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Quand la rumeur pousse Dunlopillo vers la faillite

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C’est une rumeur qui court, qui court et dont la société Cauval ne sait plus comment se défaire. Depuis plusieurs semaines, le premier fabricant européen de literie, connu pour ses marques Dunlopillo, Simmons et Treca, se voit entouré de bruits et de soupçons. Des clients annulent leurs commandes, des fournisseurs lui refusent tout crédit fournisseur et exigent des paiements immédiats. D’autres, plus directs, lui demandent si c’est vrai, s’il a déposé son bilan, comme certains en font circuler le bruit depuis fin décembre. Tout cela est faux mais pourrait devenir vrai, si la défiance s’installe, si le crédit disparaît. 3 000 emplois sont en jeu.

« On veut couler le groupe Cauval », accuse Gilles Silberman, vice-président du groupe et principal actionnaire de la société. Les faits qu’il raconte, les témoignages qui accompagnent son récit sont des plus troublants. Bienvenue dans l’univers opaque de la grande distribution. Bienvenue dans le monde du private equity et de ses pratiques de naufrageurs.

L’alerte est venue en décembre. Le groupe Cauval note alors une chute brutale de ses commandes. La période, pourtant, est normalement assez occupée : ce sont les soldes. Les grandes chaînes d’ameublement profitent de ce moment pour faire d’importantes promotions et les matelas sont parmi les produits d’appel. Mais là, un des principaux clients du groupe, la chaîne But, fait défaut. À l’inverse de toutes les autres années, pas une des marques du groupe Cauval, qui sont parmi les plus connues en France, ne figure dans son catalogue.  

Pour Cauval, cette absence est inexplicable et grave. La chaîne de distribution est avec Conforama son plus gros client en France. Elle représente près de 25 % de son chiffre d’affaires (400 millions d’euros au total). Alors que ses ventes avec Conforama sont en hausse de 36 % sur cette période des soldes par rapport à l’année précédente, elles sont en baisse de 26 % pour But.

En cherchant, Cauval finit par découvrir ce qui se passe. But est en train de le sortir de ses magasins sans le lui dire. Des avis ont été envoyés à différents franchisés pour les informer « des produits qui ne seront pas reconduits dès le début de l’année 2015 », comme le dit une note. « Cauval. Solder en priorité l’ensemble des produits Dunlopillo et Dodo (marques de matelas, ndlr). Ce fournisseur ne devrait pas être référencé sur 2015 », y est-il indiqué.

« Nous avons été déréférencés, sans en être informés, sans préavis », explique le responsable de Cauval. La loi oblige les distributeurs à indiquer à leurs fournisseurs l’évolution de leurs relations contractuelles. Plusieurs groupes ont même été condamnés pour avoir arrêté leurs achats sans préavis auprès de fournisseurs, la justice estimant que la dépendance économique dans laquelle ils étaient imposait à la grande distribution de leur donner le temps pour trouver d’autres débouchés. Mais là, rien de tel. But s’est contenté d’un silence radio.

« Depuis novembre, les relations s’étaient tendues avec la direction de But », raconte Gilles Silberman. Le groupe de distribution adresse même une lettre incendiaire à la mi-décembre, au sujet d’une avance de 2 millions d’euros consentie par But à Cauval en juillet 2013. « C’était un système de financement mis en place pour compenser une assurance crédit insuffisante de But face à notre affactureur (organisme qui verse le montant des factures émises moyennant une commission généralement élevée, et se charge directement par la suite d’en percevoir le paiement auprès des clients – ndlr). Mais nous ne leur devons rien. But s’est remboursé sur le montant des factures à payer. C’est eux qui nous doivent de l’argent », explique le responsable de Cauval. Il a été impossible d’avoir la version des faits des responsables de But. Le directeur de la chaîne, Franck Maassen, n’a retourné aucun de nos appels ou de nos messages.

Les différends commerciaux et financiers vont désormais faire partie du quotidien entre fournisseurs et grande distribution, tant les rapports sont devenus déséquilibrés au profit de cette dernière. Mais cette fois, l’affaire prend une autre tournure. Car l’exclusion prononcée par la chaîne But s’accompagne de rumeurs de plus en plus alarmistes dans le secteur : Cauval va mal, Cauval serait en dépôt de bilan, murmure-t-on.

La rumeur prend d’autant plus vite que la société, comme tout le secteur de l’ameublement, traverse une passe très difficile : les achats d’ameublement ont été les premiers sacrifiés par les ménages depuis la crise de 2008. En 2009, l’entreprise Cauval a dû négocier un plan de sauvegarde avec le tribunal de commerce de Meaux. Plus de la moitié des effectifs a été sacrifiée dans le cadre de ce plan. L’entreprise est toujours sous la surveillance d’un administrateur judiciaire. À l’été 2014, elle a connu une nouvelle alerte, étant dans l’incapacité alors d’honorer un remboursement de 8 millions d’euros à l’administration fiscale, à la suite d'arriérés auprès de l’URSSAF. Un nouvel échéancier a été négocié par la suite avec l’administration fiscale.  

Le secteur reprend donc les bruits sans précaution. Fin janvier, un responsable d’une autre chaîne d’ameublement, la Halle au sommeil, envoie ainsi un courriel des plus alarmistes à ses franchisés, dont Mediapart a pris connaissance. « Le groupe Cauval semble aller mal. (…) La fédération nationale de l’ameublement m’a prévenu d’un dépôt de bilan imminent. Les grands groupes m’ont prévenu également. Ce groupe doit de l’argent à Conforama et à But qui ont prêté de l’argent (plusieurs millions non remboursés). Leurs fournisseurs ne sont pas payés. Les transporteurs non plus », est-il écrit. « Nous vous conseillons de stocker au maximum le peu que vous recevez de ce groupe, voire des commandes au plus vite, afin d’avoir une monnaie d’échange sur ce qu’ils nous doivent (les fameuses marges arrière – ndlr). Attention, c’est très grave », explique ce responsable.

Après un tel message, comment ne pas déclencher une panique chez les distributeurs et les fournisseurs ? Comment ne pas comprendre que tous essaient de prendre leurs précautions, exigent des paiements comptant, refusent tout crédit à l’entreprise ? D’autant que les messages d’alerte ne se cantonnent pas à une chaîne, mais semblent être diffusés dans tout le secteur.

Le 4 février, un représentant de l’un des principaux fournisseurs de l’entreprise adresse un texto alarmiste à un responsable de Cauval : « Juste une rumeur véhiculée par But auprès d’autres fabricants de matelas : Cauval est en cessation de paiement depuis 15 jours », l’avertit-il. De même, le président d’une autre chaîne de distribution, la Maison de la literie, témoigne que sa directrice opérationnelle a reçu le 23 janvier un appel du délégué général de la Fédération française du négoce, de l’ameublement et de l’équipement de la maison (FNAEM), Jean-Charles Vogley, pour l’informer des rumeurs circulant sur un éventuel dépôt de bilan ou liquidation de Cauval. Ce dernier aurait alors déclaré qu’il avait pour tâche de prévenir tous les adhérents de sa fédération.

Étrange mission ! Est-ce vraiment le rôle d’une fédération d’informer des difficultés d’une entreprise, surtout sans s’être assurée auparavant de la réalité de la situation auprès de l’intéressée ? À la suite de plusieurs appels, Jean-Charles Vogley a préféré nous renvoyer vers son avocat. « Je n'ai pas connaissance de cette démarche  auprès de la Maison de la literie donc je ne peux vous la confirmer. M. Vogley indique qu'il a lui-même été alerté par un certain nombre de fournisseurs de tensions qui pouvaient donner à penser que certaines inquiétudes sur la situation financière de Cauval étaient justifiées, situation dont personne ne se réjouit. À partir de ce moment-là, il est normal que la fédération se préoccupe d'un risque de défaillance qui peut avoir des conséquences sur le secteur. Mais ces informations sont remontées à la fédération, elles ne sont pas parties de la fédération », explique Me Jean-Marc Fedida.

Cela ressemble à une sorte d’acharnement de But contre Cauval. Pourquoi ? Le dossier prend un nouvel éclairage pour les responsables de Cauval, lorsqu’ils sont informés de certaines démarches entreprises par un financier britannique, Henry Jackson. Le 30 janvier, ce dernier adresse un courriel assez bref à un responsable de fonds en France. « Que savez-vous au sujet de Cauval ? C’est un fournisseur de But et apparemment, il est en difficulté. Je suis potentiellement intéressé pour racheter cette entreprise. Pouvez-vous m’en dire plus à ce sujet ? », lui demande-t-il. La personne contactée lui répondra qu’il ne peut donner suite à ses questions, car il est en conflit d’intérêts : il est associé avec un des actionnaires de Cauval, auquel il transmet aussitôt le message.

Car Henry Jackson n’est pas n’importe qui. Financier « controversé » (voir l’article du Telegraph), il dirige le fonds de private equity OpCapita, proche de Goldman Sachs. Ce fonds est justement un des principaux actionnaires de But, aux côtés du fonds Colony Capital et de Goldman Sachs. Il siège à ce titre au conseil de la chaîne de distribution, chargé de suivre le contrôle opérationnel pour le compte des actionnaires. Ceux-ci ont cherché à céder leur participation en 2012, mais n’ont pas trouvé de repreneur. À défaut, ils tirent ce qu’ils peuvent de la chaîne. À l’été 2014, But a levé 170 millions d’euros pour se refinancer. 103 millions sont allés à ses actionnaires sous forme de remboursement de prêts et de dividendes.

Dans quelle mesure But ne s’est-il pas mis au service d’un de ses actionnaires pour l’aider à mettre la main sur une entreprise qui l’intéresse ? Pour les dirigeants de Cauval, la cause est entendue : « Toute cette campagne de déstabilisation est faite pour nous acculer à la faillite en vue de récupérer l’entreprise ou même simplement ses marques à l’encan, à la barre du tribunal », accuse Gilles Silberman. Interrogé par écrit pour savoir s’il était vraiment intéressé par le fait de racheter Cauval, Henry Jackson nous a fait répondre qu’il ne commentait ni les rumeurs ni les spéculations. Depuis quand les financiers auraient-ils à s’expliquer ?

BOITE NOIREJ'ai essayé de joindre Franck Maassen les 17 et 18 février et lui ai adressé un message écrit sur son portable, sans réponse de sa part. Un mail de questions a été adressé le 17 février à Henry Jackson, responsable du fonds OpCapita. La responsable de communication m'a répondu que la société ne « comment(ait) ni les rumeurs ni les spéculations ». J'ai essayé de joindre à plusieurs reprises Charles Vogley, par l'intermédiaire de la responsable de communication de la FNAEM. Finalement, c'est l'avocat de la FNAEM, Me Jean-Marc Fedida, qui m'a répondu à sa place le 20 février.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Fausses antennes GSM pour espionner les gouvernements européens


L'Allemagne fait plier la Grèce, première capitulation pour Syriza

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Les ministres des finances de la zone euro ont contraint le gouvernement grec, vendredi soir, à un compromis en forme de première capitulation. Mais les négociations vont encore durer de longs mois à Bruxelles et rien n'est réglé sur le fond. Les inquiétudes de plus en plus vives sur l'état de santé des banques grecques, et les retraits d'argent qui semblaient s'accélérer en fin de semaine dans le pays, ont sans doute pesé fortement dans le choix d'Athènes de lâcher du lest vendredi.

La plupart des lignes rouges fixées par le nouvel exécutif grec en début de négociation, à commencer par l'arrêt de l'actuel programme d'aide à la Grèce par la Troïka, ont été franchies. Certains électeurs de Syriza pourraient bien avoir du mal à comprendre pourquoi leurs représentants ont signé ce texte. 

« Nous avons combiné le respect des règles, et le respect de la démocratie », s'est félicité Yanis Varoufakis, le ministre des finances grec, lors de sa conférence de presse, estimant qu'Athènes avait arraché des « degrés de liberté » jamais consentis depuis le début de la crise. « Aujourd'hui, notre isolement a pris fin. Nous nous sommes trouvés face à des partenaires il y a quelques jours qui nous regardaient avec suspicion. Certains le font encore. Mais ce n'est que la première étape d'un long parcours », a insisté Varoufakis, qui s'est félicité de l'« ambiguïté constructive » de plusieurs points du texte.

Wolfgang Schäuble lors de sa conférence de presse à Bruxelles vendredi.Wolfgang Schäuble lors de sa conférence de presse à Bruxelles vendredi.

Au même moment, dans le même sous-sol du conseil européen, le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble — d'ordinaire peu bavard avec les journalistes à l'issue des réunions bruxelloises — se livrait lui aussi à une conférence de presse. Le grand vainqueur de la soirée se montrait nettement moins lyrique: « La réalité n'est souvent pas aussi belle que les rêves », a-t-il tranché, avant de lâcher: « Les Grecs auront sans doute du mal à expliquer l'accord à leurs électeurs ».

La Grèce a accepté vendredi de conclure la dernière phase du deuxième plan d'aide à la Grèce, celui mis en marche depuis 2012 par le gouvernement du conservateur Antonis Samaras. Cela devrait permettre de débloquer la dernière tranche du prêt, chiffrée à 7,2 milliards d'euros, en direction d'Athènes. Tsipras n'a cessé de répéter, depuis son élection, qu'il était hors de question de boucler ce programme et qu'il souhaitait d'emblée en négocier un nouveau. A l'inverse, Berlin n'a jamais voulu entendre parler d'autre chose que d'une « extension » du programme actuel, adossé aux trois créanciers traditionnels (BCE, FMI, commission européenne).

Sur ce point, le communiqué (en anglais) ne laisse aucun doute: le financement sera débloqué « sur la base des conditions fixées dans le programme actuel, en faisant le meilleur usage possible de la flexibilité, qui sera examinée, conjointement, par les autorités grecques et les institutions ». Les « institutions » renvoient désormais, de manière politiquement correcte pour les Grecs, aux créanciers de l'ex-« Troïka »: FMI, BCE et commission européenne. Tout dépend donc, désormais, du degré de « flexibilité » qui sera consenti aux Grecs.

Athènes doit présenter d'ici lundi les grandes lignes des réformes que l'exécutif envisage, pour remanier - à la marge - certains pans du fameux programme. Yanis Varoufakis propose d'amender 30% de réformes contenues dans le feu « mémorandum », qu'il juge toxiques. « Il doit y avoir de la place pour que le gouvernement mette en place ses politiques », a assuré Dijsselbloem. Mais rien ne dit que les Européens valideront l'intégralité de ces modifications. L'étape de lundi pourrait bien ne pas être une promenade de santé.

Dans l'accord, Athènes s'engage aussi à ne prendre aucune mesure de manière « unilatérale » - c'est-à-dire sans en parler, en amont, avec Bruxelles, la BCE et le FMI. A titre d'exemple, Varoufakis a reconnu, vendredi soir, qu'il n'était pas question de remonter le salaire minimum grec d'ici fin juin (et le terme du prêt de quatre mois), dans l'attente de la négociation d'un nouveau programme. « Les autorités grecques réitèrent leur engagement univoque à honorer leurs obligations financières, auprès de tous leurs créditeurs, dans leur totalité et dans le respect du calendrier prévu », lit-on également dans le texte, où l'on trouve même une référence explicite — Tsipras a dû grimacer — à l'accord de novembre 2012.

Les négociations de cet Eurogroupe — le troisième en dix jours — furent « intenses, parce qu'il s'agit de construire de la confiance entre nous », a déclaré Jeroen Dijsselbloem, le ministre des finances néerlandais. Ce social-démocrate, qui préside l'Eurogroupe, est l'un des principaux artisans de cet accord. « Ce soir marque une première étape, vers le rétablissement de la confiance. Et comme vous le savez, la confiance se crée plus difficilement qu'elle ne se perd ».

Mais une disposition du texte - sans doute l'une des plus dures à l'égard d'Athènes - montre à quel point la confiance est encore loin de régner autour de la table: les ministres des finances ont choisi de rapatrier un fonds grec dédié à la recapitalisation des banques du pays depuis le début de la crise (le HFSF, alimenté par des prêts européens). Ce fonds sera désormais géré directement par le Fonds européen de stabilité financière (FESF), c'est-à-dire par les Européens et non plus par les Grecs. Explication de Dijsselbloem: « Nous voulons nous assurer que cet argent reste disponible pour la recapitalisation des banques, pas pour le refinancement des politiques du gouvernement ».

A ce stade, comment les Grecs vont-ils parvenir à « vendre » cet accord à Athènes? Vendredi soir, leur entourage mettait en avant trois éléments, qui sont autant de victoires à leurs yeux:

  • Le « surplus primaire » (c'est-à-dire l'équilibre des comptes sur l'année, hors paiement des intérêts de la dette). Syriza veut rogner sur les objectifs de surplus à 3% du PIB, pour dégager des marges de manœuvre et financer une partie de son programme « humanitaire ». Sur ce point, le communiqué est plutôt conciliant, puisqu'il propose de « prendre en compte les circonstances économiques en 2015 » dans l'analyse du surplus grec. En clair: de la souplesse est autorisée. Mais il reste à savoir si la Grèce, qui a affiché un surplus budgétaire en 2014, parviendra à faire de même cette année.

  • La « flexibilité » sur les 30% de réformes prévues dans le programme de 2012. Les négociations doivent durer sur ce volet, au plus tard, jusqu'avril. Les Grecs sont autorisés à remplacer certaines des réformes prévues du temps de la Troïka, et qui ne leur plaisent pas, par d'autres. Ce qui fait dire à Varoufakis que les Grecs vont enfin devenir « les auteurs, ou disons les co-auteurs, des réformes » à venir. Mais les Européens ont, une fois de plus, fixé des conditions: chaque modification du programme, qui pourrait avoir un impact sur les objectifs budgétaires, devra être « financée ». Les discussions seront très difficiles, surtout si les Grecs veulent toucher aux réformes « structurelles » (marché du travail, etc).

  • Une marche arrière côté BCE? La Banque centrale européenne pourrait rouvrir l'un des principaux canaux de financement des banques grecques, celui-là même qu'elle avait fermée début février, dans la foulée de l'élection de Syriza à Athènes (lire l'article de Martine Orange). Varoufakis s'est dit convaincu qu'une annonce était imminente. Cela pourrait toutefois prendre encore des semaines.

Pris à partie par un journaliste, qui lui reprochait d'avoir « jeté à la poubelle » le vote des Grecs du 25 janvier, Jeroen Dijsselbloem a répondu: « A l'Eurogroupe, il n'y a pas un, mais 19 ministres, de 19 pays, avec 19 mandats démocratiques. Si un pays demande de l'aide aux autres, il faut trouver l'accord de tous. Pour n'importe quel programme, c'est toujours la même chose: il faut parler argent, et conditions. Puis trouver un accord ensemble ».

BOITE NOIRELa « Une » d'El País samedi, quotidien espagnol: « L'Allemagne impose sa loi, la Grèce obtient une aide pour quatre mois ». Plus bas dans l'article, une capture du site internet de Bild, quotidien allemand, mettant en scène un « scoop » qui s'est avéré faux, vendredi, selon lequel les Grecs se sont trompés de version, pour la lettre qu'ils ont fait parvenir à Bruxelles jeudi, pour demander une « extension » du prêt - « La vérité sur la lettre grecque - Bild révèle la triche du ministre des finances d'Athènes ».

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L'Allemagne fait plier la Grèce

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De notre envoyé spécial à Bruxelles. Les ministres des finances de la zone euro ont contraint, vendredi soir, le gouvernement grec à un compromis en forme de première capitulation. Mais les négociations vont encore durer de longs mois à Bruxelles et rien n'est réglé sur le fond. Les inquiétudes de plus en plus vives sur l'état de santé des banques grecques et les retraits d'argent qui semblaient s'accélérer en fin de semaine dans le pays, ont sans doute pesé fortement dans le choix d'Athènes de lâcher du lest vendredi.

La plupart des lignes rouges fixées par le nouvel exécutif grec en début de négociation, à commencer par l'arrêt de l'actuel programme d'aide à la Grèce par la Troïka, ont été franchies. Certains électeurs de Syriza pourraient bien avoir du mal à comprendre pourquoi leurs représentants ont signé ce texte. 

« Nous avons combiné le respect des règles et le respect de la démocratie », s'est félicité Yanis Varoufakis, le ministre des finances grec, lors de sa conférence de presse, estimant qu'Athènes avait arraché des « degrés de liberté » jamais consentis depuis le début de la crise. « Aujourd'hui, notre isolement a pris fin. Nous nous sommes trouvés face à des partenaires, il y a quelques jours, qui nous regardaient avec suspicion. Certains le font encore. Mais ce n'est que la première étape d'un long parcours », a insisté Varoufakis, qui s'est félicité de l'« ambiguïté constructive » de plusieurs points du texte.

Wolfgang Schäuble lors de sa conférence de presse à Bruxelles vendredi.Wolfgang Schäuble lors de sa conférence de presse à Bruxelles vendredi.

Au même moment, dans le même sous-sol du conseil européen, le ministre allemand des finances Wolfgang Schäuble – d'ordinaire peu bavard avec les journalistes à l'issue des réunions bruxelloises – se livrait lui aussi à une conférence de presse. Le grand vainqueur de la soirée se montrait nettement moins lyrique : « La réalité n'est souvent pas aussi belle que les rêves », a-t-il tranché, avant de lâcher : « Les Grecs auront sans doute du mal à expliquer l'accord à leurs électeurs. »

La Grèce a accepté vendredi de conclure la dernière phase du deuxième plan d'aide à la Grèce, celui mis en marche depuis 2012 par le gouvernement du conservateur Antonis Samaras. Cela devrait permettre de débloquer la dernière tranche du prêt, chiffrée à 7,2 milliards d'euros, en direction d'Athènes. Depuis son élection, Tsipras n'a cessé de répéter qu'il était hors de question de boucler ce programme et qu'il souhaitait d'emblée en négocier un nouveau. À l'inverse, Berlin n'a jamais voulu entendre parler d'autre chose que d'une « extension » du programme actuel, adossé aux trois créanciers traditionnels (BCE, FMI, commission européenne).

Sur ce point, le communiqué (en anglais) ne laisse aucun doute : le financement sera débloqué « sur la base des conditions fixées dans le programme actuel, en faisant le meilleur usage possible de la flexibilité, qui sera examinée, conjointement, par les autorités grecques et les institutions ». Les « institutions » renvoient désormais, de manière politiquement correcte pour les Grecs, aux créanciers de l'ex-Troïka : FMI, BCE et commission européenne. Tout dépend donc, désormais, du degré de « flexibilité » qui sera consenti aux Grecs.

Athènes doit présenter d'ici lundi les grandes lignes des réformes que l'exécutif envisage, pour remanier, à la marge, certains pans du fameux programme. Yanis Varoufakis propose d'amender 30 % de réformes contenues dans le feu « mémorandum », qu'il juge toxiques. « Il doit y avoir de la place pour que le gouvernement mette en place ses politiques », a assuré Jeroen Dijsselbloem, le ministre des finances néerlandais. Mais rien ne dit que les Européens valideront l'intégralité de ces modifications. L'étape de lundi pourrait bien ne pas être une promenade de santé.

Dans l'accord, Athènes s'engage aussi à ne prendre aucune mesure de manière « unilatérale » – c'est-à-dire sans en parler, en amont, avec Bruxelles, la BCE et le FMI. À titre d'exemple, Varoufakis a reconnu, vendredi soir, qu'il n'était pas question de remonter le salaire minimum grec d'ici fin juin (et le terme du prêt de quatre mois), dans l'attente de la négociation d'un nouveau programme. « Les autorités grecques réitèrent leur engagement univoque à honorer leurs obligations financières, auprès de tous leurs créditeurs, dans leur totalité et dans le respect du calendrier prévu », lit-on également dans le texte, où l'on trouve même une référence explicite – Tsipras a dû grimacer – à l'accord de novembre 2012.

Les négociations de cet Eurogroupe – le troisième en dix jours – furent « intenses, parce qu'il s'agit de construire de la confiance entre nous », a déclaré Jeroen Dijsselbloem. Ce social-démocrate, qui préside l'Eurogroupe, est l'un des principaux artisans de cet accord. « Ce soir marque une première étape, vers le rétablissement de la confiance. Et comme vous le savez, la confiance se crée plus difficilement qu'elle ne se perd. »

Mais une disposition du texte – sans doute l'une des plus dures à l'égard d'Athènes – montre à quel point la confiance est encore loin de régner autour de la table : les ministres des finances ont choisi de rapatrier un fonds grec dédié à la recapitalisation des banques du pays depuis le début de la crise (le HFSF, alimenté par des prêts européens). Ce fonds sera désormais géré directement par le Fonds européen de stabilité financière (FESF), c'est-à-dire par les Européens et non plus par les Grecs. Explication de Dijsselbloem : « Nous voulons nous assurer que cet argent reste disponible pour la recapitalisation des banques, pas pour le refinancement des politiques du gouvernement. »

À ce stade, comment les Grecs vont-ils parvenir à « vendre » cet accord à Athènes ? Vendredi soir, leur entourage mettait en avant trois éléments, qui sont autant de victoires à leurs yeux :

  • Le « surplus primaire » (c'est-à-dire l'équilibre des comptes sur l'année, hors paiement des intérêts de la dette). Syriza veut rogner sur les objectifs de surplus à 3 % du PIB, pour dégager des marges de manœuvre et financer une partie de son programme « humanitaire ». Sur ce point, le communiqué est plutôt conciliant, puisqu'il propose de « prendre en compte les circonstances économiques en 2015 » dans l'analyse du surplus grec. En clair : de la souplesse est autorisée. Mais il reste à savoir si la Grèce, qui a affiché un surplus budgétaire en 2014, parviendra à faire de même cette année.

  • La « flexibilité » sur les 30 % de réformes prévues dans le programme de 2012. Les négociations doivent durer sur ce volet, au plus tard, jusqu'en avril. Les Grecs sont autorisés à remplacer certaines des réformes prévues du temps de la Troïka, et qui ne leur plaisent pas, par d'autres. Ce qui fait dire à Varoufakis que les Grecs vont enfin devenir « les auteurs, ou disons les co-auteurs, des réformes » à venir. Mais les Européens ont, une fois de plus, fixé des conditions : chaque modification du programme qui pourrait avoir un impact sur les objectifs budgétaires, devra être « financée ». Les discussions seront très difficiles, surtout si les Grecs veulent toucher aux réformes « structurelles » (marché du travail, etc).

  • Une marche arrière côté BCE ? La Banque centrale européenne pourrait rouvrir l'un des principaux canaux de financement des banques grecques, celui-là même qu'elle avait fermé début février, dans la foulée de l'élection de Syriza à Athènes (lire l'article de Martine Orange). Varoufakis s'est dit convaincu qu'une annonce était imminente. Cela pourrait toutefois prendre encore des semaines.

Pris à partie par un journaliste qui lui reprochait d'avoir « jeté à la poubelle » le vote des Grecs du 25 janvier, Jeroen Dijsselbloem a répondu : « À l'Eurogroupe, il n'y a pas un, mais 19 ministres, de 19 pays, avec 19 mandats démocratiques. Si un pays demande de l'aide aux autres, il faut trouver l'accord de tous. Pour n'importe quel programme, c'est toujours la même chose : il faut parler argent et conditions. Puis trouver un accord ensemble. »

BOITE NOIRELa « Une » d'El País samedi, quotidien espagnol: « L'Allemagne impose sa loi, la Grèce obtient une aide pour quatre mois ». Plus bas dans l'article, une capture du site internet de Bild, quotidien allemand, mettant en scène un « scoop » qui s'est révélé faux, vendredi, selon lequel les Grecs se sont trompés de version, pour la lettre qu'ils ont fait parvenir à Bruxelles jeudi, pour demander une « extension » du prêt - « La vérité sur la lettre grecque - Bild révèle la triche du ministre des finances d'Athènes ».

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Big data sur les données des opérateurs télécom

Caisse des dépôts: un nouveau scandale, celui des stock-options

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Le nouveau directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Pierre-René Lemas, n’en a décidément pas fini de nettoyer les écuries d’Augias. Lui qui s’est attelé, depuis son entrée en fonction l’été dernier, à remettre de l’ordre dans son immense maison, découvre de semaine en semaine de nouveaux scandales. Et à chaque fois, c’est une nouvelle filiale qui est en cause.

Voici quelques semaines, c’était CDC Entreprises qui était sur la sellette, à cause des sulfureuses actions gratuites que les dirigeants de la société ont décidé de s’auto-attribuer de 2007 à 2012, pour un montant de 8,3 millions d’euros. Et maintenant, c’est Icade, l’une des principales filiales du pôle immobilier de la Caisse, qui va faire parler d’elle : selon nos informations, les deux principaux dirigeants de la société publique, dont l'un vient d'être mis sur la touche, ont exercé en 2014 des stock-options pour un montant total qui dépasse 2,1 millions d’euros.

Pierre-René Lemas, ancien n°2 de l'Elysée devenu patron de la Caisse des dépôts.Pierre-René Lemas, ancien n°2 de l'Elysée devenu patron de la Caisse des dépôts. © Reuters

Au moment où toute la France est conviée à un plan d’austérité sans précédent, avec à la clef le blocage des rémunérations publiques et l’absence de tout coup de pouce en faveur du salaire minimum, quasiment sans discontinuer depuis 2007 — mis à part un geste microscopique en juillet 2012 —, cette gabegie de 8,3 millions d’actions gratuites distribuées à CDC Entreprises et de 2,1 millions d’euros de stock-options exercées à Icade donne de la gestion de la Caisse des dépôts, du temps où elle était dirigée par Augustin de Romanet, de 2007 à 2012, la plus déplorable des images.

Le premier scandale a été raconté par Mediapart voici quelques semaines (lire Les bonus cachés d’une filiale de la Caisse des dépôts). Nous révélions que plus de 7 millions d'euros d'actions gratuites — fait sans précédent dans une société filiale de l’État à 100 % — ont été discrètement distribués entre 2007 et 2012 au sein de CDC Entreprises, filiale de la Caisse des dépôts, qui depuis a été absorbée par la Banque publique d’investissement (BPI). Ce système de rémunération a été mis au point par l'ancien patron de la société, Jérôme Gallot, qui est… magistrat financier à la Cour des comptes.

Depuis, dans son rapport annuel, cette même Cour des comptes a confirmé la gravité des informations que nous avons publiées et a même porté à 8,3 millions d’euros l’évaluation du total des actions gratuites distribuées : on peut télécharger ici les observations de la juridiction financière. Le procureur général près la Cour des comptes a même été saisi de l’affaire pour étudier les suites qu’il conviendrait d'y donner et décider, le cas échéant, si les principaux bénéficiaires de ces actions gratuites ne doivent pas être renvoyés devant la Cour de discipline budgétaire. La réflexion concerne également l’ancien directeur général de la Caisse des dépôts, Augustin de Romanet, l’actuel patron d’Aéroports de Paris, qui a donné son accord à ces actions gratuites.

Cette affaire n’a toujours pas fini de faire des vagues qu’une autre va éclater. Celle-ci concerne Icade, qui, dans le passé, a déjà très souvent défrayé la chronique [on peut retrouver ici les très nombreuses enquêtes que Mediapart a déjà consacrées à Icade].

Au cours de ces derniers jours, Icade a traversé des temps tourmentés. Pour certaines raisons qui sont désormais officielles, mais aussi pour d’autres, qui ne le sont pas encore. Ce qui est connu : le patron de la Caisse des dépôts a décidé de ne pas procéder au renouvellement du patron d’Icade, Serge Grzybowski. Cela s’est fait de manière feutrée. Mardi 17 février, la société Icade a publié un communiqué elliptique affirmant seulement : « Serge Grzybowski a (…) estimé que les conditions lui permettant de prétendre au renouvellement de son mandat afin de mettre en œuvre la stratégie de la société pour les années à venir n'étaient plus réunies. »

En réalité, les choses peuvent être dites de manière plus abrupte : entre Serge Grzybowski et Pierre-René Lemas, ancien secrétaire général de l'Elysée, le désaccord était total sur la stratégie à suivre pour Icade dans les années à venir. PDG d’Icade depuis novembre 2007, soit un an après l’introduction en Bourse de la filiale de la Caisse des dépôts, Serge Grzybowski n’a eu de cesse de la transformer en une foncière privée hautement spéculative, lorgnant les plus-values rapides ; et donc n'a eu de cesse de tourner le dos aux missions d’intérêt général, celles découlant par exemple de l’aménagement du Grand Paris.

Sachant qu’il ne serait donc pas renouvelé à la fin de son mandat, Serge Grzybowski a officiellement pris les devants et présenté sa démission, avec effet immédiat. Selon de bonnes sources, il n’est pourtant parti les mains vides mais avec une indemnité, négociée à l’issue d’une transaction. Le montant de cette indemnité serait, toutefois, considérablement inférieur au faramineux « golden parachute » que le PDG d’Icade avait pris soin de faire voter à son profit par son conseil d’administration, le 7 avril 2011. À savoir deux ans de salaire fixe ou variable, soit une somme de près de 900 000 euros.

On peut consulter ci-dessous les clauses de ce « golden parachute » — qui n'entrera donc pas en vigueur :

© Reuters

Introduite en Bourse en 2006, la société Icade a, de fait, été happée au cours des années suivantes par les logiques de marché. Et sous la houlette de son PDG, Serge Grzybowski, et de la directrice financière qu’il a aussitôt appelée à ses côtés, Nathalie Palladitcheff, la société a copié toutes les mœurs financières les plus détestables des groupes du CAC 40, qui eux-mêmes ont pris pour modèle les firmes anglo-saxonnes. En particulier, Serge Grzybowski a mis en œuvre et développé au sein d’Icade des modes de rémunération qui n’ont rien à envier aux géants du capitalisme anglo-saxon.

C’est ainsi, comme on vient de le voir, que Serge Grzybowski s’était donc fait voter, sans que le patron de la Caisse des dépôts de l’époque, Augustin de Romanet, n’y voit rien à redire, un invraisemblable « golden parachute » le protégeant en cas de désaccord avec son actionnaire. Comment une telle pratique a-t-elle pu être entérinée dans une entreprise filiale de la Caisse ? Même si elle était partiellement en Bourse, on peine à le comprendre.

La rémunération de Serge Grzybowski était elle-même très atypique. Officiellement, le patron d’Icade s’est certes conformé à la loi quand, au lendemain de l’alternance, il a été prévu par le législateur que la rémunération des PDG des entreprises publiques ne pourrait plus être supérieure à 450 000 euros. Dépassant ce seuil en 2012, le PDG d’Icade a donc accepté de baisser sa rémunération pour qu’elle atteigne pile ce niveau de 450 000 euros en 2013.

Mais il suffit de se reporter au document de référence d’Icade pour 2013, dont le tableau ci-dessous est extrait, pour découvrir que, grâce à des rémunérations annexes, ce patron a largement crevé le plafond légal des 450 000 euros. Pour 2013, il a en effet perçu un total de 584 400 euros, contre 729 200 en 2012.

                                       (Cliquer sur le tableau pour l'agrandir)

Mais ce n’est pas tout. En plus de ces rémunérations mirobolantes, Serge Grzybowski et son bras droit, Nathalie Palladitcheff, ont aussi profité de stock-options. Filiale de la Caisse des dépôts, en charge de la défense des intérêts publics, Icade a aussi copié ce mode de rémunération dont se sont gobergés de nombreux dirigeants du CAC 40 et dont une bonne partie de la gauche demande l'interdiction pure et simple.

C’est en 2006 que des stock-options ont commencé à être distribuées au sein d’Icade, comme l’a raconté Martine Orange dans cette enquête mise en ligne en avril 2009 : Les offices HLM se mobilisent contre la vente des logements d’Icade. Voici, pour mémoire, ce que révélait ma consœur :

  • « Depuis l'introduction en Bourse, ceux-ci se comportent comme s'ils dirigeaient une société privée, sans mission publique et sociale, comme s'ils n'avaient pas de responsabilités de gestion sur des actifs publics. Ils se sont donc fait octroyer des stock-options. Étienne Berthier, l'ancien président, s'est fait ainsi attribuer un total de 120 000 stock-options entre 2006 et 2007. En août 2007, il a été contraint à la démission par Augustin de Romanet, nouveau directeur de la Caisse, qui contestait sa gestion. Son successeur, Serge Grzybowski, s'est empressé de reprendre les bonnes habitudes. (…) Il s'est fait accorder, dès janvier 2008, 35 350 options, suivies en août d'une deuxième tranche de 40 000 options. La valeur de ces deux distributions est estimée à 1,5 million d'euros par l'entreprise. Ni l'un ni l'autre ne peuvent encore toucher à leurs options pour l'instant, car le délai de quatre ans de détention, imposé par la loi, n'est pas écoulé. Mais ils sont certains d'en tirer le meilleur profit si tout se passe chez Icade comme ils le pensent. La vente du patrimoine locatif de la société, si elle se réalise dans les conditions espérées, ne manquera pas de faire monter le cours, les investisseurs saluant la cession mais aussi l'avenir ainsi dessiné. »

Les heureux bénéficiaires de ces stock-options ont-ils donc pu finalement les exercer ? Dans le rapport annuel d’Icade pour l’année 2013, on apprend que non : « Aucune opération sur titres réalisés en 2013 par les membres des organes de gestion », peut-on lire dans ce document. Mais dans le rapport annuel d’Icade pour 2014, qui devrait être rendu public à l’horizon du mois d’avril 2015, on devrait découvrir, selon nos informations, que l’année écoulée a été beaucoup plus faste pour le PDG de l’entreprise publique et pour sa directrice financière. Selon les chiffres confidentiels que nous avons pu obtenir, il a en effet exercé, le 8 avril 2014, 16 000 options au cours de 66,61 euros, soit une somme totale de 1 065 760 euros. Et le 30 avril suivant, il a exercé de nouveau des options pour un montant total de 532 880 euros. Au total, Serge Grzybowski a donc empoché 1 598 640 euros en stock-options pour l’année 2014.

Selon nos informations, la rémunération fixe et variable du PDG pour l’année écoulée a par ailleurs atteint, en 2014, 456 100 euros, toujours au-dessus du plafond des 450 000 euros autorisés par la loi. Cela signifie donc qu’en 2014, Serge Grzybowski a empoché au total au moins 2 054 740 euros en rémunération et stock-options. Soit plus que beaucoup de patrons du CAC 40. Nathalie Palladitcheff elle aussi a profité de la même bonne fortune. Le 8 avril 2014, elle a exercé des stock-options pour un montant de 532 800 euros.

C’est avec ces pratiques que Pierre-René Lemas a voulu rompre en tournant la page Grzybowski. Il n’est pas vraiment nécessaire de bien connaître le nouveau patron de la Caisse des dépôts pour deviner qu’il n’est pas dans son tempérament ni sa culture d’acclimater ces sulfureuses rémunérations dans l’orbite publique.

Mais il n’est pas sûr que tout le monde l’ait compris dans les sommets dirigeants d’Icade. Nommée directrice générale par intérim pour expédier les affaires courantes, Nathalie Palladitcheff, qui a été solidaire de Serge Grzybowski tout au long de ces années de privatisation rampante d’Icade et qui en a tiré pour elle-même de très fructueux dividendes, s’est aussitôt senti pousser des ailes et a fait acte de candidature pour devenir PDG de la société, comme s'il était concevable qu'après avoir défendu avez zèle la stratégie de foncière privée de Serge Grzybowski, elle s'applique maintenant à mettre en œuvre la stratégie inverse, celle d'une foncière publique, défendant des logiques de long terme répondant à l'intérêt général.

Au travers de la discrète éviction de Serge Grzybowski, c’est pourtant un autre avenir qui se dessine pour Icade. Sans doute le directeur général de la Caisse des dépôts veut-il remettre la société sur les rails de l’intérêt public…

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Le successeur de Mory Ducros va lui aussi dans le mur

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À chaque nouvelle étape de l’interminable feuilleton du dossier Mory Ducros, le pire, semble-t-il, est au rendez-vous. Il y a quinze mois, l’entreprise de transport de colis, employant 5 000 salariés, était déclarée en faillite, laissant 2 800 personnes sur le carreau. À peine plus d’un an après, le 10 février, c’est MoryGlobal, l’entreprise qui avait pris sa suite avec les effectifs restants, qui a été elle aussi placée en redressement judiciaire par le tribunal de commerce de Bobigny, avec une période d'observation de six mois. Mais le tribunal a surtout laissé deux mois à des administrateurs judiciaires pour évaluer si la survie de l’entreprise est envisageable, si un repreneur peut être trouvé ou si la liquidation est inéluctable.

Or, selon les informations de Mediapart, une réunion qui s’est tenue ce jeudi au ministère du travail n’a guère laissé d’espoirs aux organisations salariales. Devant la CFTC, la CFDT, la CGT, FO et la CFE-CGC, des membres des cabinets du ministère du travail, des transports et de l’économie, ont, une heure trente durant, dressé un portrait calamiteux de la santé de MoryGlobal. Un représentant du gouvernement s’est interrogé à haute voix sur les raisons qui ont poussé le tribunal à prononcer la mise en redressement judiciaire et non la liquidation immédiate, un autre a jugé que ce serait « un miracle » si un repreneur se déclarait. Tous ont averti les syndicalistes qu’ils devaient se préparer à négocier un plan social.

À la barre du tribunal de commerce, en février, l’entreprise avait présenté, il est vrai, des comptes moins que brillants. Pour 274 millions d’euros de chiffre d’affaires, elle compte 32 millions de dettes, et, selon les estimations, 40 millions d’euros de pertes. Une déroute dont la responsabilité échoit au même actionnaire que celle de Mory Ducros. Car le nouveau Mory est lui aussi dirigé par la société spécialisée dans la reprise d’entreprises en difficulté Arcole Industries, filiale du groupe Caravelle. Seul candidat à une reprise de toutes les activités nationales de Mory Ducros, Arcole avait obtenu il y a un an le droit, exceptionnel, de reprendre l’entreprise qu'il avait lui-même menée à la faillite. Ce ne fut donc que partie remise.

Le 21 janvier, Le Figaro révélait que MoryGlobal allait devoir se déclarer en cessation de paiement. Le lendemain, son PDG assurait pourtant qu'un « retour à l'équilibre était prévu au premier semestre 2016 », et un communiqué du 6 février promettait que l’entreprise allait trouver les ressources « nécessaires à la terminaison de son plan de retournement, engagé avec succès ». « Ils sont dans le déni le plus total, ils ont mené l’entreprise dans le mur et maintenant, ils essayent de rejeter la faute sur les syndicats, qui n’auraient pas joué le jeu des négociations », s’emporte Jean-Claude Hacquard, l’ex-délégué central CGT de Mory Ducros.

En fait, pour gagner du temps, la direction espérait obtenir auprès du tribunal de commerce, de Cergy Pontoise cette fois, qui s’occupe des suites de la liquidation de Mory Ducros, le droit de vendre des terrains et des immeubles (notamment d’anciennes agences locales, fermées aujourd’hui), estimés à 25 millions d’euros. Cette somme lui aurait servi par exemple a financer un nouveau plan social, pour licencier enfin les 82 syndicalistes de Mory-Ducros qu’elle avait essayé de virer sans ménagement cet été, avant que le ministère du travail refuse le départ de ces salariés protégés. Problème, certains sont aujourd’hui payés à ne rien faire, puisque les agences où ils travaillaient ont été dissoutes. Pour les faire partir dans les conditions légales, selon les estimations des syndicats, il en coûtera 8 à 10 millions d’euros à la nouvelle entreprise.

Une audience consacrée à la vente des 25 millions d’actifs immobiliers s’est bien tenue le 30 janvier au tribunal de commerce, mais les juges n’ont toujours pas donné leur accord, repoussant la décision au mercredi 25 février. « Tout se joue dans les prochaines heures, résume Cyrille Julien, le secrétaire général de la fédération générale des transports CFTC. Le tribunal pourrait préférer s’assurer que l’entreprise aura encore des actifs pour rembourser ses dettes, au cas où elle ferait faillite. » Elle doit en effet des millions d’euros aux AGS, le fonds public, financé par une cotisation patronale, qui prend en charge les licenciements dans les sociétés en redressement judiciaire, en espérant rentrer dans ses frais si l’entreprise va mieux ou que ses actifs sont vendus lors de sa liquidation. Une grosse somme à laquelle il faudra bien ajouter un jour les cotisations sociales que l’entreprise ne verse plus à l’État, et qui dépasseraient, selon nos informations, les 10 millions d’euros.

Les juges ont, en outre, donné une autre raison pour justifier leur peu d’empressement à suivre les demandes de l’actionnaire : pour obtenir le prêt de 17,5 millions d’euros de l’État, Arcole Industries avait promis d’investir la même somme de son côté. « Or, selon nos décomptes, il manque 7,5 millions d’euros, que les actionnaires n’ont jamais investis, pointe Cyrille Jullien. Et la juge et le procureur ont tous deux signalés à l’audience que cette somme devait impérativement être versée… » Le responsable syndical indique à Mediapart que la CFTC, rejointe par FO, a d'ailleurs porté plainte au pénal pour faire la lumière sur le parcours étrange des flux financiers dans l’entreprise.

Cette démarche rejoint celle déjà lancée par plus de 800 salariés licenciés de Mory Ducros, qui ont initié une procédure similaire devant le tribunal de grande instance de Bobigny, sous la houlette de l’avocat Fiodor Rilov. Comme nous le détaillions ici, Caravelle et Arcole ont en effet récupéré en 2012 44 millions d’euros qu’elles avaient investi dans la société Ducros. Plus généralement, l’avocat entend démontrer que Caravelle a en fait été payé par le précédent propriétaire de Ducros, la Deutsche Post, pour reprendre cette filiale en difficulté et la débarrasser de tous ses salariés, sans passer par la case plan social.

Cette accusation fait revoir sous un autre jour le fil des événements : jusqu’à aujourd’hui, en effet, Caravelle et sa filiale Arcole ont très peu mis la main à la poche pour Mory, et ont pour l’heure réussi à faire prendre en charge par d’autres qu’eux les coûts des licenciements… Coûts qui devraient largement grimper dans les mois à venir : en octobre, la cour d’appel administrative de Versailles a en effet confirmé l’invalidation du plan social de Mory Ducros. Les salariés ne retrouveront pas leur emploi, mais peuvent désormais réclamer de grosses indemnités aux prud'hommes.

Il faut enfin s’interroger sur l’attitude du gouvernement il y a un an. Apparemment très soucieux d’éviter le concert médiatique que n’aurait pas manqué de déclencher 5 000 licenciements d’un coup, le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg et celui du travail Michel Sapin ont été peu regardants sur la façon dont Arcole allait procéder pour relancer une entreprise qu’il avait lui-même menée dans le mur. Et on comprend mal que les deux ministères n’aient pas vu les bizarreries des flux financiers dans l’entreprise. Selon nos informations, à la fin de l’année dernière, le cabinet du ministre Arnaud Montebourg s’était penché sur ces étranges transferts d’argent, tout comme le Ciri, le comité interministériel chargé d’aider les entreprises en difficulté. Ils n’avaient pas jugé utile d'annuler ou de retarder l’aide de l’État à l’époque.

Pour rappel, de la mi-2010 à la fin 2013, le conglomérat Arcole/Caravelle a facturé plus de 3,3 millions d’euros ses conseils et son management, soit à Mory, soit à Ducros, soit à Mory Ducros ! Et sur cette somme, énorme pour des entreprises qui perdaient des centaines de milliers d’euros par mois, plus de 1,1 million ont été directement facturés aux sociétés personnelles du dirigeant d’Arcole et de son bras droit chez Caravelle.

Aujourd’hui, chez Mory Global, les syndicats se préparent à se battre en cas de licenciements : « On nous prévient déjà que Arcole ne pourra rien verser de plus que les sommes légales, explique Jean-Claude Hacquard, de la CGT. Mais c’est aussi ce qu’on nous avait dit l’an dernier, et après des grèves, nous avions obtenu de meilleures conditions pour les salariés licenciés. Demain, s’il faut négocier et même mettre le feu, on le fera. »

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Condor Ferries, la compagnie qui navigue loin du droit français

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Lorsqu’ils travaillent, Erwann F. et Sébastien C. embarquent tous les jours à Saint-Malo, et débarquent dans le même port moins de douze heures plus tard. Ils sont marins et assurent la liaison entre la ville bretonne et les îles anglo-normandes, Jersey et Guernesey. Français, ils résident dans l’Hexagone, à Saint-Malo et à Rennes, où ils payent leurs impôts. Professionnellement, leur base de départ et d’arrivée est en France. Tous deux assurent avoir signé plusieurs de leurs contrats (en CDD puis en CDI) sur le territoire français. Et pourtant, leur job ne leur permet ni de bénéficier de la sécurité sociale, ni de cotiser pour leur retraite. Et s’ils perdent leur travail, ils ne toucheront pas l’assurance-chômage. « Demain, si on est virés, on n’a rien ! » s’inquiète Erwann F., 44 ans et huit ans d’ancienneté dans la compagnie.

Une situation ubuesque que le maître d’équipage a décidé de contester aux prud’hommes en compagnie de son collègue, matelot qualifié de 38 ans, neuf ans d’ancienneté. Sur le papier, rien n'est illégal. La compagnie Condor Ferries qui les emploie n’est en effet officiellement en rien liée à la France, même si elle compte une soixantaine de salariés français. Leurs contrats de travail les rattachent à une société basée à Guernesey, où est également domiciliée la filiale du groupe qui possède les bateaux de la compagnie, eux-mêmes battant pavillon des Bahamas (classé parmi les pavillons de complaisance, car ne nécessitant aucun lien réel avec l’île des Caraïbes). Et en bout de chaîne, Condor appartient à la banque d’investissement australienne Macquarie. Un investisseur qui n’est pas inconnu en France, puisqu’il est aussi propriétaire des très rentables autoroutes Paris-Rhin-Rhône, à égalité avec Eiffage.

Un ardu sac de nœuds, qu’ont déjà commencé à dénouer Ouest France, et de façon plus tranchante, Le Malotru, la nouvelle publication en ligne d’Attac Saint-Malo. Macquarie détient ses actifs via une dizaine de filiales en cascade, réparties entre Guernesey, le Luxembourg, le Royaume-Uni et la France. Une organisation qui lui permet d’éviter de payer impôts et charges sociales en France. Et prive donc ses salariés français de certains droits les plus élémentaires. « Il ne s’agit pas d’un banal conflit entre employeur et employés, assure Augustin Moulinas, l’avocat des deux marins. Cette histoire devrait intéresser tous les employeurs car elle met en danger les entreprises françaises : si certains de leurs concurrents s’affranchissent des règles, ils font courir un risque à toutes celles qui suivent ces règles. » Aujourd'hui, les deux marins demandent la résiliation judiciaire de leur contrat, aux frais de leur employeur, et de fortes indemnités pour compenser les nombreuses irrégularités qu’ils ont subies au regard du droit français.

Pas de conciliation aux prud'hommes

Condor Ferries est déjà apparue brièvement dans les pages de Mediapart, à l’occasion d’un reportage à Jersey, paradis fiscal spécialiste des trusts, niché au cœur de l’Europe (mais hors de l’Union européenne). Dès les premières lignes, nous signalions que le ferry menant sur l’île était immatriculé à Nassau, et ironisions sur le slogan publicitaire de Condor, « l’évasion est déjà à bord ». Nous ne connaissions pas à l’époque les spécificités des contrats de travail des membres d'équipage.

Au départ du ferry vers Jersey, à Saint-Malo.Au départ du ferry vers Jersey, à Saint-Malo. © D.I.

La procédure aux prud’hommes a été lancée il y a plusieurs mois. Récemment, le 30 janvier à Rennes et le 3 février à Saint-Malo, la compagnie a refusé toute tentative de conciliation dans chacune des deux procédures lancées par ses salariés (ils travaillent toujours sur son bateau). Hania Gouttière, l’avocate parisienne de la société, n’a pas donné suite à nos demandes d’entretien, mais elle déclarait dans Ouest France en octobre dernier : « Il n'y aura pas de conciliation. C'est une question de principe. Et cette affaire touche le droit international avec des questions très complexes. Ce n'est pas un simple conseil prud'homal qui résoudra cela. »

De son côté, Condor refuse d’entrer dans le détail, excluant de « commenter les questions relatives au différend juridique en cours ou au statut des personnes liées à l'entreprise ». En réponse à une liste d'une vingtaine de questions de Mediapart, la compagnie a envoyé un communiqué peu loquace, signé par la directrice exécutive, Frances Collins, clamant principalement qu’elle « est fière d’être une compagnie de Guernesey », rappelant que « tous les membres d’équipage sont informés du fait qu'ils signent un contrat de Guernesey », et qu’ils « ont tous été heureux de le faire quand ils nous ont rejoints ». (Lire la liste de questions de Mediapart et la réponse intégrale de Condor sous l’onglet Prolonger.)

Les salariés de Condor sont en effet généralement satisfaits au moment de signer leur contrat : leur salaire peut être meilleur que sur d’autres bateaux, puisqu’ils touchent directement le brut, en ne versant aucune cotisation. Mais pas de quoi contenter Laure Tallonneau, syndicaliste à l’International Transport Workers' Federation, rattachée à la CGT en France. « L’armement a mis en œuvre un système juridique pour échapper à la législation française. Concernant des marins français, c’est le seul cas que je connaisse, indique-t-elle. Beaucoup de ces marins ont démarré dans cette compagnie. Ils ne connaissent pas la situation normale, et sont souvent ignorants de leurs droits. »

Pourtant, cela fait plus d’un an qu’Erwann et Sébastien ont commencé à se poser des questions. « Une compagnie dont le siège est dans un paradis fiscal, on se doutait que ce n’était pas très clair », témoigne le premier. Mais il a fallu que la compagnie tente de modifier leurs conditions de travail pour que les matelots essaient d'éclaircir les zones d’ombre. Fin 2013, la direction annonce à ses marins qu’elle veut les faire passer du « 7-7 » au « 5-2 ». C’est-à-dire leur faire abandonner leur rythme traditionnel de sept jours travaillés (12 heures par jour), suivis de sept jours de repos, pour passer à 5 jours travaillés puis 2 jours de repos. Ce qui réduit le nombre de jours de congés, et nécessite moins de personnel.

« C’est là que tout a commencé, témoigne Sébastien C. Le “7-7”, c’est la seule chose qu’on avait, et même ça, ils ont essayé de nous le prendre. » Une douzaine de matelots se mettent en grève, pour la première fois depuis 40 ans dans la compagnie, et demandent l’abandon du projet. Mais pas seulement : « On a aussi demandé à bénéficier de la sécurité sociale et d’une retraite. Et on a commencé à gratter sur la compagnie. » La grève dure du 6 au 19 février 2014, les marins occupant le ferry nuit et jour à Saint-Malo, coupant les îles anglo-normandes de Saint-Malo.

La grève s’arrête suite à un courrier de la compagnie demandant aux grévistes de libérer le navire, faute de quoi ils seraient poursuivis en justice pour son occupation illégale. La direction s’engage surtout à « examiner la possibilité juridique et la viabilité économique, financière, technique et opérationnelle de l’adoption du pavillon français ». Une promesse qui n’aura pas de suite, mais la grève décidera tout de même Condor à proposer à ses salariés une assurance privée, via l’assureur April, qu’elle finance elle-même.

Une victoire ? Pas vraiment, assurent les marins. « L’assurance privée ne couvre pas du tout l’ensemble des risques, estime Sébastien. Plusieurs salariés en longue maladie ne peuvent pas non plus être affiliés, car ils ne remplissent pas les conditions. Et si nous sommes licenciés ou que nous partons à la retraite, nous n’avons aucune garantie de rester couverts ! » « Et puis, rappelle Erwann F., nous n’avons toujours pas droit au chômage : demain, si on est virés, on n’a rien ! »

Jusqu’à la fin 2014, les marins qui souhaitaient bénéficier de la couverture sociale classique en France avaient trouvé une combine, en cotisant, à leurs frais, à la couverture maladie universelle (CMU) de base (des explications ici sur le site de l’assurance-maladie). Une situation qui les satisfaisait, eux et la compagnie, même si elle était bancale. « Lorsqu’ils s’affiliaient eux-mêmes à la CMU, ces contribuables français payaient de leur poche, alors que l’entreprise ne versait pas un sou ! grince l’avocat Augustin Moulinas. Il faut que la législation s’applique partout. »

Le "Condor rapide".Le "Condor rapide".


En fait, puisque la compagnie ne paie pas de cotisations en France, ses salariés ne sont pas censés pouvoir être couverts. Ce que la Sécu a récemment découvert… et c'est Condor Ferries qui lui a dévoilé le pot aux roses ! « Courant 2014, un courrier de Condor nous a indiqué qu’ils allaient mettre en place une couverture privée, et cela nous a alertés : nous nous sommes demandé quels salariés inscrits chez nous ne devaient théoriquement pas être couverts, explique Nicolas Beney, sous-directeur de la Caisse primaire d'assurance-maladie (CPAM) d’Ille-et-Vilaine. Nous les avons repérés, et après plusieurs échanges avec les ministères concernés, la caisse nationale a tranché. Nous avons décidé de les désaffilier de la CMU, mais sans rupture brutale. »

Selon les administrations française et guernesiaise, les marins de Condor pourraient éventuellement être couverts, même avec leurs contrats de travail baroques, mais seulement si leur bateau dépendait d'un pavillon européen. Inscrit aux Bahamas, leur navire les place dans une zone de non-droit. « Ils se retrouvent dans ce qu’on leur décrit comme un no man’s land juridique, et tout le monde se renvoie la balle », s’indigne Isabelle Thomas, députée européenne PS et conseillère régionale de Bretagne, spécialiste du droit maritime. Elle estime tout de même que la situation est « discutable juridiquement en termes de droit maritime ».

En effet, même les Bahamas ont ratifié la convention maritime du travail, la marine labour convention (MLC). Adoptée en 2006 par l’Organisation internationale du travail et entrée en vigueur en août 2013, elle prévoit notamment qu’un armateur doit s'assurer que ses salariés bénéficient d'une couverture sociale. Condor assure que c’est désormais le cas, grâce à l'assurance privée. Et selon nos informations, un système de couverture retraite serait aussi sur le point d’être mis en place, mais impossible d’en savoir plus. « Ils ne comprennent pas ce qu’on leur reproche », assure un entrepreneur français travaillant depuis longtemps avec Condor. « Ce sont des îliens, leur système est très différent du nôtre, qu’ils ont d'ailleurs un peu de mal à accepter. Mais ils ont tenté de faire au mieux », assure cette source.


Les politiques s'indignent

Toujours est-il que la situation s'est brusquement tendue en décembre dernier, lorsque la Sécurité sociale a informé la compagnie que ses marins ne pourront rester couverts par la CMU. Or, certains refusent de passer au régime privé, qu'ils jugent moins protecteur. Appuyés par la CGT, les deux matelots, déjà aux prud’hommes, décident alors de faire du bruit. Et le résultat est plutôt efficace. Ils vont d’abord frapper à la porte de la CPAM, où ils obtiennent que le dossier soit réexaminé.

Ils rencontrent ensuite la députée européenne Isabelle Thomas, et sollicitent Pierrick Massiot, le président socialiste du conseil régional de Bretagne. Dans un récent courrier à la CGT, ce dernier reconnaît que « les conditions sociales réservées à ces marins leur sont défavorables », et assure que sa région « recherchera toutes les solutions permettant d’améliorer la situation ». Le président (PS) du conseil général, Jean-Louis Tourenne, n’est pas en reste. « Je trouve cette situation scandaleuse, intolérable, et je ne lâcherai pas sur cette question, déclare-t-il à Mediapart. J’ai interrogé par courrier Carole Delga, la secrétaire d’État chargée du commerce, qui a transmis à François Rebsamen, le ministre du travail, qui a lui-même transféré le dossier à Marisol Touraine, ministre des affaires sociales. Elle m’a répondu qu’elle allait étudier de près le dossier. » L’examen est toujours en cours, si l’on en croit la réponse du gouvernement à la question orale posée à l’Assemblée le 12 février par un autre élu régional, le député UMP Gilles Lurton.

Pour l’administration, le casse-tête juridique est sérieux. Dans leur requête aux prud’hommes, Erwann F. et Sébastien C. tentent d’aplanir la situation pour les autorités en essayant de démontrer que leur employeur peut être considéré comme français, ou du moins relevant du droit français. D’abord, soulignent-ils, nombre de sociétés de la nébuleuse Condor sont impliquées dans leur travail, basées à Guernesey, mais aussi en Angleterre et… en France. Ainsi, quelques-uns de leurs salaires de 2011 ont été payés, assurent-ils, par l'entreprise Morvan fils, dont le siège est à Saint-Malo. Société familiale, Morvan fils est depuis des années l’agent général d’escale de Condor dans la cité corsaire, gérant notamment la billetterie française et assurant le rôle d’agent de voyage. Elle a été rachetée par le groupe en 2004, mais continue de jouer ce rôle en tant que filiale.

Officiellement, aucun représentant de Morvan fils ne souhaite s’exprimer. En coulisses cependant, on se déclare fort étonné d’avoir un jour payé des marins de Condor et on évoque tout au plus « quelques erreurs de la banque ». Selon nos informations, en décembre dernier, des carnets de bons-cadeaux destinés aux employés de Condor (d’une valeur de 250 euros chacun) ont aussi été livrés directement chez Morvan fils. Pour la CGT, il n’y a pas de doute : dans un courrier adressé aux élus locaux, elle affirme que « le véritable employeur des gens de mer est cette filiale française Morvan fils ».

Sans aller jusque-là, l’avocat des deux marins veut démontrer que le droit français est applicable et que, contrairement à ce qu’affirme l’avocate de la partie adverse, les prud’hommes français sont tout à fait désignés pour juger le dossier. Pour le prouver, il s’appuie sur une jurisprudence fournie. Un récent cas similaire a d’ailleurs été jugé en Grande-Bretagne. Le tribunal du travail, dont la décision a été confirmée en appel, a décidé qu’un employé anglais de Condor Ferries devait bien être jugé en Angleterre, le marin n’ayant « aucun lien » avec Guernesey et « moins encore avec les Bahamas ».

L’avocat appelle aussi à la rescousse le jugement en appel d’octobre dernier condamnant la compagnie aérienne Ryanair à 200 000 euros d’amende et plus de 8 millions de dommages et intérêts pour travail dissimulé. Le personnel basé à Marignane (Bouches-du-Rhône) dépendait de contrats de droit irlandais, ce qu’a invalidé la justice. Mais la situation est plus claire dans l’aviation, puisqu'un décret du 21 novembre 2006 stipule explicitement que les personnels navigants des compagnies étrangères installées en France sont soumis au droit français. Rien de tel dans la marine…

Pour l'heure, certaines clauses des contrats de Condor sont exorbitantes au regard du droit français. Ainsi, l’article 16.1 du contrat-type précise que « la compagnie accepte le droit d’un individu d’être membre d’un syndicat ou d’une organisation professionnelle », mais qu’elle « ne reconnaît pas le droit de ces organisations de négocier en (son) nom ». Une « négation du droit syndical », selon les termes de Laure Tallonneau de l’International Transport Workers' Federation (ITF), qui est assumée par la compagnie. « Nous ne communiquons pas avec le syndicat CGT car il n'est pas reconnu par Condor, confirme le groupe dans sa réponse à Mediapart. Mais une communication régulière avec notre équipage français est assurée par l’intermédiaire de l'association du personnel, et elle inclut des sujets tels que la retraite et la couverture sociale. »

Pour autant, l’administration a déjà été perdante dans un face-à-face avec Condor. Le 21 décembre 2004, l’Autorité de la concurrence a conclu à une entente illicite sur les prix entre la compagnie et l'une de ses concurrentes, qui avait entre-temps déposé le bilan, en 2003. Le jugement est sans ambiguïté, Condor a été jugée coupable. Mais elle n’a pas pu être condamnée car elle n’avait pas d’existence en France ! « La société Condor Ferries n’a aucun chiffre d’affaires en France », constatait l’Autorité de la concurrence, « cette situation fait donc légalement obstacle à ce que la société Condor Ferries puisse être sanctionnée »

Victime d'un accident grave, il a été indemnisé pendant… un an

Cette situation hors-sol a occasionné, au moins une fois, une situation grave. En décembre 2005, un marin français de la compagnie, Jean-Luc Mayer, est gravement blessé sur le port de Saint-Malo. « Je me suis fait entraîner par un tunnel roulant et je me suis blessé à la jambe », raconte-t-il à Mediapart. Il doit finalement être amputé. Et il se retrouve rapidement démuni. Car la compagnie ne lui paie plus de salaire depuis belle lurette, alors qu’il ne dispose pas de couverture sociale en France : « Je suis inapte définitivement à mon métier de marin, explique-t-il. Mais je n’ai eu aucune couverture sociale suite à l’accident. Condor a payé tous mes salaires de 2006, puis a fermé le robinet, sauf deux mois en 2007. Or, les Assedic ne me versent rien, puisque l’entreprise ne cotise pas en France. » Une source proche de la direction explique que la compagnie n’est pas responsable de l’accident, survenu sur le port, et n’est donc pas tenue par la loi britannique de couvrir son ancien employé. C’est exact, mais la situation kafkaïenne survient bien parce que Condor prive ses salariés d’une couverture sociale adaptée en France.

Et pourtant, les autorités ont laissé faire, au moins jusqu’à présent. Condor est aujourd’hui une compagnie incontournable à Saint-Malo. Mais incontournable jusqu’à quel point, exactement ? Au cours de notre enquête, presque tous les interlocuteurs ont fait état de leurs soupçons sur la façon dont la chambre de commerce et d'industrie (CCI) a octroyé des conditions favorables à Condor dans la cité corsaire. Certes, la compagnie de ferries est traitée avec égard parce qu’elle verse une partie importante du budget de fonctionnement du port, propriété de la région Bretagne mais dont la gestion est concédée à la chambre de commerce. Selon nos informations, en 2013, Condor a payé plus de 2,2 millions d’euros de taxes et droits divers à la CCI et au port de Saint-Malo.

Mais les suspicions vont bien au-delà. Elles portent principalement sur le rôle de Jacques Videment, qui a été le dirigeant de Morvan fils jusqu’à sa retraite, à l'été 2013, date à laquelle il est devenu directeur non exécutif de Condor Ferries. Videment est un patron du cru, depuis des lustres vice-président de la CCI, qui, selon les avis divers, pèse lourd dans les décisions de la chambre de commerce. Or, cette dernière attribue justement des exonérations et des allègements de charges diverses aux compagnies de ferries installées dans son port (les tarifs 2015 sont disponibles ici en PDF). Encore plus lorsqu’elles font naviguer des catamarans, comme ceux de Condor. Et qu'ils fonctionnent toute l'année, comme ceux de Condor.

Pour la CGT, il y a anguille sous roche. Dans son courrier aux élus locaux, le syndicat leur demande carrément de « prendre des mesures répressives pour assurer l’indépendance de la CCI de Saint-Malo et lutter contre les conflits d’intérêts entre elle et les clients/usagers du port ». Une prise de position explicite qui irrite fortement la direction de la chambre de commerce. Interrogée par Mediapart, elle réplique vertement « qu’il existe un tarif public sur le port, conforme au code des ports maritimes et applicable à toutes les compagnies présentes, Condor comme les autres ». Ce tarif « ne prévoit pas d'exemption de payer pour Condor ». Il est vrai que l’autre grosse compagnie installée dans le port, BAI - Brittany Ferries, a droit aux mêmes avantages. Mais, pointe la CGT, cette dernière est enregistrée « sous pavillon français, avec des marins affiliés au régime français, aux conditions sociales classiques ». Condor, elle, ne débourse pas un sou de charges sociales. Le président du conseil régional Pierrick Massiot a répondu au syndicat qu’il allait « engager rapidement un travail d’analyse avec la CCI de Saint-Malo sur ses engagements commerciaux actuels avec la compagnie » et veiller au « principe de libre concurrence ».

Les doutes sur le poids de Jacques Videment à Saint-Malo ont, il est vrai, une base on ne peut plus sérieuse : un rapport de la chambre régionale des comptes datant de 2007. À l’époque, le rapport avait sérieusement épinglé la CCI sur les possibles conflits d’intérêts sévissant en son sein. Elle alertait plus particulièrement sur les « risques de prises illégales d’intérêts » que faisait courir la position de Videment. Il représentait alors à la fois l’un des plus gros usagers du port et était, en plus de sa fonction de vice-président de la CCI, président de la commission des finances et membre de la commission « port de commerce ». « Ses multiples et importantes fonctions (…) lui donnaient un réel pouvoir d’influence », soulignait la chambre régionale des comptes.

À la suite de ces remarques, le patron de Morvan fils a démissionné de ses fonctions problématiques, fin 2006. Le rapport de contrôle suivant de la chambre des comptes, en 2013, ne relève plus de conflit d'intérêts. Aujourd'hui, indique pour sa part la CCI, « Jacques Videment ne participe jamais au vote en assemblée générale sur les tarifs ». Qui insiste : « Monsieur Jacques Guguen, qui gère en tant qu'élu le port depuis 2007, n'a pas de lien avec l'activité portuaire de par son activité professionnelle. Il ne tolérerait pas la moindre incursion ou influence dans la gestion de cette concession. »

C’est ce que confirme un membre de la chambre de commerce, en nuançant tout de même un peu : « Jacques Videment a bien quitté la commission du port, mais comme tous les autres usagers, il peut assister aux réunions de la commission, et y donner son avis. » Officiellement, il n’a plus aucun pouvoir de décision et il quitte la salle au moment du vote. Mais son influence, réelle ou supposée, n’efface pas tous les doutes. « La CCI est une bonne gestionnaire du port, ça fonctionne globalement bien, avec des commerçants qui viennent de tous les horizons, juge la députée européenne Isabelle Thomas, qui siège au conseil portuaire sous l'égide du conseil régional. Mais il est vrai que si un commerçant a des intérêts privés, il peut les défendre assez facilement dans ce cadre. » Elle glisse que plusieurs petits armateurs concurrents de Condor et de Brittany Ferries l’ont alertée sur le fait que la CCI ne leur octroyait pas les mêmes facilités qu’à d’autres plus gros poissons. Parce qu’ils ne naviguent pas dans les mêmes eaux ?

BOITE NOIRENous avons décidé de ne pas dévoiler l'identité des marins attaquant leur entreprise aux prud'hommes afin de ne pas les handicaper dans leur future recherche d'emploi au cas où ils seraient amenés à quitter Condor Ferries.

À la longue liste de questions que nous lui avons envoyée, la compagnie a répondu par un communiqué assez général. Vous pouvez consulter en intégralité les questions et la réponse (en anglais) sous l'onglet Prolonger. L'avocate de Condor, Hania Gouttière, n'a pas donné suite à nos demandes.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Axa s'intéresse à la Mutuelle des étudiants

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La submersion est lente, mais le fond est proche. La Mutuelle des étudiants est en cours de démantèlement : entre d'une part, l’assurance maladie qui assumerait la gestion de la sécurité sociale étudiante ; et de l'autre, une mutuelle ou un assureur qui reprendrait l’activité complémentaire santé de la LMDE. Quatre acteurs sont sur les rangs : la Mutuelle nationale territoriale (MNT), la Mutuelle nationale des hospitaliers (MNH), la Macif, qui est une mutuelle d’assurance, et Axa. Si le numéro un mondial de l’assurance remportait la mise, ce serait un ultime dévoiement pour la sécurité sociale étudiante, créée en 1948 et gérée par les étudiants.

Contacté, le ministère de l’enseignement supérieur, qui gère le dossier, conteste tout « discours alarmiste. La LMDE cherche de nouveaux partenaires et suscite un intérêt économique ». William Martinet, le président de l’Unef, le seul syndicat étudiant à siéger au conseil d’administration de la mutuelle étudiante, est sur la même ligne : « Le fait que des investisseurs privés s’intéressent à cette mutuelle prouve qu’il existe un modèle économique viable. » Mais il rappelle que « l’assemblée générale doit se prononcer sur le nouveau projet. De notre côté, nous excluons d’avoir un partenaire assurantiel ».

Le syndicat étudiant a-t-il réellement le choix de ses interlocuteurs ? Les administrateurs issus de ses rangs ont tous été suspendus l’été dernier par une mise sous administration provisoire. Seule aux commandes, l’administratrice provisoire Anne-Marie Cozien décrit « un dossier qui ne se présente pas très bien. On demande d’abord au repreneur d’avoir envie : il faut trouver un modèle économique, accepter de remonter des fonds propres négatifs de 10 millions d’euros… ». Un candidat mutualiste à la reprise, qui a exprimé de simples « intentions », confirme : « Nous avons encore beaucoup de questions et de réserves. »

La défection de la plus importante mutuelle de France, la MGEN, soutien historique de la LMDE, a de quoi refroidir. Elle a abandonné un projet d’adossement amorcé dès 2012, et qui devait s’achever par la reprise de l’activité complémentaire. Ses motivations restent confuses : relations conflictuelles avec l’administratrice provisoire, mais aussi authentique « ras-le-bol » devant les sorties de route répétées de cette petite sœur étudiante, déjà sauvée par deux fois de la banqueroute, en 2000, après le scandale de la Mnef, et en 2012. Et elle a surtout une vision précise des comptes de la LMDE, puisqu’elle héberge sa direction financière. Ils paraissent dans le plus grand désordre : depuis plusieurs mois, des chiffres contradictoires circulent sur les sommes dues aux étudiants, car jamais remboursées, notamment depuis l’épisode de la restructuration catastrophique de 2012-2013 : la LMDE devrait entre 1 et 5 millions d’euros à ses étudiants.

La Mutualité, l’organisation qui regroupe l’ensemble des mutuelles, perd patience. Mais peut-elle pour autant laisser Axa mettre la main sur un précieux portefeuille d’étudiants, peu malades, donc rentables ? « Nous n’avons aucune envie de voir filer la LMDE, mais il y a un peu de lassitude… », confirme un possible repreneur mutualiste. En plus du déficit de 10 millions d’euros, il y a des créances à effacer, à hauteur de 25 millions d’euros, partagées entre la Matmut et la MGEN : « Nous n’accepterons pas de reprendre cette dette », précise-t-il. Et dans ce tour de table, où se joue l’avenir de la LMDE, pour l’heure, « chacun attend que l’autre bouge ».

La situation est pourtant urgente : la trésorerie de la LMDE ne lui permettra pas de passer l’année. L’administratrice provisoire Anne-Marie Cozien a demandé et obtenu de la justice la mise sous sauvegarde judiciaire de la mutuelle, le 9 février dernier. Les dettes sont temporairement gelées, « à l’exception des remboursements dus aux étudiants, précise Anne-Marie Cozien, pour lesquels l’assurance maladie et la LMDE ont accepté de se porter garantes ». Dans le pire des scénarios – la liquidation de la mutuelle – les étudiants seront donc remboursés. La procédure de sauvegarde accorde six mois à la LMDE pour élaborer un plan de sauvegarde en deux temps. Les discussions sont avancées avec l’assurance maladie, qui est prête à reprendre la gestion de la sécurité sociale du million d’étudiants affiliés à la LMDE, et 480 emplois. Mais ce premier acte est suspendu au second, la reprise de l’activité complémentaire (300 000 adhérents), plus hypothétique.

Dans ce nouveau schéma, que reste-t-il de la LMDE ? « Nous allons nous recentrer sur les procédures d’affiliation des étudiants, dans les universités, et sur les actions de prévention, qui sont les plus-values de la gestion étudiante. Et nous aurons notre mot à dire sur l’offre complémentaire, qui doit répondre aux besoins spécifiques des étudiants, explique le président de l’Unef, William Martinet. Nous sommes convaincus qu’il existe une porte de sortie vers un modèle qui fonctionne mieux, et qui fasse une place aux représentants des étudiants. Mais il faudrait que tout le monde accepte de mettre les mains dans le cambouis... » Le président de l’Unef vise ici la Fage (Fédération des associations générales étudiantes), l’autre grande organisation étudiante qui, depuis 2004, ne présente plus de candidats aux élections au conseil d’administration de la LMDE, et laisse donc l’Unef seule à la barre de la mutuelle. Depuis 2012, la Fage réclame même la fin du régime autonome de sécurité sociale étudiant. « On ne reviendra pas dans le jeu, confirme son président Alexandre Leroy. Nous ne serons pas les idiots utiles d’un statu quo. »

Catherine Proccacia (UMP)Catherine Proccacia (UMP) © DR

Cette nouvelle organisation pourrait-elle améliorer le service rendu aux étudiants ? Même transférée à l’assurance maladie, la gestion du système de sécurité sociale étudiant reste d’une complexité folle. Auparavant couvert par leurs parents, les jeunes prennent leur autonomie lorsqu’ils deviennent étudiants. Ils sont alors affiliés à la sécurité sociale étudiante pour une durée de trois ans en moyenne, et reçoivent leur propre carte vitale. Cette procédure est lourde, compliquée par la persistance de formulaires papier d’affiliation dans de nombreuses universités. Et puisqu’il existe plusieurs organismes de sécurité sociale étudiante (la LMDE et le réseau des SMER), les étudiants doivent, en prime, se ré-affilier tous les ans, pour préserver le jeu de la concurrence. « Est-ce que l’assurance maladie sera prête à la rentrée ? » s’interroge la sénatrice UMP Catherine Proccacia, auteur d’un rapport d’information en 2012 sur la sécurité sociale étudiante et d’une proposition de loi adoptée par le Sénat, qui prévoit la suppression pure et simple des mutuelles étudiantes.

D’autres évolutions sont possibles, qui préservent un droit de regard des étudiants sur leur sécurité sociale. En voici deux, parmi d’autres. L’Unef propose de mettre fin au duopole, c’est-à-dire à la coexistence de la LMDE et du réseau des SMER régionales, en créant une seule mutuelle étudiante. La Fage réclame la fin du régime autonome de sécurité sociale des étudiants : ils réintégreraient l’assurance maladie, mais participeraient à son conseil d’administration, aux côtés des représentants des salariés et des employeurs.

Le seul à camper sur une position de statu quo est le gouvernement, qui gère au fil de l’eau : « Une suppression du régime n’est pas à l’ordre du jour, explique le ministère de l’enseignement supérieur. On ne veut pas jouer avec le feu. Nous prenons les choses étape par étape. » Pour la sénatrice UMP Catherine Proccacia, « il n’y a pourtant que la gauche qui peut mener cette réforme, mais l’immobilisme est complet ».

En attendant, les étudiants continuent à pâtir d’un service rendu défaillant, et la situation est aussi difficile pour les 600 salariés de la LMDE, qui vivent au rythme des plans sociaux et des plans de sauvegardes. « On essaie de garder notre motivation, on fait le maximum, mais ce n’est pas facile, témoigne une salariée d’un centre de traitement. Nous assumons, tant bien que mal, les décisions de nos dirigeants. En 2011-2012, au moment du plan social, la désorganisation était totale. Les choses s’arrangent depuis, les feuilles de soins sont traitées presque au jour le jour. Mais il reste des problèmes avec les feuilles de soins des étudiants en affection longue durée ou à la CMU, les étudiants les plus malades et les plus pauvres. Elles sont mises de côté et traitées plus tard. Cela nous rend malades. Je ne sais pas d’où vient le problème, sans doute d’un manque de personnel. Nous savons qu’il faut que les choses changent. »

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Tapie : la justice face à de nouvelles embûches

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Depuis que la cour d’appel de Paris, par un arrêt rendu le 17 février, a jugé recevable le recours introduit contre la sentence de l’affaire Adidas/Crédit lyonnais, annulant du même coup l’arbitrage frauduleux qui avait fait la fortune de Bernard Tapie, l’épilogue de ce scandale d’État semble enfin se dessiner. À l’occasion d’une nouvelle audience, le 29 septembre prochain, cette même cour d’appel rejugera une bonne fois pour toutes le différend commercial, vieux de plus de vingt ans, entre Bernard Tapie et le Consortium de réalisation (CDR – la structure publique de cantonnement créée en 1995 qui a hérité des actifs douteux du Crédit lyonnais, et a reçu en legs la confrontation judiciaire initiée par l’homme d’affaires contre l’ex-banque publique au sujet de la vente du groupe de sports Adidas) (lire Affaire Tapie : l’arbitrage frauduleux est annulé).

Et dans le même temps, au plan pénal, l’instruction judiciaire approche, elle aussi, de son terme. On attend encore quelques actes d’instruction, comme une probable confrontation entre Stéphane Richard (ancien directeur de cabinet de Christine Lagarde au ministère des finances et actuel patron d’Orange), Jean-François Rocchi (l’ancien président du CDR) et Bernard Scemama (l’ancien président de l’Établissement public de financement et de restructuration, l’EPFR, l’actionnaire à 100 % du CDR). Ou encore, une nouvelle audition de Claude Guéant (l’ancien secrétaire général de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy) est possible mais sa mise en examen qui semblait quasi certaine voilà quelques mois est présentée aujourd’hui comme incertaine, selon de bonnes sources. Et après ces ultimes auditions et vérifications, les trois juges d’instruction qui enquêtent sur ce scandale Tapie devraient clore leurs investigations et se préparer à dire, dans leur ordonnance de renvoi, quelles personnalités ils renverront devant un tribunal correctionnel et sur quelle incrimination.

En bref, dans la procédure civile comme dans la procédure pénale, la justice, qui a si longtemps été entravée, fait de spectaculaires avancées. Et tous ceux qui sont attachés au bon fonctionnement de l’État de droit ne peuvent que s’en réjouir, tant cette affaire Tapie a longtemps été le symbole de tous les dévoiements de la République. Et notamment, les dévoiements de la justice ! Pour autant, il faut être lucide et ne pas perdre de vue que la justice a encore sur son chemin de difficiles embûches. Et il n’est pas certain qu’elle saura toutes les éviter.

Les premières embûches ont trait à la procédure civile. On devine que si l’arbitrage a été annulé, le différend commercial qui est à l’origine de toute l’affaire, celui qui porte sur la vente d’Adidas par l’ex-Crédit lyonnais pour le compte de Bernard Tapie, va devoir être rejugé : c’est l’objet de l’audience que la cour d’appel a déjà fixé au 29 septembre.

En apparence, l’équation judiciaire que la cour d’appel sera appelée à résoudre semble assez facile à établir, car l’annulation de l’arbitrage a pour effet de replacer les parties en confrontation, le CDR d’un côté, Bernard Tapie de l’autre, dans la situation où ils se trouvaient juste avant l’arbitrage. Or, cette situation était très nettement à l’avantage de l’État et au désavantage de Bernard Tapie. On se souvient en effet qu’au début de l’histoire, le différend Adidas/Crédit lyonnais était examiné par la justice de la République. Il avait fait l’objet d’un arrêt, le 30 septembre 2005, de la cour d’appel de Paris. Cet arrêt estimait que le Crédit lyonnais était fautif et il avait alloué 135 millions d’euros de dédommagements à Bernard Tapie – en réalité, l’arrêt comprenait une erreur de calcul et la vraie somme était de 145 millions d’euros, intérêts compris, dont 1 euro seulement au titre du préjudice moral. On était très loin des 405 millions d’euros alloués ultérieurement par les arbitres, dont 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.

Mais l’affaire est ensuite arrivée devant la Cour de cassation, et par un arrêt en date du 9 octobre 2006, les magistrats avaient partiellement cassé la décision rendue en appel, estimant qu’elle avait été trop avantageuse pour Bernard Tapie.

Pour mémoire, voici cet arrêt de la Cour de cassation, qui va redevenir un texte de référence :

L'arrêt prononçait la cassation sur deux points majeurs. D’abord, il faisait valoir que le Crédit lyonnais et sa filiale, la SDBO, qui avaient organisé la vente d’Adidas, étaient juridiquement deux entités distinctes, et que les faits imputés à l’une ne pouvaient l’être automatiquement à l’autre. Et dans tous les cas de figure, comme le dit le résumé de cet arrêt, « la Cour de cassation ne s’est donc pas prononcée sur l’éventuel préjudice subi par le groupe Tapie, aucune faute n’étant en l’état caractérisée à l’encontre de la SDBO et du Crédit lyonnais ».

La Cour de cassation contredisait aussi la cour d’appel, estimant que nul ne peut se prévaloir de la valeur ultérieure d’une entreprise pour remettre en cause une transaction dont elle a fait l’objet auparavant. En clair, l’argument majeur de Bernard Tapie sur la valeur ultérieure d’Adidas était balayé par la Cour de cassation.

À l’époque, au lendemain de la décision de la plus haute juridiction française, l’État était en position judiciairement très avantageuse et avait juste à attendre qu’une cour de renvoi tranche le différend. Il était en fait en passe de gagner. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Bernard Tapie avait demandé à Nicolas Sarkozy de suspendre le cours de la justice ordinaire, pour en appeler à une justice privée et secrète.

L’arbitrage étant annulé, on se retrouve dans une situation très proche de celle dans laquelle l’État était au lendemain de l’arrêt de la Cour de cassation du 9 octobre 2006 : ainsi, on pourrait être enclin à penser que le CDR est en passe de gagner sa confrontation judiciaire, car il risque moins, dans tous les cas de figure, que la condamnation de 2005. La situation judiciaire de l’État serait même encore plus confortable puisque, à l’époque, la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation avaient tranché le principal contentieux entre Bernard Tapie et le CDR, mais il en restait sept autres. Or, depuis l’arbitrage, les huit contentieux existants ont été confondus.

En somme, on pourrait imaginer que le CDR est menacé, à l’horizon de l’automne prochain, d’avoir à payer des indemnités à Bernard Tapie inférieures à l’arrêt de 2005, soit une somme comprise entre 0 et 145 millions d’euros, contre les 405 millions d'euros alloués au terme de l'arbitrage.

Et pourtant, non ! L’équation judiciaire est plus complexe. Et la situation du CDR sans doute… encore plus confortable. Car des faits nouveaux sont apparus, que la cour d’appel va devoir prendre en compte : d’abord, des faits que l’enquête pénale a mis au jour ; ensuite, un document que Mediapart a révélé.

Dans le cadre de l’instruction pénale, la Brigade financière a enquêté sur les conditions de la vente d’Adidas, en 1993, qui est à l’origine de toute l’affaire. Et dans un rapport de synthèse que Le Monde a révélé le 11 septembre 2014, les conclusions des enquêteurs étaient tranchées : Bernard Tapie n’a jamais été lésé par le Crédit lyonnais. « Les faits ayant pu être établis par les investigations ne permettent pas de donner crédit à la thèse de M. Tapie et aux conclusions des arbitres », disaient aussi les policiers. Dans leur rapport, ils faisaient également valoir un fait majeur : « Les investigations conduites sur ces événements passés de plus de vingt ans et dont plusieurs acteurs sont décédés ont néanmoins permis de déterminer que M. Tapie avait été pleinement associé aux opérations » liées à la revente d'Adidas.

Ce dernier constat est important, car il ruine l’argument majeur de Bernard Tapie, selon lequel le Crédit lyonnais aurait manqué de loyauté à son égard en 1993, en lui cachant les modalités de la vente d’Adidas – ce qui était l'un des deux griefs de Bernard Tapie, le second étant que la banque s'était portée contrepartie.

Or, en décembre 2013, près de neuf mois avant ce rapport de la Brigade financière, nous avions nous-même révélé un document établissant sans le moindre doute que Bernard Tapie avait été tenu méticuleusement informé des négociations de ventes d’Adidas (lire Le Crédit lyonnais n’a jamais berné Tapie : la preuve !).

À l’époque, nous avions retrouvé un document confidentiel qui avait été produit lors de la médiation réalisée en 2004 à la demande de Nicolas Sarkozy pour le compte de son ami Bernard Tapie – médiation qui avait été conduite par Jean-François Burgelin (1936-2007), l'ancien procureur général près la cour d'appel de Paris, épaulé par René Ricol, l'ex-président de la Fédération internationale des experts comptables, qui deviendra commissaire général à l’investissement sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy. Comme cette médiation n’avait finalement pas abouti, toutes les pièces qui y avaient été produites ont été détruites. Toutes… sauf une, sur laquelle Mediapart a pu mettre la main. Il s’agissait d’une lettre de trois pages, datée du 8 mars 2005, signée de la main de Robert Louis-Dreyfus (1946-2009), l’industriel auquel le Crédit lyonnais a vendu Adidas, et adressée aux médiateurs.

Pour mémoire, voici cette lettre de Robert Louis-Dreyfus :

Répondant à des questions que les médiateurs lui avaient adressées, l’industriel faisait dans ce courrier une révélation : il indiquait que les négociations en vue de la cession d’Adidas ont mis face à face non seulement le Crédit lyonnais et le pool d’acquéreurs, mais aussi – c’est ce qu’atteste ce document – « la société venderesse » (c’est-à-dire le groupe Tapie) qui « était représentée par son président, M. Fellous, et assistée de son cabinet d’avocats ».

En clair, Bernard Tapie ne peut pas prétendre que la banque, à laquelle il avait donné un mandat de vente, a manqué de loyauté à son égard, pour la bonne raison que son bras droit, Élie Fellous, décédé depuis, le représentait au cœur même des négociations. Le document que nous révélions – auquel la justice n’avait jamais eu accès – venait ainsi confirmer que Bernard Tapie n’a jamais été floué par le Crédit lyonnais qui, au contraire, l’a financé durant de longues années dans des conditions proches du soutien abusif.

Voilà les éléments nouveaux dont la cour d’appel devra tenir compte, à l’automne prochain. C’est dire si le CDR est dans une position hautement confortable. Car, pendant des lustres, on s’est effectivement demandé si – à roublard, roublard et demi ! –, le Crédit lyonnais n’avait pas un peu roulé dans la farine son célèbre client. Désormais, c’est une autre question qui émerge : toute l’affaire ne se résume-t-elle pas, depuis ses débuts, à une escroquerie au jugement ?

Mais d’autres écueils, plus difficiles, sont sur le chemin de la justice pénale. Pourquoi parler d’écueil ? De prime abord, cela peut paraître surprenant parce que sur ce front-là aussi, la justice semble enfin travailler de manière indépendante et sereine. Et depuis qu’une information judiciaire a été ouverte, en septembre 2012, les choses ont été rondement menées. Perquisitions, auditions, gardes à vue : sur instruction des magistrats, les services de police ont cherché tous les indices de fraude. Et le résultat a été spectaculaire, avec la mise en examen pour « escroquerie en bande organisée » de six des principaux protagonistes de l’affaire : Bernard Tapie, son avocat Me Maurice Lantourne, l’un des trois arbitres Pierre Estoup, Stéphane Richard, Jean-François Rocchi et Bernard Scemama. Et les deux autres arbitres, l’ancien président du Conseil constitutionnel Pierre Mazeaud, et l’avocat et académicien Jean-Denis Bredin, ont été placés sous le statut de témoin assisté.

La tournure que prend l’enquête pénale autorise pourtant que l’on se pose des questions. Car au gré des avancées des investigations policières et judiciaires, la « bande organisée » soupçonnée d’avoir commis une « escroquerie » a des contours qui ne sont peut-être pas encore définitifs. Ainsi, les magistrats considéreront-ils, à la fin de leur instruction, qu’ils disposent de suffisamment d’indices graves et concordants pour maintenir leur incrimination à l’encontre de Bernard Scemama, haut fonctionnaire qui approchait de la retraite et qui a été placé à la tête de l’EPFR au dernier moment, juste avant que ne commence l'arbitrage ? Il serait audacieux d’en jurer. De la même manière, considéreront-ils qu’ils disposent de charges suffisamment sérieuses pour maintenir la même incrimination « d’escroquerie en bande organisée » contre Stéphane Richard, alors que Christine Lagarde, pour strictement les mêmes faits, n’a été mise en examen devant la Cour de justice de la République que pour « négligences » ?

En fait, quiconque a pris connaissance du dossier judiciaire peut deviner ce qui risque d'advenir : quand le juge d’instruction prendra sa plume pour écrire son ordonnance de renvoi, il pourrait être tenté de ne maintenir son incrimination « d’escroquerie en bande organisée » que pour quelques suspects, pas tous. En clair, la « bande » pourrait être réduite : on risque bientôt de n’y retrouver que Bernard Tapie, son avocat Maurice Lantourne et l’arbitre supposé indélicat Pierre Estoup. Et si les autres personnalités de l’affaire pourraient aussi être renvoyées en correctionnel, ce pourrait être pour des charges moins infamantes. Des charges, par exemple, de « négligences », comme dans le cas de Christine Lagarde…

Voilà bien l’écueil dont nous parlions ! Réduire le scandale Tapie aux manigances qu’auraient pu commettre Bernard Tapie, Maurice Lantourne et Pierre Estoup nous éloignerait sans doute de ce qui doit être le but de la justice : parvenir à la manifestation de la vérité.

Il suffit de se référer à l’arrêt de la cour d’appel de Paris du 17 février, celui qui a annulé l’arbitrage, pour comprendre que cette hypothèse d’une « bande organisée » réduite à ces trois seules personnalités est celle sur laquelle la justice travaille actuellement.

Pour mémoire, voici cet arrêt de la cour d’appel :

Pour justifier l’annulation de l’arbitrage, la cour d’appel de Paris s’est en effet appuyée sur les très nombreuses fraudes et irrégularités qui l’ont émaillé et qui ont été mises au jour par l’instruction pénale. Et page après page, il n’est question que de ces trois personnalités. La cour d’appel a même justifié son arrêt par des attendus sévères qui visent uniquement l’arbitre Pierre Estoup, ancien président de la cour d’appel de Versailles. Ligne après ligne, il n'est question que de lui. Et des autres arbitres, il n’est pas fait mention.

On objectera, certes, qu’il ne s’agit ici que de la procédure civile, et que l’arrêt vise seulement à justifier la décision d’annulation de l’arbitrage. Il n’empêche ! Cela donne bien l’air du temps judiciaire : on pressent que ces trois-là ont désormais tout à craindre des foudres de la justice. Et c’est là que le bât blesse, pour plusieurs raisons.

D’abord, il y aurait une très grande injustice à accabler – comme le fait l’arrêt de la cour d’appel de Paris – l’un des trois arbitres, Pierre Estoup, et à passer dans le même temps sous silence ce qu’ont fait les deux autres. Comme il y a une indéniable injustice à leur réserver un sort judiciaire différent les uns des autres.

Ne prenons qu’un seul exemple, celui de l’un des deux autres arbitres, Jean-Denis Bredin. Car à ce dernier, la justice a pour l’instant réservé un sort beaucoup plus clément qu’à Pierre Estoup. Le premier n’a eu droit qu’à une seule perquisition contre neuf pour le second. Le premier a été seulement placé sous le statut de témoin assisté alors que le second, à l’issue d’une longue garde à vue, a été mis en examen pour « escroquerie en bande organisée ».

Et cette différence de traitement judiciaire peut surprendre d’autant plus que la justice a mis au jour des faits qui concernent Jean-Denis Bredin. Nous en recensions de nombreux dans l’une de nos enquêtes parues en juillet 2013 (lire Spectaculaires progrès de l’enquête sur le scandale Tapie). Nous pointions notamment qu’il est maintenant établi que c’est Jean-Denis Bredin qui a écrit la partie la plus controversée de la sentence en faveur de Bernard Tapie, celle qui lui a alloué 45 millions d’euros au titre du préjudice moral.

Entendant Jean-Denis Bredin le 3 juin 2013, la Brigade financière lui a présenté un courrier qu’il avait adressé à Pierre Estoup, en date du 23 juin 2008, courrier saisi lors d’une perquisition. Jean-Denis Bredin y écrit : « Je vous adresse ci-joint mon modeste brouillon sur le préjudice moral, qui reprend pour l’essentiel vos excellentes observations. »

Le rôle de Jean-Denis Bredin retient d’autant plus l’attention que les auditions de l’académicien ont aussi révélé d’autres détails troublants. Lors d’une audition préalable, le 21 février 2013, Jean-Denis Bredin avait en effet prétendu qu’il ne connaissait pas Bernard Tapie et son épouse : « Non, je n’ai jamais eu l’occasion de les connaître. J’en ai beaucoup entendu parler mais je ne les connais pas personnellement », avait-il déclaré.

Mais lors de sa nouvelle audition, ce 3 juin 2013, la Brigade financière soumet à Jean-Denis Bredin un courrier que lui a adressé le 29 septembre 2006, donc longtemps avant l’arbitrage, Me Maurice Lantourne, l'avocat de Bernard Tapie. Et dans la foulée de l’échange avec la police, Jean-Denis Bredin change de version et finit par admettre qu’il a « rencontré M. et Mme Tapie à deux ou trois reprises dans un cadre mondain, il y a très longtemps, autour de 1993-1995 ». Mais il ajoute tout aussitôt qu’il ne se souvient plus de la lettre de Me Lantourne.

Or, cette lettre, adressée par Me Lantourne à Me Bredin, que la Brigade financière a saisie lors d’une perquisition, est tout sauf anodine. Dans ce courrier, l’avocat écrit ceci à l’académicien : « Mon cher confrère, Monsieur Bernard Tapie m’a demandé de vous faire parvenir par la présente copie du projet d’avis de Monsieur Lafortune, avocat général près la Cour de cassation. Je vous en souhaite bonne réception. »

Ce courrier soulève une cascade d’interrogations. D’abord, il suggère que Jean-Denis Bredin connaissait Bernard Tapie, mais pas seulement « dans un cadre mondain », peut-être aussi dans un cadre professionnel : la lettre peut en effet laisser entendre que Bernard Tapie transmet ce projet d’avis à Me Bredin pour recueillir son avis. Mais dans ce cas, si Jean-Denis Bredin a eu à connaître des dossiers Tapie avant l’arbitrage, n’a-t-il pas lui aussi manqué à ses obligations d’indépendance puisqu’il ne l’a pas déclaré quand le tribunal arbitral a été constitué ?

Si le sort judiciaire clément réservé à Jean-Denis Bredin surprend autant, c’est aussi pour une autre raison que l’enquête judiciaire a révélée et dont la presse n’a pas eu, à ce jour, connaissance. Sait-on en effet quel est le grand cabinet d’avocat parisien qui a supervisé la vente d’Adidas à Robert Louis-Dreyfus pour le compte du Crédit lyonnais ? Jean-Denis Bredin s’est bien gardé de le signaler quand il a signé une déclaration d’indépendance, en ouverture de l’arbitrage : c’est le cabinet…. Bredin-Prat !

Cela a été confirmé le 8 août 2013 lors de l’audition à la Brigade financière d’un ami et associé de Robert Louis-Dreyfus, Christian Tourres, qui a participé à toutes les négociations pour le rachat d’Adidas. Ce témoin a raconté par le menu aux policiers toutes les réunions d’abord préliminaires : « Ces réunions ont eu lieu essentiellement au sein du cabinet Bredin/Prat ou au siège du Crédit lyonnais », a-t-il raconté, avant de poursuivre : « Lorsque nous avons fait les réunions de signature des actes au cabinet Bredin/Prat, où toutes les parties étaient présentes, Monsieur Tapie n’était pas présent mais il était représenté par Monsieur Fellous Élie, probablement. » Ce qui confirme une nouvelle fois que la banque n’a pas manqué de loyauté vis-à-vis de son client, puisque celui-ci a été représenté jusqu’à la signature des actes de vente.

Alors, même si l’avocat de l’ex-Crédit lyonnais était Me Prat et non son associé, Me Bredin, comment, étant membre du cabinet qui a conseillé le Lyonnais, Jean-Denis Bredin peut-il prétendre, longtemps plus tard, qu’il ignore tout de Bernard Tapie et de ses affaires ? Pourquoi dans sa déclaration d'indépendance n'a-t-il pas mentionné qu'il était associé du cabinet où la vente d'Adidas a été signée ? On voit bien, en tout état de cause, qu’il est curieux d’accabler Pierre Estoup et d’épargner, ou presque, Jean-Denis Bredin, dont la déclaration d’indépendance est tout aussi suspecte.

Et puis, quand bien même la justice retiendrait des charges voisines contre tous les arbitres – ce qui n’est aujourd’hui pas le cas –, il y a un écueil encore plus grave que la justice doit éviter si elle veut parvenir à la manifestation de la vérité : elle ne peut pas se borner à recenser toutes les fraudes et irrégularités qui auraient pu être commises pendant l’arbitrage ; elle doit aussi (surtout !) mettre au jour ce qui s’est passé en amont même de l’arbitrage. En clair, si l’arbitrage a été frauduleux, elle doit aussi en comprendre le mobile.

Car on oublie trop souvent que si l’arbitrage a d’emblée semblé insincère sinon truqué, c’est pour une raison majeure, à laquelle les arbitres sont étrangers : c’est parce que, en amont, le compromis d’arbitrage qui a été signé, avant que les arbitres n’interviennent et ne fassent leur office, prévoyait déjà les plafonds d’indemnisation hors norme, qui ont servi de règles du jeu pour ces mêmes arbitres. Or, tous les spécialistes de l’arbitrage le disent : ordinairement, un compromis ne prévoit jamais des plafonds. Or, dans le cas présent, pour l’affaire Tapie, cela a été le cas – et c’était exceptionnel. Si forfait il y a eu, c’est en amont même de l’arbitrage : et si les arbitres ont ensuite commis de possibles irrégularités, ils n’ont mis en œuvre, en fait, que ce qui avait été ourdi avant qu’ils n’interviennent.

Ce constat, je l’ai documenté dans mon livre Tapie, le scandale d’État (Stock, octobre 2013), dans un chapitre intitulé « Le début des grandes manœuvres », dont Mediapart a publié ici les bonnes feuilles : Affaire Tapie : les préparatifs secrets de l’arbitrage. Il suffit de se replonger dans les faits qui se sont déroulés tout au long du premier semestre de 2007, juste avant l’élection présidentielle. Rencontres secrètes innombrables entre Nicolas Sarkozy et Bernard Tapie ; rendez-vous également secret entre Bernard Tapie et l’avocat Gilles August, pourtant en charge de la défense… de la partie adverse, le CDR ; premières ébauches de ce fameux compromis d’arbitrage : avant même que les arbitres ne soient choisis, de grandes manœuvres ont eu lieu, en coulisse, pour que la justice soit dessaisie, et qu’un arrangement intervienne au profit de Bernard Tapie.

C’est donc cela la principale chausse-trape que la justice devra éviter : elle ne peut se borner à sanctionner un arbitrage sans doute frauduleux ; elle doit d’abord trouver et punir ses commanditaires.

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Un fantôme brésilien revient hanter le président d'EDF et le directeur de l'APE

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Cela risque de faire désordre. Le nouveau président d’EDF, Jean-Bernard Lévy, le nouveau directeur de l’agence des participations de l’État, Régis Turrini, sont soupçonnés par la justice brésilienne de délits d’initiés et de manipulation de cours, alors qu’ils étaient dirigeants de Vivendi. Selon nos informations, la justice brésilienne a transmis aux autorités françaises une demande d’entraide judiciaire le 4 septembre 2014. Celle-ci a été reçue officiellement – compte tenu de la lourdeur des procédures – le 20 novembre par les autorités françaises. La justice instruit le dossier pour savoir quelles suites donner à cette demande.

Jean-Bernard Lévy, alors président de Vivendi, et Amos Genish, président de GVT en mars 2011Jean-Bernard Lévy, alors président de Vivendi, et Amos Genish, président de GVT en mars 2011 © Reuters

Saisie depuis 2010, la justice brésilienne soupçonne quatre anciens dirigeants de Vivendi, Jean-Bernard Lévy, alors président du groupe, Régis Turrini, alors responsable des fusions-acquisitions du groupe, Philippe Capron, alors directeur financier, et Dominique Gibert, alors directeur financier adjoint chargé des financements, ainsi que la banque Rothschild, d’avoir enfreint la réglementation boursière du Brésil et d’avoir commis une manipulation de cours et un délit d’initiés à l’occasion du rachat de l’opérateur brésilien de téléphonie mobile GVT par le groupe à l’automne 2009.

À cette époque, les dirigeants de Vivendi, qui se voient souvent reprocher par leurs actionnaires et les analystes leur immobilisme et leur absence de vision, sont à la recherche d’une stratégie plus offensive. Jean-Bernard Lévy décide alors d’axer le développement futur du groupe dans les télécommunications, le secteur qu’il connaît le mieux. L’époque est à la croissance internationale, particulièrement dans les pays émergents. Vivendi est très peu présent dans ces parties du monde : le groupe n’y réalise que 15 % de son chiffre d’affaires. Dans une analyse publiée en septembre 2009, la banque HSBC estime qu’alors que la crise frappe dans tous les pays développés, les pays émergents vont continuer à croître. La banque conclut que Vivendi doit impérativement chercher des relais de croissance dans cette zone.

Cette étude sort à point : les dirigeants de Vivendi sont déjà à la manœuvre. Ils ont fixé leur choix sur l’opérateur de téléphonie mobile brésilien, GVT. Créé en 1999 par deux Israéliens, Shaul Shani et Amos Genish, GVT est un des seuls opérateurs alternatifs au Brésil. Bien qu’encore de taille limitée, avec 2,3 millions d’abonnés, la croissance à deux chiffres de son chiffre d'affaires attire l’attention des opérateurs. 

Si Vivendi a repéré la société brésilienne, Telefonica, l’opérateur espagnol de télécommunications, aussi. Le groupe français s’inquiète de ce concurrent qui pourrait lui barrer la route. Décidé à le prendre de vitesse, le groupe français annonce le 8 septembre qu’il a passé un accord avec les dirigeants de GVT pour prendre le contrôle total de la société de télécoms. Vivendi propose alors une offre sur la base de 42 reals par action (environ 10 euros). Telefonica ne tarde pas à réagir, et un mois plus tard, fait une contre-offre au prix de 48 reals par action. De 2 milliards d’euros, la valeur de la société passe à 2,5 milliards d’euros. Pour être sûr de l’emporter, l’opérateur espagnol surenchérit encore et propose début novembre d’acquérir la société au prix de 50,50 reals par titre. Cela revient à mettre quelque 200 millions d’euros supplémentaires sur la table. Pour tous les observateurs, l’affaire paraît entendue : Telefonica va mettre la main sur GVT.

Pourtant, quelques jours plus tard, Vivendi prend tout le monde par surprise. Le groupe français annonce qu’il contrôle déjà 57,5 % du capital qu’il a acquis au prix de 56 reals par titre. Contre toute attente, le groupe français a gagné. Prendre le contrôle total du groupe n’est plus qu’une formalité. Après avoir continué de racheter des titres sur le marché, Vivendi lance une OPA en bonne et due forme et rachète GVT pour 2,8 milliards d’euros.

Ce renversement brutal de situation ne manque pas de susciter des interrogations. Des actionnaires de GVT, les autorités boursières brésiliennes et Telefonica cherchent rapidement à savoir par quels moyens Vivendi a pu acquérir aussi vite et dans une parfaite discrétion 57,5 % du capital de l’opérateur téléphonique. Les dirigeants et leurs associés de la société brésilienne, qui se sont engagés à apporter leurs titres, contrôlent 37 % environ du capital. Amos Genish, un des fondateurs, obtient en plus de rester aux commandes de la société. Mais le reste ?

Régis Turrini, ancien responsable fusions-acquisitions chez Vivendi, aujourd'hui directeur de l'APERégis Turrini, ancien responsable fusions-acquisitions chez Vivendi, aujourd'hui directeur de l'APE © DR

L’enquête boursière fait ainsi apparaître le rôle étrange d’un hedge fund londonien, Tyrus Capital. Vivendi dit lui avoir racheté 19,6 % du capital de GVT. Mais dans les faits, le hedge fund ne possède que 6,6 % des actions de l’opérateur de télécoms brésilien. Les 13 % restants ne sont que des contrats d’options d’achats. Avec l’aide de la banque Rothschild, banque conseil de Vivendi, les responsables de Vivendi ont monté un contrat de portage, semble-t-il, avec Tyrus Capital. Ces options permettent à Vivendi d’annoncer un contrôle majoritaire sur la société brésilienne – alors qu’en réalité, il n’en est rien – et de bloquer la contre-attaque de Telefonica.

L’OCDE reviendra longuement sur cet épisode dans un rapport sur la gouvernance des sociétés dans le monde, publié en 2013. Les rapporteurs écrivent à ce propos : « L’acheteur et l’investisseur étranger ont enfreint la loi brésilienne (…) Le CMV (autorité boursière brésilienne) a découvert que Vivendi avait délibérément fait une déclaration frauduleuse et a prouvé que le groupe était parfaitement conscient des caractéristiques de ces contrats. Car un autre investisseur financier, trouvé par le CVM, a joué un rôle dans cette fraude. Les deux parties ont été accusées de fraude et manipulation de marché. » Le rapport indique que les parties mises en cause ont accepté de payer une amende de 80 millions de dollars pour mettre un terme à la procédure engagée par les autorités boursières. Ce qui au passage souligne le caractère dérisoire des sanctions infligées par l’Autorité des marchés financiers (AMF), limitées à un maximum de 1,5 million d’euros en cas de manquement à la réglementation boursière.

En 2012, Jean-Bernard Lévy quittait la présidence de Vivendi, avec un chèque de 4 millions d’euros d’indemnités en poche, au terme d’une révolution de palais. Quelques mois auparavant, la direction avait elle-même conclu à l’échec de sa stratégie dans une lettre à ses actionnaires, se demandant s’il « fallait garder le périmètre du groupe tel qu’il était ». Vincent Bolloré, principal actionnaire de Vivendi, prenant le pouvoir dans le groupe et poussant dehors la direction restante, a tranché le débat : le groupe a décidé d’abandonner les télécommunications et a vendu ses participations. En septembre 2014, Vivendi a annoncé la vente de la société brésilienne GVT à Telefonica pour 7,2 milliards d’euros, payés en partie en numéraire (4,66 milliards) et en partie en actions (5,7 % du capital de Telecom Italia, autre filiale de Telefonica).

Mais la justice brésilienne n’a pas enterré le dossier. Présenté par l’agence Reuters comme ayant dirigé personnellement l’opération face à Telefonica, Jean-Bernard Lévy, alors président de Vivendi et aujourd’hui président d’EDF, paraît en première ligne dans ce dossier. Régis Turrini, responsable des opérations de fusions-acquisitions du groupe, qui a pris la direction de l’agence des participations de l’État à l’été 2014, est lui aussi visé par la justice brésilienne, tout comme les directeurs financiers du groupe à l’époque et la banque Rothschild qui paraît avoir conçu et favorisé ce montage.

À ce stade, cet épisode soulève plusieurs questions. Les pouvoirs publics étaient-ils informés du dossier GVT et des soupçons de la justice brésilienne, au moment de la nomination des deux anciens responsables de Vivendi à des postes parmi les plus importants du secteur public ? Les pouvoirs publics ne vont-ils pas être tentés d’enterrer le dossier, afin d’éviter de nouveaux remous ?

Mais ce dossier montre aussi l’imbroglio dans lequel se retrouve l’État en acceptant les allers-retours entre privé et public des hauts fonctionnaires. Il serait peut-être temps d’en finir avec cette captation de l’État par une oligarchie et d’inscrire dans la loi qu’une fois que l’on a quitté la fonction publique, il est impossible d’y revenir, quel que soit le poste, ou les circonstances. Il est difficile de croire que tous ces adeptes du système de la porte tambour soient irremplaçables et qu’il n’y ait personne dans tout l’appareil d’État ou dans les entreprises publiques pour exercer ces fonctions.

BOITE NOIREPlusieurs messages ont été laissés depuis le 13 février auprès de l'avocat de Vivendi, Me Olivier Baretelli, pour obtenir sa réaction. En dépit de nos relances, celui-ci n'a pas eu le temps de nous rappeler ou de nous envoyer un courrier. Si cette réaction nous parvient, nous ne manquerons pas de l'inclure dans l'article.

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Des arguments en défense de l'accord conclu par Syriza

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Dans un entretien publié sur Mediapart trois semaines avant le triomphe électoral de Syriza en Grèce, l'universitaire Gerassimos Moschonas pronostiquait : « Syriza va tester la flexibilité, ou l'inflexibilité, de l'Europe. » Les premiers compromis intervenus à Bruxelles, un mois après l'élection d'Alexis Tsipras, ne permettent pas encore de trancher l'alternative. Mais ils confirment à quel point le pari de Syriza d'infléchir la machine bruxelloise sera difficile, surtout si la coalition de gauche reste à ce point isolée.

Les ministres des finances de la zone euro ont prolongé de quatre mois le programme d'aide qui avait été négocié par le précédent gouvernement d'Antonis Samaras, en novembre 2012, pour éviter la banqueroute du pays. Mardi, Athènes a transmis à ses créanciers (BCE, FMI, commission européenne) la liste de réformes qu'il souhaite mettre en place d'ici juin, dans le cadre de ce programme, en s'engageant à ce qu'elles n'aient pas d'effet négatif sur les comptes publics (lire l'article d'Amélie Poinssot).

Le compromis, qui éloigne pour un temps le spectre du Grexit (la sortie de la Grèce de la zone euro), peut paraître dur à avaler, pour le parti de la gauche étiquetée « radicale ». Certaines figures de Syriza n'ont pas tardé à dénoncer ce qu'elles considèrent comme des renoncements. Mais plusieurs intellectuels de premier plan, ancrés à gauche, sont aussi montés au créneau en défense de l'accord. Non, Syriza n'a pas capitulé, estiment-ils. L'exécutif grec a « acheté du temps », selon la formule consacrée, c'est-à-dire quatre mois, jusqu'à fin juin, pour négocier un accord plus ambitieux. Bref, la « révolte des débiteurs », pour reprendre l'expression de l'économiste belge Paul de Grauwe, n'a pas encore abouti, mais cela ne saurait tarder.

Alexis Tsipras lors de son premier sommet bruxellois, le 12 février dernier.


« Cela aurait pu être pire », juge Paul Krugman, le « Nobel » d'économie dans l'un de ses derniers billets pour le New York Times. « La Grèce a obtenu des conditions un peu plus douces pour cette année, et de l'oxygène pour mener la grande bataille à venir », résume-t-il. Aux yeux de Krugman, le nerf de la guerre porte sur les objectifs budgétaires pour 2015 et l'an prochain. Et sur ce seul critère, Athènes s'en sort bien, écrit-il.  

D'après l'accord négocié en 2012, le gouvernement grec s'engage à réaliser un « surplus budgétaire primaire » (son excédent budgétaire, hors paiement des intérêts de la dette) de 3 % du PIB en 2015, et de 4,5 % en 2016. Dans le compromis de vendredi, les Grecs « n'ont pas été forcés à s'engager sur des surplus budgétaires très élevés », selon l'Américain. Le communiqué de vendredi précise, pour la seule année 2015, que les ministres prendront en compte les « circonstances économiques », ce qui ouvre la voie à une certaine flexibilité. Et Krugman d'enfoncer le clou : « Cela ressemble à une défaite pour la Grèce. Mais puisque rien de substantiel n'a été résolu, ce ne sera qu'une défaite si les Grecs l'acceptent comme telle. (…) On peut donc en conclure que c'est un bon résultat : il est maintenant l'heure pour la Grèce de passer aux actes. »

Sans surprise, l'un des défenseurs les plus enthousiastes de l'accord n'est autre que l'Américain James K. Galbraith, co-auteur d'un essai avec Yanis Varoufakis, l'actuel ministre des finances grec, au début de la crise (Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro - lire notre compte-rendu). Dans son analyse, il propose de lire le compromis de vendredi « correctement », c'est-à-dire à l'encontre d'une majorité de journalistes en poste à Bruxelles, et d'observateurs qui ont parlé de défaite pour Syriza.

Pour Galbraith, la Troïka des créanciers est bien de l'histoire ancienne. Il reprend l'argument de Varoufakis vendredi, selon lequel les Grecs sont devenus « les auteurs, ou plutôt les co-auteurs » des réformes à venir, là où la Troïka leur imposait des mesures sans marge de manœuvre. « Si vous pensez pouvoir trouver dans le corps du texte un seul engagement inébranlable qui oblige à souscrire aux termes et conditions exacts du "programme actuel" (le mémorandum de la Troïka), eh bien, bonne chance, juge l'universitaire. Cela n'y figure pas. Donc, non, la Troïka n'est plus autorisée à venir à Athènes, et protester contre la ré-embauche des femmes de ménage (du ministère de l'économie, qui avaient été licenciées sous le gouvernement précédent, ndlr). »

Galbraith fait allusion au processus qui s'est engagé en début de semaine : Athènes a fait parvenir sa liste de réformes que l'Eurogroupe a validées. À charge pour le gouvernement de les mettre en œuvre, tout en respectant les engagements liés à l'accord de 2012. En cours de route (d'ici fin avril, dit le communiqué), les « institutions » de l'ex-Troïka se déplaceront en Grèce pour vérifier l'avancée des travaux, et débloquer les fameux sept milliards d'euros – la dernière ligne de prêt du plan d'aide de 2012. Une manière de maintenir la pression sur Athènes tout au long des semaines à venir.

À ceux qui s'inquiètent de l'interdiction, pour le gouvernement grec, de prendre des « mesures unilatérales » (c'est-à-dire sans consulter, au préalable, BCE, FMI et commission), Galbraith répond : « C'est un engagement qui ne durera que durant quatre mois, le temps de trouver un véritable accord. » À ceux qui regrettent l'absence de vraies marges de manœuvre budgétaires, pour faire redémarrer l'économie à partir d'une relance keynésienne, il rétorque : « Mais dans quel document (de Syriza, ndlr) cette promesse figure-t-elle ? Il n'y a pas d'argent en Grèce. Le gouvernement est en faillite. Il n'a jamais été question de politiques keynésiennes à grande échelle, parce qu'elles entraîneraient forcément une sortie (de la zone euro, ndlr), avec tous les dangers que cela représenterait. »

Pour Galbraith, l'accord de vendredi ménage l'essentiel : il offre quelques marges budgétaires, pour lancer des pans du programme « humanitaire » promis par Tsipras, et donne quatre mois à la Grèce pour négocier un accord digne de ce nom. Ce succès de Syriza s'explique pour une raison simple : « En bout de course, la chancelière Merkel a préféré ne pas être la dirigeante en Europe responsable de la fragmentation de l'Europe. »

L'analyse a été reprise mercredi point par point par Vicenç Navarro, économiste espagnol keynésien, ex-conseiller économique de Bill Clinton, et devenu l'un des « experts » qui ont écrit le programme économique de Podemos l'an dernier. « La chose à retenir des négociations, c'est que, malgré l'énorme déséquilibre de forces, la mobilisation d'un peuple en soutien à des exigences justes de son gouvernement peut déboucher sur des victoires, au fil d'un processus dont nous n'avons vu, pour l'instant, que le début d'une bataille plus large, et c'est maintenant que la partie difficile s'engage. » Et de prévenir : « La grande panique qui traverse la structure du pouvoir européen, c'est que la prochaine étape de cette bataille se déroule en Espagne. C'est pour cela que les victoires de Syriza sont aussi les victoires des peuples d'Europe. »

Sur un registre plus technique, l'éditorialiste vedette du Financial Times Wolfgang Münchau, convaincu que Syriza – comme Podemos en Espagne – est le seul parti de Grèce à avoir compris l'ampleur de la crise de la dette, constate que « la Grèce n'a eu d'autre choix que d'accepter un accord dans lequel les Allemands l'ont emporté, sur chacun des enjeux décisifs ». Mais il rappelle que « l'accord dure quatre mois, ce qui laisse du temps pour engager la bataille qui importe le plus : fixer la trajectoire de long terme des positions budgétaires grecques ».

On en revient donc aux débats sur le surplus budgétaire, mais aussi et surtout à la restructuration de la dette – volet tellement tabou à Bruxelles, qu'il a été mis de côté pendant tout le premier mois des négociations. Sur ce front, « les choix ne sont pas binaires : l'austérité à l'allemande, contre le Grexit. Des options intermédiaires existent, qui sont bien plus pertinentes », juge Münchau, qui plaide tout à la fois pour un effacement d'une partie de la dette, ou encore l'émission d'obligations par Athènes, dont le remboursement dépendrait de l'évolution de la croissance du pays (deux revendications de Syriza), mais aussi d'une extension des durées de remboursement des prêts consentis à la Grèce (ce que souhaitent nombre de ministres de l'Eurogroupe).

Yanis Varoufakis le 20 février, à Bruxelles.Yanis Varoufakis le 20 février, à Bruxelles. © Conseil européen.

Dans un texte plus directement politique publié par Libération, les philosophes français Étienne Balibar et italien Sandro Mezzadra en appellent aux mouvements sociaux : « Aussitôt, Syriza a dû faire face au régime de pouvoir existant en Europe et subir toute la violence du capital financier. Il serait naïf de croire que le gouvernement grec puisse à lui seul ébranler ces limites. Même un pays pesant beaucoup plus lourd que la Grèce aux points de vue démographique et économique n’en aurait pas eu les moyens. (…) Ce n’est pas à nous qu’on apprendra qu’un résultat électoral ne suffit pas, et d’ailleurs Alexis Tsipras lui-même n’en a jamais fait mystère. Il faut que s’ouvre un processus politique, et pour cela que s’affirme et se structure un nouveau rapport de forces sociales en Europe. » À leurs yeux, oui, Tsipras a bien fait de « céder », en apparence, pour « gagner du temps et de l'espace » – c'est-à-dire pour que les luttes sociales s'intensifient sur le terrain, pour que Podemos prenne le pouvoir en Espagne, etc.

Mais les compromis corsés du texte de vendredi risquent de laisser des traces. Une question décisive va rapidement se reposer : Syriza a-t-elle l'intention de « caler le pied de table », ou de « renverser » la table, pour reprendre l'alternative de l'économiste Frédéric Lordon ? Les regards se tournent forcément, une fois de plus, sur la zone euro, et sa capacité à répondre aux crises en cours. « La Grèce est la pointe avancée de la décomposition d'une union monétaire insoutenable dans son architecture actuelle, que les acteurs les plus puissants sont pourtant décidés à conserver, puisqu'elle sert jusqu'à présent leurs intérêts. Du temps est sans cesse acheté, mais en imposant des politiques économiques poussant dangereusement à la déflation. Ce n'est que dans les prochains mois que nous saurons si Syriza se conformera à cette logique, ou s'il finira par s'y dérober », écrivent les universitaires français Fabien Escalona et Nicolas Gonzales sur Slate.

Les adversaires de l'euro estiment que leurs arguments se trouvent renforcés, depuis le compromis de vendredi, qui ne règle aucun des problèmes sur la table. Intellectuel classé à l'aile gauche de Syriza, Stathis Kouvelakis avait déjà exprimé ses réserves en milieu de semaine dernière, dès l'envoi par les Grecs de la « demande d'extension » du programme, à l'origine de l'accord de vendredi. Ce professeur de philosophie à Londres écrit : « Ces arguments rassurants entendus ces dernières années – sur le "bluff" des Européens, sur la possibilité de rejeter l'austérité à l'intérieur du cadre fixé par la zone euro, sur la différence à faire entre un accord pour un prêt, et un mémorandum (de la Troïka, ndlr), sur les solutions dans l'esprit de la conférence de Londres de 1953 sur la dette allemande (c'est-à-dire pour une restructuration favorable aux débiteurs, avec l'accord des créanciers) – en clair, tous ces éléments constitutifs d'un récit qui voudrait qu'il existe un "bon euro", se sont effondrés. »

De son côté, l'économiste français Jacques Sapir se félicite en partie de l'accord trouvé vendredi, qui a le mérite d'apaiser les choses – pour un temps. « Une crise moins d'un mois après l'accession au pouvoir eût provoqué un chaos probable », écrit-il. Mais il reconnaît que rien n'a changé, en ce qui concerne le fardeau de la dette grecque (175 % de son PIB). « L'Allemagne ne peut pas céder, ni non plus le gouvernement grec. Ceci implique que l'on va vers un nouvel affrontement, à moins que d'ici-là se dessine une "alliance" anti-allemande. C'est ce qu'espère Tsipras, et sur ce point il a tort. Les gouvernements français et italien sont en réalité acquis aux idées allemandes. » Et Sapir de conclure : « Mieux vaut utiliser ces quatre mois gagnés de haute lutte pour se préparer à l'inévitable, c'est-à-dire à une sortie de l'euro. »

En réaction aux pressions anti-euro de l'aile gauche de Syriza (aux côtés de Kouvelakis, Costas Lapavitsas, par exemple), d'autres en reviennent au mandat confié par les électeurs grecs à Syriza en janvier. « Alexis Tsipras aurait-il été élu si son parti avait adopté avant les élections la stratégie de rupture avec l’Europe que plusieurs, au sein de Syriza, préconisaient ? Le peuple grec aurait-il soutenu aussi fortement, avant et surtout après les élections, un programme ayant pour horizon immédiat la sortie de l’euro et/ou de l’UE ? » s'interroge Dimitris Alexakis, traducteur et animateur d'un lieu de création à Athènes, sur son blog (en français).

« Les électeurs se sont prononcés en faveur d’une option différente de celle que prônait "l’aile gauche" de Syriza. La proposition majoritaire avait sans doute nombre d’ambiguïtés et d’angles morts (la proposition d’une sortie de l’euro ne comporte-t-elle pas, elle aussi, d’énormes zones d’ombre ?), c’est pourtant bien sur cette proposition que nous nous sommes prononcés en votant », poursuit-il. « Moins que de "capitulation", il faudrait peut-être parler de "clarification" : la pièce qui se jouait jusqu’alors en coulisses, avec les gouvernements grecs précédents, se joue à présent au grand jour, sous les yeux des peuples », avance-t-il, avant de conclure : « Nous avons besoin de temps et nous ne pouvons pas revenir en arrière. »

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McDo, roi du hamburger et de l'optimisation fiscale

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McDonald’s est aussi un « Intaxable ». Depuis plus de deux ans, c’est ainsi que Mediapart désigne les multinationales, du numérique mais pas seulement, qui maîtrisent à la perfection l’art de ne pas payer d’impôts, en jonglant avec les lois fiscales et en restant dans les limites de la légalité. Un rapport publié ce mercredi à Bruxelles démontre sans ménagement que le roi du fast food américain n’a rien à envier aux experts de l’optimisation fiscale agressive que sont Google, Apple ou Starbucks.

Signé par plusieurs syndicats européens et américains, ainsi que par l’ONG britannique War on Want, le texte décrit en détail la stratégie adoptée par McDonald’s et son impact en Europe, où la compagnie aligne 7 850 magasins, pour 20,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires (soit près de 40 % de ses revenus mondiaux). Le système McDo s’appuie sur une minuscule filiale basée au Luxembourg, qui concentre presque tous les revenus liés à la propriété intellectuelle du groupe : en Europe, chaque magasin franchisé de la marque reverse au groupe une portion de son chiffre d’affaires au titre de royalties pour la propriété intellectuelle. Et ces sommes très conséquentes sont remontées au Luxembourg, pays très arrangeant avec les grandes entreprises, comme nous l’avons raconté dans ce reportage.

La filiale luxembourgeoise de McDo, nommée McD Europe Franchising SARL emploie seulement 13 personnes, mais entre 2009 et 2013, elle a cumulé 3,7 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Et elle a payé seulement… 16 millions d’euros d’impôt. « Il est honteux de voir qu’une entreprise pesant plusieurs milliards d’euros, qui paie des bas salaires à ses employés, cherche encore à fuir sa responsabilité de payer sa juste part d’impôts, nécessaires pour financer les services publics dont nous dépendons tous », dénonce dans un communiqué Jan Willem Goudriaan, secrétaire général de la fédération syndicale européenne des services publics (FSESP), un des maîtres d’œuvre du rapport. « Nous demandons à la Commission européenne et aux administrations fiscales nationales, ainsi qu’à la Commission spéciale récemment créée au Parlement européen (lire notre article, ndlr), d’examiner de près les pratiques fiscales de McDonald’s et prendre les mesures appropriées », insiste-t-il.

En 2012 et 2013, plus d’un milliard d’euros ont été versés à McD Europe Franchising au titre des royalties. Un business très rentable pour cette filiale, qui possède une branche en Suisse à Genève, et une autre dans l’Illinois aux États-Unis. Selon ses comptes déposés au Luxembourg, consultés par Mediapart, elle a fait 172 millions d’euros de bénéfice en 2012, et 284,3 millions en 2013. Pour 2012, elle n’a payé que 1,8 % d’impôt sur ces bénéfices, et ce taux est encore descendu en 2013 à 1,46 %... Si elle avait été imposée au taux habituel de 29,22 % pratiqué au Luxembourg, cette filiale aurait dû payer en cinq ans la bagatelle de 1 milliard d’euros supplémentaires !

Par quel miracle McDonald’s parvient-il à ce juteux tour de passe-passe ? Principalement en s’appuyant sur une loi instaurée en 2009 au Luxembourg, et ce dès le premier mois de sa mise en application. Cette niche fiscale, connue sous le nom de « patent box », prévoit une exonération de 80 % pour les bénéfices issus de l’utilisation ou de la concession de droits de propriété intellectuelle tels que les brevets, les marques ou les droits d’auteur. Comme nous le racontions ici, cette « boîte à brevets » vient d’être mise en place en Irlande et en Grande-Bretagne, et fonctionne déjà au Luxembourg et en Belgique, qui y voit une façon efficace d’attirer les entreprises sur leur sol. D’autant plus que l’OCDE, à la pointe ces derniers mois pour démonter les systèmes d’évasion fiscale utilisés par les entreprises, n’a jusqu’alors pas réussi à trouver un consensus pour mettre en place des règles sur les « patent boxes ».

La commission européenne a tout de même déjà demandé des informations aux dix États-membres appliquant peu ou prou ce type de niche fiscale (la France est par exemple ciblée, pour son crédit impôt-recherche, lui aussi contestable). Après avoir résisté et même lancé une procédure devant la cour de justice européenne, le Luxembourg a finalement livré les informations demandées.

Ces informations ne sont pas inédites en France. En janvier 2014, L’Express avait dévoilé le système, et révélé que le fisc hexagonal examinait de très près la situation, estimant que McDo le privait d’une somme allant de 330 à 650 millions d'euros par an. En octobre 2013, les services spécialisés français ont même effectué une descente au siège de l’entreprise. Une procédure est donc en cours, au même titre que contre Microsoft (qui vient de verser 16,4 millions d’euros pour régler un premier conflit), Amazon, Yahoo, Google, Facebook ou eBay...

Le nouveau rapport des syndicats estime que les sommes qui échappent à l’administration fiscale française sont même plus importantes, allant de 386 à 713 millions d’euros, auxquelles pourraient en théorie s’ajouter plusieurs centaines de millions d’euros de pénalités. Il est vrai que la France est le premier marché en Europe pour McD, et le deuxième plus rentable au monde, après les États-Unis : en 2013, ses 1 342 restaurants ont vendu pour plus de 4,4 milliards d’euros de nourriture (hors taxes).

Dès 2009, explique le rapport, McDonald’s France a cédé à la filiale luxembourgeoise une part importante de ses droits sur la propriété intellectuelle. Et comme par magie, puisqu’elle devait dès lors reverser une somme significative au Luxembourg, ses bénéfices se sont effondrés. « Malgré une augmentation de 37 % de son chiffre d’affaires entre 2008 (…) et 2013, son profit a en fait décliné de 14 % durant cette période », pointe le texte.

L’Express indiquait en 2014 que les franchisés français devaient verser à leur maison mère, via la Suisse et le Luxembourg, 4 % de leur chiffre d'affaires pour les frais publicitaires et « entre 10 % et 20 % sous forme de commissions d'exploitation ». Le rapport d’aujourd’hui estime à 5 % les frais à verser en plus de la publicité, en se basant sur le contrat de franchise italien notamment. Mais ce contrat évoque aussi un « loyer mensuel » supplémentaire, « calculé sur le pourcentage des ventes », sans plus de précisions.

Interrogé par Reuters, un porte-parole de la marque s’est borné à nier toute illégalité. L’an dernier, c’est Jean-Pierre Petit, président de McDonald’s France, qui avait fait de même dans “Capital” sur M6, le 26 janvier 2014. Mais il était apparu très nerveux, et sa défense était plus qu’hésitante. Après avoir assuré que l’information de L’Express était « totalement fausse », « complètement erronée en ce qui concerne la France », il avait reconnu que son entreprise faisait circuler de l’argent « par le process d’un certain nombre de pays, qui nous permet d’avoir une certaine optimisation fiscale ». « Il n’y a pas de mal à faire de l’optimisation fiscale ! » avait-il fini par déclarer.

Le cas de McDo rappelle celui de Starbucks, ciblée par une enquête de l’Union européenne. En France, Starbucks est officiellement en déficit perpétuel depuis son lancement sur le territoire en 2004, et n’a jamais payé d’impôt. Et en 2011, alors que le cafetier américain assurait à ses investisseurs qu’il avait réalisé 40 millions de dollars de profits en Europe, il avait en fait déclaré une perte de 60 millions aux administrations fiscales britanniques, allemandes et françaises (les trois pays représentent 90 % de son activité sur le continent)…

Mais en étudiant les documents comptables disponibles pour McDonald’s, la coalition des syndicats a établi un autre fait troublant : l’entreprise parvient en fait à faire baisser son taux d’imposition bien plus bas que ce qui est prévu par le régime de « patent box » luxembourgeois. Si elle appliquait ce régime à la lettre, elle aurait dû payer 194 millions d’euros de plus entre 2009 et 2013. Ce qui correspond à douze fois la somme qui a été effectivement versée !

Le rapport soupçonne donc que McDo et le Luxembourg aient conclu un accord fiscal, un de ces fameux « tax rulings » qui embarrassent tant le pays depuis qu’ils ont été révélés dans le détail par des médias de tous les pays. Une suspicion qui tombe en plein dans l’actualité, puisque la commission européenne a annoncé la semaine dernière qu’elle allait tout mettre en œuvre pour la transparence de ses « rulings », partout en Europe, notamment en proposant d’instaurer un échange automatique de ces données entre tous le États-membres concernés. Un porte-parole de la commission a fait savoir à Bloomberg que les informations du rapport sur McDonald’s seraient « étudiées avec soin » à Bruxelles.

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Traité avec les Etats-Unis: Paris accusé de double discours

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Il n'est pas si fréquent qu'un membre d'un gouvernement en exercice désavoue publiquement des hauts fonctionnaires français. Le secrétaire d'État au commerce extérieur, Matthias Fekl, chargé de l'épineux dossier du traité de libre-échange avec les États-Unis (surnommé le « TAFTA » par ses adversaires), a décidé de dire tout haut son agacement, face à certains « technos » qui prennent un peu trop de liberté par rapport aux consignes officielles : « Même si cela déplaît à certains, c'est le gouvernement, responsable devant le parlement, qui détermine ses positions, et les techniciens qui les appliquent », déclare-t-il à Mediapart.  

Pourquoi Fekl a-t-il choisi de faire cette mise au point ? Une « note » fixant « la position des autorités françaises » sur le traité de libre-échange en chantier, envoyée par les services de Matignon (le SGAE) à l'ensemble des eurodéputés français, a « fuité » jeudi. Sur le principe, la méthode n'est pas nouvelle : Paris a l'habitude de conseiller aux élus français de prendre telle ou telle position sur les votes à l'agenda à Strasbourg. Libre à chaque député, ensuite, d'écouter ou non ces arguments.

Mais dans le cas présent, le contenu des quatre pages est plutôt surprenant. Il détonne même par endroits avec les discours officiels. Un point, en particulier, n'a pas manqué d'attirer l'attention : le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur (ISDS, dans le jargon), l'une des dispositions les plus contestées du traité en négociation, parce qu'elle autorise des entreprises à attaquer des États en justice (lire notre enquête). Cette clause est si controversée qu'elle menace même d'engloutir l'ensemble des négociations.

Najat Vallaud-Belkacem et Matthias Fekl le 22 décembre 2014, à l'Elysée.Najat Vallaud-Belkacem et Matthias Fekl le 22 décembre 2014, à l'Elysée. © Gonzalo Fuentes. Reuters.

Le texte en débat à Strasbourg, rédigé par un élu social-démocrate allemand, doit permettre de faire émerger une position du parlement européen sur les négociations menées par la commission de Bruxelles. Ce brouillon prend ses distances, sans détour, avec l'ISDS. La note des services français, elle, estime que « le projet de résolution (en débat au parlement européen, ndlr) tranche de manière un peu trop catégorique cette question (du mécanisme d'arbitrage, ndlr). Une approche plus prudente sur ce sujet délicat pourrait être préférable en raison des risques de précédent, avec des États dont les standards juridictionnels ne correspondent pas à ceux qui prévalent aux États-Unis ».

En clair : Paris incite en douce les eurodéputés français à ré-intégrer le mécanisme d'arbitrage dans le futur traité. La position du gouvernement français sur l'ISDS a longtemps été floue. Les secrétaires d'État qui se sont succédé (pas moins de cinq depuis mai 2012) n'ont pas toujours eu la même approche du dossier. Mais Fekl – en tout cas dans ses prises de position publiques – a plutôt cherché à durcir le ton contre l'ISDS, et construire des alliances ailleurs en Europe, pour aller dans ce sens.

« Cette note n'a été ni vue, ni validée, réagit Matthias Fekl. Elle ne reflète pas la position du gouvernement, que je construis depuis mon arrivée. J'ai d’ailleurs convoqué dès aujourd'hui dans mon bureau les responsables de ce dysfonctionnement, pour faire en sorte que cela ne se reproduise pas. Une note rectificative sera diffusée, en temps utile. »

Après la « fuite » de la note du SGAE, plusieurs collectifs étaient montés au créneau jeudi. Attac s'est inquiété d'un gouvernement « prêt à tout pour sauver l'ISDS » : « critiques de façade du mécanisme face au rejet largement exprimé dans l'opinion publique, mais travail en souterrain pour s'assurer de son maintien dans les négociations », résume l'association, qui dénonce « la duplicité et la fausseté » de Matthias Fekl. L'eurodéputé écolo Yannick Jadot n'a pas manqué d'ironiser sur la « marche arrière » de l'exécutif français.  

« Je comprends tout à fait que des organisations comme Attac demandent des explications, répond Fekl. Mais la position de la France n’a pas changé. Cette confusion est regrettable mais il ne faut pas lui donner plus d’importance qu’elle n’en a. » Cette « confusion » risque tout de même de relancer de vieux débats sur les divisions du camp français sur le libre-échange. Le grand écart a souvent été manifeste, entre un Quai d'Orsay (où travaille Matthias Fekl) plutôt sur la défensive, et des services, à Bercy, au Trésor, à Matignon ou encore à la représentation permanente (RP) de la France à Bruxelles, bien plus allants sur ces questions.

Ce flagrant délit de « double discours » est donc loin d'être anecdotique pour le secrétaire d'État au commerce : il pose la question de sa véritable autorité sur ce dossier considéré comme une priorité par l'exécutif – et en particulier de l'autorité d'un politique, sur l'administration. D'où le choix, pour Matthias Fekl, de hausser le ton. « Il n'y a pas du tout plusieurs discours, rétorque Matthias Fekl. Mais ce qui est certain, c'est qu'à tel ou tel endroit dans la technostructure qui suit l'Europe, que ce soit en France ou ailleurs dans l'Union, des gens ont pris de mauvaises habitudes. Ils négocient à partir de schémas routiniers. »

Adversaire déclaré de l'ISDS, Emmanuel Maurel, un eurodéputé socialiste qui suit les questions commerciales au parlement, reconnaît que « le gouvernement français est ambigu sur cette question ». Avant de préciser, en défense de son collègue : « Mais je ne veux pas accabler Matthias Fekl, qui est moins ambigu que beaucoup d'autres, et qui nous a plutôt aidés jusqu'à présent, dans une affaire où on n'est quand même pas forcément majoritaires. »

Pour sortir l'épine ISDS du traité en chantier, le gouvernement français s'est rapproché, depuis janvier, de ses partenaires sociaux-démocrates. Fekl s'est rendu à Berlin en janvier pour sceller une position commune avec Sigmar Gabriel (ministre de l'économie) et Matthias Machnig (secrétaire d'État aux affaires économiques), deux figures du SPD. Des réunions au format élargi – avec des ministres suédois, néerlandais, luxembourgeois et danois – se sont déroulées dans la foulée, à Paris puis Bruxelles. Dernière étape en date : samedi dernier à Madrid, lors d'un sommet du Parti socialiste européen, les sociaux-démocrates se sont entendus sur une approche commune opposée à l'actuel ISDS, si l'on en croit les déclarations officielles. Cette dynamique, inédite depuis le début des négociations sur le TTIP à l'été 2013, pourrait obliger la commission européenne à intégrer certaines de leurs propositions dans le nouveau texte sur ISDS, qu'elle prépare.

Paris et d'autres capitales disent travailler à une réforme « en profondeur » du mécanisme d'arbitrage, assure Fekl. Voici les pistes de réflexion, pour protéger les droits des États à réguler, face aux pressions des entreprises : préciser les définitions juridiques des concepts qui permettent à certains groupes privés de remettre en cause des politiques sanitaires ou encore environnementales, instaurer des pénalités massives pour les entreprises qui introduiraient des recours abusifs, ou encore mettre en place une cour permanente d'arbitrage (plutôt que la myriade de tribunaux actuels, opaques).

Mais s'agit-il de mettre au point un « ISDS light », plus « propre », comme le redoutent certains, afin de mieux débloquer l'avancée du traité tout entier ? Ou de rompre, pour de bon, avec la logique de l'ISDS ? « La vraie question, c'est de savoir si l'on peut porter au niveau européen, au niveau international, quelque chose de totalement neuf, qui n'ait plus rien à voir avec le mécanisme d'arbitrage d’aujourd'hui. On ne sait pas encore ce que cela donnera au final, mais nous avons lancé un processus décisif et nos positions sont fermes », répond Fekl. Il est encore loin d'avoir convaincu tout le monde sur ce point.

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Sur l'Europe, Hollande continue de bricoler

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François Hollande s'est séparé en fin d'année dernière de son principal conseiller sur l'Europe, « recasé » à Matignon. Ce dernier est tout de même parvenu à rester « sherpa » du chef d'État pour les sommets européens. Ce vrai-faux transfert peut paraître anecdotique. Mais il en dit long sur la manière dont Hollande continue de bricoler sur les sujets européens. « Depuis décembre, le flottement est général, s'inquiète un conseiller. On a perdu en cohérence et en intelligibilité, les services ne comprennent plus qui arbitre et c'est le retour des guéguerres entre les ministères. »

Celui qui avait promis de « ré-orienter » l'Europe voilà bientôt trois ans, cherche encore la bonne organisation pour freiner l'érosion de l'influence française à Bruxelles. À un moment où la victoire de Syriza rouvre le jeu européen et l'exécutif d'Alexis Tsipras cherche des alliés, ces hésitations continuelles pourraient s'avérer lourdes de conséquences pour l'influence française en Europe.

Philippe Léglise-Costa est inconnu du grand public. Ce « techno » de 48 ans, déjà très en cour du temps de Nicolas Sarkozy, était devenu en 2012 la pièce maîtresse des Français dans la capitale belge. Son départ de l'Élysée a été officialisé le 19 décembre (en même temps que celui de la directrice de cabinet de François Hollande, Sylvie Hubac, voir l'arrêté du Journal officiel). Il n'est pas question, côté exécutif, d'y voir une sanction, mais une simple « réorganisation du suivi des affaires européennes afin de renforcer la cohérence » de l'action. « L'idée est de renforcer le secrétariat général (à Matignon, ndlr) et de concentrer les moyens pour plus de rapidité et d'efficacité opérationnelle », jargonne l'entourage de François Hollande.

Conséquence du transfert de Léglise-Costa à Matignon, Laurence Boone, la conseillère économique à l'Élysée, a vu son périmètre s'élargir. Celle qui avait quitté Bank of America pour remplacer au printemps 2014 Emmanuel Macron, parti à Bercy, devient la véritable « sherpa » du président pour les grands-messes bruxelloises. Le conseiller diplomatique Jacques Audibert récupère les dossiers de diplomatie européenne. « Le tandem Boone-Audibert a toujours travaillé sur les sujets européens, et Léglise-Costa ne disparaît pas du paysage. Il y a en fait une forte continuité, on ne fait que clarifier un peu mieux qui fait quoi », relativise un diplomate français.

D'autres, pourtant, s'alarment. Tout en étant rétrogradé à Matignon, Léglise-Costa conserve en effet la direction du secrétariat général des affaires européennes (SGAE). Une administration de 220 personnes, aussi méconnue que cruciale, qui met en musique les orientations européennes dans les politiques publiques. Mais pour la première fois, le directeur du SGAE ne fait pas partie du cabinet du premier ministre ou du chef de l'État, ce qui affaiblit son poids politique. Philippe Léglise-Costa a toutefois obtenu que le nouveau conseiller Europe de Manuel Valls, dont la nomination n'est pas encore officielle, soit un de ses anciens collaborateurs : Emmanuel Puisais-Jauvin, diplomate, qui fut l'ex-conseiller d'une ancienne ministre des affaires européennes de droite, Catherine Colonna.

Entre l'Élysée et Matignon, la gestion des affaires européennes est « devenue multipolaire, au prix d'un affaiblissement considérable de la coordination et d'une vision globale », commente avec agacement un spécialiste des affaires européennes. « En terme d'organisation, ça branle dans le manche, renchérit un conseiller. Déjà que le président de la République n'est pas vraiment téméraire sur la scène européenne, ces faiblesses dans le système n'encouragent pas l'audace. »

D'autant que cette nouvelle organisation aux contours très flous intervient moins d'un an après un précédent chamboulement : en avril 2014, juste après la nomination de Manuel Valls à Matignon, le SGAE, historiquement rattaché à Matignon, avait été placé sous la tutelle de Léglise-Costa, et donc de l'Élysée. À l'époque, l'Élysée justifiait cette réorganisation en affirmant qu'elle permettrait « d'accélérer les circuits de prise de décision ». L'entourage de François Hollande parlait alors de « resserrement » et de « cohérence » – les mêmes arguments utilisés aujourd'hui pour justifier… le mouvement inverse.

Dans les coulisses d'un conseil européen: Ph. Léglise-Costa est deuxième en partant de la gauche (Emmanuel Macron quatrième)Dans les coulisses d'un conseil européen: Ph. Léglise-Costa est deuxième en partant de la gauche (Emmanuel Macron quatrième) © Présidence de la république. Novembre 2012.

« L'équation devenait impossible pour une seule personne, d'où la nécessité d'être déchargé de fonctions de cabinet à l'Élysée », assure Philippe Léglise-Costa à Mediapart. En réalité, c'est surtout Manuel Valls, fâché de ne pas avoir voix au chapitre sur la politique européenne, qui a demandé le retour du SGAE dans le giron de Matignon.

Le facteur personnel a également joué. À l'Élysée, Léglise-Costa, polytechnicien qui a fait toute sa carrière dans la diplomatie, ne s'est pas fait que des amis. Ses adversaires le disent solitaire, voire « nerveux et caractériel ». Sa rivalité avec l'énarque Emmanuel Macron, alors secrétaire général adjoint de l'Élysée, a émaillé les premiers mois du quinquennat. Une fois Macron nommé à Bercy, les choses ne se sont pas améliorées. « Plusieurs ministres avaient demandé sa tête, affirme un diplomate. Il fait partie de ces gens qui considèrent que l'Europe est le fait d'une élite et qu'on peut se passer des politiques. » Selon plusieurs sources, le ministre des finances Michel Sapin ne lui a pas pardonné de mener des négociations parallèles dans certains dossiers. 

« Ces histoires de personnes n'ont vraiment pas de sens, rétorque Philippe Léglise-Costa. Dans les affaires européennes, le principe de base est la concertation permanente, avec des dizaines de personnes par jour, et le partage de l'information. C'est le gage de l'efficacité et c'est la méthode que j'applique nécessairement depuis maintenant plus de vingt ans. Il peut y avoir comme partout quelques tensions mais c'est infinitésimal. »

Philippe Léglise-Costa (deuxième en partant de la gauche), lors d'une rencontre Hollande-Renzi à Bruxelles.Philippe Léglise-Costa (deuxième en partant de la gauche), lors d'une rencontre Hollande-Renzi à Bruxelles. © Présidence de la république. Août 2014.


L'affaire dépasse toutefois, et de loin, la seule personnalité de l'intéressé. Elle s'inscrit dans un contexte plus large, celui d'une perte d'influence des Français à Bruxelles. « Léglise-Costa était le meilleur conseiller possible pour un président qui ne voulait rien faire à Bruxelles », estime un bon connaisseur des sujets européens.

Aux yeux de plusieurs observateurs, la parole politique de Paris porte en effet de moins en moins, au profit de « technos » très à l'aise dans la « bulle » bruxelloise, mais sans l'envergure nécessaire lorsqu'il s'agit d'aller batailler avec la chancelière allemande Angela Merkel. Cette « défection » française aurait laissé le champ libre à ce que certains ont appelé « l'Europe allemande ». Les silences du chef de l'État à la table du conseil européen, huis clos des chefs d'État et de gouvernement où se prennent les décisions majeures, sont dévastateurs (par exemple lors de cet échange musclé, début 2014, entre Angela Merkel et Matteo Renzi, sur la relance). Les députés de la majorité qui s'intéressent à l'Europe ne comprennent pas non plus pourquoi la France n'a pas davantage bataillé pour enlever du calcul de son déficit les frais militaires qu'elle engage dans des interventions militaires menées au nom de l'Union européenne.

À maints égards, Léglise-Costa, déjà numéro deux de l'ambassade de France auprès des institutions européennes, à Bruxelles, sous la présidence de Nicolas Sarkozy, incarne une vision dépolitisée de l'Europe. « C'est avant tout un "techno". Il a acquis un pouvoir totalement disproportionné par rapport à ce qu'il aurait dû être, estime l'eurodéputé écologiste Yannick Jadot. Il a occupé le vide, profité du fait que les ministres de ce gouvernement ne s'intéressent pas à l'Europe. Que ces gens-là aient un tel pouvoir politique et le gardent lorsque les majorités politiques changent pose un énorme problème de démocratie. » « C'est toujours le président de la République qui décide, sur une base au contraire très politique, rétorque Léglise-Costa. Que le président ait joué un rôle majeur pour sauver la zone euro, sortir l'Europe de l'austérité, redéfinir son agenda, ce n'est pas particulièrement techno, me semble-t-il. Il ne faut pas confondre la technicité des négociations – prenez par exemple le budget européen, l'union bancaire ou le cadre énergie-climat – et les enjeux profondément politiques qui sont en fait discutés. »

L'écologiste Yannick Jadot rapporte pourtant un autre exemple, cruel pour le pouvoir socialiste : « Lorsque la France présidait l'Union européenne (en 2008, ndlr), Léglise-Costa était déjà à la manœuvre. Il voulait freiner les ambitions européennes en matière de développement des énergies renouvelables. À l'époque, il avait perdu ses arbitrages, face à Nicolas Sarkozy et Jean-Louis Borloo. Aujourd'hui, il est remonté au créneau sur le sujet des énergies renouvelables, dans le cadre des discussions sur le "paquet énergie-climat". Mais il a cette fois réussi à imposer ses vues, tandis que Ségolène Royal est inexistante sur les questions européennes, et François Hollande aux abonnés absents. » « Ridicule et désobligeant, répond Léglise-Costa. En 2008, la France présidait l'Union, j'étais donc dans une position de négociateur et il ne pouvait évidemment pas être question d'un tel "arbitrage". Quant à l'actuelle position française sur le "paquet énergie-climat", elle a bien sûr été arrêtée par le président, le premier ministre et la ministre de l'écologie. La France a été avec les États les plus ambitieux tout du long de cette négociation. »

Le départ de l'Élysée de Léglise-Costa va-t-il changer la donne, clarifier la stratégie des Français à Bruxelles et marquer un début de reconquête dans la capitale belge ? « Ça peut être une bonne nouvelle si la France est de nouveau à l'initiative pour la relance en l'Europe. Mais si c'est pour faire du Macron "plus plus", ça ne me rassure pas », s'interroge Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale.

« Au-delà des personnes, la vraie question qui me préoccupe, c'est de savoir comment la France se voit en Europe, s'interroge Sylvie Goulard, une eurodéputée UDI-Modem qui critique depuis des années le déclin de l'influence française à Bruxelles. Quelle est la vision, pour la France et l'Europe, des gens qui sont au pouvoir à Paris ? Jamais personne ne répond à cette question. » Des spécialistes de l'Europe s'inquiètent que le flottement actuel ne laisse encore davantage le champ libre aux “technos”, à commencer par les diplomates de la représentation permanente de la France à Bruxelles. Le loupé des derniers jours sur le traité transatlantique (lire notre article) semble leur donner raison. Dans ce dossier sensible, le secrétaire d'État au commerce extérieur, Matthias Fekl, a lui-même pointé sur Mediapart les « schémas routiniers » de la « technostructure ».

À l'Élysée, c'est le trio formé par Laurence Boone, Jacques Audibert et Jean-Pierre Jouyet qui tente désormais d'esquisser cette « vision » de la France en Europe. Avant d'être le secrétaire général de l'Élysée, sous Hollande, Jouyet fut aussi secrétaire d'État aux affaires européennes sous Nicolas Sarkozy (2007-2008), et, en particulier, l'artisan de la présidence française de l'UE en 2008. À l'époque, son directeur de cabinet s'appelait Philippe Léglise-Costa.

BOITE NOIREPour l'essentiel, les entretiens ont été réalisés fin décembre et début janvier. Mais la publication de l'article a été retardée, après les attentats de Paris. Entre-temps, la situation de Philippe Léglise-Costa s'est clarifiée. Nous avons échangé par téléphone à plusieurs reprises avec le principal intéressé, assez inquiet de voir ce qui serait publié sur lui (malgré son rôle évident dans la vie publique, Philippe Léglise-Costa n'aime guère faire parler de lui dans la presse). Il a relu et amendé à la marge certaines des citations retenues dans l'article. Plusieurs diplomates et conseillers interrogés ont souhaité garder l'anonymat.

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Le fisc s'intéresse finalement au cas Bidermann

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Brusquement, l’administration fiscale semble s’être ravisée. Alors qu’elle jugeait, il y a quelques années, que le cas de Maurice Bidermann, un des protagonistes de l’affaire Elf, ne soulevait aucun problème, elle paraît estimer désormais que l’homme d’affaires pourrait être un adepte de l’évasion fiscale.  

Une procédure d’examen de la situation de l’ancien entrepreneur textile a été engagée le 23 juin 2012. Le fisc a même fait une demande auprès des autorités fiscales du Luxembourg, pour demander la levée du secret bancaire sur certaines opérations réalisées par l’homme d’affaires.

Maurice Bidermann a tenté de s’opposer à la transmission de ces données. Mais il a été débouté par deux fois par le tribunal administratif du Luxembourg, dont une dernière fois le 11 décembre 2014 (voir le jugement d’octobre ici, l’appel ici, l’authentification du dossier là). Celui-ci a jugé la demande fondée, compte tenu des « montants transférés » dans les opérations ciblées par le fisc français. Aucun chiffre n’est officiellement cité dans le jugement. Certaines sources parlent « de millions » qui auraient transité entre la France et le Luxembourg pour la seule année 2010. 

Maurice Bidermann pensait bien, pourtant, en avoir fini avec les « tracasseries » de la justice et du fisc français. Soupçonné d’avoir détourné 787 millions de francs (120 millions d’euros) dans le cadre de l’affaire Elf, l’homme d’affaires, propriétaire d’un groupe textile, avait été condamné en 2003 à trois ans de prison, dont deux avec sursis, et à payer 24 millions d’euros d’indemnités au groupe pétrolier, passé sous le contrôle de Total. Dans les faits, il a négocié et obtenu de ne payer que 8 millions d’euros de dommages, fin 2008. Il réclamera par la suite que ses acolytes lui en reversent la moitié (voir Biderman veut sa part du grisbi)

À la barre du tribunal, Maurice Bidermann avait assuré être totalement ruiné. Il avait organisé son insolvabilité en logeant plusieurs sociétés au Luxembourg et au Liban. Il s’était officiellement séparé de sa femme et s’était déclaré en tant que résident au Maroc – même si son domicile officiel à Casablanca n’avait pas été alimenté en électricité pendant un an. En juin 2007, un mois après l’élection de Nicolas Sarkozy, l’administration fiscale donnait un blanc-seing total à ce généreux donateur du « premier cercle ». Au terme d’un an d’enquête, elle n’avait trouvé ni prête-noms, ni cache, ni détournement, ni fraude (voir notre enquête Bidermann exilé fiscal sous haute protection).

À plusieurs reprises, Christian Eckert, alors membre de la commission des finances, s’était ému de la situation de Maurice Bidermann. Il avait même posé une question écrite à la ministre du budget de l’époque, Valérie Pécresse, lui demandant si les services fiscaux français contrôlaient bien la situation des exilés fiscaux. « Quelle est la situation fiscale des couples mariés, ni divorcés, ni séparés de corps, dont la femme résiderait en France tandis que le mari se déclarait fiscalement à l'étranger ? » avait-il alors demandé, dans une claire allusion au cas Bidermann. La ministre avait jugé plus prudent de se retrancher une fois de plus derrière le secret fiscal.

Ayant manifestement reçu de nombreuses garanties d’impunité, Maurice Bidermann n’a plus pris aucune précaution. C’est en tout cas ce qu’il ressort des jugements du tribunal administratif du Luxembourg. Même si toutes les opérations sont anonymisées, le relevé des demandes présentées par le fisc français reste encore assez édifiant. Les mouvements sont incessants. Il y est question de virements, de donations, de transferts, d’honoraires, allant de comptes luxembourgeois, vers la France, ou inversement.

« L’administration française s’intéresse à trois comptes auprès du même établissement financier au Luxembourg (il pourrait s’agir de Crédit suisse Luxembourg, selon nos informations - ndlr) et à des mouvements de fonds qui ont été opérés en 2010 ainsi que des opérations réalisées avec la carte bancaire American express de l’homme d’affaires », précise la journaliste de la revue juridique Paperjam qui a assisté à la première audience.

Les autorités fiscales françaises s’interrogent alors beaucoup sur la réalité de la résidence de M. Bidermann au Maroc. « M. et Mme... sont toujours mariés mais ils revendiquent, pour les années 2009 et 2010, des résidences séparées et le statut pour chacun, de résident fiscal marocain. Or, il est apparu que M. ... a réalisé régulièrement au cours de l’année 2010 via un compte bancaire ouvert au Luxembourg auprès de la ... Luxembourg divers virements à destination du compte personnel de son épouse Mme ... ouvert en France auprès de la banque HSBC. » Une banque qui aurait pu attirer l’attention du fisc lors de son contrôle précédent. De même, elles ont relevé des opérations mensuelles effectuées en France par Maurice Bidermann avec sa carte bancaire American express.

Plus troublant encore pour le fisc français : les virements importants réalisés sur les comptes luxembourgeois de Maurice Bidermann. Pour un homme d’affaires censé être ruiné et totalement insolvable, cela pose effectivement question. « Ces sommes pourraient constituer des revenus de sources françaises versés sur ses comptes luxembourgeois dans le but d’éluder l’impôt français », explique le fisc pour justifier la demande de levée du secret bancaire.  

L’administration fiscale doit maintenant avoir une partie des réponses à ses questions. À ce stade, la conduite de ce dossier, depuis des années, soulève un certain nombre d’interrogations. Comment expliquer que le fisc, lors de sa précédente vérification de 2006-2007, n’ait rien vu ? De même, comment se fait-il qu’aucun de ces mouvements n’ait attiré l’attention de Tracfin ? Pourquoi l’enquête judiciaire belge, engagée en 2008, qui avait conduit à la mise sous séquestre par la justice d’un fonds Erdec au Luxembourg, dont Maurice Bidermann s’est déclaré « le bénéficiaire économique », n’a donné lieu à aucune suite en France ?

Au cours de cette longue affaire Elf et ses suites, Maurice Bidermann a déclaré à plusieurs reprises qu'il s'en était bien sorti « grâce à ses relations haut placées ». Celles-ci vont-elles encore jouer pour perpétuer ce statut d’exilé fiscal sous haute protection ?  

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Areva : l’addition hors de prix des errements des nucléocrates

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D’une certaine façon, Areva est mort. Treize ans après sa création, le groupe nucléaire vient de se fracasser sur les écueils de ses erreurs et de ses pertes. Même s’il survit, même s’il conserve son nom et une partie de ses activités, le groupe ne sera jamais plus comme avant. L’annonce de 4,8 milliards d’euros de pertes, annoncées mercredi 4 mars – qui viennent s’ajouter aux 500 millions d’euros perdus en 2013, aux 2,4 milliards d’euros perdus en 2011 –, tire un trait définitif sur ses ambitions de devenir l’acteur incontournable du nucléaire dans le monde.

En dépit d’éditoriaux consternés, ce désastre industriel et financier n’est une surprise que pour ceux qui ne voulaient pas voir. L’histoire d’Areva tient de la chronique d’une catastrophe annoncée. Ce n’est pas la catastrophe de Fukushima, suivie par un nouveau grand hiver nucléaire qui est à l’origine des déboires d’Areva. Ce retournement de cycle n’a fait que mettre en exergue des problèmes internes antérieurs.

Philippe Knoche, président d'ArevaPhilippe Knoche, président d'Areva © Reuters

Depuis 2007, Areva ne dégageait plus de cash-flow opérationnel positif. En d’autres termes, le groupe, détenu à 87 % par le CEA et l’État, ne cessait de consommer de l’argent pour poursuivre son activité. Dès 2009, tous les signaux de graves dérapages tant industriels que financiers et stratégiques s’accumulaient. Mais de l’Élysée à Bercy en passant par le conseil de surveillance ou les commissaires aux comptes, tous, jouant de leur complicité de corps – des finances ou des mines –, de l’entregent politique, ont préféré fermer les yeux.

Dès cette période, les personnes connaissant le dossier ne se faisaient plus d’illusion : l’EPR, le nouveau réacteur nucléaire censé être au cœur de la stratégie d’Areva, était en train de tourner au fiasco (voir notre article EPR : enquête sur un fiasco industriel). Il n’y avait pas seulement le chantier finlandais dOlkiluoto, qui avait pour alibi d’être un prototype, qui posait problème. Mais Areva rencontrait aussi des difficultés sur le chantier de Flamanville et dans une moindre mesure en Chine.

Tous ces problèmes, longtemps cachés sous le tapis, finissent par ressortir aujourd’hui dans les comptes. Le groupe a comptabilisé pour 1,4 milliard d’euros de dépréciations sur ses actifs nucléaires et plus d’un milliard de pertes pour la terminaison de ces trois chantiers EPR. Le chantier finlandais, à lui seul, coûte 720 millions d’euros de pertes supplémentaires en 2014. L’addition finlandaise s’élève déjà à plus de 8 milliards d’euros, alors que le projet avait été vendu à 3,5 milliards. Et ce n’est pas fini. L’EPR ne devrait être livré qu’en 2018. « Chaque année de retard coûte 400 millions d’euros à Areva », explique un ancien salarié du groupe.

Sans atteindre de telles proportions, le chantier de Flamanville prend lui aussi des allures inquiétantes. De report en report, l’EPR, qui devait démarrer en 2012, ne devrait désormais entrer en service qu’en 2017. Le coût du chantier dépasse les 8,5 milliards d’euros, trois fois plus que celui qui était prévu à l’origine. Le prix du mégawattheure (MWh), estimé au départ autour de 46 euros, dépasse désormais les 116 euros. « L’EPR, tel qu’il est conçu actuellement, ne sera jamais rentable », confie un connaisseur du dossier.

La volonté de cultiver une indépendance ombrageuse, soigneusement mise en scène par l’ancienne présidente du groupe, Anne Lauvergeon, à coups de communication tapageuse, de bagarres et de complots médiatisés, l’implication d’un management qui avait tout couvert, le silence politique entretenu autour « d’une des vitrines technologiques françaises », ont empêché pendant longtemps de prendre la mesure des difficultés. Ce n’est qu’à partir de 2013, une fois que les relations entre Areva et son principal client EDF ont trouvé à s’apaiser, que les deux groupes ont commencé à retravailler ensemble et reprendre le dossier EPR depuis le début. Combien de millions voire de milliards perdus pour la défense de prés carrés, ou le ménagement des égos ?

Pendant ce temps, Areva s’est épuisé financièrement à donner le change. Tous les expédients ont été utilisés pour masquer la situation réelle. À partir de 2008, le groupe a dû céder quelque 7 milliards d’actifs pour tenter de se renflouer. En vain. En 2013, il a liquidé une partie de ses stocks stratégiques, vendant 42 % de plus d’uranium qu’en 2012, afin d’afficher un résultat à peu près présentable. Le tour de passe-passe n’a pu être réitéré en 2014. À la suite de nouvelles dépréciations d’actifs de ces sites miniers, notamment ceux liés au scandale d’Uramin, le résultat opérationnel du pôle minier affiche un déficit opérationnel de 73 millions d’euros contre un bénéfice de 499 millions en 2013. C’était la seule activité profitable du groupe jusqu’alors.

Car c’est l’autre catastrophe d’Areva. Non seulement son projet phare a tourné au désastre, mais toutes ses autres activités, celles qui étaient censées justifier la constitution d’un groupe intégré de l’amont (les mines) vers l’aval (le retraitement des déchets nucléaires), et donner une assise financière au groupe et le protéger en cas de retournement de cycle, rencontrent des difficultés. Pour certaines, comme le retraitement des déchets, la mauvaise passe n’est peut-être que conjoncturelle. Pour d’autres, la situation semble beaucoup plus compliquée.

Anne Lauvergeon, Henri Proglio, François Fillon sur le chantier EPR de Flamanville en juillet 2010Anne Lauvergeon, Henri Proglio, François Fillon sur le chantier EPR de Flamanville en juillet 2010 © Reuters

Le cas le plus critique semble être celui des énergies renouvelables du groupe. Là encore, l’examen des chiffres donnait l’alerte depuis plusieurs années. Au milieu des années 2000, Anne Lauvergeon avait décidé de repeindre Areva en vert et de le présenter comme le groupe spécialisé dans les énergies sans CO2. Le groupe avait alors dépensé des centaines de millions pour acquérir des sociétés spécialisées dans les énergies renouvelables, notamment dans l’éolien en mer et le solaire.

La tentative de diversification est un échec. L’activité, qui réalise un chiffre d’affaires médiocre (à peine 50 millions d’euros par an), accumule perte sur perte. L’an dernier, le déficit s’est élevé à 1,5 milliard d’euros. Plus de 770 millions de dépréciations et provisions sont passés dans les comptes 2014 pour les énergies renouvelables. La nouvelle direction, emmenée par Philippe Knoche, paraît tirer un trait sur l’expérience. Elle a classé toute l’activité dans les actifs à céder. « Areva peut peut-être conserver une partie de son activité dans le solaire. Le groupe a développé avec le Leti (un des centres de recherches du CEA) des technologies tout à fait intéressantes mais qui ne sont pas encore industrialisées. En revanche, il n’y a aucun espoir dans l’éolien marin. Tous les groupes s’y sont cassé les dents. Iberdrola (électricien espagnol), qui avait beaucoup misé sur ce développement, est en train de se retirer. On s’aperçoit que l’éolien marin est très difficile à mettre en œuvre, coûte très cher à exploiter et à entretenir. Le vrai coût du mégawattheure tourne autour de 200 euros », affirme un expert.

Ce retrait des énergies renouvelables, acté dans les comptes mais pas encore dans le discours officiel, peut mettre un terme à une source de pertes mais ne suffira pas pour redresser le groupe. Areva affiche aujourd’hui des fonds propres négatifs de 262 millions d’euros et un endettement de 5,8 milliards d’euros. Alors que toutes les activités sont déficitaires, que peut faire la direction du groupe ?

Philippe Knoche, qui a pris la présidence du groupe au moment du décès de Luc Oursel en octobre, après avoir été notamment responsable du chantier finlandais et directeur de la stratégie, a annoncé une révision complète de la stratégie du groupe. Premier objectif : un plan d’économie d’un milliard d’euros, qui doit permettre au groupe de retrouver un cash-flow positif en 2017. Pour les observateurs, cela va nécessiter des remises en cause drastiques. « Quelles que soient les options choisies, il n’y a pas de solution rapide aux difficultés de l’entreprise », pointe un bon connaisseur du dossier.

La première mission de la direction consiste d’abord à concentrer tous ses efforts sur l’EPR et son savoir-faire nucléaire, à essayer de sauver ce qui peut l’être. Alors qu’Areva affichait dans le passé une volonté farouche de se tenir à distance de son grand client EDF, le groupe semble maintenant tout attendre de lui : qu’il aide à redessiner un réacteur plus économe, qu’il lui achète des EPR, voire qu’il le prenne sous son aile. L’État semble assez tenté par cette dernière solution, qui lui éviterait de mettre la main à la poche pour recapitaliser le groupe. « Il faut une convergence entre Areva et EDF (…). Ce peut être une plus grande coopération industrielle, ou aller jusqu'à un rapprochement, y compris capitalistique », explique le ministre de l’économie, Emmanuel Macron dans un entretien au Figaro.

Depuis fin 2013, les ingénieurs d’Areva et d’EDF ont recommencé à travailler ensemble. Ils sont en train de reprendre toute la conception de l’EPR, pour essayer de le produire 20 à 25 % moins cher. D’autres équipes regardent s’il est possible de repartir de la dernière génération des réacteurs exploités par EDF pour améliorer et élaborer une nouvelle génération beaucoup moins chère et moins complexe que l’EPR. « Autant il y a une logique de rapprocher les équipes d’ingénierie des deux groupes, autant transformer Areva en une filiale d’EDF serait une erreur. Le modèle intégré de Tepco (électricien japonais - ndlr) ne fonctionne pas avec EDF. Je comprends que cela arrangerait l’État. Mais cette solution comporterait plus d’inconvénients que d’avantages », assure un connaisseur du dossier.

Un discours qui est repris au sein d’EDF. L’électricien public n’a aucune envie de devenir le comptable de l’avenir d’Areva.  « L’intérêt d’EDF n’est pas de prendre le contrôle d’Areva. D’abord, EDF n’a pas des moyens illimités. De plus, sa stratégie est plutôt de se développer dans les énergies renouvelables et de prolonger la vie des réacteurs existants. Ce qui est une solution beaucoup plus rentable et économe que d’acheter des EPR », souligne un responsable du groupe public. 

Le seul autre domaine où les deux groupes se voient bien travailler sans problème, c’est dans la coopération internationale. L’échec du contrat nucléaire à Abou Dhabi en 2009, sur lequel EDF et Areva s’étaient présentés en ordre dispersé, a laissé un souvenir cuisant. Les deux groupes ont admis qu’ils ne pouvaient se payer le luxe de se livrer des guerres franco-françaises à l’étranger. Ils semblent même prêts à enrôler des tiers dans ces grands projets internationaux, les deux groupes estimant qu’il leur faut des alliés pour porter le savoir-faire nucléaire français à l’étranger face à la concurrence des Chinois, des Russes, des Coréens et des Américains. Une alliance avec la Chine, avec laquelle la France travaille depuis 1980, est vivement souhaitée.

La nomination de Philippe Varin, à la fois administrateur d’EDF et président du conseil d’Areva, est censée illustrer cette nouvelle voie. La mission de l’ancien président de PSA n’est pas seulement de faire la liaison entre les anciens frères ennemis du nucléaire français, mais aussi d’ouvrir les portes de la Chine. Le pouvoir politique et la haute administration lui attribuent de grandes connaissances en ce domaine : alors qu’il dirigeait le constructeur automobile, c’est lui qui a négocié le rapprochement entre PSA et le constructeur Dongfeng. En haut lieu, on aimerait bien le voir réitérer une opération un peu semblable avec Areva.

La direction du groupe, dans ses premières déclarations sur ses révisions stratégiques, insiste sur ce développement stratégique avec la Chine. « Les Chinois étaient venus proposer cette coopération en 2010. Ils l’ont reproposée en 2012. Mais ni Sarkozy ni Hollande n’ont donné suite. Nous avons perdu quatre ans. Mais maintenant sont-ils toujours partants ? » se demande un observateur. « Le bon partenaire, ce serait la Russie », poursuit-il. « Rosatom (groupe public nucléaire russe - ndlr) remporte de nombreux contrats à l’étranger avec des technologies moins sophistiquées que les nôtres. Mais il a des problèmes d’industrialisation, d’exploitation. EDF et Areva pourraient lui apporter leurs compétences. Mais est-on prêt politiquement à franchir le pas ? » Poser la question est aujourd’hui y répondre.

Mine d'uranium d'Areva au Niger Mine d'uranium d'Areva au Niger © Reuters

En parallèle, de profondes réorganisations internes s’annoncent. Si le secteur aval du groupe (retraitement des déchets) semble intouchable, compte tenu de ses implications stratégiques de sécurité, tout le reste paraît négociable. La filialisation de son secteur minier notamment revient en force. L’idée avait été évoquée dès 2009, alors qu’Areva connaissait sa première crise de financement. Elle avait été repoussée avec la dernière des énergies par Anne Lauvergeon. Totalement asphyxié financièrement, le groupe n’a plus les moyens de s’y opposer aujourd’hui. Même si cette solution aisée peut participer à renflouer le groupe, elle est lourde de conséquences. Non seulement Areva perdrait partiellement une de ses seules sources assurées de profit, mais elle signifierait que le grand projet d’intégration, qui a porté à la création du groupe en 2001, est mort : l’ex-Cogema reprendrait son indépendance.

Certaines implantations industrielles, certaines fabrications risquent aussi d’être menacées. Mais pour l’instant, tout est flou. Le gouvernement lui-même dit attendre le plan de réorganisation du groupe. « Il faudra voir ce qu’il adviendra au niveau politique », relève un proche du pouvoir. Car de nombreux élus sont concernés. Areva a des installations de fabrication de turbines dans le fief de Jean-Marc Ayrault, des sites pour les éoliennes en Bretagne, si chère à  Jean-Yves Le Drian, des usines de chaudronnerie en Saône-et-Loire, le département d’Arnaud Montebourg, toute une partie de son activité de retraitement à La Hague, bastion de Bernard Cazeneuve, etc. Tout cela augure de nombreuses interventions, d’arbitrages politiques au plus haut niveau.

Les salariés d’Areva, eux, sont sans illusion. Ils savent déjà qu’ils vont payer au prix fort les erreurs passées. Des chiffres circulent : 2 000, 3 000 voire 4 000 emplois pourraient être supprimés dans le groupe. Pour l’instant, ils sont sans fondement : tout dépendra de la façon dont la réorganisation est mise en œuvre, si des activités sont complètement cédées ou non, si des sites sont fermés ou si la direction préfère des réductions un peu partout.

Cette dernière a promis aux salariés et au gouvernement de mener un dialogue social exemplaire. Certains caressent l’espoir qu’Areva mette en œuvre un plan de départs volontaires, comparable à celui d’Air France. Une solution coûteuse mais qui a le mérite de ne pas créer trop de remous sociaux.

Car tous redoutent la réaction des syndicats du groupe. « C’est une des raisons pour lesquelles Emmanuel Macron n’a pas annoncé le montant de la recapitalisation que pourrait apporter l’État à Areva. D’abord, il est encore trop tôt pour évaluer les besoins réels du groupe, car tout dépend de son plan de restructuration. Mais cela lui permet aussi de faire pression sur les syndicats et les inciter à faire des compromis », explique un proche du pouvoir.

Du côté des syndicats, l’heure est aux demandes d’explications, tout en faisant les comptes. Tous refusent que les salariés soient les seuls sacrifiés des errements passés. « Aucun salarié des établissements Areva n’est responsable de la débâcle ou de la dette du groupe », tonne la CGT du groupe dans un tract distribué le 4 mars. Avant de pointer les responsabilités : « Cette situation est aussi due à l’absence totale de vision à long terme et au désengagement de l’État depuis une quinzaine d’années. L’État a laissé aux marchés et aux égos démesurés de nos dirigeants, qu’ils soient d’EDF, d’Areva ou du CEA, faire la pluie et le beau temps sur la filière électronucléaire », accuse le syndicat.

Même si tout est mis en œuvre au plus haut niveau pour éviter le sujet, l’État et la haute administration ne peuvent éluder leurs responsabilités. L’aventure d’Areva a coûté plus de huit milliards d’euros, soit les deux tiers du déficit du régime de retraite. Alors que ce déficit-là est jugé insupportable, que l’allongement du départ en  retraite est à nouveau évoqué, dans le cas d’Areva, seuls les salariés devraient en payer le prix, avec les contribuables priés de renflouer le groupe nucléaire sans demander des comptes.

Car le naufrage d’Areva n’est pas seulement lié à un échec industriel. Il est aussi le fruit de graves dysfonctionnements, d’une chaîne de responsabilités que personne ne veut aujourd’hui assumer. La tentation est grande de faire porter tpus les torts à Anne Lauvergeon, adepte d’un pouvoir quasi monarchique. Sa responsabilitéest immense. Mais elle n'est pas la seule.  Il  existe des règles et des procédures qui permettent normalement d’éviter les dérives d’un management, sans parler des multiples avertissements lancés jusqu’au sommet de l’État à partir de 2008.

L’étonnant silence de certains, qui avaient les moyens d’arrêter ce désastre, pose question. Pourquoi Jean-Cyril Spinetta, président du conseil de surveillance de 2007 à 2012, époque où tout s’est noué, a-t-il tout avalisé ? Qu’ont fait les administrateurs du CEA, principal actionnaire d’Areva, pendant tout ce temps ? Comment expliquer que Bruno Bézard, aujourd’hui directeur du trésor, n’ait rien vu ni anticipé alors qu’il a été administrateur du groupe, siégeant au comité stratégique et des comptes, de 2001 à 2010 ? À quoi a servi le rapport d’expertise de René Ricol, si ce n’est donner un blanc-seing à la direction et au conseil, alors que toutes les dérives étaient déjà en cours ? Pourquoi la Cour des comptes s’est-elle réveillée si tard, et n’a commencé à expertiser les comptes d’Areva qu’en 2013 ? On pourrait ajouter à cette longue chaîne de responsabilités le silence des commissaires aux comptes ou l’aveuglement de l’autorité des marchés financiers. 

« Ce serait une première en France si on osait mettre en cause la responsabilité des dirigeants et de la haute fonction publique », remarque un observateur. Oui, ce serait une première. Mais huit milliards d'euros de pertes justifient, en ces temps d'austérité, de demander quelques explications. À moins d'estimer que certains doivent bénéficier d'une impunité de principe, quels que soient les dérives et les gaspillages industriels et financiers, quelles qu'aient été leurs actions.

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Mécanisme d'arbitrage avec les Etats-Unis: « ni utile ni nécessaire » selon Paris

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Paris remet un peu d'ordre dans ses positions sur le « TAFTA ». Après le pataquès de la semaine dernière, une nouvelle note, que Mediapart s'est procurée et publie en intégralité, a été envoyée mercredi aux eurodéputés français, pour leur expliquer la position du gouvernement français sur l'un des points les plus controversés du traité de libre-échange en cours de négociation avec les États-Unis (TTIP, dans le jargon bruxellois, ou TAFTA, pour ses adversaires).

La France juge désormais que l'inclusion du mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur (ISDS), qui doit permettre à des multinationales d'attaquer en justice des États, n'est « ni utile ni nécessaire ». Dans une note précédente, qui avait fuité la semaine dernière, Paris disait à peu près l'inverse : les services du SGAE – le secrétariat général des affaires européennes, relié à Matignon – conseillaient aux élus français de ré-intégrer des dispositions du mécanisme ISDS dans un texte général sur le TTIP, en débat à Strasbourg à partir de la semaine prochaine.

Dans la foulée, le secrétaire d'État au commerce extérieur Matthias Fekl, plutôt critique du mécanisme, était monté au créneau, expliquant à Mediapart : « Cette note n'a été ni vue, ni validée. Elle ne reflète pas la position du gouvernement, que je construis depuis mon arrivée. J'ai d’ailleurs convoqué dès aujourd'hui dans mon bureau les responsables de ce dysfonctionnement, pour faire en sorte que cela ne se reproduise pas. Une note rectificative sera diffusée, en temps utile. » Le collectif Stop-TAFTA, où l'on trouve Attac, la Confédération paysanne, ou encore les Amis de la Terre, s'était inquiété de ce « double discours » de Paris, tandis que des eurodéputés, comme l'écologiste Yannick Jadot, avait regretté « la marche arrière » du gouvernement sur ISDS.

La note actualisée du SGAE diffusée cette semaine ne lève pas toutes les ambiguïtés de la position française. Elle liste les pistes de réformes que le gouvernement français imagine pour modifier « en profondeur » les mécanismes d'arbitrage. « Les principes et exigences d’un nouveau mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États, garant du droit des États à réguler, doivent absolument être définis au regard des abus auxquels donne parfois lieu l’utilisation de ce mécanisme », lit-on par exemple dans le document, qui donne ensuite un aperçu des exigences françaises.

L'hypothèse d’une « cour permanente » pour traiter de ce type très particulier de litige État-investisseur est considérée comme « une perspective à explorer ». Mais s'agit-il de mettre au point un « ISDS light », plus « propre », comme le redoutent certains, afin de mieux débloquer l'avancée du traité tout entier ? Ou de rompre, pour de bon, avec la logique de l'ISDS ? Le débat reste entier, et pourrait bien diviser la société civile française. 

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Une lanceuse d'alerte d'UBS gagne aux prud'hommes

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Elle est devenue un symbole, et la justice vient de lui donner raison. Ce jeudi, le conseil des prud’hommes de Paris a jugé que Stéphanie Gibaud avait bien subi un harcèlement moral de la part d’UBS France, dont elle était une des responsables de la communication avant d’être licenciée, avec son accord, début 2012. Depuis trois ans, Stéphanie Gibaud clame qu’elle a été ostracisée, puis poussée dehors par la banque pour avoir refusé, en 2008, de détruire des documents internes qui documentaient le système d’organisation d’évasion fiscale mis en place par la banque pour ses riches clients. Un système que Mediapart a longuement raconté dans sa série sur les « carnets UBS ». D’employée modèle, embauchée en 1999, Stéphanie Gibaud est peu à peu devenue l'une des représentantes les plus en vue des lanceurs d’alerte français.

Selon le jugement, consulté par Mediapart, « le harcèlement moral allégué est établi », et la filiale française de la banque suisse a été condamnée à verser à ce titre 30 000 euros de dommages et intérêts à son ancienne salariée. En tout, en comptant les retards de salaire et les frais de justice qui lui sont remboursés, l’ancienne salariée va toucher 46 600 euros. UBS a indiqué dans un communiqué qu’elle ne ferait pas appel. La banque « prend acte de ce jugement », mais « persiste à considérer qu’il n’y a pas eu de harcèlement », explique-t-elle.

Mediapart a déjà détaillé l’histoire de Stéphanie Gibaud à l’occasion de la première audience des prud’hommes en octobre 2013. Nous l’avons aussi invitée pour un « live » l’été dernier. Et elle a écrit un livre pour livrer son témoignage. Face à ces récits clairs et circonstanciés, la banque elle non plus n’a jamais changé de version, pourtant peu crédible. Les avocats d’UBS se sont toujours employés à dépeindre une salariée qui n’aurait tout simplement pas supporté l’arrivée d’une supérieure, et qui tenterait depuis de soutirer une forte somme d’argent à la banque.

Un argumentaire qui n’a pas convaincu les juges. Pour eux, tout remonte bien à 2008. Après avoir refusé de détruire les fameux fichiers qui rendaient nerveux ses supérieurs, Stéphanie Gibaud assure avoir eu la surprise de constater qu’ils avaient pourtant bien disparu de son ordinateur, supprimés à distance. « La société UBS France ne rapporte pas d’élément permettant de contredire utilement les allégations de Madame Gibaud relatives à la suppression de ses fichiers », constate le jugement. De même, il ne donne pas raison à la banque lorsqu’elle assure qu’elle n'a pas mis volontairement son employée sur la touche après cet épisode : UBS « ne fournit pas d’explications convaincantes sur la détérioration de l’évaluation de Madame Gibaud en décembre 2008, après qu’elle eut dénoncé la suppression de ses fichiers ».

Et puis, rappellent les juges, la banque n’a jamais fait appel d’un jugement précédent de septembre 2010, où un tribunal de police avait déjà donné raison à la lanceuse d’alerte. En juin 2009, Stéphanie Gibaud était secrétaire du comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de l’entreprise, et à ce titre, elle avait évoqué lors de réunions internes, puis consigné par écrit, la collaboration illégale entre les banquiers français et suisses d’UBS dans l’organisation de l’évasion fiscale de leurs clients. La banque avait attaqué en diffamation, et avait été déboutée.

« Stéphanie Gibaud, refusant de se plier à la loi du silence, a subi un calvaire épouvantable. Le conseil reconnaît le harcèlement moral et c'est pour elle une satisfaction morale essentielle », a réagi auprès de l'AFP son avocat William Bourdon. Cependant, note-t-il, cette satisfaction est « pondérée par un montant de dommages et intérêts trop timide, mais les juridictions françaises commencent à peine à prendre la mesure des conséquences très lourdes des représailles subies par les lanceurs d'alerte ». Sa cliente réclamait 1,15 million d'euros pour réparer le harcèlement subi. Au total, elle demandait 1,7 million d'euros, notamment pour lui permettre de vivre jusqu’à sa retraite, car elle n’a pas retrouvé de travail depuis son licenciement.

La décision des prud’hommes est une fort mauvaise nouvelle pour UBS. Une de plus. La banque a déjà été condamnée par cette même institution pour avoir licencié quatre autres employés qui dénonçaient ses pratiques : l’ancien responsable de l’agence de Strasbourg en 2011, Nicolas Forissier, le responsable de l’audit interne dont nous racontons ici l’histoire en 2012, et deux ex-commerciaux en 2014.  UBS a fait appel dans ces trois derniers cas, parce que, expliquait-elle il y a un an, elle rejette « catégoriquement » « l’argument du harcèlement moral » qui a été retenu par les prud’hommes.

Dans ce cas, pourquoi la banque baisse-t-elle les bras face à Stéphanie Gibaud, qui a aussi été jugée victime de harcèlement ? Peut-être parce que parallèlement, sa situation s’assombrit de jour en jour sur le front judiciaire. Le 31 mai 2013, UBS France a été mise en examen pour complicité de démarchage illicite, suivie la semaine suivante par la maison mère suisse, pour démarchage illicite. Puis en juillet 2014, la maison mère a été mise en examen pour blanchiment de fraude fiscale. Les juges d’instruction Guillaume Daïeff et Serge Tournaire ont réclamé, et obtenu, qu’elle paye une caution record de 1,1 milliard d’euros.

On a aussi appris il y a deux semaines que les juges avaient lancé des mandats d’arrêt contre trois anciens cadres d’UBS, réfugiés en Suisse, qui ont tous dans le passé géré les avoirs de clients français en Suisse. Ils ont aussi entendu la semaine dernière Brad Birkenfeld, l’employé américain par qui le scandale est arrivé. Fin 2007, la filiale d’UBS aux États-Unis avait été prise en pleine organisation d’évasion fiscale et Bradley Birkenfeld avait accepté de collaborer avec la justice américaine. UBS a finalement été contrainte de payer 780 millions de dollars d’amende et de livrer au fisc des détails sur 4 450 de ses clients américains. Un épisode qui a conduit le responsable juridique de la maison mère à livrer de spectaculaires excuses devant le Sénat américain, le 17 juillet 2008.

Par ailleurs, dans un arrêt ravageur, le Conseil d’État a confirmé en décembre dernier la sanction administrative prononcée par l'Autorité de contrôle prudentiel (ACP), le gendarme des banques. Il s’agit de la plus forte amende de l’histoire de l’ACP : dix millions d'euros, assortis d’un blâme, pour punir le « laxisme » d’UBS dans la mise en place du contrôle des pratiques de ses salariés.

Dans son communiqué de ce jeudi, Jean-Frédéric de Leusse, le président du directoire d’UBS France, assure que « si Madame Gibaud s’est acharnée dans les médias contre la banque, la banque ne s’acharnera pas contre Madame Gibaud ». Elle a pourtant lancé fin 2014 une plainte pour diffamation publique contre le livre de Stéphanie Gibaud. Nicolas Forissier fait lui aussi l’objet d’une procédure en raison de certains de ses propos tenus dans Challenges en février. L’article portait sur le cas de Françoise Bonfante, ancienne directrice des risques de la banque, dont le siège à la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers avait été renouvelé au début de l’année. Après le début de scandale public, notamment alimenté par l’article de Challenges, Bonfante avait dû démissionner sur demande du ministre de l’économie, au grand dam d’UBS. 

« Lorsque nos collaborateurs ou nos anciens salariés sont attaqués personnellement par leurs anciens collègues dont les motivations sont clairement financières, nous considérons que la ligne rouge est franchie, et que nous ne pouvons pas laisser passer ça », déclarait la banque à Mediapart en avril. Pas sûr qu’elle réitèrerait ces propos aujourd’hui.

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Fonds d'investissement: le scandale de trop

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Dans un pays civilisé comme la France, disposant de marchés financiers qui sont censés être surveillés et régulés, encadrés par les règles de l’État de droit, un fonds d’investissement peut-il tout à sa guise siphonner la trésorerie d’une entreprise, la pousser à s’endetter au-delà du raisonnable pour se servir à lui-même de remarquables dividendes, décapiter sa direction si elle est récalcitrante, et laisser la société exsangue, au risque de mettre en péril les emplois qu’elle a créés, et même de la pousser à la ruine ? Se comportant comme un actionnaire sans foi ni loi, ne cherchant que d’immenses profits sans se soucier le moins du monde de l’avenir de l’entreprise, ce même fonds d’investissement peut-il en outre répéter ce même type de sulfureuse opération à plusieurs reprises, sans que personne ne s’en offusque, sans que quiconque ne se mette en travers de sa route ?

Aussi choquant que cela soit, la réponse est oui : c’est ce que révèle l’histoire de Pragma, un fonds d’investissement connu sur la place de Paris, qui serait parvenu à ses fins si, par peur du scandale, il n'avait finalement renoncé à son projet, sachant que Mediapart s'apprêtait à en tenir une nouvelle fois la chronique. Une histoire qui, au-delà de ses péripéties particulières, vient confirmer à quel point le secteur des fonds d’investissement dispose d'un mode de surveillance et de régulation défaillant, au point d'apparaître parfois comme une véritable jungle, même si depuis moins d'un an une nouvelle directive européenne a renforcé la régulation de ce secteur. Par ricochet, ce nouveau scandale, un de plus, a plongé tout le secteur dans une crise qu’il va avoir du mal à surmonter, si des mesures énergiques ne sont pas prises.

Dans l’histoire de Pragma, ce qu’il y a, effectivement, de stupéfiant, c’est la répétition des péripéties scabreuses. En fait, tout se passe comme si cette société de gestion, financièrement très puissante – elle a 580 millions d’euros d’actifs, apportés en bonne partie par le géant du secteur, Axa Private Equity – avait mis au point un mode opératoire qu’elle applique à toutes les entreprises dans lesquelles elle investit, toujours dans le même but : les forcer à s’endetter dans des proportions inimaginables pour lui servir de gigantesques dividendes, et évincer brutalement les PDG des PME concernées, si d’aventure ils sont trop attachés aux intérêts de leur entreprise et se montrent récalcitrants. 

Voyons donc la dernière histoire en date, celle qui vient d'arriver à une petite PME d’Athis-Mons (Essonne), dénommée Furnotel, qui emploie quelque 110 salariés et qui est spécialisée dans l’importation et la distribution d’équipements pour l’hôtellerie et la restauration (cuisson, lavage, froid, petit matériel électrique, vitrines…). Au début, rien que de très banal : entreprise familiale, Furnotel passe de génération en génération, tout en se développant et en restant exceptionnellement prospère. Mais en 2011, l’entreprise négocie un grand virage : la famille, qui a pour figure de proue Christine Cottard, cherche à remplacer l’actionnaire historique avec lequel elle s’était alliée et veut elle-même renforcer son contrôle sur la société, pour engager une nouvelle phase de développement.

Christine CottardChristine Cottard

À l’époque, aidée par ses conseils, Christine Cottard, qui travaille dans l’entreprise depuis presque 25 ans, démarche donc des fonds d’investissement parisiens pour en trouver un qui serait disposé à investir dans l’entreprise familiale. Un premier fonds parisien est ainsi approché, dénommé Atria – il est depuis passé sous le contrôle de Natixis et a été rebaptisé Naxicap. Mais ce dernier ne donne pas suite et suggère à son interlocutrice de se rapprocher d’un autre fonds ami, dénommé Pragma, dont il lui présente deux des responsables : le président du directoire Jean-Pierre Créange et l’un des principaux associés Christophe Ramoisy (ici leur biographie). Et c’est ainsi que le 26 juillet 2011, la famille des fondateurs signe un pacte d’actionnaires avec Pragma. Aux termes de ce pacte, Christine Cottard devient PDG de l’entreprise, et la famille des fondateurs qu’elle représente fait passer sa participation dans Furnotel de 17 % à 25 % du capital, tandis que le fonds d’investissement met sur la table 13,9 millions d’euros pour prendre le contrôle de 75 % du capital.

Travailleuse acharnée et passionnée, habitée par l’histoire de l’entreprise familiale au point de ne presque jamais prendre de vacances, Christine Cottard n’ignore sans doute pas le risque (ou le pari) qu’elle prend en faisant entrer un fonds d’investissement à son capital : il ne va pas falloir ménager sa peine, pour désendetter progressivement l’entreprise, reconstituer sa trésorerie, puis ultérieurement essayer de la développer en croquant des sociétés complémentaires, avant enfin de payer son dû au fonds, soit sans doute une bonne quarantaine de millions d’euros, à l’horizon de 2016 ou 2017. Car ainsi sont les fonds d’investissement : quand, au bout de cinq à sept ans, ils se retirent de la société dans laquelle ils ont investi, ils espèrent faire la culbute, et gagner 2 à 2,5 fois leur mise initiale.

Pragma, lui, est particulièrement gourmand et fait donc comprendre dès 2011 que lorsqu’il sortira de Furnotel, il entend se mettre dans la poche non pas 2 fois ou 2,5 fois sa mise initiale – ce qui est déjà énorme – mais… 3 fois ! Tout cela, Christine Cottard ne l’ignore pas, mais puisque c’est la règle du jeu fixée en toute transparence dès le début de son alliance avec Pragma qu’elle a elle-même acceptée, elle s’y soumet de bonne grâce. Et pendant près de trois ans, elle n’a aucune raison de s’en plaindre puisque le fonds joue le jeu, tandis qu’elle-même arrive à réaliser ce qui était la première étape de son plan : désendetter progressivement l’entreprise et reconstituer sa trésorerie. En bref, jusqu’au début de 2014, tout le monde y trouve son compte. Tout au long de ces trois années, l’excédent brut d’exploitation dépasse à chaque fois 6 millions d’euros et la dette s’effondre de 15,4 millions d’euros en 2010 à 2,4 millions en 2013.

Durant toutes ces années, Christine Cottard a d’autant moins de raisons de s’inquiéter que, pour être sous la tutelle d’un fonds d’investissement, elle n’en est pas moins protégée depuis 2011 par une clause très solide : seule une assemblée extraordinaire peut prononcer sa révocation ; et une telle assemblée, elle est la seule statutairement, en sa qualité de présidente, à pouvoir la convoquer.

Mais voilà ! Au début de 2014, les dirigeants de Pragma demandent d'abord à Christine Cottard d’embaucher un nouveau directeur général qu’ils ont choisi, ce qu’elle accepte sans se douter que le nouvel arrivant aura la fonction bientôt… de s’asseoir dans son fauteuil ! Et puis, en mars 2014, l’histoire déraille. Soudainement, les dirigeants de Pragma font savoir à Christine Cottard qu’ils attendent d’elle qu’elle endette l’entreprise de 20 millions d’euros pour leur servir un dividende considérable. Le désendettement de l’entreprise et la reconstitution de sa trésorerie ont-ils eu pour effet d’aiguiser les appétits du fonds, qui d’un seul coup a l’envie de faire une première culbute plus tôt que prévu, bien avant l’échéance de 2016 ou 2017 ? En tout cas, c’est pour Christine Cottard un véritablement tremblement de terre, car du même coup, elle comprend bien que si elle accepte l’opération, les projets de développement externe qu’elle a pour l’entreprise vont s’évanouir. Et les possibilités de racheter les parts du fonds à sa sortie vont être extraordinairement plus difficiles. En clair, la PME, qui est très prospère, risque d’en sortir financièrement exsangue.

Mais puisque Pragma contrôle 75 % du capital, que faire d’autre ? Christine Cottard peut juste dire aux dirigeants du fonds – et elle ne s’en prive pas – sa stupéfaction et son inquiétude. Pour finir, Pragma fait donc un geste – infime : au lieu de demander que l’entreprise creuse de nouveau son endettement de 25 millions d’euros, les dirigeants abaissent leurs prétentions à seulement 22 millions d’euros.

Intitulé « Présentation Pragma aux banques avril 20014 », un document réalisé avec le concours de la banque Lazard résume l’opération : on peut le télécharger ici. Et voici ci-dessous, extrait de la page 5, le tableau qui résume l’opération :

Comme on le voit dans ce document, le projet de Pragma est donc bel et bien de faire souscrire par l’entreprise une « nouvelle dette » de 22 millions d’euros, cette somme permettant de servir des dividendes aux actionnaires à hauteur de 16,4 millions d’euros – il s’agit dans le tableau de la ligne « Remboursement OC/ADP ». En clair, dans ce montage, Pragma, actionnaire à 75 %, espère empocher 12,3 millions d’euros, la famille Cottard percevant le solde, soit 4,1 millions d’euros. Autrement dit, Pragma, qui a déboursé 13,9 millions d’euros en 2011 pour prendre le contrôle de la société, peut espérer à peine trois ans plus tard récupérer quasi intégralement sa mise, avant de pouvoir faire deux ou trois ans plus tard une autre formidable culbute, lors de la revente de ses parts. Un formidable jackpot !

Ce projet de « dividend recap », comme on dit dans le sabir financier anglo-saxon – en clair, de recapitalisation en vue du versement d’un dividende exceptionnel – est donc présenté aux banques de la PME. Celles-ci rechignent un peu, trouvant le projet scabreux, mais finissent par donner leur accord, à deux conditions – qui rassurent un peu Christine Cottard mais pas le fonds d’investissement : elles demandent que le projet soit encore raboté, pour ne plus porter que sur 18 millions d’euros ; et elles exigent qu’il soit assorti d’une clause dite « homme clef » (ou plutôt, dans le cas présent, « femme clef »), aux termes de laquelle le prêt bancaire est aussitôt exigible si l’un des cas de figure suivant survient : « Le Manager cesse d’assurer ses fonctions de Président au sein du Groupe, suite à démission, révocation ou licenciement. »

En quelque sorte, les banques savent que la mémoire et le dynamisme de la PME reposent en partie sur les épaules de celle qui la dirige ; et ils se défient du fonds d’investissement.

Ce nouveau projet portant sur 18 millions d’euros d’endettement peut être téléchargé ici. Et voici, ci-dessous, le tableau qui résume l’opération :

Dans ce schéma, on constate que la dette nouvelle serait donc bel et bien de seulement 18 millions d’euros, et le montant du dividende légèrement abaissé à 10,8 millions d’euros, à partager aux trois quarts pour Pragma et un quart pour Christine Cottard et sa famille.

Les précautions que prennent les banques finissent-elles donc par exaspérer le fonds d’investissement, qui ne parvient pas à faire selon son bon plaisir ? Cela en a tout l’air puisque, après avoir déporté de longues semaines l’attention de la PME sur ses seuls appétits financiers, la contraignant à négliger les problèmes industriels et commerciaux de l'entreprise, Pragma finit par jeter l’éponge et annonce au début du mois de mai 2014 qu’il renonce finalement au réendettement de 18 millions d’euros. Et à l’époque, les dirigeants de la société de gestion ne font pas mystère que c’est la clause « homme clef » qui les agace et les a convaincus de renoncer à leur projet.

À l’intérieur même de Pragma, cela est d’ailleurs connu de tous les associés : Christine Cottard, qui a eu l’impertinence de se mettre en travers de ce versement de dividendes, est désormais sur un siège éjectable, et la société de gestion la débarquera dès qu'elle en aura la possibilité. C’est tellement un secret de polichinelle qu’un associé de Pragma, qui ne goûte guère les mauvaises manières de sa propre maison – Mediapart dispose d’un témoignage très précis, téléphone un jour secrètement à la dirigeante de Furnotel, qui ne se doute de rien, pour l’alerter : « Attention ! Christine. Ils veulent te débarquer et racheter tes parts à la casse… »

Sans prendre l’alerte totalement au sérieux, Christine Cottard comprend au début de l’été que le fonds d’investissement veut de l’argent et qu’une solution pourrait être que le fonds d’investissement sorte plus tôt que prévu. À l’occasion d’un conseil de surveillance, les dirigeants de Pragma et de Furnotel ont donc un échange sur ce thème. Pragma semble hésiter : d’abord, la réponse est oui, puis très vite non. Christine Cottard fait donc une première offre au fonds, lui proposant de lui racheter ses parts pour 28 millions d’euros, soit le double de sa mise initiale, le tout agrémenté de conditions de sortie avantageuses.

L’été 2014 avance, et toujours pas de réponse de Pragma. Christine Cottard améliore un peu son offre, qu’elle transmet à Pragma le 19 septembre. Toujours pas de réponse !…

C’est finalement le 21 octobre 2014 que l’histoire – qui était sans doute écrite depuis longtemps – connaît son épilogue. Ce jour-là se tient une assemblée de Furnosem, la holding de tête de Furnotel. En ouverture de la séance, le nouveau cabinet d’avocats fiscalistes, Dechert, avec lequel Pragma a demandé à l’entreprise de travailler, fait signer une masse de documents à Christine Cottard. Comme il s’agit de paperasseries sans importance, l’intéressée signe à tour de bras, sans se rendre compte qu’au passage elle ratifie, glissée dans la masse, une disposition qui modifie les règles de gouvernance de la société et qui fait tomber la clause la protégeant, celle qui réserve à la présidente le pouvoir de convoquer une assemblée pour la révoquer.

À peine a-t-elle commis la bourde que tout se précipite. Le dirigeant de Pragma, Jean-Pierre Créhange, finit de parapher ses propres documents et s’approche d’elle. Et, après lui avoir remis un document confirmant le refus de l’offre du 19 septembre, il ajoute : « Ah ! Au fait… Christine, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : vous êtes révoquée ! »

Dans les jours qui suivent, c’est la stupeur et l’indignation au sein de l’entreprise. Salariés, fournisseurs, client : Christine Cottard reçoit des messages innombrables de soutien. Ce qui la convainc de ne pas baisser les bras. Dans les semaines qui suivent, elle fait donc une nouvelle offre au fonds d’investissement : 36,5 millions d’euros ! Mais elle comprend vite que c’est peine perdue : le fonds avait manigancé depuis longtemps son éviction et ne sera pas disposé à revenir sur son coup de force. C’est alors devant les tribunaux que l’affaire se joue : Christine Cottard engage deux recours, dont un notamment pour contester la régularité de son éviction.

C’est donc cette affaire Furnotel qui risque de créer un séisme dans le monde des fonds d’investissement français – séisme ayant conduit à un ultime rebondissement, que nous allons voir dans un instant. De prime abord, cela peut surprendre : même si l’affaire est choquante, on peut légitimement se demander comment le sort d’une si petite société, qui ne brasse que quelques dizaines de millions d’euros, peut être de nature à ébranler un secteur financier aussi puissant que celui dit du « private equity », ou si l’on préfère du « capital-investissement » (en clair, l’investissement dans les sociétés non cotées), qui a été capable d’investir 6,5 milliards d’euros en 2013 dans l’économie française et de lever 8,2 milliards d'euros auprès d’investisseurs ? C’est qu’en fait cette affaire Furnotel n’est effectivement pas la première. Pis que cela ! Au détail près, elle est la répétition d’un autre scandale qui vient tout juste de se dérouler dans la Sarthe, et que Mediapart avait révélé.

Oui, la répétition au détail près ! Que l’on se souvienne de cette affaire qui a emporté voici à peine quelques jours dans la tourmente une PME un peu plus grosse, dénommée FPEE (lire Les mésaventures d’une PME dépecée par trois fonds vautours). Elle s’est déroulée exactement sur le même scénario, à l’initiative de trois fonds d’investissement : le même fonds Pragma, associé à deux autres, Naxicap (une filiale de Natixis, qui se dénommait auparavant Atria) et Equistone. La ressemblance entre les deux affaires est si troublante qu’on en vient même à penser que Pragma dispose d’une sorte de feuille de route qu’il applique en toutes circonstances de la même manière, pour siphonner les richesses des PME dans lesquelles il investit et évincer les PDG récalcitrants.

À FPEE aussi, les trois fonds d’investissement ont fait embaucher au début de l’histoire un nouveau directeur général, pour l'installer comme patron après leur coup de force ; à FPEE également, ils ont demandé la mise en place d’une opération de « dividend recap » (en l’occurrence, 200 millions d’euros d’endettement complémentaire en vue du versement d’un dividende de 133 millions d’euros) ; à FPEE aussi, ils ont décapité la direction de l’entreprise, qui ne se montrait guère enthousiaste. À ce jour, la seule différence entre FPEE et Furnotel, c’est l’épilogue de l’histoire, car dans le premier cas la révélation de l’affaire par Mediapart a déclenché une telle émotion dans le département, que les trois fonds d’investissement ont été contraints de jeter l’éponge (lire Les trois fonds vautours qui voulaient dépecer une PME mordent la poussière).

L’histoire est même encore plus troublante que cela car deux de ces fonds, Atria et Pragma, avaient déjà fait parler d’eux, deux ans auparavant, dans une autre affaire, également révélée par Mediapart. Et si ces deux fonds avaient fait l’objet de controverses, c’est à cause de jongleries financières qu’ils avaient réalisées au détriment d’une société dénommée… FPEE !

Cette autre histoire, qui concerne aussi FPEE, nous en avions déjà raconté les premiers balbutiements, que l’on peut retrouver ici, dans ces différentes enquêtes :

Nous racontions dans quelles conditions Atria avait reclassé d’un premier fonds détenu par lui, dénommé APEF1, vers un autre fonds lui appartenant également, dénommé APEF3, ses parts dans FPEE. Or ce type d’opération de reclassement, qui peut générer une forte plus-value, n’est autorisé que si l’opération de rachat par le deuxième acquéreur ne se fait pas à un prix excessif, qui puisse nuire à un actionnaire minoritaire de ce même fonds acquéreur. Pour se plier à cette obligation, Atria s'est vendu à lui-même sa participation dans FPEE en association avec un investisseur tiers supposé indépendant, et cette opération lui a permis de réaliser une première plus-value considérable : déboursant 12 millions d'euros en 2003, lors de son entrée dans FPEE, Atria en est sorti ensuite en 2010 avec 60 millions en poche.

Or, à l’époque, un autre fonds dénommé Massena, détenant des parts dans le fonds APEF3, avait précisément fait grief à Atria de se vendre à lui-même à un prix trop élevé l’actif qu’il détenait dans APEF1 et de réaliser ainsi une considérable plus-value, en partie sur le dos des actionnaires minoritaires de APEF3. Atria avait répliqué à ces critiques, faisant valoir que la loi autorise ce genre d’opération à la condition précisément qu’un investisseur tiers indépendant participe au rachat de l’actif. De la sorte, cela donne l’assurance que l'opération ne se fait pas à un prix surévalué. Ce qui était précisément la procédure qu’avait choisie Atria.

Mais Mediapart avait révélé à l'époque l’entourloupe : l’investisseur tiers qui avait participé au rachat des parts de FPEE aux côtés du fonds APEF3, et qui était supposé garantir la sincérité du prix détenu par Atria, avait été secrètement intéressé au « carried interest » obtenu par le fonds vendeur APEF1, détenu par Atria. Le « carried interest », c’est le mode de rémunération des sociétés de gestion qui s'occupent des avoirs financiers que des investisseurs leur confient pour investir dans des PME. En règle générale, le « carried interest » est équivalent à près de 20 % des plus-values que les sociétés de gestion font réaliser aux investisseurs qui leur font confiance.

Or, quel est l’investisseur tiers qui avait épaulé Atria dans le rachat de FPEE et qui était supposé garantir la sincérité du prix ? Nous y voilà : c’est Pragma. Le même Pragma que l'on retrouve ensuite dans le scandale FPEE de ces dernières semaines, associé à Naxicap-Atria et Equistone, puis dans celui de Furnotel…

On comprend donc pourquoi l’affaire de la toute petite PME Furnotel peut ébranler le monde immensément puissant du « private equity » : c’est en vérité le troisième scandale qui se produit, avec à chaque fois un même acteur, Pragma, seul ou en association avec d’autres. Par la force des choses, l’affaire Furnotel va donc relancer un vieux débat : si un même fonds d’investissement peut se comporter de la sorte à plusieurs reprises, n’est-ce pas la démonstration par l’absurde que le secteur des fonds d’investissement est peu ou mal régulé ? N’est-ce pas la preuve qu’il faut revoir ou améliorer cette régulation, et éventuellement le système de sanctions ?

Quand on pose la question à Michel Chabanel, le président de l’Afic (l’une des deux associations qui regroupent en France les sociétés de gestion), il fait valoir, en défense, une cascade d’arguments. Primo, suggère-t-il, il faut veiller à ne pas perdre de vue que les fonds d’investissement jouent un rôle majeur dans le financement des entreprises et notamment des PME (ici, les chiffres clés du capital-investissement). Il faut donc se garder de leur faire des procès faciles de manière indistincte. Deuxio, il insiste sur le fait que les sociétés de gestion sont placées en réalité sous une double surveillance : d’abord, sous la surveillance de l’Autorité des marchés financiers (AMF), qui a le pouvoir de donner ou de retirer son agrément aux sociétés de gestion. Et de surcroît, l’Afic s’est elle-même dotée d’une charte de déontologie à laquelle tous ses adhérents doivent obligatoirement souscrire, et d’une commission disciplinaire qui peut prononcer quatre type de sanctions : l’avertissement, le blâme, la suspension provisoire et la suspension définitive – laquelle suspension définitive équivaut à un arrêt de mort, puisqu’elle entraîne ipso facto un retrait de l’agrément de l’AMF.

Michel Chabanel fait donc valoir que l’Afic, par son propre système de sanction, se montre vertueuse et s’applique à faire elle-même la police. Dans une déclaration à Mediapart dont on trouvera la version intégrale sous l'onglet « Prolonger » associé à cet article, il nous a en particulier fait ces observations : « Au travers de la charte de l’AFIC, la profession veut faire du Capital Investissement un métier engagé sur le plan éthique et déontologique. La Commission de déontologie qui veille au respect du code de déontologie peut être saisie par toute personne ayant connaissance de faits de nature à constituer une violation des principes déontologiques. La Commission a un pouvoir de sanction (avertissement, blâme, suspension temporaire et radiation) à l’encontre des membres concernés. Afin d’assurer l’indépendance et la crédibilité de la commission, la formation disciplinaire est présidée par une personnalité qualifiée extérieure au capital-investissement (aujourd’hui un ancien magistrat) et la saisine de la commission est confidentielle, ni le Bureau ni le Président ne sont au courant. »

Ancien président de l’Afic, et figure connue du « private equity » français, le patron d’Eurazeo Patrick Sayer va dans le même sens et observe que si les sanctions prononcées par la commission ad hoc de l’association restent confidentielles – « Je ne suis pas partisan des autodafés publics », dit-il –, elles ont un effet indiscutable : « Quand un fonds lève de l’argent auprès de ses investisseurs, il doit dire s’il a fait l’objet de sanctions, et il ne peut évidemment pas travestir la vérité. » De surcroît, fait-il valoir, la confidentialité des sanctions prononcées par l’Afic est relative puisque si « des pratiques sortent du cadre autorisé par la loi, des recours sont possibles devant les tribunaux, et tout devient alors public ».

Le système de régulation et de sanction n’est pourtant pas exempt de critiques, et Patrick Sayer n’en disconvient pas : « Il y avait, quand j’étais président de l’Afic, des trous dans la raquette », admet-il. Et il en cite un exemple : si la loi fait obligation à une société de gestion d’adhérer à une association professionnelle, toutes les associations du secteur ne disposent par exemple pas de commission disciplinaire. Cela a par exemple été longtemps le cas de l’Association française de gestion (AFG), à laquelle les sociétés de gestion peuvent aussi adhérer.

Pourtant, l’histoire même de Pragma établit que les failles dans la régulation des fonds d’investissement sont plus grandes que ce que l’Afic ne veut bien admettre. À preuve, quand Massena a dénoncé les galipettes financières auxquelles procédaient Atria et Pragma, en 2011, la commission de déontologie de l’Afic s’est bel et bien saisie du dossier. Et elle a fini par rendre des sanctions, mais selon le règlement discutable de l’Afic, celles-ci sont restées confidentielles. Ce qui suscite une première interrogation : une sanction est-elle vraiment dissuasive lorsqu’elle reste secrète ? Et le principe démocratique de la transparence en matière de décision de justice ou de régulation ne devrait-il pas l'emporter sur celui du secret des affaires ?

Mais on a tout de même finit par connaître ces sanctions, car Massena a intenté un procès à l’Afic devant le tribunal de grande instance de Paris. Et on a alors eu la stupéfaction d’apprendre quelles avaient été les sanctions dans la première des affaires : soupçonné d’avoir informé Mediapart et d’avoir rompu la confidentialité qui est la première règle de la déontologie de l'Afic, Massena est le fonds qui avait écopé de la sanction la plus grave, le blâme, tandis que Pragma et Atria avaient eu la sanction la plus légère, l’avertissement. En résumé, le fonds vertueux qui avait dénoncé une mauvaise pratique financière avait été plus lourdement sanctionné que les auteurs de cette même galipette financière. Incompréhensible autant que choquant ! Sous le couvert de l'anonymat, plusieurs dirigeants d'importantes sociétés de gestion ont admis à Mediapart que cette décision était incompréhensible et avait créé un traumatisme dans la profession qui n'était toujours pas surmonté.

Et le plus surprenant, c’est que la justice avait elle-même ratifié cette invraisemblable jurisprudence, en déboutant Massena de ses demandes, dans un jugement que l’on peut consulter ci-dessous :

Dans les attendus du jugement, on peut donc vérifier qu’il est fait grief à Massena d’avoir été à l’origine de la première enquête de Mediapart sur Atria et Pragma : Enquête dans la jungle des fonds d'investissement.

Dans la galaxie complexe des fonds d’investissement, il en est de nombreux qui sont indignés par les pratiques de certains de leurs collègues, révélées par Mediapart, et qui redoutent les effets collatéraux que pourraient susciter toutes ces affaires. Depuis quelques jours, les lignes ont commencé à bouger ; et de grands noms du secteur du capital-investissement ont fait comprendre à l'Afic qu'elle devait prendre la mesure des événements et sortir de son ronron habituel. Résultat : bousculé, le bureau de l'Afic a adressé le 19 février dernier à tous ses adhérents, au lendemain du scandale FPEE, un courriel (que l'on peut lire dans sa version intégrale sous l'onglet « Prolonger » associé à cet article), se concluant par cette mise en garde : « L’AFIC se doit de veiller à l’éthique de la profession, eu égard à notre responsabilité sociale vis-à-vis des entreprises dans lesquelles nous investissons, et aussi vis-à-vis de nos clients investisseurs. » « Notre responsabilité sociale vis-à-vis des entreprises dans lesquelles nous investissons » : en termes diplomatiques, cela sonne comme une sérieuse remontrance à l'encontre de Pragma ! Autrefois prompt à dénoncer une presse qui ne comprendrait pas les problématiques du financement des entreprises et qui jetterait l'opprobre un peu trop facilement sur les fonds d'investissement, la profession commence à comprendre que cette ligne de défense est en train de craquer.

En somme, tout le milieu du « private equity » français commence à pressentir que les scandales à répétition déclenchés par Pragma menacent de jeter un discrédit sur toute la profession, et soulèvent une question décisive : si après l’affaire Massena, puis l’affaire FPEE, il y a maintenant l’affaire Furnotel, n’est-ce pas la preuve que la régulation – au moins celle de l'Afic – est toujours défaillante ? La réponse coule de source : pour l’heure, le secret et très modeste avertissement que Pragma a reçu ne l’a visiblement pas dissuadé de faire fortune sur le dos de belles PME et de les mettre sens dessus dessous.

Cette prise de conscience a donc conduit à l'ultime rebondissement que nous évoquions tout à l’heure. Inquiets de tout le brouhaha que l’enquête de Mediapart suscitait dans leur milieu professionnel avant même sa mise en ligne, bousculés par quelques figures connues du « private equity », dont le patron d’Eurazéo qui a tempêté dans les coulisses, les dirigeants de Pragma ont finalement compris qu’il était préférable de jeter le gant. Plus subtil que les autres associés de sa maison, le président du conseil de surveillance, Gilles Gramat, qui ignorait jusque-là tout du dossier, s’en est donc saisi en catastrophe jeudi 5 mars en fin de journée, et dans la nuit suivante, ce vendredi à 5 heures du matin, il a bouclé un accord avec Christine Cottard au terme duquel celle-ci et sa famille rachètent la totalité des parts du fonds d’investissement. On peut consulter ici le communiqué de presse qui consacre la défaite cinglante de Pragma.

Dans un communiqué publié dans les commentaires, sous cette enquête, quelques heures après sa mise en ligne, Pragma conteste notre présentation de l'histoire. Voici ses observations: « Le requisitoire violemment polémique de Mediapart nous contraint à deux immédiates réactions: 1- la recap bancaire a été négociée par madame Cottard et non par Pragma; elle n'avait pat pas pour objet de permettre à Pragma de se faire verser de gros dividendes prélevés sur les bénéfices de l'entreprise mais de rembourser des dettes (les OC/ADP) au taux de 10% par un emprunt bancaire au taux de 4% l'an; 2 - les accords de cession de la participation de Pragma à mad.Cottard n'ont pas été négociés en une nuit mais en plusieurs mois. Nous comprenons le leger embarras de Médiapart mais le dossier Furnotel est aujourd'hui une non-affaire.»

De toutes ces affaires, les milieux français du « private equity » vont, quoiqu'il en soit, devoir maintenant tirer les leçons. Car ces crises à répétition viennent confirmer que les milieux financiers français n’ont pas encore pris une claire conscience que depuis la crise financière et la crise Madoff, ils vivent dans un nouvel environnement juridique et réglementaire. C’est ce que l’on fait valoir à l’Autorité des marchés financiers (AMF).

À l’AMF, on insiste en effet sur le fait qu’il n’y a pas de « régulation partagée » ou de « corégulation ». Une association comme l’Afic peut parfaitement se doter d’un code de déontologie et d’une instance disciplinaire, mais pour autant, l’AMF ne renonce en aucun cas à son pouvoir de régulation et de sanction, qui s’exerce aussi dans le champ du « private equity ». De surcroît, l’AMF fait valoir que la régulation s’est considérablement renforcée, notamment avec la directive européenne du 8 juin 2011 qui concerne les gestionnaires de fonds d’investissement alternatifs (FIA), c’est-à-dire des fonds alternatifs aux fonds « classiques », ce qui englobe l’immobilier, le « private equity » ainsi que les hedge funds.

Voici cette directive :

Or, à l’article 30 de cette directive, il est prévu une clause très stricte qui interdit pendant vingt-quatre mois des « démembrements d’actifs ». Lisons : « Les États membres exigent que, lorsqu’un FIA acquiert, soit individuellement, soit conjointement, le contrôle d’une société non cotée ou d’un émetteur (…), le gestionnaire qui gère un tel FIA, pendant une période de vingt-quatre mois suivant l’acquisition du contrôle de la société par le FIA : a) ne soit pas autorisé à faciliter, à soutenir ou à ordonner la distribution, la réduction de capital, le rachat d’actions et/ou l’acquisition de ses propres actions par la société. »

Et cette directive a été transposée en droit français récemment, par un décret en date du 14 mai 2014 : on peut le consulter ici.

En clair, la loi de la jungle, c’est fini ! Sans doute Pragma, et ses associés de Naxicap-Atria et Equistone, ne l’avaient-il pas encore compris…

BOITE NOIREMis en ligne vendredi vers 19H, cet article a été légèrement modifié samedi à 8H15, pour intégrer un nouveau communiqué que Pragma avait publié sous la forme d'un commentaire, sous notre article.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Tiers payant: Marisol Touraine ne cède presque rien

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« Marisol Touraine n’a rien lâché du tout », constate Claude Leicher, le président du syndicat de médecins généralistes MG France. La ministre ne se fait d’ailleurs aucune illusion : « Je n’ignore pas qu’il y aura manifestation le 15 mars. » Fait rare, tous les syndicats de médecins libéraux appellent à défiler ce dimanche à Paris, contre le projet de loi santé, quelques jours avant le début de son examen par la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Parmi les revendications disparates des médecins libéraux, une seule cimente assez largement la profession : l’opposition à la généralisation du tiers payant. Après quelques semaines de concertation, la ministre a pourtant concédé quelques aménagements, lundi 9 mars, mais elle ne revient pas sur l’essentiel : « Le tiers payant sera bien étendu à l’ensemble des Français. Parce que c’est juste. Parce que c’est du progrès. Parce que ça favorise l’accès aux soins. » Dans le détail, c’est un peu plus compliqué.

La fin de l’avance de frais chez le médecin devait devenir un droit pour les patients, au 1er janvier 2017. Mais la ministre s’est ravisée : ce droit deviendrait effectif fin 2017 seulement. Voilà une promesse qui, de prime abord, engage peu un gouvernement désavoué par les sondages et dans les urnes. Mais dans le détail, le calendrier détaillé par Marisol Touraine reste ambitieux. C’est acquis depuis la dernière loi de financement de la sécurité sociale : au 1er juillet 2015, le tiers payant, qui bénéficie déjà aux bénéficiaires de la couverture maladie universelle (CMU), sera étendu à ceux de l’aide à la complémentaire santé (ACS). Puis au 1er janvier 2017, en bénéficieront tous les assurés pris en charge à 100 % : les personnes les plus malades, celles en “affection de longue durée” (ALD), les femmes enceintes, les victimes d’accidents du travail et de maladies professionnelles, etc. Ce sont 15 millions de personnes.

L’assurance maladie, seul assureur des soins courants de ces 15 millions de personnes, est en première ligne. Et le ministère de la santé a décidé de la mettre au pied du mur : une « garantie de paiement » au professionnel de santé qui pratique le tiers payant sera inscrite dans la loi. Si l’assurance maladie ne paie pas en sept jours une feuille de soins électronique télétransmise, elle devra « des pénalités de retard » au professionnel. Le médecin, mais aussi l’infirmier ou le pharmacien, n’aura donc « aucune charge supplémentaire », assure Marisol Touraine. Et le système sera simple, promet-elle : « un seul geste suffira », à savoir l’introduction de la carte vitale dans le lecteur, pour vérifier si les droits de l’assuré sont bien ouverts.

L’objectif est de préserver le médecin de la complexité qui se cache derrière « l’assurance maladie », à savoir une ribambelle de régimes : la Cnamts, le régime général des travailleurs salariés ; le régime agricole, géré par la Mutuelle sociale agricole (MSA) ; le régime des indépendants, géré par le régime social des indépendants (RSI) ; sans oublier, les régimes spéciaux de la SNCF, de la RATP, les régimes délégués des enseignants, des étudiants, etc. Les passages d’un régime à l’autre sont toujours délicats, et peuvent virer au parcours du combattant pour, par exemple, les étudiants, les chefs d’entreprise…

Ceux qui sont chargés de mettre en musique le tiers payant à la Direction de la sécurité sociale ont sans doute en tête la mésaventure du RSI : en 2008, pressée de faire des économies par le gouvernement Sarkozy, l’administration a rapproché, un peu trop vite, les fichiers des Urssaf et du RSI, et les a écrasés, effaçant des données. La Cour des comptes a qualifié l’incident de « catastrophe industrielle ». Sept ans plus tard, le RSI s’en remet difficilement.

Pour que le tiers payant généralisé pour tous les Français se concrétise, il faut que les 600 complémentaires santé s’engagent. Et le ministère a peu de marges de manœuvre pour les contraindre : juridiquement, il est impossible au gouvernement d’imposer à ces organismes de droit privé les mêmes « pénalités de retard » qu’à l’assurance maladie. En revanche, il dispose toujours de l’arme fiscale. Mais, comme avec les médecins, la ministre de la santé préfère « l’incitation ». D’ailleurs, début février, les trois familles de complémentaires – mutuelles, assureurs et institutions de prévoyance – se sont elles aussi engagées sur « un dispositif simple et sécurisé », effectif au 1er janvier 2017 : une « reconnaissance automatique des droits des patients », peut-être avec la carte vitale, et une « garantie de paiement », dans des délais rapides, des professionnels de santé. Toute erreur dans la tenue des droits des assurés serait donc, là encore, à la charge des assureurs. La ministre de la santé estime que l’assurance maladie et les complémentaires ont désormais « une obligation de résultats ». Elle est confiante : « Ce dispositif coordonné sera rapide, simple et fiable. Il sera rodé au cours de l’année 2017, et il s’imposera comme une évidence. »

Ces « garanties de paiement » apportées par l’assurance maladie et les complémentaires ne rassurent pas les médecins libéraux. Ils sont en réalité partagés en deux courants. La plupart sont fondamentalement hostiles au tiers payant, qui instaure un lien direct avec l’assurance maladie et les complémentaires. Jean-Paul Ortiz, de la CSMF, le premier syndicat de médecins libéraux, déroule ses arguments : « Le tiers payant sera complexe à mettre en œuvre, donc coûteux pour les assurés sociaux. Et les médecins doivent bien réfléchir aux conséquences de l’implication des complémentaires : elles vont nous payer directement, bientôt elles voudront contrôler nos pratiques. » Mais d’autres médecins, essentiellement des généralistes, pratiquent le tiers payant, convaincus de son utilité sociale. Ils sont partagés entre l’espoir d’une simplification utile, et la crainte de nouvelles tracasseries administratives. Ils sont représentés par le syndicat de médecins généralistes MG France. Son président Claude Leicher encourage les médecins à « rester pugnaces. Nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il est hors de question que les médecins aient à gérer le bordel administratif de l’assurance maladie. La ministre a donné quelques garanties, mais ce n’est pas suffisant. Le plus simple reste d’avoir un seul interlocuteur : l’assurance maladie. À elle de se débrouiller avec les complémentaires ». Il en convient cependant : « Si on parvient à construire un système simple et efficace, 100 % des médecins y adhéreront, et ce sera un grand progrès. »


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La rente des sociétés d'autoroutes est bien protégée

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Jean-Paul Chanteguet a décidé de mettre un terme à la mascarade. Le président de la commission du développement durable de l’Assemblée nationale a démissionné, lundi 9 mars, de la présidence d’un groupe de travail sur les autoroutes, à la veille de la remise d’un rapport censé être définitif sur le sujet. « Je refuse d’avaliser plus avant cette mise en scène et met un terme à ma participation à ce groupe de travail, dont les travaux, consciencieusement organisés et orientés, ont eu pour objectif de montrer, que de rente il n’y avait pas et que l’idée de la résiliation était irréaliste, pour ne pas dire irresponsable », écrit-il. Dans une lettre envoyée au premier ministre Manuel Valls le 26 février et rendue publique en même temps, le député socialiste était encore plus précis : « Sur ce dossier comme sur d’autres précédents, le pouvoir exécutif, au travers de sa haute administration, dénie aux parlementaires toute légitimité à proposer des solutions réfléchies, documentées et innovantes. (…) Je ne saurai pour ma part cautionner une démarche qui n’aurait pour ligne directrice la défense de l’intérêt général, c’est-à-dire celle de l’État et de ses usagers. » (Voir dans l’onglet Prolonger le communiqué et la lettre.)

Le député socialiste, qui a pour suppléant le ministre des finances, Michel Sapin, n’est pourtant guère habitué aux coups d’éclat. Mais cette fois, la colère l’a emporté. « Je suis resté le plus longtemps possible. J’ai décidé de partir quand j’ai compris que le rapport d’étape allait être le rapport définitif. La façon dont les parlementaires sont traités est insupportable », dit Jean-Paul Chanteguet. Il a le sentiment d’avoir été instrumentalisé. Pour lui, tout le dossier des autoroutes est déjà ficelé depuis longtemps, ailleurs, par la haute administration. 

Dès le 4 mars, alors que le rapport du groupe de travail n’était même pas achevé, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, qui semble avoir écarté tous les autres ministres du dossier, en a donné les conclusions devant le Sénat. Des conclusions à rebours de tout ce qui avait été annoncé par le gouvernement précédemment. Se faisant le parfait porte-parole de la haute administration, il annonçait alors qu’il n’y avait pas de sujet sur les autoroutes. Les sociétés concessionnaires, à l’entendre, ne bénéficiaient d’aucune rente. Il était donc urgent de fermer le dossier et d’aller de l’avant.

Le gouvernement a déjà prévu la suite, ou plus exactement la direction des infrastructures, la même qui a mené à la catastrophe de l’écotaxe. Celle-ci planche avec Bercy sur le projet depuis quelque temps pour suppléer la disparition de la taxe poids lourds. Un grand plan de relance autoroutier va être lancé, accordant une rente assurée et quasi perpétuelle aux sociétés autoroutières. Il est concocté depuis des mois entre l’administration et les sociétés autoroutières, comme Mediapart l’avait annoncé en février (voir Ecomouv : les calculs de la haute administration)

© forum.politique. org

Celles-ci s’engagent à dépenser 3,2 milliards d’euros de travaux supplémentaires sur onze ans, soit 290 millions d’euros par an, pour moderniser et développer le réseau autoroutier. En contrepartie, l’État va leur accorder un allongement de la durée des concessions autoroutières – de 2 à plus de 4 ans – et une extension du réseau concédé, le tout naturellement sans aucun appel d’offres ni mise en concurrence, sans remise en cause des contrats. 11 000 emplois devraient être créés ou sauvegardés avec cette opération, assurent les sociétés autoroutières. Cela fait cher l’aide à l’emploi : 290 000 euros par poste.  

Dans ses conclusions, le rapport du groupe de travail, adopté mardi 10 mars, a évité tous les sujets qui fâchent. La résiliation des contrats autoroutiers ou leur renégocation, selon lui, « n'apportent aucune solution satisfaisante aux questions soulevées ». Il préconise, comme le souhaitait le gouvernement, la mise en œuvre rapide du plan de relance autoroutier, la fin du gel des tarifs, et demande en contrepartie que les sociétés autoroutières fassent quelques efforts sur la durée des concessions et sur les tarifs pour les voitures les moins polluantes. En un mot, le groupe de travail demande que l’État renonce à tout, laissant les sociétés autoroutières plus victorieuses que jamais, avec la complicité active de la haute administration.

Le gouvernement avait pourtant promis d’écrire l’histoire autrement. En octobre, au moment de la dénonciation du contrat de l’écotaxe, Ségolène Royal, la ministre de l’écologie, était montée au créneau pour dénoncer la rente autoroutière. Elle demandait alors que les sociétés concessionnaires reversent 1 milliard à l’État pour mettre un terme à cette situation irrégulière et aider à l’entretien des infrastructures de transports. Emmanuel Macron, qui ne faisait pas encore la une des journaux anglo-saxons comme le banquier qui va enfin libéraliser la France, promettait de son côté une renégociation des contrats de concessions autoroutières. 

Tous semblaient alors d’accord sur le fait qu’il fallait revenir sur les termes de la privatisation menée en 2006 par Dominique de Villepin. En décembre, la commission du développement durable, présidée par Jean-Paul Chanteguer, remettait un rapport sévère sur le même sujet. Il concluait, comme l’avaient fait avant les rapports de la Cour des comptes et de l’Autorité de la concurrence, que ces privatisations avaient lésé l’État et les usagers pour le seul profit des sociétés autoroutières qui bénéficiaient d’une rente indue (lire notre article : Pourquoi l’État doit reprendre en main les autoroutes). Il appelait à un contrôle des autoroutes par l’État. 152 députés de la majorité, y compris le président de l’Assemblée nationale Claude Bartolone, signaient alors une pétition demandant la renationalisation des autoroutes.

Le gouvernement préféra ne pas utiliser la clause de dénonciation des concessions, prévue au 31 décembre de chaque année. Mais pressé de toutes parts, il s’engageait à ouvrir le dossier. Il annonçait la création d’un groupe de travail sur le sujet. Dans la lettre de mission adressée le 31 décembre à Jean-Paul Chanteguet, le premier ministre Manuel Valls en définit précisément les contours : « Je vous propose la mise en place, tout début janvier, d’un groupe de travail qui aura pour objectif d’examiner ces propositions (transmises par les sociétés autoroutières au gouvernement le 22 décembre) et d’identifier les améliorations souhaitables. Ce groupe devra également examiner les modalités et conséquences d’une résiliation anticipée telle que vous l’avez proposée et donc au total comparer deux scénarios : renégociation des contrats ou résiliation au 1er janvier 2017 », écrit-il alors.

Jean-Paul Chanteguet pense alors avoir les moyens de mener sa mission d’étude à bien. D’autant que Matignon s’est rangé à ses arguments. Alors que le gouvernement entendait avoir un rapport définitif fin février, celui-ci a finalement accepté de donner du temps au groupe de travail. Il se dit prêt à se contenter d’un rapport d’étape à cette date. Pourtant, très vite, le député va déchanter.

Car le groupe de travail, composé de quinze parlementaires (huit députés, sept sénateurs), est soigneusement encadré par la haute administration. Les directeurs de cabinet des ministres de l'écologie, de l'économie et des transports y participent. La plume du groupe de travail est tenue par Anne Bolliet, inspectrice des finances, qui travaille à Bercy. Deux autres hauts fonctionnaires conduisent les travaux. L’un, François Poupard, est responsable à la direction générale des infrastructures, des transports et de la mer, l’autre, Salim Bensmaïl, est responsable de la mission d’appui des partenariats publics-privés (MAPPP) : les deux directions responsables du dévoiement de l’écotaxe. Un échec qui coûte plus de 830 millions d’euros à l’État mais qui reste sans sanction. L’ancien directeur des infrastructures, Daniel Bursaux, qui avait piloté tout le dossier depuis 2007, a simplement été écarté et hérité d’une sinécure, la présidence de l’Institut géographique national.

© reuters

Face à des parlementaires pas toujours bien informés ni investis, les représentants de la haute administration ont vite fait de prendre la main dans les réunions hebdomadaires du groupe de travail et de faire passer leurs idées. La première, la plus étonnante, est de détruire la crédibilité de la Cour des comptes et de l’Autorité de la concurrence, qui ont dénoncé dans des rapports accablants les contrats de concession signés au détriment de l’État. Des contrats concoctés par les ministères des finances et des transports. « Ils étaient en service commandé. Tous leurs messages étaient de dire qu’il n’y avait pas de rente autoroutière », raconte Jean-Paul Chanteguet.

Ainsi, la haute administration a repris sans frémir les discours et les arguments des sociétés autoroutières, contestant les analyses de deux institutions de la République. Alors que l’Autorité de la concurrence souligne les marges extraordinaires des sociétés concessionnaires, de l’ordre de 20 à 24 %, les sociétés autoroutières contestent les résultats. Elles ont publié en janvier une étude de circonstance du cabinet Deloitte pour prouver que les calculs de l’Autorité de la concurrence étaient faux. D’après cette étude, ce n’est pas à partir du ratio chiffre d’affaires sur bénéfices qu’il convient de calculer la rentabilité, mais à partir du taux de rentabilité interne (TRI). À cette aune, les chiffres sont beaucoup moins élevés : les sociétés autoroutières dégagent une rentabilité autour de 9 %. Hasard, ce sont justement ces ratios que les hauts fonctionnaires prennent comme référence.

Mais même avec ces ratios, la rentabilité des sociétés autoroutières est extraordinairement élevée, compte tenu de l’absence de risque, d’inflation et des taux financiers proches de zéro. Par contrat – car c’est ainsi que le capitalisme se décline en France, une rente assurée et garantie par l’État –, les sociétés autoroutières se sont vu garantir au moment de la privatisation un TRI de 6,5%. Elles en sont aujourd’hui à près de 9 %. « Deux points de plus, cela ne paraît pas important. En réalité, cela représente un sur-profit de 20 milliards d’euros », relève le député socialiste. Un bénéfice supplémentaire jugé parfaitement légitime par Bercy, semble-t-il.

Le deuxième angle d’attaque de la haute administration a été de réduire en miettes toutes les tentatives de chercher des solutions alternatives, qui pourtant faisaient partie de la mission de ce groupe de travail. Impossible, à entendre ces hauts fonctionnaires, de renégocier ces contrats, encore moins de racheter les concessions, comme l’avaient demandé les députés. Toutes ces solutions, selon eux, sont « irréalistes » voire « irresponsables ». Une renationalisation complète des concessions autoroutières a été évaluée à 40 milliards d’euros (dont 20 milliards de reprise de dettes). Mais les péages permettraient largement d’assurer le remboursement des frais financiers, voire de dégager des bénéfices.

Une responsable de France Trésor est venue faire la leçon aux parlementaires : l’État va devoir emprunter 185 milliards d’euros cette année. Il est hors de question d'ajouter des emprunts supplémentaires. Même les 460 millions d’euros qui doivent être investis dans le plan de relance autoroutier cette année sont présentés comme hors de portée des finances publiques. Toutes les solutions imaginées pour éviter l’allongement de la durée des concessions, comme l’extension des réseaux concédés, ont été écartées d’un revers de la main. Tout doit passer par de nouvelles faveurs aux sociétés concessionnaires, comme l’administration l’a prévu.

Ni les transporteurs ni les usagers n’ont été auditionnés par le groupe de travail, pas plus que les rapporteurs de la Cour des comptes ou de l’Autorité de la concurrence. Faute de temps. Seules l’administration et les sociétés autoroutières ont pu être entendues. Si les avis divergents sont écartés, cela facilite la concertation.

Le groupe de travail n’a même pas eu communication des propositions qu’avaient faites les sociétés autoroutières au gouvernement en décembre. Il a découvert par des indiscrétions ce qui se tramait par-derrière. Dans leur grande largesse, les sociétés autoroutières, qui dégagent plus de deux milliards de bénéfices par an, et qui se sont versé 14,9 milliards d’euros de dividendes – soit plus que le prix des privatisations – entre 2006 et 2013, paraissent décidées à faire un geste en direction de l’État impécunieux. Elles seraient prêtes à apporter 40 millions d’euros à l’agence de financement des infrastructures de transport pour aider la réalisation de certains travaux. Les besoins sont estimés autour d'1 milliard par an.  

Le rapport du groupe de travail, adopté ce 10 mars, n'a été communiqué aux parlementaires que lundi soir. Mais qu’importe ! Les conclusions sont connues depuis longtemps. Le groupe de travail demande juste que « l’État ne s'interdise pas de renégocier contractuellement des avancées », en demandant que les sociétés autoroutières par exemple participent plus aux financements des infrastructures. Cela tient un peu du vœu pieu. « La loi ne peut rien. Il est impossible de modifier les contrats, sauf à trouver un accord avec les sociétés autoroutières», dit le député PS.

À l'avenir, le groupe de travail recommande d'être plus vigilant et d'introduire des clauses liant la durée de la concession ou la baisse des tarifs aux résultats de la concession. Il souhaite aussi que le parlement se prononce sur toute nouvelle concession autoroutière. Ces dispositions ne risquent pas de modifier fondamentalement l'économie du secteur.

Tout cela n’était-il pas prévisible ? Cela fait des années que l’administration a trahi ses principes et l’intérêt général. Comment imaginer que l’État puisse peser quand le responsable des transports à Matignon, Loïc Rocard, est l’ancien directeur de Cofiroute, la principale société autoroutière, filiale de Vinci ? Même s’il s’est déporté du dossier, difficile de croire qu’il n’ait jamais jeté ne serait-ce qu’un œil sur le sujet. De même, comment penser que la direction des infrastructures et plus largement le ministère des transports prennent quelques décisions défavorables aux grands du BTP, quand de nombreux anciens hauts fonctionnaires du ministère sont devenus responsables de Sanef ou de Vinci, quand la voie du pantouflage indique tout droit le chemin des trois majors du BTP aux membres du ministère ?

Le gouvernement, qui est pressé d’en finir avec un débat qui l’encombre, souhaite annoncer sans tarder « son plan de relance autoroutier ». Le gel des péages devrait être très vite suspendu et les tarifs augmenter comme le prévoient les contrats de concession, afin de suspendre l’action judiciaire entamée par les sociétés concessionnaires. Il pourrait même y avoir un rattrapage, afin de compenser le manque à gagner qu’elles ont dû subir !

Mais contrairement à ce qu’il espère, le gouvernement n’en a pas fini avec le dossier des autoroutes. Des associations d’usagers et de transporteurs s’apprêtent à engager deux recours – l’un auprès du conseil d’État, l’autre auprès de la commission européenne – pour contester l’allongement de la durée des concessions et l’extension du réseau concédé, sans appel d’offres ni mise en concurrence. La disposition est parfaitement illégale : elle passe outre la loi Sapin, les dispositions européennes ainsi que l’interdiction de l’adossement. Cela fait beaucoup.

Mais, au-delà, ce dossier risque de rester en mémoire dans l’opinion publique. Rarement, l’impression de brader l’intérêt général a été aussi forte. « Chaque année, ce sont les sociétés concessionnaires d’autoroutes, qui rappelleront aux usagers-citoyens et aux politiques, qu’elles sont seules maîtresses du jeu, lors de l’annonce des hausses des péages et lors de la publication de leurs résultats financiers », avertit Jean-Paul Chanteguet.

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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