dévoiler son nom aux journalistes du quotidien. Le « mystérieux investisseur » est donc désormais identifié. Patrick Drahi avait déjà été cité par Le Monde, qui évoquait le 7 mai « des négociations assez avancées » entre lui et Ledoux, mais sans confirmation officielle et sans que la question des 4 millions ne soit abordée.
Selon nos informations, issues de plusieurs sources concordantes, le contact entre les deux hommes a été établi par l’intermédiaire de Bernard Mourad, le banquier conseil de Patrick Drahi depuis une dizaine d’années, employé chez Morgan Stanley. C’est Bruno Ledoux qui l’aurait approché, au courant du mois de mars. Bernard Mourad a fait l’objet d’un portrait élogieux dans Libé lorsqu’il a lancé une application de smartphone « qui sauve des vies » en janvier. Il s’exprimait aussi il y a quelques semaines dans les colonnes du quotidien pour défendre son client et ami, alors en pleine bataille contre Bouygues pour le rachat de SFR. Vu la violence de la guerre qui opposait l'industriel du câble et celui du BTP, il n'aurait certainement pas été habile pour Drahi de se dévoiler publiquement à cette époque...
Devant l’urgence de la situation, l’actionnaire de Numericable aurait néanmoins très vite sorti son carnet de chèques, et consenti un prêt pour éviter la banqueroute du quotidien. Les discussions portant sur le reste de la somme promise par Ledoux sont encore en cours, et devraient aboutir rapidement, dans les deux prochaines semaines maximum. La recapitalisation pourrait avoir lieu à la mi-juin. Drahi pourrait ne pas souhaiter se lancer seul dans un domaine qui ne relève pas de sa sphère d'expertise initiale, et donc chercher d’autres investisseurs pour l’accompagner. Mais une prise de contrôle majoritaire ne serait pas non plus exclue. On ne sait pas quelle serait alors la nouvelle place de Ledoux et Moulias, mais si le deal se fait, difficile d'imaginer que leur nouvel associé ne cherche pas à peser sur la destinée du quotidien. De fait, Drahi cherche déjà à s'assurer que des recrutements solides seront faits pour la direction du journal, tant pour la partie rédactionnelle que pour la gestion de l'entreprise.
Le patron de Numericable serait séduit par la marque Libération et soucieux de sauvegarder un acteur majeur du pluralisme de l’information à la française. Il pourrait aussi vouloir éviter que Xavier Niel, dont le nom a déjà circulé avec insistance, ne mette la main sur le quotidien en cas de dépôt de bilan. Drahi, qui souhaite contester au fondateur de Free son titre de champion hexagonal du numérique, ne peut pas avoir manqué d'observer que la cote de son concurrent s'est envolée auprès de l'establishment lorsqu'il a mis la main sur le quotidien du soir en 2010, aux côtés de Pierre Bergé et Matthieu Pigasse.
Dans l'entourage de Drahi, on ne souhaite en tout cas « ni confirmer, ni démentir » nos informations. Tout juste répète-t-on, comme à tous les médias depuis deux semaines, qu'« il réfléchit et n’a pas encore pris sa décision » sur un investissement pour aider le quotidien en difficulté, tout en précisant qu’« il a été sollicité au même titre que d’autres investisseurs potentiels ». Interrogés par Mediapart, Bruno Ledoux et François Moulias n’avaient quant à eux pas donné suite lundi en milieu d’après-midi.
Patrick Drahi est franco-israélien, et résident fiscal suisse. Si sa holding personnelle est basée à Guernesey, paradis fiscal particulièrement opaque, il dispose par ailleurs d’un écheveau de sociétés de droit luxembourgeois, dont Altice, la holding contrôlant Numericable, qu’il détient à 73 % (et qui est cotée à Amsterdam). C’est peut-être pour cette raison que l’argent prêté a transité par une des nombreuses sociétés luxembourgeoises de Bruno Ledoux, LUPB. Lorsque nous avions tenté de démêler le dédale des entreprises du propriétaire de Libé, nous avions signalé que LUPB était détenue à 100 % par Ledoux via sa holding française Foncière Colbert finance, et qu’elle possédait 5 millions d’euros d'actifs en 2010, selon ses comptes officiels.
Comment serait accueilli un nouvel investisseur comme Patrick Drahi par les journalistes de Libération ? Ses proches soulignent que le monde des médias ne lui est pas totalement étranger, puisqu’il a créé en juillet 2013 i24news, une chaîne israélienne d’info continue, diffusée en anglais, arabe et français (dont Télérama a dressé un portrait peu tendre), et qu’il racheté les chaînes françaises Vivolta (créée par Philippe Gildas) et Shorts TV, spécialisée dans les courts-métrages. Sa holding Altice a aussi acquis la chaîne sportive Kombat Sport et le groupe MCS (Ma Chaîne Sport). Étant donné la confiance totalement dégradée entre Bruno Ledoux, François Moulias et les équipes de Libération, l’arrivée d’une nouvelle tête ne serait sans doute pas trop mal vécue. Au moins dans un premier temps.
BOITE NOIREAjout à 19h30 de précisions sur le contenu des négociations entre Patrick Drahi et Bruno Ledoux.
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