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Vers un « big bang » pour le logement social

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Le logement social est à la veille d’un immense « big bang ». Selon nos informations, deux des principaux acteurs du logement social, d’un côté la Société nationale immobilière (SNI), qui est une filiale de la Caisse des dépôts et consignations, de l’autre, Action Logement, l’organisme paritaire Medef/syndicats qui gère l’ex-1 % Logement, mènent secrètement depuis plus de six mois des négociations en vue d’un rapprochement. Le projet risque-t-il de conduire à une privatisation du logement social, en faisant la part belle au patronat ? Ou bien conduira-t-il à la création d’un immense conglomérat qui jouerait dans le domaine du logement social la fonction qu’occupe l’Unedic dans le domaine de l’assurance chômage : une sorte de nouvelle assurance logement ? La réforme risque en tout cas de susciter de vifs débats, car selon les modalités retenues, c’est l’une ou l’autre des deux solutions qui l’emportera.

Initialement, c’est incontestablement un projet de privatisation du logement social qui a été envisagé entre les dirigeants de la SNI et ceux d’Action sociale. Avant même que le nouveau directeur général de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), Pierre-René Lemas, n’entre en fonction, l’été dernier, des premiers contacts ont eu lieu entre la direction de la SNI, emmenée par son président André Yché, les dirigeants d’Action Logement (l’organisme paritaire institué en 1952, qui gère la contribution des entreprises, fixée initialement à 1 % de la masse salariale, à l’effort de construction), et le GIC, qui est l’un des principaux organismes collecteurs de ce que l’on appelait donc autrefois le « 1 % Logement ».

Cette synergie d’intérêts a des raisons anciennes. D'abord, le président de la SNI a, de longue date, pour stratégie de rechercher les « plus-values latentes » qu’il peut réaliser grâce au parc social qu’il contrôle, et s’intéresse beaucoup plus au logement intermédiaire qu’au logement social. Au fil des années récentes, la SNI, société publique, s’est donc banalisée, et est devenue un opérateur immobilier qui a copié les règles spéculatives du marché, et s’est éloignée de son ambition fondatrice, celle de l’intérêt général.

De son côté, le patronat milite depuis longtemps en faveur d’une privatisation du logement social. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au Livre blanc pour le logement (on peut le télécharger ici) que le Medef a publié le 9 mars dernier. « Développer la culture de projet en s’appuyant sur le savoir-faire des opérateurs privés » ; « abroger les dispositions les plus contreproductives de la loi ALUR, notamment l’encadrement des loyers » ; « simplifier et raccourcir les procédures à l’encontre des locataires défaillants de mauvaise foi » ; « acquérir les grands fonciers publics de façon massive et à des conditions abordables, via des groupements mixtes associant les promoteurs privés » ; « développer la vente HLM sécurisée aux occupants du parc social » : c’est une dérégulation sociale massive, au profit de promoteurs privés, que propose le Medef, sous les applaudissements du Figaro qui a résumé tout cela d’un titre choc : Logement : le Medef favorable à la possibilité de vendre des HLM.

C’est dans ce contexte de convergences d’intérêts que les premiers contacts ont eu lieu entre la direction de la SNI et les dirigeants patronaux d’Action Logement. Des premiers contacts qui avaient très précisément pour objet d’organiser le retrait de l’opérateur public au profit des opérateurs privés. Mediapart a pu consulter des documents confidentiels qui en attestent. Par exemple, lors de la dernière réunion du comité stratégique de l'Union des entreprises et des salariés pour le logement (UESL – l’organisme de tête d’Action Logement), le 22 janvier dernier, un document y a été soumis, sous l’intitulé « Projet de renforcement du partenariat GIC/SNI ».

On peut consulter ci-dessous quelques-unes des pages de ce document, celles qui résument le projet :

Ce document présente donc le mariage envisagé entre le GIC et la SNI, avec les propositions initiales des deux partenaires. Au début, la SNI a suggéré « de constituer deux structures holding faîtières, l’une intervenant en Île-de-France et l’autre en province ». Et la SNI, qui contrôle ou gère de très nombreuses sociétés HLM en province, proposait d’en offrir les clefs au GIC : « Le GIC aurait vocation à détenir plus de 50 % du capital de la structure faîtière de province, la SNI restant majoritaire dans celle d’Île-de-France », peut-on lire.

De son côté, le GIC présentait trois scénarios possibles. Dans le premier, « le Gic détiendrait 51 % des Entreprises sociales pour l’habitat (ESH) faîtière de province et 49 % de l’ESH faîtière d’Île-de-France, et vice-versa pour la SNI ». Dans le deuxième scénario, « le GIC détiendrait 51 % de l’ESH faîtière d’Île-de-France et 49 % de l’ESH faîtière de province, et vice-versa pour la SNI ». Et dans le troisième scénario, il était envisagé que « le GIC détiendrait 51 % des deux ESH faîtières, tant en province qu’en Île-de-France, et la SNI 49 % ».

Et les dirigeants d’Action Logement ne faisaient pas mystère que ce troisième scénario avait leur préférence. Un scénario conduisant à ce que la SNI, premier bailleur social français, donne les clefs de son parc social à d’autres d’acteurs, dont le Medef. En somme, les dirigeants d’Action Logement préconisaient ce qu’il faut appeler une privatisation du logement social français.

Or, étonnamment, ce projet explosif a visiblement prospéré et la direction de la SNI n’y a pas mis sur-le-champ son veto. Lors d’un conseil d’administration d’Action Logement, le 5 février suivant, les administrateurs ont été informés que les choses évoluaient dans le bon sens : « À l’issue de plusieurs échanges tant avec la SNI que la Caisse des dépôts et consignations, actionnaire majoritaire de la SNI, le projet a significativement évolué », lit-on dans le procès-verbal de la réunion. Sans que l’on sache si la SNI a donné son accord à un contrôle à 51 % des deux structures faîtières en Île-de-France par le GIC, ce n’est plus que cette solution qui est présentée aux administrateurs. Le procès-verbal apporte en effet ces précisions : « Le projet, sur la base des premières estimations financières à parfaire, représenterait un investissement de l’ordre de 460 millions d’euros à mobiliser sur environ cinq années. En contrepartie de cet investissement, le GIC pourrait prendre le contrôle d’un ensemble représentant 185 000 logements dans lequel il est déjà en partie actionnaire minoritaire. »

Cette première mouture du projet aurait pu susciter de vives controverses. D'abord parce que ce montage aurait pour conséquence d’organiser le retrait du principal bailleur social français du secteur du… logement social ! Au moment où le gouvernement ne cesse de répéter que le logement social est pourtant l’une de ses priorités, cela aurait été pour le moins curieux.

En second lieu, dans le passé, une autre filiale de la Caisse des dépôts, Icade, a déjà organisé un immense transfert portant sur quelque 32 000 logements, avec l’aide de la SNI qui avait été l’opérateur de ces cessions. Or, cette opération a été émaillée de fautes graves ou irrégularités, qui ont fini par faire scandale et susciter l’indignation de nombreux élus locaux, dont des élus socialistes. La Cour des comptes va d'ailleurs prochainement publier un rapport à ce sujet.

Mediapart, de son côté, a publié de nombreuses enquêtes, révélant les zones d’ombre de cette sulfureuse opération (lire ici). Alors, organiser un transfert portant non plus sur 32 000 logements mais sur 185 000 logements sociaux, au moment même où le premier scandale va rebondir, voilà qui alimenterait une vive controverse publique.

Il ne semble pas pourtant que le nouveau patron de la Caisse des dépôts et consignations, Pierre-René Lemas, soit disposé à donner son accord à un schéma de rapprochement au terme duquel la SNI perdrait le contrôle sur l’immense parc de logements sociaux qu’elle gère. En clair, le patron de la Caisse semble avoir donné son accord au projet de rapprochement SNI-GIC, mais à des conditions très précises. Primo, il est absolument hors de question que la SNI perde la majorité qu’elle détient dans le capital des sociétés faîtières. Il serait donc envisageable que le GIC monte au capital de ces sociétés, mais sans dépasser la barre des 49 %.

Le nouveau patron de la Caisse considérerait en effet que la SNI peut certes avoir de fortes ambitions dans le secteur du logement intermédiaire, mais qu’elle ne doit pas pour autant oublier sa mission principale, le logement social, ou pis que cela, s’en retirer.

Pour autant, Pierre-René Lemas ne semble pas opposé à ce partenariat avec le GIC. À cela, il y a une raison majeure : la Caisse et sa filiale, la SNI, ont besoin de fonds propres pour investir davantage dans le logement social. La montée en puissance dans des proportions raisonnables du GIC dans les sociétés HLM contrôlées par la SNI pourrait donc fournir ces fonds propres, dans un contexte de fortes contraintes budgétaires.

Pierre-René Lemas poserait une deuxième condition à ce projet de partenariat. Il souhaiterait que dans les modalités de gouvernance prévues, l’esprit originel du « 1 % Logement », qui reposait sur un système paritaire cogéré par le patronat et les cinq confédérations syndicales, soit méticuleusement respecté. En clair, il s’agirait non pas de faire la part belle au Medef, qui rêve de mettre la main sur le logement social, mais de construire un nouveau système, dans lequel la SNI jouerait un rôle clef. En l'occurrence, construire un immense conglomérat, rassemblant les forces de la Caisse des dépôts et du « 1 % Logement », qui jouerait alors dans le domaine du logement social la fonction qu’occupe l’Unedic dans le domaine de l’assurance chômage : une sorte d'assurance logement.

Mais le projet est hautement périlleux. Car le savant équilibre que semble rechercher le patron de la Caisse n’est pas exempt de dangers. Si la Caisse des dépôts rejette la solution que privilégie actuellement le GIC, les négociations pourraient tourner court. Si en revanche, elle fait trop de concessions, alors la menace d’une privatisation du logement social pourrait être réelle…

Les risques du projet vont même au-delà. Car derrière le paritarisme largement nécrosé de l’ex-« 1 % Logement », c’est le Medef qui a la main. Et la concomitance entre le Livre blanc pour le logement du patronat, et les projets secrets de désengagement de la SNI, est évidemment troublante. Car la SNI, sous la houlette d’André Yché, a toujours trouvé les financements qu’elle voulait pour le logement intermédiaire. Mais au fil des ans, le logement social est devenu le parent pauvre ; et de nombreuses sociétés HLM sous la tutelle de la SNI ont épongé de lourdes pertes à cause de placements hasardeux sur les marchés financiers (lire Des sociétés HLM spéculent toujours sur les marchés). Ceci explique d’ailleurs en partie cela : la SNI est maintenant dans l’obligation d’aller chercher à l’extérieur des financements dont elle ne dispose plus.

Et puis dans ces tractations secrètes que la SNI mène de longue date avec Action Logement, il y a un paramètre qui pourrait expliquer le cheminement un peu chaotique du projet : André Yché, qui ne manque pas d’habileté et entretient des relations confiantes avec le Medef, n’a-t-il pas pensé que l’empire du « 1 % Logement » pourrait être un jour une base de repli, si d’aventure sa bonne étoile à la Caisse des dépôts pâlissait ? L’hypothèse est à prendre d’autant plus au sérieux que l’un des très proches d’André Yché, Bruno Arbouet, va quitter la direction générale d’Adoma (l’ex-Sonacotra, la filiale de la SNI pour le logement très social et les migrants) pour devenir directeur général de l’UESL-Action logement (ici le communiqué l'annonçant). Alors, si la SNI a laissé espérer au Medef qu’il pourrait prendre le contrôle d’une bonne partie du parc du logement social français, n’est-ce pas aussi parce qu’André Yché n’exclut pas un jour d’en prendre la présidence, mais dans un système de gouvernance où la Caisse des dépôts ne jouerait plus les premiers rôles ?

Quoi qu'il en soit, l'affaire de la cession des 32 000 logements d'Icade a déjà fait l'objet, dans le passé, de très vifs débats au sein même des instances dirigeantes de la Caisse des dépôts. À la suite de la publication d'un rapport interne, le président de la commission de surveillance de la Caisse, le socialiste Henri Emmanuelli, avait même établi un relevé de conclusions qui, pour être resté confidentiel, n'en était pas moins très ferme.

Voici ce relevé de conclusions :

Dans ce relevé, daté du 14 mai 2014, Henri Emmanuelli faisait donc ces remarques fortes : « [La Commission de surveillance] relève qu'à l'avenir les objectifs par la logique financière doivent être confrontés aux objectifs de l'exercice d'une activité d'intérêt général et que ces objectifs financiers trouvent leur limite lorsqu'ils entrent en contradiction avec ceux portés par l'intérêt général. Le pilotage resserré des filiales par des objectifs très clairs et fixés en amont constitue l'une des réponses pour limiter d'éventuels conflits d'intérêts. »

On peut donc supposer que la mise en garde qui a été prononcée hier vaut plus que jamais aujourd'hui.

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Travail illégal: Bouygues voit sa défense taillée en pièces

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Cherbourg, de notre envoyée spéciale.-  Le procès du groupe Bouygues, qui s'est achevé vendredi 13 mars devant le tribunal correctionnel de Cherbourg, a été à l'image de la complexité du sujet qu’il traite, le détachement des travailleurs en Europe. Le groupe de BTP est poursuivi pour avoir eu recours à près de 500 ouvriers, polonais et roumains, sur le chantier de l’EPR à Flamanville, en dehors de toute légalité entre 2008 et 2012 (lire notre précédent article ici).

L'audience a montré combien cette question des travailleurs détachés est un sujet mal encadré par une législation européenne complexe qui profite aux multinationales conscientes de la difficulté qu’ont les États d’en contrôler l’application. Ainsi, les discussions entre avocats de la défense et le procureur de la République sont à la fois techniques et désordonnées. Technique, au point d’en oublier les salariés étrangers, principales victimes de ce système. Désordonnées du fait de la multiplicité des montages juridiques visant à contourner le droit du travail mis en place par Bouygues pour diluer sa responsabilité.

Le site de l'EPR de FlamanvilleLe site de l'EPR de Flamanville

Bouygues, en charge du ferraillage et du bétonnage sur l’EPR, a organisé le chantier en créant un groupement de trois sociétés : Bouygues, sa filiale Quille et Welbond, PME nantaise d’environ 65 salariés. Dans ce montage juridique, étonnamment le responsable est Welbond. Dans les faits, c’est bien Bouygues qui dirige.

Les ouvriers roumains sont embauchés par Elco et les polonais sont recrutés par Atlanco, boîte d’intérim au siège irlandais qui passe par des bureaux fictifs à Chypre. Cette nouvelle forme de commerce triangulaire vise à profiter des meilleurs taux d’imposition européens. Comme le notent les enquêteurs, les paiements des prestations d’Atlanco par Bouygues passent par Chypre mais sont encaissés dans une banque irlandaise à Northampton. Rappelons également que l’un des responsables d’Atlanco en France n’est autre qu’un ancien cadre Bouygues…

Le tribunal pointe le fait que les ouvriers polonais, recrutés par Atlanco, travaillent sans couverture sociale. Un délit ? Non ! Pour les avocats de Bouygues ce n’est qu’« une péripétie administrative ». Une « péripétie administrative » ? D’autres parleraient de fraude organisée. Pour l’Urssaf et les impôts : plus de 22 millions d’euros de pertes entre 2009 et 2012. Pour les ouvriers détachés : pas de couverture sociale, pas de congés payés, un dumping social devenu une règle européenne pour ces métiers. Mais, pour Bouygues, une main-d’œuvre flexible à bas coûts.

Comment cela se traduit-il sur le chantier de l’EPR ? Les auditions des prévenus sont consternantes et derrière les silences et hésitations, se dessine peu à peu l’organisation d’un système bien pensé.

  • 1.- La défense de Bouygues s’effondre

Le tribunal rappelle l’historique. En 2009, un contrôle de l’Urssaf et de l’ASN (l’Autorité de sûreté nucléaire) montre que des travailleurs roumains employés par Elco n’ont pas de certificat de détachement (formulaires E101 et E102, sésames pour tout travailleur détaché et prouvant sa couverture sociale) ou que ces documents sont périmés. Bouygues, via son directeur de chantier, Michel Bonnet, s’engage à mettre en place un tableau d’alerte pour le suivi des travailleurs détachés.

En 2010, une trentaine d’ouvriers roumains n’ont pas d’autorisation de travail et doivent quitter le chantier. En 2011, l’Autorité de sûreté nucléaire découvre en contrôlant la situation de 144 travailleurs polonais, que pour 74 d’entre eux, les justificatifs de couverture sociale sont périmés, et que pour les 70 autres, ils n’existent pas !

Comment, après ces alertes de 2009 et 2010, une telle situation de travail illégal, pour au total 500 ouvriers, peut-elle prospérer sur le chantier en 2011 ? « C’est pas moi, c’est les autres… », la chansonnette de Bouygues n’a pas résisté à l’examen du dossier par Nicolas Houx, président du tribunal. Après avoir pris pour cible EDF, maître d’ouvrage, puis les sous-traitants, dont Elco, Welbond, Bouygues est sur la sellette. Le président du tribunal rappelle au géant du BTP qu’il a une obligation de vigilance. Mais, selon Bouygues, il s’agit d’un problème de « communication », les « alertes ne sont pas remontées à la hiérarchie ». Et les avocats du groupe préféreront souligner les méfaits de la presse et les conséquences pour son image dans l’opinion publique d’un tel procès…

Mais les faits ne vont pas redorer l’image de la multinationale. En juin 2011, les inspecteurs du travail enjoignent EDF et Bouygues de régulariser la situation de ces salariés. Conscient des peines encourues et du fait que leur fraude était démasquée, Bouygues décide, sur les conseils de son service juridique, de renvoyer les Polonais dans leur pays. Avertis le vendredi 24 juin à 20 heures, les Polonais ont embarqué dans des bus le dimanche 26 juin. L’avocat de la CGT, Flavien Jocquera, parle des « bus de la honte ».

Que sont-ils devenus ? C’est bien cela le détachement des travailleurs en Europe. On ne considère plus l’homme mais la force de travail, les heures de ferraillage qu’il représente. Devenus gênants, ils sont « éliminés » pour reprendre l’expression de l’un d’entre eux que nous avons pu joindre à Cracovie.  

Mais comme le fait remarquer Jean Fresneda, inspecteur du travail, la décision de Bouygues d’expulser les ouvriers polonais ne l’absout pas. Elle prive surtout ces salariés de la possibilité de faire valoir leurs droits ou de témoigner. C’est l’aveu par Bouygues que la situation était si frauduleuse qu’elle ne pouvait être régularisée.

Philippe Amequin, n°3 de Bouygues TP, préfère expliquer : « Les certificats [prouvant l’existence d’une couverture sociale pour les salariés], certains n’étaient pas dans le classeur. » Une telle légèreté serait risible s’il n’était pas question de lourds préjudices touchant des centaines d’ouvriers et plus de 22 millions d’euros de pertes de cotisations pour l’État. Mais tant qu’il n’y a pas de contrôle, Bouygues ne s’inquiète pas.

  • 2.- Les fusibles de Bouygues fondent

Au départ, Bouygues tente de rejeter la faute sur Welbond et son PDG, Ghassan Mohamad, petit poucet au regard du géant. Entouré sans cesse des avocats et cadres Bouygues entre les audiences, il sait qu’en désavouant le géant du BTP, il peut perdre des marchés sans lesquels sa société ne peut exister. Dans un premier temps, il résiste donc, voire rejette la faute sur ses propres salariés. Mais Ghassan Mohamad finit par reconnaître que c’est Bouygues qui prend les décisions pour l’ensemble des entreprises du groupement. Les avocats de Bouygues se crispent. Ghassan Mohamad baisse la tête. Il explique également que la situation était connue de tous et qu’elle n’était pas nouvelle.

Vient ensuite un grand moment de solitude pour les six avocats du géant du BTP : l’audition de Michel Bonnet, chef du chantier pour Bouygues à l’époque des faits. Michel Bonnet est donc responsable des conditions de travail, et il décrit l’EPR comme difficile. Sa priorité était l’accélération des travaux et la recherche de main-d’œuvre. Naturellement, il explique : « Vous savez sur le chantier de l’EPR, on a autre chose à faire que vérifier la situation des ouvriers. » Le président reste perplexe, les avocats de Bouygues dépités. Réalisant son aveu, le cadre Bouygues se tourne vers ses comparses, cherchant un soutien. En vain.

Après quelques balbutiements, Michel Bonnet conclut sur cette question de travail dissimulé : « J’étais dans le brouillard, dans le brouillard total ! » 

La défense de Bouygues s’écroule définitivement lorsque Nicolas Houx interpelle les patrons de Bouygues et Welbond (Philippe Amequin, Jean-Michel Mendret et Ghassan Mohamad), tous trois à la barre : « Pourquoi avez-vous accepté de faire travailler sur le chantier de l’EPR des ouvriers sans contrat de mission » ? Long silence… Les ténors du barreau parisien n’ont plus de voix.

  • 3.- De grands témoins absents 

Certains acteurs clés de cette affaire n’ont pourtant pas été appelés à témoigner par le procureur. Nous en parlions dans notre précédent article. Jack Paget était contrôleur de sécurité pour Bouygues sur le chantier de novembre 2009 à août 2010. En janvier 2010, Nicolas Applincourt, un responsable de l’entreprise Bouygues et ancien chef opérateur de son montage juridique, lui interdit de vérifier la situation des ouvriers polonais. Mediapart a pu se procurer le mail qu’il a envoyé à Fabrice Leoni (directeur sécurité de Bouygues France-Europe) le 12 janvier 2010. Mediapart publie ci-dessous ce document qui n’a pas été versé aux pièces de l’enquête. Un étonnant oubli d’un élément prouvant la responsabilité de Bouygues dans la fraude…

Autre absente, Patricia Schub, chargée pour Welbond du suivi administratif des salariés… Elle aurait pourtant pu s’expliquer sur le message qu’elle a adressé à Thomas Davis, responsable RH du chantier pour Bouygues. Elle lui demande alors un entretien en urgence, inquiète de la situation et des risques encourus en cas de contrôle, avertissant le cadre Bouygues que les autorités françaises surveillaient le chantier. Souvent citée lors des audiences, elle n’a pourtant pas été appelée à témoigner.

Les plus grands absents restent les ouvriers. Et pour cause. Bouygues a pris soin de les renvoyer en Pologne. Jean Fresneda, l’inspecteur de l’Autorité de sûreté nucléaire, rappelle leurs conditions de logement et leur peur de témoigner. On apprend, par exemple, que les pièces d’identité des travailleurs roumains étaient conservées par un des encadrants, dans une boîte à chaussures, et qu’une fois par mois, les ouvriers roumains faisaient la queue devant un bungalow du camping pour être payés en liquide.

Le président Nicolas Houx essaie de comprendre les raisons de ce recours aux travailleurs détachés par Bouygues. Joseph Harnois, premier directeur du chantier pour Bouygues entre octobre 2006 et 2009, explique qu’il faut calculer le besoin de main-d’œuvre en fonction des tonnes de ferraille… Il lui semble normal aussi de pouvoir disposer des Roumains pour le nettoyage du chantier ou compléter au pied levé des équipes Bouygues. Les ouvriers étaient donc mis à la disposition de Bouygues mais payés par Elco. Pas chers, corvéables et sans connaissance de leur droit : une main-d’œuvre parfaite.

Pose du dôme de l'EPR de FlamanvillePose du dôme de l'EPR de Flamanville © Reuters

Pour Bouygues, tout cela semble normal. L'audience a aussi permis de montrer avec quel détachement des entreprises de cette taille gèrent leur fraude.

  • 4.- Faibles peines demandées pour Bouygues

La dernière journée de procès a débuté par la plaidoirie des parties civiles. Flavien Jocquera, avocat de la CGT, rappelle que le syndicat a très tôt lancé l’alerte. Dès 2007, la CGT s’inquiète du recours à une sous-traitance au « meilleur qualité-prix ». Début 2011, Jack Tord, délégué CGT sur l’EPR, aide les ouvriers polonais à faire grève pour demander des explications sur leur paie.

Ses arguments seront, en partie, repris par Éric Bouillard, procureur de la République. Celui-ci, dans un réquisitoire cinglant pour le géant du BTP, rappelle que la juridiction de Cherbourg est la première à traiter du détachement transnational à cette échelle-là. Il remercie le courage de certains dans cette enquête, notamment Jean Fresneda, inspecteur de l’Autorité de sûreté nucléaire, ayant dû faire face à diverses pressions. Il conclut que Bouygues est pleinement responsable du système mis en place. Les entreprises ont abusé de la méconnaissance par ces salariés de leurs droits.

À propos de Michel Bonnet, ancien directeur du chantier pour Bouygues, le procureur explique : « Il tousse et tous les sous-traitants arrivent pour savoir s'il faut essuyer son nez. » Après un tel discours, on s’attendait à ce que des peines exemplaires soient requises. Il n’en a rien été. L’amende requise pour Bouygues est de 150 000 euros, en deçà du maximum légal de 225 000 euros, qui reste de toute de façon une amende de pacotille pour le géant du BTP.

Le procureur dit ne pas souhaiter condamner lourdement les sous-traitants et retient la responsabilité principale de Bouygues qui a recours à Atlanco avec comme seul objectif de « contourner le paiement des cotisations sociales en France  (…) au mépris des droits des travailleurs ». Pourtant, il requiert une peine supérieure pour Atlanco (225 000 euros) et une interdiction d’exercer sur le territoire français.

« Les amendes sont bien inférieures au bénéfice réel dans cette affaire », précise le procureur. Autre constat affligeant : l’absence parmi les parties civiles de l’Urssaf et des impôts qui ont pourtant perdu plus de 22 millions d’euros. Ils pourront en fonction du jugement demander un recouvrement.

Quant aux peines complémentaires, le procureur a tenu à préciser du bout des lèvres et sans aucune explication qu’il ne demandait pas une exclusion du groupe, même temporaire, des marchés publics. Au vu de l’ampleur de la fraude et de la mise en cause de la responsabilité du groupe, cette exclusion serait la seule peine de nature à rappeler à l’ordre Bouygues et l’ensemble des multinationales du BTP.

Comme le regrette, Flavien Jocquera, avocat de la CGT, « ces fraudes au détachement et le dumping social engendrent des pertes d’emplois importantes en France. Sans oublier les salariés de ces grands groupes, une alternative aurait été a minima de prononcer une exclusion des marchés publics pour quelques mois ou avec sursis, en donnant ainsi une avertissement solennel ». Le jugement a été mis en délibéré et nous saurons dans quelques mois si le tribunal prononcera des peines supérieures à celles requises, ou si les majors du BTP pourront continuer à ne craindre que des sanctions indolores.

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La Grèce est au bord de l'effondrement financier

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L’aveuglement européen est en train de pousser la Grèce dans ses derniers retranchements. Six semaines à peine après son élection, Syriza se bat déjà pour éviter l’effondrement financier. Tentant de desserrer l’étau, les responsables grecs multiplient les visites et les assauts. Jeudi 12 mars, Alexis Tsipras est venu à Paris pour signer un accord avec le directeur de l’OCDE. Une façon de montrer que le gouvernement grec n’est pas du tout opposé au changement, mais pas à n’importe quel changement.

« Les réformes dont nous discutons avec l’OCDE ne sont pas des réformes imposées, a déclaré Alexis Tsipras. Ce sont des réformes que nous souhaitons mener en Grèce. Ce n’est pas le moment de critiquer l’échec du programme suivi depuis quatre ans. Mais ce que nous avons vu du côté de la Troïka s’apparente à du chantage. La Troïka n’a jamais demandé des réformes constructives. »

Mais il en faut plus pour convaincre les responsables européens. Insistant sur « la confiance perdue », même si elle n’a jamais été accordée à Syriza, ils exigent chaque jour plus de concessions du nouveau gouvernement grec. Les leçons du président de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, exigeant de la Grèce qu'elle se soumette au programme d’austérité rejeté par les Grecs, la mine réjouie du ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, annonçant le retour de la Troïka à Athènes, à l’issue de la réunion européenne lundi, en disent long sur les réelles intentions des gouvernements européens :  c’est une reddition en rase campagne de Syriza qu’ils semblent rechercher.

Varoufakis et TsiprasVaroufakis et Tsipras © Reuters

Le camp des faucons, emmenés par l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Espagne et la Finlande, est parvenu à faire l’unanimité face à Athènes. L’Europe a posé ses conditions. La ligne de crédit de 7,2 milliards d’euros, prévue dans le deuxième programme de sauvetage, et qui aurait pu aider le nouveau gouvernement de Syriza à faire la transition en attendant de mettre en place son programme, ne sera déboursée que si le gouvernement grec accepte de se soumettre à un nouvel examen de ses comptes, sans parler des réformes à suivre. Au mieux, le gouvernement grec pourra espérer toucher une partie de ces sommes fin avril.

Les gouvernements européens pensent qu’ils ont le temps pour eux, que la Grèce fait du chantage, qu’ils peuvent faire encore et toujours monter les enchères afin d’amener Athènes à complète résipiscence. Ils ont tort. D’ici avril, il sera peut-être trop tard.

La situation financière de la Grèce est en train de se dégrader à vue d’œil. Il ne s’agit même plus de la question de la solvabilité de l’État grec – à l’exception des Européens qui restent dans le déni, tous jugent l’endettement de la Grèce insoutenable et une restructuration de sa dette inévitable – mais de celle de sa liquidité. À tout moment, tout peut déraper.

Le président de la commission européenne, Jean-Claude Juncker, semble être un des seuls pour l’instant à prendre la mesure de la gravité de la situation : « Ce qui m’inquiète, c’est que tout le monde n’a pas encore compris, au sein de l’Union européenne, le sérieux de la situation en Grèce », avertissant qu’il fallait prendre garde à ce que « la situation ne continue pas à se détériorer ». Preuve du danger qui menace, le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, a évoqué vendredi 13 mars le risque « d’une sortie accidentelle de la Grèce de l’euro ». « Parce que nous ne savons pas exactement ce que font les responsables grecs, nous ne pouvons l’exclure », a-t-il complété avec cet art du coup de pied de l’âne.

Quoi qu’ils en disent, les responsables européens ne peuvent invoquer leur ignorance de la situation financière grecque. Des émissaires ont été envoyés chaque mois depuis quatre ans, jusqu’en janvier dernier, pour faire l’examen des comptes. L’état budgétaire d’Athènes est connu, au moins dans les grandes lignes. Dès février, le gouvernement a annoncé que les recettes fiscales diminuaient depuis l’annonce des élections, une partie des ménages ayant décidé de ne plus verser impôts et taxes dans l’attente d’une réforme fiscale annoncée. Ce qu’a confirmé le gouvernement vendredi : les rentrées fiscales ont diminué de plus d’un milliard au cours des deux premiers mois.

De la même façon, les Européens savent parfaitement que le gouvernement de droite d’Antonis Samaras a épuisé toutes les réserves budgétaires et les facilités financières du gouvernement avant de quitter le pouvoir, pratiquant une politique de la terre brûlée. Ainsi, alors que le gouvernement grec s’était vu accorder la possibilité de pouvoir émettre 15 milliards d’euros de bons du trésor par la banque centrale européenne, le gouvernement précédent a utilisé toutes ces lignes budgétaires avant de partir, laissant le gouvernement de Syriza sans aucun recours financier.

La BCE lui refuse aujourd’hui d’augmenter ce plafond. Elle a de même coupé la voie du financement par les banques grecques, en leur supprimant les lignes de crédit qu’elle leur accordait depuis 2010 (voir La BCE lance un coup d’Etat financier).

Le gouvernement d’Alexis Tsipras se retrouve ainsi dos au mur, sans possibilité de faire appel au marché, sans possibilité de s’appuyer sur le système bancaire. Aucun gouvernement n’est confronté à une telle situation, d’autant qu’Athènes doit faire face des remboursements énormes de plus de 20 milliards d’euros cette année. Là aussi, les échéances sont connues de tous. Dès 2013, les experts de FMI mettaient en garde les responsables, insistant sur le mur de dette que devrait affronter la Grèce en 2015. Pour le seul mois de mars, le gouvernement grec doit trouver plus de 2 milliards d’euros, dont 1,5 milliard d’euros pour le FMI.

La semaine dernière, Athènes a honoré un premier remboursement de quelque 365 millions d’euros au FMI. Mais il reste d’autres échéances d’ici à la fin mars. Athènes doit verser quelque 2 milliards d’euros d’ici à la fin du mois. « Le remboursement au FMI est une priorité. Nous n’allons pas être le premier pays qui ne respecte pas ses obligations à l’égard du FMI. Nous tirerons du sang des pierres s’il le faut pour tenir nos engagements mais nous le ferons », a assuré le ministre des finances, Yanis Varoufakis, le 1er mars.

Mais il s’est montré très alarmiste sur la situation des finances publiques, quelques jours plus tard. « Nous pouvons payer les salaires et les retraites des fonctionnaires. Pour le reste, nous verrons », a-t-il déclaré le 9 mars.

L'échéancier des dettes grecquesL'échéancier des dettes grecques © Open Europe

Même s’il tente de sauver les apparences, le gouvernement de Syriza a engagé une course effrénée à l’argent pour éviter la faillite. Cette tension extrême se lit dans le rythme des mesures prises en quelques jours. En moins d’une semaine, le gouvernement a émis pour 2 milliards de billets de trésorerie, le seul moyen de financement qui lui est encore ouvert, a différé les paiements de ses fournisseurs et sous-traitants, a approché les filiales grecques des multinationales pour obtenir des crédits à court terme.

Jeudi 12 mars, le parlement a adopté une mesure de dernière extrémité : il a autorisé les fonds de pension et les entités publiques, qui ont des comptes à la banque de Grèce, à investir tout leur argent en obligations d’État. En d’autres termes, l’État fait main basse sur les réserves de la sécurité sociale et des caisses de retraite pour honorer ses échéances.

Ces mesures désespérées inquiètent de plus en plus, au fur et à mesure que l’Europe durcit sa position. Sans aide financière quasi immédiate, la Grèce peut se retrouver dans l’incapacité d’honorer une de ses échéances, ce qui la précipiterait en situation de faillite. « La Grèce est confrontée à une crise urgente de liquidité et se dirige vers un défaut partiel. Cela pourrait créer un précédent très dangereux », prévient l’économiste Lena Komileva de l’institut G+Economics. « La combinaison d’un trou de financement grandissant avec des obligations de remboursements croissantes fait que le gouvernement se retrouve sur la corde raide en mars. Et ce sera un plus grand défi encore en juillet et en août (la Grèce doit rembourser alors 6,8 milliards de prêts à la BCE - ndlr) », dit de son côté un ancien fonctionnaire européen au Guardian.

Mais la menace la plus grande vient peut-être du système bancaire. Les premiers jours suivant son élection, le gouvernement d’Alexis Tsipras n’a pas caché qu’il faisait face à une fuite massive de capitaux. Selon les premiers chiffres, 12 milliards d’euros auraient été retirés des banques grecques en l’espace de quelques semaines. On parle désormais de 20 milliards d’euros, soit l’équivalent de 10 % du PIB grec! « Le gouvernement grec devrait imposer rapidement un contrôle des capitaux, s’il veut éviter un effondrement brutal de son système bancaire. C’est la seule façon de s’en sortir, qu’il reste ou non dans l’euro », confie un financier. Mais cette question reste taboue pour l’instant.

La BCE a imposé le silence sur ce sujet très dangereux, afin de ne pas nourrir la panique bancaire. Mais les chiffres sont là, traduisant l’extrême tension à laquelle est soumis le système bancaire grec, qui semble au bord de l’asphyxie. À la mi-février, au moment où la BCE a décidé de couper les lignes de crédit aux banques grecques, ces dernières avaient pioché 55 milliards d’euros dans le fonds de liquidités d'urgence (ELA), le dernier recours financier qui leur est laissé. Deux semaines plus tard, le montant de ses fonds s’élevait à 65 milliards. La semaine dernière, la BCE a décidé d’augmenter de 3 milliards cette assistance financière d’urgence pour la porter à 68 milliards d’euros. Jeudi 12 mars, la banque centrale a de nouveau augmenté le plafond de 600 millions d’euros.

« Scénario numéro trois : la catastrophe », avançait une étude de Goldman Sachs, en décembre, juste après l’annonce des élections anticipées en Grèce. Dans ce scénario, la banque imaginait la victoire de Syriza, son arrivée au pouvoir qui se traduisait par une fuite massive de capitaux, suivie d’une nationalisation du système bancaire pour éviter son effondrement et sa sortie brutale de la zone euro. Depuis l’élection de Syriza, les gouvernements européens semblent vouloir suivre avec application ce scénario catastrophe.

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Grèce: quelques observations politiquement incorrectes

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Pour la « gauche radicale » européenne, et tout particulièrement française, la Grèce de 2015 prend, quarante ans plus tard, le relais du Portugal de 1975. Ce n’est plus, comme l’évoquait un des protagonistes de Linha Vermelha (lire ici) « la révolution au bout de l’autoroute du Sud » mais, plus modestement, la révolte contre l’austérité « ultralibérale » à 2 h 30 d'avion. Syriza et son leader Alexis Tsipras portent les espoirs de ceux qui se sont révélés incapables, jusqu’ici, d’ouvrir à domicile un chemin alternatif à ce phénomène véritablement historique, fascinant, qui se produit sous nos yeux, à savoir le pourrissement sur pied de la social-démocratie européenne, venant après la disparition corps et biens des tenants du « communisme réel ». Au tourisme révolutionnaire à Lisbonne succède un combat par procuration sous-traité au peuple d’Athènes.

Néanmoins, le premier constat, un mois après l’entrée du nouveau gouvernement grec sur la scène européenne, est celui de son isolement au sein du club dont il prétend pourtant vouloir rester membre, la zone euro. À un contre dix-huit, il est évidemment difficile de construire un rapport de force. Le principal « soutien » institutionnel est venu du gouvernement conservateur de Londres, chantre de l’austérité budgétaire, soutien d’autant plus « désintéressé » que le Royaume-Uni n’a pas contribué au considérable appui financier, se chiffrant en centaines de milliards d’euros, que les gouvernements de l’Euroland ont accordé à la Grèce depuis 2010.

Si l’équipe Tsipras-Varoufakis s’est retrouvée si seule à Bruxelles, c’est avant tout parce que l’argument central de leur doxa, à vrai dire partagé bien au-delà de la « gauche radicale » (jusqu’à certains éditorialistes du très libéral Financial Times), à savoir « l’austérité ne marche pas », est rejeté par les autres pays membres, surtout ceux qui en ont subi les rigueurs. À noter que le terme « austérité » n’est pas innocent : il est sans valeur statistique, ni analytique, mais à forte connotation morale et émotionnelle. C’est même un détournement de vocabulaire si on pense à cette « splendeur de l’austérité » illustrée par l’abbatiale d’Alcobaça, pur chef-d’œuvre de l’art cistercien. En réalité, c’est « d’ajustement budgétaire » qu’il s’agit, et dont nous parlerons.

Alcobaça, splendeur de l'austérité Alcobaça, splendeur de l'austérité © DR

Lassé de la rengaine « anti-austerians » de Paul Krugman, l’économiste suédois Anders Aslund, expert des économies en transition, s’est livré récemment à une comparaison entre l’ajustement budgétaire mis en œuvre en Lettonie et celui pratiqué en Grèce. Après la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008, le petit pays balte se dirigeait vers un déficit budgétaire abyssal, 18 % du PIB en 2009. « Le gouvernement letton a affronté la situation », rappelle Aslund. « Il a procédé à un ajustement budgétaire de 8,8 % du PIB en 2009 et de 5,9 % en 2010, soit un cumul de 14,7 % en l’espace de deux années pour un ajustement total de 17,5 % sur quatre ans, selon les calculs du FMI. Dès juillet 2009, le gouvernement letton avait restauré la confiance des investisseurs. Les capitaux ont convergé sur le pays et la récession lettone n’a duré que deux ans. »

Partant d’une base encore plus dégradée, en raison d’une irresponsabilité budgétaire de dimension épique (avec un déficit budgétaire annuel moyen de 8,7 % du PIB de 1981 à 1999, dont onze années de gouvernement Pasok), la Grèce aurait dû faire autant sinon plus que la Lettonie lorsque la crise l’a finalement rattrapée en 2010. « Malheureusement pour les pauvres Grecs, explique Aslund, c’est l’inverse qui s’est passé. Selon le FMI, l’ajustement budgétaire en 2010 fut un misérable 2,5 % du PIB, suivi de 4,1 % en 2011. Tandis que la Lettonie procédait à une consolidation budgétaire de 14,7 % du PIB, la Grèce ne faisait que 6,6 % alors que sa crise était plus profonde. Sur quatre ans, l’ajustement budgétaire n'est que de 11,1 %. La thérapie appliquée n’était pas à la mesure du mal, interdisant toute guérison. La confiance financière n’a pas été restaurée. »

Lettonie et Grèce, performances comparéesLettonie et Grèce, performances comparées © PIIE

 

En outre, poursuit Aslund, « le contraste entre la Lettonie et la Grèce s’agissant de la réduction du poids de la dépense publique par rapport au PIB pouvait difficilement être plus net. Dans l’année de crise que fut 2010, les dépenses publiques en Grèce représentaient 52 % du PIB tandis que le niveau de la Lettonie approchait 44 %. En 2013, la part de la dépense publique dans le PIB était montée à 59 % en Grèce tandis qu’en Lettonie elle avait fléchi à 36 % ». Verdict : « Les pays pauvres à dépenses publiques élevées – comme la Hongrie, l’Ukraine et la Grèce – n’ont pas beaucoup de croissance. » On pourrait ajouter que c’est également vrai pour les pays qui se croient encore riches comme la France, avec un ratio supérieur à 57 % et une croissance quasi nulle.

Comme on le voit sur les deux tableaux ci-dessous, la Lettonie a subi un choc chirurgical violent, sans toutefois renoncer au lien fixe entre sa devise et l’euro, mais elle a récupéré très vite presque tout le terrain perdu, alors que la Grèce connaissait une lente agonie aboutissant à la perte cumulée d’un quart de son PIB. Pour Aslund, « l’échec de la Grèce à retrouver la confiance des marchés au bout de cinq ans est aussi le produit d’une politique budgétaire laxiste intenable ». Bien entendu, une telle affirmation, même si elle est inscrite dans les statistiques, va à l’encontre des évidences empiriques sur le désastre humanitaire qui s’est abattu sur le peuple grec. Comme chacun sait, la perception compte plus que la réalité.

 

L'ajustement budgétaire lettonL'ajustement budgétaire letton © PIIE

 

L'ajustement budgétaire grecL'ajustement budgétaire grec © PIIE

Mais la contradiction n’est qu’apparente : l’incapacité à lever l’impôt sur les contributeurs les plus fortunés, la corruption endémique jusqu’au sein de l’administration fiscale, l’exonération, légale ou de fait, de couches entières de la société (église, armateurs, propriétaires terriens, etc.), la fraude et la dissimulation de dimension industrielle garantissent que le fardeau de l’impôt pèse de manière disproportionnée sur ceux qui ne peuvent y échapper. Sur le papier, l’économie grecque est une des plus lourdement taxées en Europe. « L’austérité ne marche pas » ? On ne voit pas très bien comment Yanis Varoufakis aurait pu convaincre, entre autres, Valdis Dombrovskis, premier ministre letton de 2009 à 2013, aujourd’hui en charge… de l’euro au sein de la commission Juncker. Trop peu, trop tard, trop mal et de ce fait trop longtemps : voilà pourquoi « l’austérité » n’a pas « marché » en Grèce.

Une deuxième considération politiquement incorrecte concerne inévitablement le problème de la dette grecque. Ici encore, comme dans le cas de « l’austérité », on constate le même écart entre ce que disent les chiffres et le contenu « moral » que certains cherchent à injecter dans le débat : la dette « injuste », pour ne pas dire « impie ». Il faut noter que cette approche religieuse du sujet est partagée par les créditeurs réputés puritains protestants du nord de l’Europe comme par les paniers percés catholiques (ou, en l’occurrence, orthodoxes) du « sud », que les premiers voudraient « punir ».

Rappelons tout d’abord qu’avant même le début de la crise en 2010, mais après révélation du truquage des chiffres du déficit par une longue succession de gouvernements grecs, l’endettement public du pays représentait près de 130 % du PIB. Soit quelque 300 milliards d’euros, quasiment le même niveau qu’aujourd’hui en valeur absolue. Dans le creusement de ce trou, la responsabilité de la Grèce est écrasante. Par la « Grèce », il faut entendre évidemment les gouvernants du pays, une oligarchie héréditaire sans équivalent ailleurs en Europe, mais aussi les électeurs qui les ont maintenus au pouvoir, de génération en génération, depuis le rétablissement de la démocratie.

On ne va pas reprendre ici l’énumération tragi-comique des dérives d’un clientélisme qui n’a jamais suscité, à l’époque, la moindre manifestation de réprobation dans les rues d’Athènes : des 45 jardiniers employés par un hôpital public dont le jardin comptait une demi-douzaine d’arbres aux 20 % de chauffeurs de taxis indemnisés pour… cécité, en passant par les coiffeurs et les trombonistes éligibles à la retraite à 53 ans en raison de la « pénibilité » de leur travail.

Sur cette période, si l’on peut faire un reproche à l’Union européenne, c’est de ne pas avoir exercé un meilleur contrôle sur l’usage des fonds communautaires accordés très généreusement au pays. Autant pour la bureaucratie tatillonne qui régenterait l’Europe depuis Bruxelles. Depuis 1981, la Grèce a été un important bénéficiaire des fonds structurels de l’UE. Pendant plus de 30 ans, les transferts moyens en provenance de Bruxelles ont varié entre 2,4 et 3,3 % du PIB annuel du pays, soit au total plus de 100 milliards d’euros. Cela est à ajouter à la critique désormais classique faite à l’euro d’avoir favorisé l’endettement en permettant à la Grèce et aux Grecs de s’endetter aux mêmes conditions que les Allemands. Mais ceux qui avancent ces arguments n’en mesurent manifestement pas les implications politiques.

Comme l’écrivait récemment Joao Miguel Tavares (dans Publico), « un des résultats les plus impressionnants de la crise est cette espèce d’infantilisation des pays en difficulté : il n’y a pas une longue histoire de politiques erronées, ni de gouvernements responsables de l’excès d’endettement, ni d’électorats qui ont accordé leur vote à des partis nuisibles – seulement de pauvres victimes de sombres manœuvres néolibérales ». Notamment en Grèce, où comme l’a écrit un autre commentateur portugais, Antonio Bagao Felix, « ce n’est pas le pays qui a basculé à gauche mais la gauche qui a viré à gauche ». Dans une large mesure, les mêmes électeurs, qui ont maintenu pendant deux générations dans le cercle du pouvoir le Pasok de la dynastie Papandréou, ont placé Syriza à la direction du pays.

Et maintenant ? Rappelons tout d’abord que pour la Grèce, dans les conditions actuelles, la gestion de la dette n’est pas le problème le plus urgent. Entre le défaut partiel sur la dette « privée » (cent milliards d’euros tout de même), le transfert de l’essentiel du solde à des créanciers publics (FMI, BCE et surtout d'autres gouvernements de la zone euro), des taux d’intérêts « bonifiés », l’extension des « maturités » et une longue période de grâce, Athènes fait face à un fardeau inférieur à celui de la plupart des autres pays très endettés.

Reste le surcoût dû à l’impréparation de la zone euro à la crise des dettes souveraines et ce que la crainte de la contagion aurait pu coûter à la Grèce. L’économiste Thomas Philippon s’est essayé à le calculer. Pour Philippon, « la Grèce a poursuivi pendant les années fastes une politique budgétaire insensée, gaspillant une bonne part de l’argent reçu. Le fait que ce pays ait besoin d’une forte dose de consolidation budgétaire ne fait même pas débat ». Mais d’autre part, explique-t-il, « la dette de la Grèce aurait dû être restructurée bien plus tôt. Cela a été retardé par la crainte légitime d’un phénomène de contagion et il n’est pas équitable de demander à la Grèce de payer pour ce délai qui traduisait l’impréparation générale des dirigeants de la zone euro ».

En utilisant un modèle élaboré par son collège Philippe Martin, Thomas Philippon arrive à la conclusion que « dans le cadre du scénario alternatif, la Grèce n’échappe ni à l’austérité budgétaire ni à une récession profonde. Mais, selon les détails de la simulation, son PIB se situe à un niveau de 5 à 10 % plus élevé et sa dette est inférieure de 20 à 25 %. Au total, le niveau de la dette est réduit de quelque 30 points de pourcentage ». Soit 140 % du PIB au lieu des 173 % actuels. Corriger les paramètres du débat sur la dette conduit en effet à réduire l’excédent budgétaire primaire exigé du pays, ainsi que le demande le nouveau gouvernement grec.

Troisième considération : le petit jeu consistant à déterminer qui a gagné et perdu entre Athènes et Bruxelles dans le premier bras de fer entre la nouvelle équipe grecque et le reste de l’Eurogroupe. Chaque « camp » a fort peu de chances de convaincre l’autre. Comme le rappelle Aslund, « en 2008-2010, quand la Lettonie, aussi bien que l’Estonie et la Lituanie ont réussi leur consolidation budgétaire, Krugman s’est plaint bruyamment des terribles conséquences de l’austérité. Quand ces trois pays ont tous retrouvé des taux de croissance élevés, il a refusé de reconnaître sa défaite ».

Pour Tsipras et Varoufakis, mais aussi pour les pays dont le destin est lié à la Grèce par la monnaie unique, la question est simple : Athènes peut-elle, au terme du programme « prolongé » de quatre mois avec les « institutions » (la « troïka »), retrouver un accès indépendant aux marchés financiers ? La réponse est « non », et le contraste saisissant avec les autres pays qui ont été « sous intervention ».

Exemple : le taux d’intérêt sur les obligations à dix ans du gouvernement portugais vient de tomber sous celui des bons du Trésor américain à durée équivalente. À cinq ans, le Trésor portugais emprunte à 0,60 %. Les émissions sont largement sur-souscrites et les besoins de refinancement du pays en 2015 déjà couverts. Lisbonne a décidé de rembourser par anticipation la moitié de sa dette à l’égard du FMI. Sous ce seul critère, « l’austérité » a très bien fonctionné. Encore plus importante pour l’avenir est la nette détente des conditions de financement des entreprises, y compris les PME. On peut évidemment débattre du bien-fondé d’une situation générale due à une manipulation sans précédent du prix de l’argent par les principales banques centrales. Mais le fait est que le Portugal en profite, comme tous les autres pays de la zone euro, quand la Grèce en est incapable.

C’est tout sauf une surprise. En dépit du déni d’un Joseph Stiglitz, aussi obstiné que son confrère « libéral » (au sens américain) Krugman, les programmes d’ajustement budgétaires recommandés par le FMI au moment de la crise financière asiatique, en 1997-98, ont atteint leur objectif, particulièrement en Corée du Sud et Indonésie. Objectif qui n’est pas, faut-il le répéter, de changer le monde ou la vie, mais de redonner aux pays en crise les moyens de leur indépendance financière tout en encourageant les réformes de structures permettant d’éviter une nouvelle sortie de route.

Même en Grèce, le travail des « institutions » n’a pas eu que des effets négatifs. Dans un autre texte qui démolit le mythe de l’échec de « l’austérité », une brochette d’économistes allemands rappelle que « la Troïka a aidé à la mise en place d’un système efficace de levée des impôts, qui n’existait pas auparavant et reste en chantier. En ce sens, elle a soutenu les autorités grecques dans la collecte de l’impôt auprès des grecs fortunés, comme le prévoit Syriza, plutôt que de l’entraver ».

La réalité à laquelle le nouveau pouvoir grec va se heurter, se heurte déjà, c’est celle d’un État toujours dysfonctionnel et d’une société défiante et incivique. Ce ne sont pas les « spéculateurs » étrangers qui ont vidé leurs comptes en banque à Athènes ou Patras, à hauteur de quelque vingt milliards d’euros depuis décembre dernier. Ou entamé la grève de l’impôt dans l’attente d’une amnistie fiscale ! Qui sont les fonctionnaires qui vont faire rentrer l’impôt ? Les mêmes qui ont accepté les dessous-de-table pour fermer les yeux, depuis des décennies ?

Comme nous l’avions expliqué en prenant l’exemple de Hong Kong (lire ici), la lutte contre une corruption exceptionnelle demande des moyens et une détermination non moins exceptionnels. Dans l’entretien qu’il a accordé à Charlie Hebdo, Yanis Varoufakis fait le constat réaliste mais inquiétant que « les armateurs sont très mobiles, et il est probable que leurs revenus quitteraient le pays s’ils devaient être taxés ». Dans ce cas, l’État grec doit en effet ajuster durablement son train de vie à la dimension de la base imposable et cesser d’attendre du reste de l’Europe qu’elle fasse l’appoint.

Ceci enfin : en Europe, des gouvernements tout aussi démocratiquement légitimes que celui de M. Tsipras, et même beaucoup plus dans le cas de « Frau Merkel », reconduite pour un troisième mandat en dépit d’un climat politique européen généralement peu propice aux sortants, ont eux aussi des comptes à rendre à leurs électeurs. À commencer par s’assurer que les citoyens grecs, et surtout les plus fortunés, respectent le mandat sorti des urnes le 25 janvier. Plutôt que de faire la leçon aux autres gouvernements de la zone euro et chercher, déjà, des boucs émissaires à Lisbonne ou Madrid (après Berlin, évidemment), l’équipe au pouvoir à Athènes doit se mettre au travail à la maison. Des plans, des engagements, mais surtout des actes.

BOITE NOIREBien que cet article contienne de nombreux éléments et références analytiques, j'ai choisi de le proposer en parti pris. Le libéralisme, c'est d'abord pour moi, et en tout, la transparence et la clarté. Comme en témoignent les archives de Mediapart depuis sept ans, je n'ai pas attendu les derniers mois, ni même la « révélation » de la crise au printemps 2010, pour m'intéresser à la Grèce. Le premier article sur le sujet, qui esquissait le scénario fatal qui s'est déroulé ensuite, date de janvier 2009, quinze mois plus tôt. Il est ici. Au terme, politique et provisoire, de ce processus, la Grèce illustre de manière spectaculaire le drame historique que constitue pour le vieux continent la lente décomposition de la social-démocratie, pilier de la démocratie politique et sociale. Soit 150 ans d'histoire qui se délitent devant nous. Que la seule réponse « de gauche » ait consisté jusqu'ici à touiller une bouillie paléo-marxiste, dont certains relents sont assez nauséabonds, n'en est pas moins tragique.

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Loi de santé : les médecins généralistes disent leur malaise

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Les médecins libéraux ont réussi leur mobilisation dans la rue, dimanche 15 mars à Paris, contre le projet de la loi de santé de Marisol Touraine. Ce sont les généralistes, venus de toute la France, qui ont constitué le gros d’un interminable cortège, aux côtés d’internes qui souvent se destinent à cette spécialité. Si le tiers payant généralisé a cristallisé depuis fin 2013 l’opposition à ce projet de loi, il est apparu comme un sujet presque secondaire, sur les banderoles comme dans les paroles  des manifestants.

« Ce n’est pas le sujet principal pour nous, explique Théo Combes, le président du syndicat national des jeunes médecins généralistes (SNJMG). Nos réserves sont d’ordre technique. Si elles sont résolues, cela profitera aux infirmières, aux pharmaciens, aux kinés qui pratiquent déjà le tiers payant. »

Manifestation du dimanche 15 mars à Paris.Manifestation du dimanche 15 mars à Paris. © CCQ

Les traditionnels arguments de défense de la médecine libérale étaient bien sûr présents. Certains médecins craignent  « étatisation » à l’œuvre avec le tiers payant généralisé. « Nous allons devenir des fonctionnaires payés par l’assurance maladie et les complémentaires, des salariés aux 35 heures », craint le Dr Sagnard, médecin généraliste au Puy-en-Velay. Un interne en pédiatrie craint de son côté « le carcan administratif, avec le renforcement du rôle des Agences régionales de santé ».

Dans cette veine, la plus virulente est l'Union française pour une médecine libre (UFML), organisation non représentative, née d’une fronde de « médecins pigeons » et menée par un médecin libéral devenu directeur de clinique privée, Jérôme Marty. L’UFML a largement distribué dans la manifestation ses t-shirts « On ne négocie pas la liberté, on ne marchande pas l’indépendance ». Rétifs à toute forme d’encadrement de leur pratique, ils fustigent l’assurance maladie et les complémentaires santé, ainsi que la ministre de la santé, Marisol Touraine, affublée des initiales détournées « MST ».

Dans les facultés de médecine, les internes ont mobilisé sur la crainte cette fois d’une « privatisation du système de santé ». Le projet de loi de santé ne prévoit pas de recul de l’assurance maladie, mais beaucoup de jeunes médecins estiment que le paiement direct ouvre la voie à une « contractualisation avec les complémentaires », comme l'explique Sébastien Foucher, de l’association nationale des étudiants en médecine (ANEMF). Les tarifs et les prestations des opticiens et des dentistes sont déjà encadrés par les réseaux de soins des complémentaires santé. La possibilité pour les complémentaires de développer de tels réseaux avec les médecins est pour l’heure interdite, et le projet de loi de santé n’aborde pas ce sujet.

Mais plus largement, « nous sommes inquiets pour l’avenir du système de santé, explique Alexis, interne de 28 ans, qui se destine à l’exercice de la médecine générale en Bretagne. Nous ne savons pas où il va. Nous comprenons qu’il faut faire des économies, mais pas au détriment des patients et au bénéfice des complémentaires ».

Les craintes de leurs aînés sont plus précises et plus vives. Les médecins généralistes s’expriment généralement en deux temps. Ils débutent sur « le tiers payant généralisé, qui va être une contrainte administrative supplémentaire. Nous consacrons déjà 30 % de notre temps à de la paperasse, c’est insupportable », comme témoignent Isabelle Meunier et Emmanuelle Thierry, deux médecins généralistes installées dans le Vexin Français, à la limite de l’Oise et du Val d’Oise. Dans un deuxième temps, elles abordent le problème de fond : « Dans notre secteur, il n’y a plus assez de médecins. Ceux qui partent à la retraite ne sont pas remplacés. Nous sommes débordés de travail, nos conditions de travail se dégradent, nous ne pouvons plus répondre à la demande. »

Isabelle Meunier et Emmanuelle Thierry, deux médecins généralistes installées dans le Vexin.Isabelle Meunier et Emmanuelle Thierry, deux médecins généralistes installées dans le Vexin. © CCQ

Les régions Centre ou Auvergne, très touchées par la désertification médicale, ont fourni de gros bataillons au cortège médical. Par exemple, Thierry Zeganadin, médecin généraliste à Lezoux, à 30 kilomètres de Clermont-Ferrand : « Je suis ici pour défendre mon métier de médecin généraliste, un métier social, auprès de la population. Le tiers payant, je le pratique, je ne me suis pas déplacé pour ça. Je pense même que c’est un faux problème. Aujourd’hui, je travaille de 8 heures à 22 heures tous les jours, je suis au bord du burn out. La population me soutient, mais elle est aussi en colère parce que je n’arrive plus à faire correctement mon travail. Cela fait 15 ans que l’on parle de la désertification médicale, qu’est-ce qui a été fait ? »

Sur ce sujet, il n’y a toujours pas de convergence de vues chez les syndicats. Jean-Paul Ortiz, le président de la CSMF, le premier syndicat de médecins, continue à affirmer, contre l’évidence : « Il y a des déserts médicaux là où il n’y a plus personne. » Hostiles à tout encadrement de la liberté d’installation, les syndicats ont toujours milité en faveur de « mesures incitatives ».

Théo Combes, le président du SNJMG, fait le constat de « leur échec. Il faut accompagner sur le long terme les jeunes médecins, en finançant des lieux d’installation, un secrétariat, etc. ». Le ministère de la santé vient justement de généraliser les « nouveaux modes de rémunération », aujourd’hui accordés à 300 maisons de santé, qui financent du secrétariat, des réunions d’équipe, des systèmes d’information, etc. Mais pour Luc Duquesnel, le président de l’Unof-CSMF, la branche généraliste de la CSMF, ces nouveaux modes de rémunération sont « d’une extrême complexité administrative ».

En tête de cortège, tous les syndicats de médecins libéraux affichent une unité inédite. Mais pose-t-elle les bases d’une convergence de vues sur un nécessaire « virage ambulatoire », c’est-à-dire un réinvestissement des soins de proximité, autour du médecin traitant ? Pour Pierre-Louis Druais, président du Collège de médecine générale, il y a urgence : « Si nous n’y parvenons pas, il va se passer des choses graves. L’accès aux soins est aujourd’hui différent selon les territoires et les situations sociales. Un malade du cancer n’est pas soigné de la même manière à Paris et en zone rurale, c’est insupportable. La médecine générale doit être revalorisée, y compris financièrement, et être au cœur du système de santé. »

n/a

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Quand le pdg d'Air France divague sur les acquis sociaux

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C’est une de ces informations qui ne peuvent a priori qu’alimenter le climat anti-syndicat complaisamment entretenu par le patronat. Dimanche 15 mars, la direction d’Air France a fait savoir par communiqué qu’elle regrettait la décision des syndicats de la compagnie aérienne de boycotter la réunion « stratégique et sociale » convoquée lundi 16 mars. L’ensemble des syndicats d’Air France – la CFE-CGC, l'UNAC-CGC, FO, le SNPNC-FO, la CFDT, l'UNSA Aérien, l'UNSA-PNC, la CGT, le SNPL et le SPAF – ont annoncé leur refus de participer à cette réunion censée lancer la renégociation des accords d’entreprise, estimant que « les multiples déclarations d’Alexandre de Juniac, pdg de Air-France KLM, compromettaient le dialogue social au sein de la compagnie ».

Il n’en a pas fallu plus pour relancer les critiques contre les syndicats en général, ceux d’Air France en particulier. Quelques mois après la grève des pilotes s’opposant à la création de la compagnie à bas coût Transavia, cela ne montrait-il pas une fois de plus leur irresponsabilité, leur archaïsme, leur incapacité à s’adapter dans un monde mondialisé ? Refrain connu.

Même si les pilotes d’Air France n’ont pas toujours été exempts de corporatisme, encouragés d’ailleurs pendant longtemps par les gouvernements de droite, l’unanimité des syndicats de la compagnie à refuser aujourd’hui le dialogue avec Alexandre de Juniac traduit un malaise beaucoup plus profond, une défiance grandissante à l’égard du dirigeant.

Comment ne pas les comprendre ? Car pour négocier, il faut être deux. Il faut avoir le sentiment d’être un minimum respecté, entendu, avoir confiance. Lorsque Alexandre de Juniac se produit sur les radios ou devant les caméras, il tente de donner le change, cherchant à se montrer pédagogue, prêt à négocier, même s’il s’énerve des résistances des salariés.

En petit comité, le discours est radicalement différent. C’est le patron totalement décomplexé. Plus question de prudence, de sauver un tant soi peu les apparences. Il se sent autorisé à tirer à vue. Les salariés ? Ils n’ont aucune compétence ou savoir-faire, ne participent en rien à la création de richesses, ne font pas l’entreprise. Ils ne sont que des charges insupportables. Le droit social, les acquis sociaux ? Un ramassis de bêtises, qui ne peuvent que gêner la belle et bonne compétition mondiale.

Une vidéo tournée lors des entretiens de Royaumont les 6 et 7 décembre 2014 permet de mesurer l’ampleur de ce double langage. Les animateurs de ces rencontres patronales, auxquelles assistait le président du Medef, Pierre Gattaz, lui avaient demandé d’intervenir sur le thème « les acquis sociaux face aux enjeux mondiaux ». Quelques semaines après la fin de la grève des pilotes, qui venait de coûter 300 millions d’euros à la compagnie aérienne, le sujet était un vrai boulevard offert au pdg d’Air France KLM. Il allait pouvoir dire tout le mal qu’il pensait des syndicats, des salariés, de ces Français obtus qui ne comprenaient vraiment rien aux grands enjeux mondiaux auxquels sont confrontés les dirigeants.

Face à un auditoire tout acquis, Alexandre de Juniac est allé beaucoup plus loin que ce qui était attendu, livrant sans fard sa pensée profonde. Les mots manquent pour qualifier ses propos. Jamais on aurait pensé qu’un patron, surtout d’une entreprise publique, puisse en arriver à une telle régression.

Alexandre de Juniac commence en terrain familier, sur la critique connue des acquis sociaux. Cet ancien élève de l’ENA, balayant toute l’histoire sociale jusqu’au préambule de la constitution de 1946, s’interroge sur leur définition pour finir par affirmer que « tout cela était très flou ». Une seule certitude pour lui : en France, « les acquis sociaux sont considérés comme intangibles et irréversibles ». Succès garanti dans la salle. Depuis le temps que le Medef dénonce l’immobilisme des syndicats, l’inadaptation du droit social en France face à la mondialisation…

La suite était assez prévisible. Alexandre de Juniac embraye sur les 35 heures. « La durée du temps de travail, qui paraît-il est un acquis social, qu’est-ce cela veut dire pour un ingénieur qui a une tablette et un smartphone et qui travaille chez lui ? », s’interroge-t-il. Le pdg d’Air France KLM poursuit naturellement sur les retraites. « Est-ce que cela a un sens de fixer l’âge de la retraite ? », demande-t-il. Doit-elle être à 62, 63 ou 65 ans ? Dans les faits, compte tenu de la modification des trimestres à accumuler, l’âge de la retraite pour de nombreux salariés est reportée à 67 ans pour bénéficier une pension à taux plein. Mais qu’importe ! Cela permet de toujours de faire quelques effets de manche devant une assistance convaincue par avance.

Sans la moindre gêne, le pdg d’Air France enchaîne sur un sujet que l’on pensait désormais impossible à remettre en cause : l’interdiction du travail des enfants. Mais manifestement, pour le patronat décomplexé, aucun sujet n’est tabou. « Je me suis penché sur l’évolution du travail des enfants. On a d’abord interdit aux enfants de moins de huit ans de travailler, puis l’interdiction a été portée à douze ans, puis à seize. (…) Qu’est-ce que c’est qu’un enfant ? Est ce qu’il faut les faire travailler, pas travailler ? Pas sûr », disserte-t-il. C'est vrai, rien n'est sûr. Dans la grande compétition mondiale, il faut savoir tout relativiser. Dommage qu’il n’y ait plus de mines en France, on pourrait remettre les petits de cinq ans à pousser les chariots. Même une partie de son auditoire a paru en être gênée.

Revenant sur son expérience de patron d’Air France, Alexandre de Juniac se met à expliquer les effroyables contraintes auxquelles il est soumis. Sans possibilité d’agir sur le prix du kérosène, ou sur les tarifs des redevances aéroportuaires, sa seule marge de manœuvre, explique-t-il, « c’est le coût du travail ». Tout cela impose, selon lui, de « mettre des limites aux acquis sociaux », d’autant qu’il faut faire face à une concurrence redoutable, avec d’un côté les compagnies low cost et de l’autre les compagnies du Golfe. Ni les unes ni les autres ne sont bridées par le droit social, à l’entendre.

Se sentant porté par son sujet, le pdg d’Air France ne peut s’empêcher alors de raconter une anecdote, qui manifestement lui tient à cœur : « Comme le disait mon homologue de Qatar Airways hier à propos de la grève, “M. de Juniac, chez nous, ce ne serait pas possible, on les aurait tous envoyés en prison” », raconte-t-il d’une mine gourmande, sous les applaudissements de la salle. C’est dire combien la France est défavorisée ! Et le Qatar est un si bel exemple ! Les salariés émigrés, traités comme des esclaves, y meurent par tombereaux sur les chantiers. N’est-ce pas un modèle pour les Français, à moins qu’on ne préfère les camps de travail chinois ?

 

Faut-il aller plus loin dans la démonstration ? Quand un patron, qui lui bénéficie d’acquis et de protections intangibles pour avoir réussi dans sa jeunesse un examen à Polytechnique et à l’ENA, en arrive à défendre de telles vues, il ne faut pas s’étonner que la confiance avec les syndicats ne puisse plus exister. Même s’ils sont tous convaincus de la nécessité d’évoluer, ils ne peuvent poursuivre avec une direction qui affiche mépris, arrogance, ignorance comme mode de gouvernance sociale. Ce dont on s’étonne, en revanche, c’est que le gouvernement tolère de tels propos d’un dirigeant d’une entreprise où l’État détient encore 15,9 % du capital.

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Le PDG d'Air France divague sur les acquis sociaux

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C’est une de ces informations qui ne peuvent a priori qu’alimenter le climat anti-syndicat complaisamment entretenu par le patronat. Dimanche 15 mars, la direction d’Air France a fait savoir par communiqué qu’elle regrettait la décision des syndicats de la compagnie aérienne de boycotter la réunion « stratégique et sociale » convoquée lundi 16 mars. L’ensemble des syndicats d’Air France – la CFE-CGC, l'UNAC-CGC, FO, le SNPNC-FO, la CFDT, l'UNSA Aérien, l'UNSA-PNC, la CGT, le SNPL et le SPAF – ont annoncé leur refus de participer à cette réunion censée lancer la renégociation des accords d’entreprise, estimant que « les multiples déclarations d’Alexandre de Juniac, PDG de Air-France KLM, compromettaient le dialogue social au sein de la compagnie ».

Il n’en a pas fallu plus pour relancer les critiques contre les syndicats en général, ceux d’Air France en particulier. Quelques mois après la grève des pilotes s’opposant à la création de la compagnie à bas coût Transavia, cela ne montrait-il pas une fois de plus leur irresponsabilité, leur archaïsme, leur incapacité à s’adapter dans un monde mondialisé ? Refrain connu.

Même si les pilotes d’Air France n’ont pas toujours été exempts de corporatisme, encouragés d’ailleurs pendant longtemps par les gouvernements de droite, l’unanimité des syndicats de la compagnie à refuser aujourd’hui le dialogue avec Alexandre de Juniac traduit un malaise beaucoup plus profond, une défiance grandissante à l’égard du dirigeant.

Comment ne pas les comprendre ? Car pour négocier, il faut être deux. Il faut avoir le sentiment d’être un minimum respecté, entendu, avoir confiance. Lorsque Alexandre de Juniac se produit sur les radios ou devant les caméras, il tente de donner le change, cherchant à se montrer pédagogue, prêt à négocier, même s’il s’énerve des résistances des salariés.

En petit comité, le discours est radicalement différent. C’est le patron totalement décomplexé. Plus question de prudence, de sauver un tant soi peu les apparences. Il se sent autorisé à tirer à vue. Les salariés ? Ils n’ont aucune compétence ou savoir-faire, ne participent en rien à la création de richesses, ne font pas l’entreprise. Ils ne sont que des charges insupportables. Le droit social, les acquis sociaux ? Un ramassis de bêtises, qui ne peuvent que gêner la belle et bonne compétition mondiale.

Une vidéo tournée lors des entretiens de Royaumont les 6 et 7 décembre 2014 permet de mesurer l’ampleur de ce double langage. Les animateurs de ces rencontres patronales, auxquelles assistait le président du Medef, Pierre Gattaz, lui avaient demandé d’intervenir sur le thème « les acquis sociaux face aux enjeux mondiaux ». Quelques semaines après la fin de la grève des pilotes, qui venait de coûter 300 millions d’euros à la compagnie aérienne, le sujet était un vrai boulevard offert au PDG d’Air France KLM. Il allait pouvoir dire tout le mal qu’il pensait des syndicats, des salariés, de ces Français obtus qui ne comprenaient vraiment rien aux grands enjeux mondiaux auxquels sont confrontés les dirigeants.

Face à un auditoire tout acquis, Alexandre de Juniac est allé beaucoup plus loin que ce qui était attendu, livrant sans fard sa pensée profonde. Les mots manquent pour qualifier ses propos. Jamais on aurait pensé qu’un patron, surtout d’une entreprise publique, puisse en arriver à une telle régression.

Alexandre de Juniac commence en terrain familier, sur la critique connue des acquis sociaux. Cet ancien élève de l’ENA, balayant toute l’histoire sociale jusqu’au préambule de la constitution de 1946, s’interroge sur leur définition pour finir par affirmer que « tout cela était très flou ». Une seule certitude pour lui : en France, « les acquis sociaux sont considérés comme intangibles et irréversibles ». Succès garanti dans la salle. Depuis le temps que le Medef dénonce l’immobilisme des syndicats, l’inadaptation du droit social en France face à la mondialisation…

La suite était assez prévisible. Alexandre de Juniac embraye sur les 35 heures. « La durée du temps de travail, qui paraît-il est un acquis social, qu’est-ce cela veut dire pour un ingénieur qui a une tablette et un smartphone et qui travaille chez lui ? », s’interroge-t-il. Le PDG d’Air France KLM poursuit naturellement sur les retraites. « Est-ce que cela a un sens de fixer l’âge de la retraite ? », demande-t-il. Doit-elle être à 62, 63 ou 65 ans ? Dans les faits, compte tenu de la modification des trimestres à accumuler, l’âge de la retraite pour de nombreux salariés est reportée à 67 ans pour bénéficier une pension à taux plein. Mais qu’importe ! Cela permet de toujours de faire quelques effets de manche devant une assistance convaincue par avance.

Sans la moindre gêne, le PDG d’Air France enchaîne sur un sujet que l’on pensait désormais impossible à remettre en cause : l’interdiction du travail des enfants. Mais manifestement, pour le patronat décomplexé, aucun sujet n’est tabou. « Je me suis penché sur l’évolution du travail des enfants. On a d’abord interdit aux enfants de moins de huit ans de travailler, puis l’interdiction a été portée à douze ans, puis à seize. (…) Qu’est-ce que c’est qu’un enfant ? Est ce qu’il faut les faire travailler, pas travailler ? Pas sûr », disserte-t-il. C'est vrai, rien n'est sûr. Dans la grande compétition mondiale, il faut savoir tout relativiser. Dommage qu’il n’y ait plus de mines en France, on pourrait remettre les petits de cinq ans à pousser les chariots. Même une partie de son auditoire a paru en être gênée.

Revenant sur son expérience de patron d’Air France, Alexandre de Juniac se met à expliquer les effroyables contraintes auxquelles il est soumis. Sans possibilité d’agir sur le prix du kérosène, ou sur les tarifs des redevances aéroportuaires, sa seule marge de manœuvre, explique-t-il, « c’est le coût du travail ». Tout cela impose, selon lui, de « mettre des limites aux acquis sociaux », d’autant qu’il faut faire face à une concurrence redoutable, avec d’un côté les compagnies low cost et de l’autre les compagnies du Golfe. Ni les unes ni les autres ne sont bridées par le droit social, à l’entendre.

Se sentant porté par son sujet, le PDG d’Air France ne peut s’empêcher alors de raconter une anecdote, qui manifestement lui tient à cœur : « Comme le disait mon homologue de Qatar Airways hier à propos de la grève, “M. de Juniac, chez nous, ce ne serait pas possible, on les aurait tous envoyés en prison” », raconte-t-il d’une mine gourmande, sous les applaudissements de la salle. C’est dire combien la France est défavorisée ! Et le Qatar est un si bel exemple ! Les salariés émigrés, traités comme des esclaves, y meurent par tombereaux sur les chantiers. N’est-ce pas un modèle pour les Français, à moins qu’on ne préfère les camps de travail chinois ?

 

Faut-il aller plus loin dans la démonstration ? Quand un patron, qui lui bénéficie d’acquis et de protections intangibles pour avoir réussi dans sa jeunesse un examen à Polytechnique et à l’ENA, en arrive à défendre de telles vues, il ne faut pas s’étonner que la confiance avec les syndicats ne puisse plus exister. Même s’ils sont tous convaincus de la nécessité d’évoluer, ils ne peuvent poursuivre avec une direction qui affiche mépris, arrogance, ignorance comme mode de gouvernance sociale. Ce dont on s’étonne, en revanche, c’est que le gouvernement tolère de tels propos d’un dirigeant d’une entreprise où l’État détient encore 15,9 % du capital.

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Gaël Giraud: «La transition énergétique est un idéal de société»

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Les déclarations à l’emporte-pièce de Nicolas Sarkozy à Fessenheim prouvent que le débat sur la transition énergétique est plus que jamais prisonnier des simplifications démagogiques, et continue d’échapper aux réalités. L’ancien président a qualifié de « combine politique » toute perspective de fermer la centrale de Fessenheim, et mis en avant le coût du démantèlement. Or, « combine » ou pas, et quel que soit le coût, les centrales ne sont pas éternelles, elles sont anciennes, et la question de leur fermeture, ainsi que de leur remplacement éventuel, se posera forcément et rapidement.

Pour Gaël Giraud, « l'élément positif, c'est qu'on est vraiment en train d’inscrire dans le débat public la nécessité de lancer la transition ». La loi de transition présentée par Ségolène Royal revient devant l’Assemblée, après avoir été profondément amendée par le Sénat. Il est probable que le texte final ressemblera, en seconde lecture, à la mouture déjà votée par l’Assemblée.

Quoi qu’il arrive, Gaël Giraud considère que la loi de Ségolène Royal ne sera qu'un point de départ : « Il y a une deuxième étape dans le débat qui doit maintenant avoir lieu, et qui a été posée grâce au comité des experts pour le débat national qui y a travaillé pendant un an et demi. Ce comité des experts a dressé une liste d'une dizaine de scénarios pour la France. Cette liste est maintenant sur la table. Ce qui distingue les différents scénarios, c'est essentiellement le mix énergétique français, en 2035. D'un côté, on a le scénario qui mise sur le tout nucléaire, et de l'autre celui qui mise sur la sortie la plus rapide possible du nucléaire avec fermeture de la dernière centrale française en 2035. Entre les deux, vous avez toute une série de scénarios intermédiaires (...). En France, le projet de société passe maintenant par la transition énergétique. Il faut que la population française se saisisse de ce sujet et débatte démocratiquement du type de société que nous voulons mettre en œuvre pour les vingt années qui viennent. Comprenez bien qu’à travers ces scénarios, c'est un idéal de société qu'on est en train de dessiner. »

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Le PDG d’Icade est évincé au profit de… son clone!

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Icade, qui est avec la Société nationale immobilière (SNI), l’une des deux filiales importantes de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) dans le secteur de l’immobilier et du logement, est, de nouveau, le théâtre d’une histoire surprenante. Son PDG vient en effet d’être évincé parce que son profil ne correspondait plus aux attentes de son actionnaire public, mais il va être remplacé par… son clone ! Selon nos informations, le patron sortant de la société, Serge Grzybowski, devrait en effet être remplacé jeudi par une personnalité qui lui ressemble en tout point, dénommée Olivier Wigniolle. Ce qui rend très largement incompréhensible le jeu de chaises musicales.

On connaît en effet les (bonnes) raisons qui ont conduit le nouveau patron de la CDC, Pierre-René Lemas à ne pas se prononcer en faveur du renouvellement du mandat de Serge Grzybowski à la tête d’Icade, une société publique qui a été partiellement introduite en Bourse en 2006. Tout au long du mandat de Serge Grzybowski, la filiale de la caisse a en effet été happée par des scandales à répétition, que Mediapart a chroniqués dans plusieurs enquêtes (que l’on peut retrouver ici). Et dans la foulée, la société a progressivement délaissé ses missions d’intérêt général pour devenir de plus en plus prisonnière de gros appétits privés. En résumé, la société s’est transformée en une sorte de foncière spéculative, un immense promoteur, au lieu de se comporter en aménageur.

Voilà quelques jours, Mediapart a révélé une ultime dérive : les deux principaux dirigeants de la société publique, dont Serge Grzybowski, ont exercé en 2014 des stock-options pour un montant total qui dépasse 2,1 millions d’euros (lire Caisse des dépôts : un nouveau scandale, celui des stock-options). Du jamais vu dans une société publique ! Il est devenu de plus en plus évident que la personnalité de Serge Grzybowski serait peu compatible avec celle du patron de la CDC, qui n’a cessé de rappeler son attachement aux missions d’intérêt général de sa grande maison. Mardi 17 février, la société Icade a donc publié un communiqué prévisible affirmant ceci : « Serge Grzybowski a […] estimé que les conditions lui permettant de prétendre au renouvellement de son mandat afin de mettre en œuvre la stratégie de la société pour les années à venir n'étaient plus réunies. »

Serge Grzybowski Serge Grzybowski

Le jour même, Serge Grzybowski a fait ses valises. Et il a quitté la société en laissant derrière lui d’autres bombes, qui n’ont pas encore toutes explosé. L’une d’elles est particulièrement préoccupante : la société fait l’objet d’un redressement fiscal de 225 millions d’euros qu’elle n’a pas même jugé utile de provisionner dans ses comptes. On en trouve trace dans le « document de référence » de la société (on peut le télécharger ici) pour l’année 2013. Au point « 2.4.4 », le « litige fiscal » y est détaillé : voulant changer de régime fiscal, la société a dû, dans le passé, payer une « exit tax », mais, selon l’administration fiscale, elle a minoré massivement l’évaluation de ses biens immobiliers. En effet, on lit ce qui suit dans le document : « Le 11 septembre 2013, conformément à la procédure applicable, l’administration a donc mis en recouvrement l’ensemble de ces sommes, soit 225 084 492 euros » – une fortune qui n’a pas même été provisionnée.

Quoi qu’il en soit, on pouvait penser que le départ de Serge Grzybowski serait l’occasion d’une reprise en main de la société, pour qu’elle renoue avec ses missions d’intérêt général. Seulement voilà ! Pierre-René Lemas a aussi voulu rompre avec la politique de copinage qui a trop souvent prévalu à la Caisse, notamment du temps d’Augustin de Romanet. Et il y a sans doute veillé avec d’autant plus d’attention que Icade est une société cotée et que l’actionnaire public doit prendre soin de ne pas malmener les actionnaires minoritaires.

Une procédure de sélection du nouveau patron d’Icade a été mise au point et Pierre-René Lemas s’était, selon de très bonnes sources, engagé à ne pas y interférer. C’est donc un cabinet réputé qui a eu la main sur la sélection des candidats à la succession de Serge Grzybowski. Mais le résultat est totalement paradoxal. Car, pour finir, qui ce cabinet de recrutement a-t-il sorti de son chapeau ? Selon nos informations, c’est Olivier Wigniolle, qui ressemble en de nombreux points au patron évincé.

Patron du pôle immobilier français de l’assureur Allianz, dénommé Allianz Real Estate France, et ancien responsable de la division immobilière du Crédit agricole, Olivier Wigniolle est au choix un promoteur ou un banquier de l’immobilier et pas un aménageur. Alors qu’il aurait sans doute été décisif de recentrer Icade sur ses missions publiques, par exemple dans le cadre de l’aménagement du Grand Paris, Olivier Wigniolle risque de ramer à contre-courant.

Olivier WigniolleOlivier Wigniolle

Plus surprenant encore, il est aussi très proche de certains cénacles patronaux ou de l’UMP. On le dit ainsi très proche de Valérie Pécresse. C’est aussi un ami d’enfance de l’une des figures connues du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, et il a été membre de son comité de soutien, quand celui-ci a brigué la présidence de l’organisation patronale : on en trouve trace ici, dans la liste de soutien, à la 309e place.

Secrètement en lice pour devenir le patron d’Icade, Olivier Wigniolle a visiblement cherché à effacer les traces publiques de ses engagements. Il a par exemple supprimé son compte Twitter qui était le suivant : @owigniolle.

Mais par les « caches » de Goggle (ici), on retrouve encore quelques-uns des tweets qui ont été supprimés. En voici une sélection :

Ainsi, au travers de ces tweets, on découvre les humeurs d’Olivier Wigniolle. Détestant le compte pénibilité issu de la dernière réforme des retraites tout autant que les 35 heures, il va jusqu’à donner raison à son ami Geoffroy Roux de Bézieux quand il « ne parle plus de déclin mais de déchéance ».

Voir arriver à la tête de la société publique une telle personnalité, qui risque de s’inscrire dans la continuité du patron évincé, fait grincer bien des dents à Icade. Pierre-René Lemas ne l’ignore sans doute pas, qui s'est trouvé piégé par la procédure qu'il avait installée. De très bonnes sources, il se murmure donc chez Icade qu’à l’occasion du prochain conseil de la société, qui a lieu jeudi, une réforme de la gouvernance pourrait être envisagée, afin qu’Olivier Wigniolle, devenant le nouveau patron exécutif de la société, avec le titre de directeur général, soit flanqué d’un président non exécutif, chargé de le surveiller.

Cela limiterait les risques de dérives. Mais l’histoire n’en est pas moins abracadabrantesque…

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Délits d’initiés : le conseil constitutionnel enterre les sanctions pénales

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Les milieux d’affaires ne s’attendaient certainement pas à une si belle surprise. Le conseil constitutionnel vient, par une seule décision, de faire disparaître toute dimension pénale dans les affaires d’abus de marché, de délits d’initiés, de détournements de réglementation boursière. L’institution a décidé d’abroger le principal article du code monétaire et boursier qui prévoyait des peines d’emprisonnement pour ce type de délit. Toutes les poursuites en cours engagées contre ces délits et instruites parallèlement par l’Autorité des marchés financiers (AMF) et la justice vont devoir être arrêtées et réattribuées en fonction de la première autorité qui a été saisie. Dans la grande majorité des cas, elles vont échoir à l’AMF (sa décision est ici).

Ce résultat surprenant est une des conséquences inattendues du dossier sur les délits d’initiés chez EADS. Plusieurs responsables du groupe aéronautique et ses deux principaux actionnaires de l’époque, Daimler et Lagardère, ont été soupçonnés de délit d’initiés en 2007, pour avoir vendu des actions et des stock-options, alors qu’ils connaissaient les difficultés du groupe, notamment les retards de l’A380. Plusieurs plaintes d’actionnaires, dont la Caisse des dépôts, avaient été déposées, après la découverte des déboires du groupe aéronautique. Son président, Noël Forgeard, avait dû démissionner et avait été remplacé par Louis Gallois.

L’Autorité des marchés financiers avait enquêté sur le dossier. Un rapport accablant avait été rédigé sur les agissements des principaux dirigeants (voir EADS : le rapport qui accuse dirigeants et actionnaires). En décembre 2009, pourtant, la commission des sanctions du gendarme boursier décidait de blanchir tout le monde, au grand mécontentement de plusieurs associations d’actionnaires (voir le gendarme boursier lave plus blanc).

Mais la justice aussi instruisait le dossier. En décembre 2013, la juge Xavière Simeoni décidait de renvoyer devant les tribunaux les deux principaux actionnaires d’EADS et sept responsables ou anciens responsables du groupe pour délit d’initiés. Le procès s’est ouvert le 3 octobre 2014. Il n’a duré qu’une journée.

Dès les premiers instants du procès, les avocats de plusieurs responsables du groupe ont posé une question prioritaire de constitutionnalité. Selon eux, ce procès n’avait pas lieu d’être car il consistait à faire juger deux fois les mêmes personnes pour les mêmes faits. Ce que le droit ne permet pas, au nom du principe non bis in idem (pas deux fois pour la même chose).

Le conseil constitutionnel vient de leur donner raison. Pour lui, il n’y a pas « d’obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature différente », explique-t-il en préambule. Mais dans le cas présent, il estime que ce n’est pas possible. Car le manquement d’initiés, article du code monétaire utilisé par l’AMF, et le délit d’initiés, article du même code monétaire utilisé par la justice, sont – selon le conseil constitutionnel – rigoureusement identiques.

Celui-ci estime aussi que les sanctions plafonnées à 10 millions d’euros (dans le cadre du manquement d’initiés utilisé par l’AMF) et celles de 2 ans d’emprisonnement (dans le cadre d’une procédure judiciaire) sont comparables. L’AMF ayant donc jugé le dossier EADS, la justice n’a pas à y revenir, selon le conseil constitutionnel, qui estime que l’autorité indépendante a les mêmes qualités que la justice et que ces décisions relèvent de la « chose jugée ».

Poursuivant son analyse, le conseil constitutionnel va plus loin. Il a déclaré contraire à la constitution l’article L 465-1 du code monétaire et financier, celui justement utilisé par la justice et qui prévoyait des peines allant jusqu’à deux années d’emprisonnement en cas de délit d’initiés. En clair, le délit d'initiés relève de la seule compétence de l'AMF, puisque l'article pénal est supprimé. Celui-ci relève d'une autorité "indépendante" , dans le droit fil du délit d'entrave, qui ne sera plus passible de peine de prison, après l'adoption de la loi Macron.

Le Conseil consitutionnel a décidé cependant de différer son abrogation jusqu’en septembre 2016 : « Son abrogation immédiate aurait des conséquences manifestement excessives en empêchant toute poursuite et en mettant fin à celles engagées à l'encontre des personnes ayant commis des faits qualifiés de délit d'initié ou de manquement d'initié », explique-t-il. D’ici là, l’AMF et la justice sont censées se partager les affaires en cours, en fonction de la première instance saisie. L’AMF risque donc de récupérer la très grande majorité des dossiers.

Les conséquences de cette décision sont immenses. D’abord, le conseil constitutionnel enterre définitivement le procès EADS. Mais s’il n’y avait que cela ! La décision de l’institution d’annuler l’article sur les délits d’initiés revient à faire disparaître toute sanction pénale pour les délits boursiers, de demander à la justice de s’effacer devant l’autorité des marchés financiers.

Dans son avis, le conseil constitutionnel donne le sentiment de placer sur le même plan la justice et l’Autorité des marchés financiers, que les deux institutions sont finalement interchangeables. Aucun pays, à commencer par les États-Unis, n’est jamais allé jusque-là. La justice a des moyens d’enquête, de contrôle, de sanctions pénales que l’AMF n’a pas. Les lobbies de toute sorte ont soigneusement veillé à limiter les capacités de sanction de l’autorité de régulation dans la loi. Dans les cas les plus graves, les amendes sont plafonnées à 10 millions d’euros maximum.

Gérard Rameix, président de l'AMF, lors d'un gala organisé par UBS en mars 2007 Gérard Rameix, président de l'AMF, lors d'un gala organisé par UBS en mars 2007 © DR

Encore faudrait-il que l’AMF accepte d’utiliser ces pouvoirs, même limités ! Depuis sa création, la COB, l’ancêtre de l’AMF, puis cette dernière sont à l’image du capitalisme à la française. On y pratique une justice entre soi. Le gendarme boursier fait preuve d’une complaisance rare à l’égard des dérives boursières, d’une grande complaisance à l’égard des puissants. Sa capacité à ne rien voir, à enterrer les dossiers est devenue proverbiale.

Si l’on suit ses sanctions, Paris est la place la plus sûre du monde : il n’y a aucune manipulation de marché liée au trading haute fréquence, par exemple. De même, pour s’en tenir à quelques dossiers récents, spectaculaires : l’AMF a-t-elle demandé à la direction de BNP Paribas des explications, après son amende de 6,8 milliards d’euros imposée en juin 2014 par la justice américaine ? Pourquoi la banque n’a-t-elle commencé à parler de ce risque qu’en février 2014, alors que la procédure judiciaire américaine était engagée depuis plusieurs années ? Le gendarme boursier a-t-il demandé à la direction d’Alstom les raisons qui l’ont poussée à multiplier les projections les plus pessimistes au moment où elle négociait le rachat de son activité électricité avec General Electric, projections qui se sont toutes révélées fausses par la suite ? De tels exemples existent par tombereaux.

Quant aux sanctions, elles sont ridicules. Ainsi, en mars, un intermédiaire financier logé aux Caïmans a été condamné à 80 000 euros d’amende pour fausse information par la commission de sanction. Dans un monde où l’on jongle avec des millions toute la journée, le montant de la sanction relève de l’argent de poche. De même, ces derniers jours, Air France KLM a été condamné à 1 million d’euros d’amende pour avoir caché pendant des mois que ses prévisions de résultat étaient fausses. Là encore, la sanction tient de l’anecdote (voir ces cas ici).

À notre connaissance, la plus forte amende jamais imposée par l’AMF s’est élevée à 8 millions d’euros. La sanction concernait la prise de contrôle rampante d’Hermès par LVMH. Mais qu’est-ce que 8 millions d’euros dans une opération de plus de 1,3 milliard d’euros ? Peut-être même pas les frais d’avocats...

Depuis des lustres, les milieux d’affaires se plaignent de l’action de la justice, par nature imprévisible. Elle a surtout le pouvoir, le seul qu’ils redoutent, d’imposer des sanctions pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement. Le conseil constitutionnel vient de supprimer – au moins momentanément – cette menace. Par sûr que le Parlement se précipite pour remédier à la situation et imagine un nouveau mécanisme pénal, même si la directive européenne sur les abus de marché normalement l’impose. L’impunité dans le monde des affaires va pouvoir prospérer.

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A Francfort, à l'assaut de la BCE

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De notre envoyé spécial à Francfort.-  Les percussions de la fanfare, ponctuées des cris « Non à la Troïka », se mêlent au ronronnement de l'hélicoptère des forces de l'ordre, stationné une centaine de mètres plus haut. Ils sont un peu plus de 300 activistes à s'être massés dès 6 heures du matin, mercredi, sur ce lieu de « blocage ». Ils font face, de l'autre côté de la barrière de barbelés, à une rangée de policiers et leurs fourgons. À l'arrière-plan, les deux imposantes tours de verre bleutées de la Banque centrale européenne (BCE), dans les quartiers est de Francfort.

A Francfort mercredi, au petit matin.A Francfort mercredi, au petit matin.

À quelques mètres de là, une troupe de clowns s'amuse à déstabiliser d'autres policiers, qui bloquent l'accès à une rue adjacente. Plus loin, une carcasse de voiture finit de brûler. Des graffeurs ont pris soin d'y ajouter, sur la tôle encore chaude, à la peinture orange : « Stupide ». Une fourgonnette de la police a, elle, été bombardée à coup de jets de peinture rose. On sort ici et là ses banderoles et pancartes pour la journée. « BCE, fascisme monétaire », dit l'une d'elles. Un homme en fauteuil roulant fait le tour des lieux, un drapeau grec fixé à son siège.

Entre les murs de la BCE, ce mercredi est un jour très particulier. L'institution inaugure son nouveau siège conçu par un architecte viennois (185 mètres de haut), en présence du président Mario Draghi et d'invités triés sur le volet. À l'origine chiffré à 850 millions d'euros lors de son lancement en 2002, le projet a vu sa facture exploser : il en a coûté 1,3 milliard d'euros aux contribuables pour aménager les anciennes halles de la ville, qui hébergeaient, au XXe siècle, un marché au gros. Un comble, de la part d'une institution membre de la Troïka, qui n'a cessé de prodiguer des cures d'austérité aux pays en crise.

La vidéo officielle de la BCE de présentation de son nouveau siège.

« Quand la BCE a annoncé cette cérémonie, qui est une manière pour elle de se féliciter du travail accompli, c'était clair pour nous qu'il fallait gâcher la fête. Parce qu'il n'y a vraiment rien à célébrer dans l'Europe d'aujourd'hui », explique Hannah Eberle, une Berlinoise membre de Blockupy, un collectif mêlant ONG, syndicats et partis politiques de toute l'Europe, à l'origine de la journée d'action à Francfort. Les organisateurs se sont lancés dans un pari musclé, dans les tuyaux depuis des mois : mettre en place un siège de la BCE, pour bloquer l'accès de l'institution aux invités de la cérémonie. Certains y sont même allés de leur appel à la « Destroïka ».

Des policiers s'apprêtent à intervenir pour forcer un « blocage ».Des policiers s'apprêtent à intervenir pour forcer un « blocage ».

Quelque 6 000 activistes – selon les organisateurs – ont tenté d'enfoncer les barrages des forces de l'ordre, se dispersant dans le dédale des rues voisines de la BCE, tout au long de la matinée. Des habitants du quartier étaient aux balcons, pour suivre les courses-poursuites. Quelques vélos brûlés, des jardinières de plantes ou des poubelles éventrées servent à construire des mini-barrages, que les forces de l'ordre s'empressent de défaire. À intervalles réguliers, des grappes de policiers ultra-équipés, par trentaine, surgissent au pas de course, pour déstabiliser les militants. Il suffit de suivre les déplacements des hélicoptères, pour savoir dans quelles rues les face-à-face sont les plus tendus.

Une armée de clowns déstabilise des policiers.Une armée de clowns déstabilise des policiers.

Il est dix heures, sur le pont Flösser, à quelques encablures de la BCE, lorsqu'une centaine de policiers se décide à charger, et évacuer cet axe de circulation. Certains des activistes présents s'assoient, d'autres se tiennent par les coudes. Un musicien joue des airs larmoyants au synthétiseur, pour apaiser l'ambiance. Le face-à-face dure une demi-heure. Un militant est embarqué. Les policiers finissent par rebrousser chemin, appelés à s'occuper d'autres points « chauds ». Blockupy a fait état de 21 blessés dans la matinée, contre 14 pour la police. Les forces de l'ordre disent avoir procédé à 16 arrestations. Dans la nuit de mardi à mercredi, sept voitures de police ont été incendiées, et sept autres caillassées. Les ministres allemands de l'économie Sigmar Gabriel et des finances Wolfgang Schäuble ont condamné d'une seule voix les violences.

A Francfort, mercredi matin.A Francfort, mercredi matin.

Au-delà des actes de vandalisme, qui ont fait les gros titres des journaux, et que le mouvement a regretté, Blockupy creuse son sillon. Après le « blocage » du matin, des prises de parole publiques ont été organisées l'après-midi, avant une grande manifestation en fin de journée, dans le centre-ville, s'achevant au pied des tours de la Deutsche Bank. Le collectif dénonce les politiques d'austérité et le pouvoir de la BCE, devenue l'une des institutions maîtresses dans la gestion de la crise de l'euro, malgré son manque criant de légitimité démocratique. Lancé à l'origine par des Allemands (le parti Die Linke, le syndicat Ver.di, et d'autres groupes de gauche), Blockupy avait déjà organisé plusieurs mobilisations à Francfort depuis 2012. Mais l'euro-mobilisation de mercredi était de loin la plus massive.

Lors des prises de parole l'après-midi en plein centre de Francfort.Lors des prises de parole l'après-midi en plein centre de Francfort.

« Blockupy mélange des techniques de désobéissance civile, le blocage de la matinée, avec des pratiques de l'occupation des lieux, héritées des mouvements Occupy aux États-Unis, ou 15-M en Espagne », décrit l'Italien Bepe Caccia, l'un des piliers du mouvement. Pour cet élu municipal de la gauche indépendante à Venise, cette mobilisation marque un précédent : « La crise entre pour la première fois en Allemagne. La rage née dans toute l'Europe, sous l'effet de la crise, se fait non seulement entendre sous les fenêtres de Monsieur Draghi, mais aussi au pays de "Frau Merkel" », se réjouit-il. « Le schéma selon lequel il existe un mauvais Sud, et un Nord épargné par la crise, ne tient plus, et beaucoup de jeunes Allemands participent à nos actions, conscients que l'Allemagne, elle aussi, s'appauvrit. »

La concordance entre l'inauguration de la BCE – plusieurs fois repoussée –, et la victoire de Syriza à Athènes fin janvier, n'est peut-être pas pour rien dans le succès de la mobilisation. La décision de Mario Draghi de couper l'un des canaux de financement des banques grecques, dans la foulée de l'élection de Syriza, décrite par certains comme un « coup d'État financier », n'a rien arrangé à la réputation de la BCE. C'est à Francfort que se joue l'avenir d'une bonne partie du dossier grec. L'ambition de Blockupy, d'enclencher un vrai débat public sur les politiques d'une institution encore trop peu transparente, l'une des « boîtes noires » de l'Europe, tombe à pic.

« Il faut avant tout créer des espaces de solidarité pour les Grecs et les Espagnols », estime Hélène Cabioc'h, d'Attac-France, qui participe, elle aussi, au comité international de Blockupy. « Le calendrier de la mobilisation est un peu particulier, parce qu'une fenêtre d'opportunité vient de s'ouvrir, en Grèce », reconnaît-elle. Alors que Syriza reste toujours aussi isolé dans ses négociations à Bruxelles, le salut d'Alexis Tsipras viendra-t-il des mouvements sociaux européens ? « Autour de la table des discussions, nous sommes à 18 contre 1, pas 17,5 contre 1,5 mais bien 18 contre 1 », s'est inquiété Giorgos Chondros, un responsable de Syriza qui a pris la parole dans l'après-midi, aux côtés d'autres élus et organisateurs.

Mario Draghi a bien inauguré mercredi matin le nouveau siège de la BCE (avec Jean-Claude Trichet à l'arrière-plan). ©Reuters.Mario Draghi a bien inauguré mercredi matin le nouveau siège de la BCE (avec Jean-Claude Trichet à l'arrière-plan). ©Reuters.

Sans surprise, l'avenir de Syriza, et sa capacité à sortir de l'« impasse » actuelle, étaient sur beaucoup de lèvres. L'eurodéputé de Podemos Miguel Urban a notamment résumé la victoire du parti de Tsipras à la « victoire des peuples d'Europe, qu'il faut soutenir à tout prix », promettant à Athènes qu'« on arrive » [au pouvoir à Madrid]. Mais au-delà des déclarations de principe, rien de concret n'a émergé. Le projet d'une conférence de la dette, qui fait pourtant consensus dans ces milieux, n'a pas été mis en avant.

Dernier acte d'une journée marathon, la manifestation de la fin d'après-midi a rassemblé environ 20 000 participants, selon les organisateurs. Dans les rues de la ville, ce sont les forces vives – et très jeunes, la majorité des participants ayant moins de 30 ans – d'une Europe avide d'alternatives, qui ont défilé. On a croisé, en vrac, des militants écolos catalans d'Ecologistas en Accion, des syndicalistes français de la CGT-Sanofi Aventis, des activistes belges anti-TAFTA, des représentants de précaires au Portugal, des militants des centres sociaux à Rome, des intermittents français. Soixante bus venus de 39 villes d'Europe ont fait le déplacement. Tous ces gens-là se retrouvent pour investir, à nouveau, un espace européen qu'ils avaient peut-être, un temps, délaissé, préférant se concentrer sur des batailles plus locales.

Présents en force, les Italiens (première délégation, après les Allemands) cherchent à imposer des idées neuves à l'agenda, et ne se contentent pas des seules marques de soutien affichées à Syriza ou Podemos. Ils plaident pour recycler à l'échelle européenne, leur concept de « grève sociale », qu'ils ont testée, en Italie, le 14 novembre 2014. Ce jour-là, il s'agissait de protester contre une réforme du marché du travail lancée par Matteo Renzi, et de permettre aux précaires de faire grève, en modifiant les règles du jeu traditionnelles de la grève. « Nous voulons faire de cette mobilisation, de Blockupy, autre chose qu'une simple contre-manifestation contre le pouvoir, et ses rituels », explique Francesco Brancaccio, du centre social Esc à Rome, lui aussi présent à Francfort. « Nous sommes venus ici pour proposer une grève sociale européenne, sur laquelle les mouvements européens pourraient s'entendre, et construire des rapprochements. »

Également venue à Francfort, l'activiste canadienne Naomi Klein a quant à elle insisté, sans surprise, sur les liens à creuser entre les luttes « Blockupy », contre les politiques de la BCE, et les batailles contre le changement climatique, appelant à la mobilisation générale à l'approche de la conférence climat de Paris. « Les politiques de la BCE ont des conséquences sociales désastreuses, on le sait. Elles sont aussi en train de déstabiliser la planète entière », a-t-elle lancé.

En fin de journée à Francfort, au pied du siège de la Deutsche Bank.En fin de journée à Francfort, au pied du siège de la Deutsche Bank.

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Capitalisme 1 - Climat 0

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Depuis le début de son œuvre singulière d’intellectuelle-journaliste-activiste, Naomi Klein poursuit une quête : quel est le bon récit des luttes ? Comment raconter une juste histoire de l’engagement aujourd’hui ? À l’orée des années 2000, cela tournait autour de la marchandisation du monde et de l’assignation identitaire par la pub (No Logo – Actes Sud). Sept ans plus tard, elle explorait des liens entre l’impérialisme guerrier, les traumatismes des peuples et le néolibéralisme (La stratégie du choc – Actes Sud). Aujourd’hui, elle affronte les ressorts systémiques de la crise climatique, avec un nouveau livre, sorti fin 2014 aux États-Unis : Tout peut changer (Actes Sud/Lux. Le titre est plus catégorique, et plus frappant en anglais : This changes everything).

L’enjeu n’est pas du tout celui du storytelling à la manière des néo-conservateurs qui voulaient façonner le monde à l’image de leurs obsessions (voir Dreams = Re-imagining progressive politics in an age of fantasy, de Stephen Duncombe). C’est plutôt l’idée d’une contre-propagande au discours dominant sur l’absence d’alternative. Pour que l’espoir d’un autre monde germe dans les esprits, il ne suffit pas d‘accumuler des faits : il faut aussi un grand tableau général qui leur donne du sens, de manière à semer un peu d’espoir dans le cadre d’interprétation.

À chaque fois, des experts relèvent des erreurs, contestent des faits et des dates. Mais l’essentiel n’est jamais là dans les livres-somme de Naomi Klein : ce qu’elle apporte, ce sont des diagnostics brillants sur les maux du capitalisme mondialisé, et sur ce qu’ils engendrent comme expériences sociales, politiques et culturelles. Avec toujours, une forte incitation à la rébellion contre cet ordre.

L’exercice a cette force et ce courage : formuler une hypothèse englobante à partir d’évènements épars, et proposer de grandes lignes directrices interprétatives. Cela s’accompagne forcément de faiblesses : le risque de la simplification ou de la caricature. C’est une entreprise intellectuelle hybride, à la fois nourrie de culture journalistique américaine, avec un sens précieux du détail dans la description, un art de la pédagogie, une sélection habile de personnages qui apparaissent dans le récit pour incarner des idées. Tout en ambitionnant de produire de la théorie. Le résultat est une œuvre originale, qui sort des clous français – on ne sait jamais trop dans quelle case la ranger ici : journalisme, militantisme, critique de la mondialisation – et la coince un peu dans les limbes de la polyvalence.

Elle n’a pas écrit les reportages les plus extraordinaires de son époque, n’est pas la plus grande théoricienne ni la plus héroïque des militantes. Mais elle est l’une des rares à se situer au croisement de ces trois registres et à exceller à cet exigeant mélange des genres. Sa notoriété internationale, acquise dès 2001 et la parution de No Logo, l’année du contre-G8 de Gênes, moment structurant pour le mouvement altermondialiste européen, confère un poids notable à ce qu’elle écrit. Chaque livre donne lieu à des mois de tournées, conférences, articles, rencontres et débats. Sa voix porte à l’international, ce qui lui octroie une autorité rare au sein de l’espace des pensées radicales.

Son nouveau livre propose une thèse forte et claire : le dérèglement climatique, causé par l’activité humaine, est gravement accentué par le capitalisme mais il en change aussi les conditions : on ne peut plus forer les énergies fossiles comme avant, on ne peut plus sous-estimer les impacts de la mondialisation sur l’écosystème. Or il n’y a pas de solution simple et technique au problème. Pour sauver le climat, il faut changer de système de production de valeurs, décentraliser nos démocraties et bouleverser nos modes de vie.

Les premières dizaines de pages du livre auront un air de déjà-vu pour celles et ceux qui suivent les politiques de transition énergétique en Europe, notamment en Allemagne. Il ne faut pas s’y arrêter car l’ouvrage développe par ailleurs une analyse captivante, et bouleversante, de ce qui nous lie, intimement, au changement climatique. Relatant son combat personnel contre l’infertilité, Naomi Klein en conçoit un sentiment de sororité avec les êtres qui s’éteignent à force de pollution et de saccage de leur écosystème. Des embryons humains et non humains peinent à se développer à cause des substances chimiques qu’eux ou leurs géniteurs absorbent malgré eux. Le taux de reproduction de nombreuses espèces sur terre et sur mer s’effondre et des cohortes d’individus ne voient pas le jour.

Cet hécatombe passe inaperçu car il est invisible. Et pourtant, il nous faut faire le deuil de ces bébés qui ne naîtront pas. Se battre pour donner la vie est une expérience commune entre eux et nous : « Espèce après espèce, le changement climatique crée des pressions qui privent les formes de vie de leur outil de survie le plus essentiel : la capacité à donner la vie et donner une suite à leurs lignées génétiques. A la place, l’étincelle de la vie s’éteint, étouffée à son stade premier, le plus fragile : dans l’œuf, dans l’embryon, dans le nid, dans la tanière. » Plus loin : « Pas de cadavres, juste une absence. » La question climatique n’est pas qu’un problème de fuite par millions de particules de CO2 dans l’atmosphère, de mégawatts à réduire et de changement d’affectation des sols. C’est un enjeu de beauté du monde, de profusion d’espèces, et de joie.

Pendant la marée noire de Deep Water Horizon, côtes de la Louisiane, 2 mai 2010. (Reuters/Carlos Barria).Pendant la marée noire de Deep Water Horizon, côtes de la Louisiane, 2 mai 2010. (Reuters/Carlos Barria).

C’est l’une des expériences saillantes du dérèglement climatique : la barrière entre nature et culture ne tient plus, puisque c’est nous en tant qu’humains qui abîmons les conditions de vie sur terre, et que l’écosystème nous renvoie la balle en aggravant nos conditions d’existence. Ce qui était depuis toujours devient beaucoup plus visible, sensible et tangible : les interférences et échanges permanents avec les autres espèces, et même, le système Terre. C’est vertigineux, terrifiant et magnifique. Le livre de Klein chronique ce dévoilement, au fil des sentiments de la narratrice : son bonheur devant la beauté d’un saumon, son angoisse à l’idée qu’il va peut être disparaître, son amour des paysages près de chez ses parents, au Canada, qu’elle veut transmettre au fils qu’elle est finalement parvenue à mettre au monde.

Graffiti à l'effigie de Naomi Klein, Saint-Romain-en-Mont-d'Or. (Wikicommons).Graffiti à l'effigie de Naomi Klein, Saint-Romain-en-Mont-d'Or. (Wikicommons).

Dans cette vision empreinte de vitalisme, on défend une nouvelle génération de droits à la reproduction : ceux des femmes mais aussi de la planète, en tant que tout. Les montagnes décapitées par l’extraction minière, les vallées inondées par les barrages, les forêts défrichées, les nappes d’eau fracturées, les rivières empoisonnées ont le droit de renaître.

« Toute la vie a le droit de se renouveler, se régénérer et se guérir », écrit la journaliste. C’est une approche différente des seuls droits de la nature : on ne parle plus de nature distincte de la culture, mais on pense les relations entre les deux et leur interdépendance.

Le droit à la vie sur terre : le droit à y vivre et à s’y reproduire. Ce sont des revendications séminales pour certains mouvements de justice environnementale, qui défendent les peuples vivant dans des régions menacées ou déjà ravagées par l’exploitation minière ou les grands barrages (au Nigéria, au Brésil, en Équateur, en Bolivie…). Klein reprend cette idée à son compte, et surtout, y voit une des revendications phares des mouvements anti-extractivistes, opposés à l’exploitation des ressources minières du sol (charbon, pétrole, gaz, or, cuivre, terres rares…).

Cette nouvelle génération de mobilisations, certains les désignent, pour en résumer l'esprit, du terme de « Blockadia » : bloquer des projets d’exploitation de ressources naturelles (ce sont des opposants texans au projet d’oléoduc Keystone XL qui semblent avoir inventé cette expression). Ce sont des actions locales, liées à la défense d’un territoire, portées par ses riverains, qui ne contentent pas de revendications environnementales. Ils contestent tout aussi fortement les failles démocratiques permettant de les imposer : détournement des débats publics, entre-soi des décideurs politiques et industriels, militarisation de la répression des opposants.

Klein parle beaucoup de l’industrie fossile en Amérique du Nord, de ses projets et de leur contestation montante, marquée par la marée noire du Golfe du Mexique, les sables bitumineux de l’Alberta, la fracturation hydraulique. Mais les correspondances avec le mouvement des ZAD en France (à Notre-Dame-des-Landes, Sivens, Roybon…) sont frappantes. Tous ces mouvements participent de la résistance à ce qui dérègle le climat (exploitation des hydrocarbures, bétonnage, destruction de forêts et de zones humides…). On ne peut pas lutter sérieusement contre la crise climatique sans affronter ce qu’est devenu le capitalisme, analyse Klein : un régime de pouvoir, de production de richesses et de captation de la démocratie.

Elle pointe le drame historique que fut la concomitance entre le début de la vague néo-libérale, à partir des années 1970, affaiblissant les États, et l’explosion des émissions de gaz à effet de serre. Les sociétés se sont défaites de leurs capacités à réagir alors que le climat se déréglait. Pour Klein, aujourd'hui, seuls les mouvements sociaux peuvent défendre « le climat » contre ses prédateurs : les leaders politiques et élus ont failli, les ONG environnementales ont trop accompagné le système. Certaines se sont même faites acheter, dénonce-t-elle, décrivant comment des structures historiques de défense de la nature aux États-Unis, comme Nature Conservancy, le Sierra Club, le WWF et le World Resources Institute, ont reçu de l’argent d’industries polluantes, de façon plus ou moins transparente.

Si les grandes ONG américaines de défense de la nature sont devenues des institutions vieillissantes, phagocytées par le système, la défense du climat ne repose pas qu’entre les mains des collectifs locaux. Naomi Klein fait partie de l’organisation américaine 350, fondée par Bill Mc Kibben, pour s’opposer à l’oléoduc Keystone (reliant, malgré le veto de Barack Obama, les sables bitumineux de l’Alberta aux raffineries de Floride).

Ce sont eux qui appellent aujourd’hui les fonds de pension et les banques à désinvestir des énergies fossiles. La journaliste vient en Europe alors que le quotidien britannique The Guardian et 350 lancent une grande campagne d’appel au désinvestissement et une pétition. De nouvelles alliances se tissent entre médias, intellectuels, activistes, collectifs de quartiers, églises, bureaux d’études en photovoltaïque et empêcheurs de bétonner en rond. Ce foisonnement se retrouve dans ce livre. Il est un beau capteur de l’air de notre temps.

Pour ces principales raisons, « tout peut changer » dans la lutte entre le climat et le capitalisme, veut donc croire Naomi Klein. Ce qui manque, c’est le comment. C’est la question la plus difficile et ce qui manque le plus au livre. Mais comment pourrait-il en être autrement ? L’ouvrage renvoie le lecteur à ses propres responsabilités : après avoir lu ces 640 pages de bruit et de fureur, qu’es-tu prêt à faire, toi ?

BOITE NOIREMediapart est partenaire de la soirée de débat autour du livre de Naomi Klein, lundi 30 mars à 18h30, à l’université de Tolbiac (Paris 1 - Panthéon Sorbonne), Amphi N - Centre PMF, 90, rue de Tolbiac, Paris XIIIe (métro Olympiades).

Cette rencontre est complète. Mediapart vous offre néanmoins quelques places réservées à ses lecteurs : vous pouvez en bénéficier en cliquant ici (attention, seuls les tout premiers pourront s’inscrire, le nombre de places disponibles étant très limité).

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Alain Badiou - Stathis Kouvelakis : Syriza, l'heure des périls

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Pour ce nouveau numéro de Contre-courant, Alain Badiou et Aude Lancelin reçoivent Stathis Kouvelakis, membre du comité central de Syriza. Kouvelakis est également professeur de philosophie politique au King's College de Londres. L'occasion d'un retour sur le bras de fer en cours entre l'Europe et la Grèce, quelques semaines après l'arrivée au pouvoir de la gauche radicale à Athènes. Syriza a-t-il fait montre de trop d'optimisme dans ce bras de fer ? Le tir groupé des institutions était-il prévisible ? Quelle marge de manœuvre reste-t-il pour la gauche radicale grecque ?

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La BNP à nouveau accusée de tromperie sur ses prêts toxiques

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BNP Paribas a un nouveau, et sérieux, adversaire. L’association de défense des consommateurs CLCV a annoncé ce jeudi qu’elle se constituait partie civile dans le cadre de l’information judiciaire en cours contre la banque. La juge Claire Thépaut enquête sur le crédit immobilier Helvet Immo, ce prêt toxique en francs suisses, mais remboursable en euros, commercialisé par des intermédiaires financiers de BNP Paribas entre mars 2008 et décembre 2009. 4 600 clients l’ont souscrit auprès de la banque, et, comme nous l’avons longuement expliqué, vivent depuis sous la menace du taux de change entre l’euro et le franc suisse, qui ne cesse de se dégrader depuis 2008. Deux autres établissements, le Crédit mutuel et le Crédit agricole, ont vendu des produits similaires, mais à une échelle bien moindre (environ 1 500 clients à eux deux), et le second a récemment été condamné pour l’avoir fait.

Aujourd’hui, surgissent de nouvelles interrogations sur la connaissance exacte de la part de la banque du contexte dans lequel sa filiale BNP Paribas Personal Finance (BNP PF) a mis son prêt sur le marché, dans une période où le franc suisse était particulièrement bas, et avait peu de chance de le rester. La tension dans ce dossier est d’autant plus forte que depuis le 15 janvier, la Banque nationale suisse (BNS) a cessé de maintenir le franc suisse à un niveau stable, comme elle le faisait depuis septembre 2011. Pendant près de trois ans et demi, la BNS a fait en sorte qu’un euro permette d’acheter 1,2 franc suisse. C’est désormais terminé, et la monnaie helvète fluctue librement.

La chute du cours de l’euro par rapport au franc a été brutale :

En mars 2015, un euro permet d’obtenir à peine plus d’un franc suisse, et c’est un nouveau coup dur pour tous les emprunteurs qui avaient fait confiance aux banques en choisissant ces prêts toxiques, qui offrent de payer tous les mois une somme fixe en euros pour rembourser un capital et des intérêts libellés en francs suisses.

En mars 2008, date à laquelle a été lancé Helvet Immo, un euro permettait d’acheter entre 1,5 et 1,6 franc suisse, comme l’attestent les relevés de la Banque de France. En sept ans, l’euro a donc perdu entre 30 et 35 % de sa valeur face au franc suisse ! Résultat pour les emprunteurs : non seulement la somme fixe qu’ils versent en euros tous les mois les contraint en fait à rembourser entre 30 et 35 % d’intérêts en moins, mais surtout, comme le rappelait récemment Le Figaro, le capital qu’ils doivent rembourser a augmenté dans les mêmes proportions. Pour l’association CLCV, Helvet Immo est un produit « devenu hautement toxique », et BNP PF a « choisi une méthode de commercialisation de nature à tromper les consommateurs ».

Ce n’est pas Charles Constantin-Vallet qui dira le contraire. L’avocat de CLCV dans ce dossier conseille aussi un collectif de plus d'un millier d'emprunteurs, qui s’estiment tous floués par la banque. Ils ont déposé plus de 450 plaintes au pénal, déclenchant l’ouverture de l’enquête de la juge d’instruction. Et l’avocat a décidé d’attaquer également sur le plan civil, afin d'obtenir des indemnités en faveur de ses clients. En mars dernier, au nom des 400 emprunteurs (pour un total de 300 prêts), il a ainsi assigné la banque devant le tribunal de grande instance de Paris, mais aussi 250 intermédiaires financiers et 150 notaires. Il réclame en tout 40 millions d’euros d’indemnisation, estimant que les prêts Helvet Immo sont contraires à la loi et au droit de la consommation. Il dénonce une pratique commerciale trompeuse et pointe de nombreux manquements aux devoirs d’information, de conseil, de prudence et de loyauté, de la part de la banque comme des intermédiaires.

Charles Constantin-Vallet est d’autant plus combatif qu’il est convaincu que, comme nous le racontions en septembre, la banque a volontairement minimisé les alertes sur le risque de change, à la fois pour les particuliers intéressés par les prêts et pour les intermédiaires chargés de les vendre, qu’elle avait elle-même formés. Et l’avocat vient de se livrer à un exercice qui a renforcé sa conviction : il s’est plongé dans les publications officielles de la Banque nationale suisse depuis 2007, pour comprendre comment elle présentait son action, ainsi que dans le paysage économique de l’époque. Et selon lui, en étudiant les communications mensuelles, trimestrielles ou annuelles de la BNS, il est assez facile de déduire que le franc suisse était historiquement bas, et qu'il débutait en 2008 un cycle de hausse par rapport à l’euro. Il estime que cette analyse pouvait être faire avant même la commercialisation des prêts Helvet’Immo.

« Dès fin 2007, les acteurs économiques savaient que le cours du franc suisse allait augmenter, assure l’avocat. Quand Helvet Immo a été conçu, la BNP savait que le franc suisse allait devenir plus cher, mais elle a tout de même mis le produit sur le marché. » Et même « après la mise en vente, poursuit-il, ils auraient dû prévenir leurs clients qu’un retournement du taux de change était à prévoir. La banque savait parfaitement qu’elle allait placer les emprunteurs dans une situation ruineuse. »

Sans surprise, les communicants de BNP Paribas tiennent un discours rigoureusement inverse. « Nous tenons à rappeler que BNP Paribas Personal Finance n’avait et n’a toujours aucun intérêt à exposer ses clients à ce risque de change, dans l’intérêt de ses clients comme dans son propre intérêt », indique la banque dans une réponse détaillée à Mediapart (lisez l’intégralité de cette réponse sous l’onglet « Prolonger »).

Pour comprendre ces points de vue opposés, il faut faire un peu l’exégèse des documents de la BNS utilisés par les deux parties. Mais il faut commencer par décrire les étapes qui ont conduit le franc suisse à s’envoler face à l’euro. En 2007 et début 2008, avant la crise des subprimes, un euro permettait d’acquérir entre 1,7 et 1,6 franc suisse. Une fois la crise enclenchée, au printemps 2008, l’euro baisse, aux alentours de 1,5 franc, puis autour de 1,45 franc. La BNS se décide alors à éviter que sa monnaie ne devienne trop forte, et limite son cours de mars à décembre 2009, pour faire en sorte qu’1,5 franc suisse s’échange toujours contre 1 euro.

En 2010, alors qu’éclate la crise des dettes souveraines européennes, qui porte un sacré coup à l’euro, la BNS laisse à nouveau flotter sa monnaie, dont le cours s’envole. Elle se décide à nouveau à endiguer la hausse en septembre 2011. À partir de cette date, et jusqu’au 15 janvier 2015, elle fera en sorte qu’un euro corresponde environ à 1,2 franc. Aujourd’hui, le franc suisse est plus fort que jamais et on est quasiment revenu à une parité entre les deux monnaies.

BNP PF pouvait-elle anticiper le cours des événements ? En partie, estime Charles Constantin-Vallet. Bien sûr, il était impossible de prévoir la crise de 2010, qui a fait faire le plus grand bond au franc suisse. Mais il estime que la tendance générale était très claire. Et que la banque avait tout intérêt à en profiter : « Helvet Immo est très favorable à la banque en cas de hausse du franc suisse par rapport à l’euro entre la date où l’emprunt est contracté par les clients et le moment où ils le remboursent, assure-t-il. Dans ce cas, le capital emprunté par les clients s’amortit très peu, et engendre donc bien plus d’intérêts pour la banque. La BNP savait que la variation du taux de change lui serait favorable, tant en raison de la conjoncture monétaire temporaire, que de la politique monétaire annoncée par la BNS. »

Étudions une partie des documents qu'il a décortiqués. D'abord, dès octobre 2007, dans une étude consacrée à l’économie suisse, l'OCDE indiquait que « les autorités devraient se préparer à la forte appréciation du franc suisse ». La BNS laissait déjà entendre la même chose dans les mois précédents, à partir de son rapport annuel pour 2006, publié en février 2007. La Banque centrale y soulignait que « l’appréciation de l’euro par rapport au franc » constituait « un risque » pouvant aboutir à une forte augmentation de l’inflation. Or, la mission de l’institution est notamment d’éviter que l’inflation soit trop forte, ce qui justifie sa vigilance sur la question des taux de change. Ainsi, dans son bulletin du troisième trimestre 2007, la BNS souligne que « le franc s’est maintenu à un bas niveau par rapport à l’euro, ce qui a renforcé les risques d’inflation », et évoque à plusieurs reprises une « tendance à la revalorisation » du franc suisse. Ses communications des mois suivants diront la même chose. Et en décembre 2007, le président de la BNS déclarera : « Si la tendance à la faiblesse du franc suisse devait s'installer durablement, elle pourrait générer des effets inflationnistes auxquels il faudrait remédier tôt ou tard par des mesures d'adaptation des taux d'intérêt. Il se pourrait donc qu'à moyen terme, l'écart de taux entre le franc et l'euro s'amenuise. »

Difficile de faire plus explicite. Moins d’un an et demi plus tard, alors que la hausse s’est produite et que la Banque centrale tente de la contenir, elle est tout aussi claire. Dans son premier bulletin trimestriel de 2009, publié en mars, la BNS annonce « son intention de provoquer une nouvelle baisse des taux d’intérêt et d’empêcher une appréciation supplémentaire du franc face à l’euro », tout en soulignant le « caractère exceptionnel » de ces mesures. Dès lors, comment une banque comme BNP Paribas, ou sa filiale, pouvait-elle ignorer que la hausse du franc suisse risquait de reprendre dans les mois suivants ?

Interrogée par Mediapart, la banque a sollicité ses experts en politique monétaire et récuse l’argumentation de l’avocat : « Nous soutenons que les anticipations faites par la BNS (Rapport de gestion BNS 02/2007) et l’OCDE (Etude économique d’octobre 2007) ne permettent pas de dégager une tendance haussière du franc suisse à long terme. Ces rapports font état d’une appréciation limitée de l’euro par rapport au franc suisse sur l’année 2006. (…) Ils prévoient que cette tendance pourrait s’inverser au cours de l’année 2007, pour autant, cette “correction” du taux de change euro contre franc suisse n’est pas présentée comme majeure ou révélatrice d’une tendance à long terme. D’ailleurs, la courbe du taux de change euro contre franc suisse sur cette période démontre qu’aucun bouleversement n’est intervenu. »

En fait, la BNP s’emploie à démontrer qu’elle ne pouvait pas anticiper l’explosion du cours du franc suisse qui a fait suite à la crise de 2010. C’est bien sûr exact. Mais en revanche, elle ne conteste pas qu’une certaine hausse du cours était décelable, et décelée. Ainsi, en parlant du premier bulletin trimestriel 2009 de la BNS, elle souligne certes que la Banque centrale « oppose les cours du franc suisse et de l’euro comme s’ils ne faisaient qu’un, au cours du dollar ». Mais elle concède tout de même que « le rapport souligne que l’appréciation constatée les mois précédents est limitée à 9 % et suivie d’une stabilisation ». 9 % de hausse, ce n’est pas rien, lorsqu’on sait que cette augmentation s’applique mécaniquement aux 4 600 emprunteurs de BNP PF…

Mais la banque ne s’appuie pas que sur les rapports de la BNS. Elle indique aussi qu’entre 2007 et 2009, les prévisions des analystes financiers étaient très disparates, les uns prédisant une envolée du franc suisse, les autres sa stabilité forte par rapport à l’euro. Dernier outil de défense de BNP Paribas : les produits financiers dits « changes à terme ». « Ces opérations entre investisseurs financiers permettent d’acheter une devise en en vendant une autre à une date future et à un cours prédéterminé », détaille la banque. Le cours de ces instruments renseigne sur l’opinion des professionnels de la finance quant à l’évolution des monnaies les unes par rapport aux autres. Or, souligne la banque, « la moyenne des acteurs financiers informés ne prévoyaient pas une appréciation du franc suisse entre 2007 et 2009 au-delà de 1.40 ». Sachant que le cours était de 1,5 à 1,6 début 2008, ce cours aurait tout de même représenté une hausse de 10 à 15 %. Ce qui, à nouveau, est loin d’être négligeable pour les emprunteurs.

Pourtant, lorsqu’elle a mis son produit sur le marché, BNP PF a tout fait pour convaincre ses clients et ses intermédiaires qu’il était totalement sûr. En mai 2008, dans un document interne destiné à ses partenaires qui allaient vendre Helvet Immo, on trouve par exemple le paragraphe suivant (les mots soulignés sont d’origine), présenté comme une réponse à apporter aux clients inquiets : « Le groupe BNP Paribas a choisi ce financement en Suisse car c’est le seul pays qui cumule aujourd’hui deux avantages : des taux bas et surtout une parité stable par rapport à l’euro. Si on observe l’évolution des 2 monnaies sur les 20 dernières années, la variation moyenne sur la période n’est que de 0,20. Donc les variations de taux de change existent mais elles sont minimes sur la période concernée. » Le crédit est constamment présenté comme « sécurisé » et « sans risque », la sécurité étant évoquée sept fois dans le document. Le risque, lui, n’apparaît que deux fois.

Et même en pleine crise des devises, en avril 2010, la ligne ne varie pas. Dans un autre document, déniché par Europe 1, destiné à fournir des réponses à ses équipes, de plus en plus confrontées à des clients excédés par la hausse du franc suisse, figurent des réponses censées apaiser les esprits, et botter en touche : « Il faut attendre la sortie de crise pour retrouver une parité plus conforme à celle que nous avons connue en 2008 » et « Il faut attendre que la situation se normalise pour que la parité redevienne normale. » Cela fait cinq ans que la parité n’est pas redevenue « normale », et il y a peu de chance qu’elle le redevienne un jour. Fort de ce constat, le législateur français a interdit en juillet 2013 l’immense majorité des prêts en devises étrangères.

BOITE NOIREMise à jour - dimanche 22 mars, 16h45 :
Suite à une demande de la banque, j'ai précisé dans le corps de l'article que le prêt était commercialisé par sa filiale, BNP Personal Finance (BNP PF).

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Alexis Tsipras tente à Berlin de déminer des relations très plombées

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De notre correspondant à Berlin.-  Négocier un cessez-le-feu et peut-être de nouvelles règles pour une cohabitation. C’est le but de la rencontre qui aura lieu entre l’intransigeante Angela Merkel, chancelière allemande, et Alexis Tsipras, le premier ministre grec, en fin d’après-midi, ce lundi 23 mars, à Berlin. Rien d’officiel ne doit sortir de cette rencontre. Pourtant, une partie du règlement de la crise grecque peut dépendre de l’issue de cette discussion.

La première visite officielle du premier ministre grec à la chancelière allemande doit avant tout servir à désamorcer la tension croissante qui règne entre les dirigeants des deux pays et qui empoisonne la recherche de solutions communes. C’est aussi le signe qu’Angela Merkel a enfin décidé de descendre dans l’arène face au « trublion » grec. Celui-ci a au moins réussi à imposer que le sort de la Grèce ne soit plus discuté sous un angle uniquement technique entre fonctionnaires internationaux ou ministres des finances, mais au plus haut niveau politique.  

Au menu de la rencontre : une discussion sur les réformes promises par la Grèce, mais aussi et surtout sur la manière de stopper l’escalade verbale qui n’a cessé de monter ces dernières semaines entre les dirigeants des deux pays. Et peut-être une amorce de solution sur la question des réparations de guerre et du remboursement des dettes contractées par le régime nazi: cette revendication grecque commence à trouver de plus en plus de soutiens du côté allemand. La chancelière qui a déjà rencontré son homologue en fin de semaine dernière, lors d'un mini-sommet à Bruxelles, a affirmé « se réjouir de sa visite ». Elle a dit souhaiter poursuivre les échanges « avec l'idée que les divergences d'opinion peuvent se muer en convergence ». « J’y vais sans la pression des négociations », a expliqué pour sa part Alexis Tsipras. Pour le moment, l’heure est donc au déminage.   

Il faut d’abord réduire l’océan d’incompréhension qui sépare les deux pays et les deux gouvernements. Pour Hajo Funke, politologue à l'Université libre de Berlin, ces tensions sont l'illustration de « la confrontation de deux mondes ». D'un côté, « un gouvernement grec de gauche, engagé socialement, confronté à un effondrement de la société, comme aucun pays de l'ouest de l'Europe n'en a connu depuis 1945 », explique M. Funke. Et en face, l'Allemagne, pays « satisfait, vu comme économiquement heureux et puissance dominante en Europe, qui se préoccupe de préserver cette relative bonne santé économique ».

Depuis l’éclatement de la crise budgétaire grecque en 2008-2009, les invectives volent de part et d’autre. À l’absence de réaction forte de la part de Merkel, qui entonnait déjà le chant de la rigueur budgétaire et laissait les députés de son parti exiger que les Grecs vendent leurs îles pour régler leurs problèmes, les manifestants grecs opposaient des marionnettes de la chancelière en uniforme SS. Mais la querelle s’est vraiment envenimée après la victoire électorale de Syriza.

Les revendications mais aussi, et surtout, le style d’Athènes ont brusqué Berlin au plus haut point. Les Allemands sont bien sûr pragmatiques. Passe encore que Tsipras rejette brutalement les interventions de la Troïka, demande l’effacement total ou partiel de la dette grecque, et veuille au moins renégocier le calendrier et les réformes promises par les gouvernements précédents. Tout cela était attendu par Berlin, qui n’a pas manqué de lire le programme électoral de Syriza et ne remet pas en cause le droit du peuple grec à poser ses conditions dans la négociation.

Wolfgang Schäuble et Yanis VaroufakisWolfgang Schäuble et Yanis Varoufakis © Reuters

Mais outre les différences de fond, le courant entre le vieux routard de la finance européenne qu’est Wolfgang Schäuble et le jeune ministre des finances qu’est Yanis Varoufakis ne passe pas du tout. Schäuble supporte mal ce jeune ministre qui pratique une stratégie de guérilla et rejette sans crier gare un compromis durement négocié, qualifie le risque de faillite de l’État grec de « problèmes secondaires de liquidité » ou encore envoie l’ambassadeur grec en Allemagne se plaindre officiellement de ce que M. Schäuble l’aurait traité de « naïf ». « Jusqu'à présent, personne n'a compris ce que voulait le gouvernement grec », ironise le grand argentier allemand du haut de son sacro-saint équilibre budgétaire.

Le sommet de l’absurde et du ridicule est atteint la semaine dernière, avec « l’affaire du doigt d’honneur de Varoufakis », lors du grand talk-show dominical allemand « Günther Jauch ». Face à un Varoufakis qui intervient dans l’émission en duplex d’Athènes, le présentateur préféré des Allemands a concocté un plateau qui, hormis une journaliste économique de gauche, concentre toute la suffisance allemande en la personne d’un éditorialiste du grand quotidien conservateur Bild et celle du très conservateur ministre des finances bavarois Markus Söder.

Face à ces messieurs, Yanis Varoufakis est sommé de montrer patte blanche et de justifier sa conduite devant les Allemands. M. Jauch achève de placer le ministre grec sous pression en produisant une vidéo de YouTube où l’on voit Varoufakis parler des Allemands en faisant un doigt d’honneur. Sur le plateau, Varoufakis a immédiatement accusé Günther Jauch d’avoir manipulé les images, mais le scandale est là.

Heureusement que, dès le lendemain, le comique TV Jan Böhmermann a créé le trouble avec son « Varoufake ». Dans un reportage, il a ainsi montré comment lui et son équipe ont manipulé les images et créé le doigt d’honneur de Varoufakis. Ce n’est que quelques heures plus tard que la chaîne ZDF dément et assure que le « fake » de M. Böhmermann est lui-même un faux fake ! Mais entre-temps, la maison de production de Jauch a avoué que l’extrait présenté était sorti de son contexte.

Yanis Varoufakis a bien fait ce doigt d’honneur lors d’une conférence donnée en Croatie en 2013. Mais il évoquait alors la situation de la Grèce en 2010, moment où, selon lui, son pays aurait dû refuser les crédits de la Troïka et faire un doigt d'honneur à l'Allemagne en disant : « Vous n'avez qu'à régler le problème vous-mêmes. »

Face à cette histoire absurde, les médias et le monde politique allemands ont senti qu’une limite venait d’être dépassée et qu’il était temps de désarmer. « Que le doigt de Varoufakis soit finalement vrai, ne rend pas pour autant l’initiative moins fausse », écrit ainsi le grand quotidien conservateur Frankfurter Allgemeine Zeitung. C’est suite à cette affaire qu’Angela Merkel a décidé de reprendre la main et invité Alexis Tsipras à Berlin. De son côté, Varoufakis a estimé sur son blog qu'il fallait « mettre fin au jeu toxique des accusations réciproques, et aux doigts moralisateurs qui ne bénéficient qu'aux ennemis de l'Europe ».

La discorde germano-grecque ne se limite pas au simple échange d’invectives et de clichés éculés. Elle comporte un volet beaucoup plus sérieux : celui des dédommagements versés, ou pas, à la Grèce par l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Fin janvier, le nouveau gouvernement d’Alexis Tsipras a en effet osé attaquer Berlin en ressortant des revendications financières historiques. Quelques heures seulement après sa nomination, le nouveau premier ministre s'est rendu dans la banlieue d’Athènes sur la tombe de résistants fusillés par la Wehrmacht. Il a alors rappelé que les Allemands n’ont rien versé aux Grecs au titre des réparations de guerre. En fait, seuls 115 millions de réparations ont été directement versés par l’État allemand à plusieurs milliers de victimes.

Il a aussi évoqué le non-remboursement d’un prêt forcé de 476 millions de reichsmarks imposé en 1942 par Berlin à Athènes. En valeur actuelle, le montant de ce prêt oscille aujourd’hui entre 5 et 11 milliards d’euros selon le périmètre de calcul. Plus tard, début mars, Athènes a jeté de l’huile sur le feu par le biais du ministre grec de la justice Nikos Paraskevopoulos, menaçant de signer un décret autorisant en représailles la saisie de biens allemands en Grèce.

Face à ces revendications, les premières réactions allemandes se font froidement catégoriques. « L’Allemagne assume sa responsabilité historique et morale. Mais nous maintenons notre avis que toutes les questions concernant les réparations, emprunts forcés inclus, sont juridiquement closes », commente sèchement le ministre social-démocrate des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier en marge d’une visite à Washington, mettant en garde ses concitoyens sur l’ouverture d’un débat politique qu’il considère comme politiquement « hautement dangereux ». Le risque de voir d’autres pays présenter leur « addition » à Berlin n’est en effet pas mince.

De leur côté, les éditorialistes du Frankfurter Allgemeine Zeitung s’étonnent avec suffisance de ce que les Grecs « s’occupent plus du remboursement des dettes d’hier que de celles d’aujourd’hui ». Pourtant, au fil des jours, cette belle assurance a fondu. Comme Mediapart l’a précédemment montré (lire ici), l’Allemagne soutenue par les grands pays alliés a utilisé sa marge de manœuvre juridique pour s’exonérer d’une grande partie de ses dettes et obligations. Mais historiquement et moralement, les revendications grecques sont bien fondées.

Et progressivement, la classe politique allemande commence à le reconnaître. De plus en plus de personnalités politiques appartenant à l’opposition mais aussi à la majorité gouvernementale estiment désormais que l’Allemagne ne peut se permettre d’ignorer les demandes grecques. « Nous devons séparer la problématique des réparations de guerre, de celle des débats actuels sur la crise de la Grèce et de l’Euro. Hormis cela, je suis d’avis que nous devons absolument mener une discussion sur des réparations. Cela fait partie de notre histoire. Et je suis contre tirer un trait définitif sur notre passé. Même après des décennies », estime ainsi le vice-président du SPD Ralf Stegner, qui s’aligne ainsi sur la position des présidents des partis écologiste et de la gauche radicale (Die Linke), MM. Anton Hofreiter et Bernd Rixienger.

Alors qu'Angela Merkel n’a toujours pas pris position sur la question, le député conservateur Roderich Kiesewetter propose de son côté que le gouvernement fédéral opte pour un compromis. « Nous devons voir si le "fonds germano-grec pour l’avenir" créé en 2014 pour soutenir des projets en Grèce ne pourrait pas recevoir des financements plus élevés », indique-t-il. D’autres proposent la création d’une fondation spéciale. Enfin, soucieux de détente, le ministre des affaires étrangères grec Nikos Kotzias plaide pour la création d’une commission d’experts germano-grecs, qui serait chargée de statuer sur la question des réparations.

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Cyprien Boganda: «Les beaux jours du business des faillites»

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Les faillites d’entreprises sont si nombreuses aujourd’hui en France (en moyenne 180 par jour) qu’elles constituent de fait un véritable secteur économique. Un secteur qui a émergé dans les années 1970: Bernard Arnault, François Pinault ou encore Vincent Bolloré pourraient en témoigner, eux qui ont bâti leur empire sur les décombres de groupes français contraints de déposer le bilan et de licencier des dizaines ou milliers de salariés.

C’est « le business des faillites », selon le titre même de l’enquête de Cyprien Boganda, journaliste à L’Humanité Dimanche. Cet ouvrage paru aux éditions La Découverte est instructif pour qui veut comprendre l’industrie de la faillite qui s’est accélérée ces quarante dernières années sur fond de récession. Cyprien Boganda décrit avec précision ces « vautours » qui vivent de la crise des entreprises.

Fonds de retournement, cabinets d’experts, de reclassement, managers de crises, mandataires judiciaires ou encore avocats… Il dresse les portraits d’acteurs qui ont fait de la restructuration une profession très rémunératrice et s’appuie sur les nombreux plans sociaux qui ont défrayé la chronique ces dernières années, de Doux à PSA en passant par Danone, Mory-Ducros, Samsonite...

© @dr

Le Business des faillites
Cyprien Boganda
La Découverte, collection Cahiers libres
16 euros, 240 pages

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Une reprise économique en trompe-l'œil

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C'est un discours qui commence à tourner en boucle dans toute l'Europe. De Mario Draghi, président de la Banque centrale européenne, au premier ministre espagnol, Mariano Rajoy, en passant par le gouverneur de la banque d'Angleterre ou le président de l'Eurogroup, Jean-Claude Juncker, tous se félicitent de la nouvelle situation en Europe. « La croissance revient », assurent les uns et les autres, s'appuyant sur la flopée d'indices dispensés chaque semaine.

François Hollande n'a pas été le dernier à saluer les chiffres favorables, annonciateurs selon lui d'une embellie. Depuis plusieurs semaines, le chef de l’État a un ton plus enjoué et répète à qui veut l’entendre que cette fois, c’est la bonne : la croissance est de retour. « Même fragile, la reprise économique est bien là », a-t-il professé le 13 mars, à l’occasion d’un déplacement en Isère, reprenant des propos qu’il avait déjà tenus peu avant devant des représentants des frondeurs socialistes, et encore avant à l’occasion d’un déplacement le 6 mars à Luxembourg.

Il n’a pas fallu attendre longtemps pour deviner ce qu’il fallait penser de ce pronostic dont François Hollande est devenu coutumier (Lire croissance : Hollande, l’extralucide). Publiées mercredi 25 mars, les dernières statistiques des demandeurs d’emploi, arrêtées à la fin du mois de février 2015, attestent que la crise est toujours là. La baisse du chômage en janvier n'a été qu'un feu de paille. Dès février, le nombre de demandeurs d'emploi a de nouveau augmenté de 0,4 % sur un mois, en dépit de tous les assouplissements (intérim, CDD, stages et autres) qui sont devenus la norme sur le marché du travail.

Près de 13 000 personnes nouvelles sont inscrites en février dans la catégorie A (la plus restreinte, celle qui concerne les personnes sans emploi), plus de 26 000 personnes nouvelles pour l’ensemble des catégories de A à E. Au total, le chômage touche désormais 5,2 millions de personnes. En un an, cela représente 300 000 personnes de plus sans emploi. Et depuis l’élection présidentielle de mai 2012, la hausse des demandeurs d’emploi a été de 572 000 inscrits supplémentaires (+ 19,5 %) pour la catégorie A et de 1,29 million de nouveaux inscrits toutes catégories confondues, soit une hausse de 28 %. C'est dire l'ampleur du désastre humain. 

 

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Le chômage en février 2015Le chômage en février 2015

Pour le chef de l’État et le gouvernement, la tentation va être grande de minimiser les derniers chiffres du chômage de février. Ils ne seraient que les dernières traces d'une conjoncture passée. L'embellie serait à l'horizon. L'INSEE aussi note une amélioration du climat des affaires en mars, dans sa dernière étude publiée le 25 mars. Même si les avis des chefs d'entreprise restent encore très en-deçà des moyennes sur longue période, écrit l'institut, ceux-ci manifestent une plus grande confiance que les mois précédents, tout au moins quand ils travaillent dans les services ou le commerce.

De fait, l’environnement économique s’est bel et bien modifié. En somme, la reprise est sans doute là ; mais de quelle reprise s’agit-il ? Et contribuera-t-elle à la relance de l’emploi et au recul du chômage, qui sont les premières préoccupations des Français ? Ce sont quelques-unes des questions que soulève la conjoncture économique et sociale.

© Reuters

Y a-t-il bel et bien des facteurs qui favorisent la reprise ?

Du chef de l’État jusqu’aux ministres de Bercy, c’est depuis quelques semaines le même message qui est diffusé en boucle : pour timide qu’elle soit, la reprise économique se dessine. Ce ne sont peut-être que les premiers frémissements, mais le moteur de la croissance a redémarré. Comme pour conjurer la débâcle politique des élections départementales, il se trouve même des hiérarques socialistes pour prolonger le message sur un registre attendu : sans doute la politique économique et sociale va-t-elle être massivement sanctionnée dans le pays, mais il ne faut surtout pas en changer puisque, tôt ou tard, elle va commencer à porter ses fruits.

Des frémissements économiques sont effectivement perceptibles. La France profite depuis quelques mois d’un environnement qui s’est profondément modifié.

Une baisse de 25 % en six moisUne baisse de 25 % en six mois © Boursorama

D’abord, il y a la baisse de l’euro, notamment face au dollar. Alors qu’il caracolait encore à des niveaux très élevés voici un an, aux alentours de 1,40 dollars en mars 2014, il est tombé progressivement aux alentours de 1,05 dollar depuis l’annonce de la BCE de sa politique monétaire « non conventionnelle » (voir la BCE sort son bazooka monétaire). Une parité parfaite entre le dollar et l’euro n’est plus qu’une question de semaines, à en croire les experts. Du premier ministre italien, Matteo Renzi, à François Hollande, la plupart des responsables politiques l’appellent de leurs vœux.

Cet effondrement de la monnaie unique est une très bonne nouvelle pour les économies européennes, et notamment l’économie française. Tous les économistes soulignent l’avantage procuré par un euro faible : celui-ci  va favoriser les exportations et donc contribuer à stimuler la croissance. Étonnant retournement, qui en dit long sur la versatilité doctrinaire des « experts » ! Beaucoup d’entre eux ont applaudi, des années durant, la politique du « franc fort » puis de « l’euro fort » – qui avait pour prolongement mécanique une politique du chômage élevé. Ce sont les mêmes qui se félicitent aujourd’hui d'une politique monétaire strictement inverse.

Mais si l’euro a décroché, ce n’est pas parce que l’Europe a enfin choisi, de manière délibérée, une nouvelle stratégie de croissance, avec à la clef une politique monétaire plus accommodante, combinée à une politique budgétaire moins restrictive. C’est la dynamique même de la crise qui a contraint la BCE à violer les dogmes monétaires qu’elle avait elle-même établis. Pour éviter la stagnation voire la déflation, la Banque centrale n’a plus vu comme solution que l’arme monétaire. Quelles que soient les raisons qui ont poussé à ce changement radical, le fait est là : même si l’effondrement de l’euro n'est qu'un sous-produit de la crise économique historique qui secoue l’Europe, il joue malgré tout dans le bon sens.

Les effets de la baisse de l’euro, surtout pour une économie qui réalise 70 % de ses échanges au sein du marché unique, ne doivent cependant pas être surestimés. Les seuls qui en profitent vraiment actuellement sont les marchés boursiers. Les bourses européennes volent de record en record. Le CAC a dépassé les 5 000 points, son plus haut niveau depuis le printemps 2008, juste avant que la crise financière ne se transforme en tempête planétaire, avec la faillite de Lehman Brothers. De cette euphorie boursière, des économistes tirent argument pour dire qu’il y a là un autre indice du retournement de la conjoncture. D’autres, beaucoup plus prudents, mettent en garde contre la formation de nouvelles bulles financières. Comme cela s’est passé aux États-Unis, le quantitative easing de la BCE risque surtout, selon eux, de créer un déplacement gigantesque de l’argent vers les actions, sans grand effet sur l’économie réelle.

Un deuxième facteur agit favorablement : l’effondrement des prix pétroliers. Là encore, le mouvement est spectaculaire. De 112 dollars le baril (de brent), les cours se sont effondrés à près de 52 dollars en début d’année, avant de remonter ensuite aux alentours de 55 dollars. Cet allègement de la facture énergétique – même s’il est freiné par le renchérissement du dollar – est évidemment un facteur bénéfique pour les entreprises aussi bien que les ménages.

Le troisième facteur favorable est évidemment le niveau historiquement bas des taux d’intérêt. Les taux directeurs de la BCE sont presque nuls (0,05 %). Certains États comme l’Allemagne empruntent même désormais à des taux négatifs. Cette baisse du loyer de l’argent se diffuse dans toute l’économie, jusqu’aux entreprises et même aux ménages. À titre d’illustration, les taux d'intérêt accordés aux particuliers pour des crédits immobiliers ont continué leur baisse en France en début d’année pour se rapprocher de 2,20 % en moyenne en France.

Taux d’intérêt historiquement bas sinon nul, pétrole en chute, euro au plus bas aussi : cela fait donc très longtemps que la France ne bénéficiait pas d’un alignement des astres, si l’on peut dire, aussi favorable.

Et pourtant, la reprise ne risque-t-elle pas d’être poussive ?

François Hollande et le gouvernement claironnent que la reprise est au coin de la rue, mais tout laisse à penser que la croissance restera très faible. Les prévisions officielles du ministère français des finances sont en ligne avec ce constat : elles font état d’une croissance possible de seulement + 1 % en 2015 et de + 1,7 % en 2016. Pour la France, la Commission européenne fait un pronostic voisin, avec une croissance de + 1 % cette année et de + 1,8 % en 2016. L’OCDE a des prévisions également quasiment identiques pour notre pays : + 1,1 % en 2015 et + 1,7 % en 2016.

Mais compte tenu des évolutions démographiques, la baisse du chômage ne s’enclenche que si le rythme de croissance de l’économie atteint au minimum de + 1,7 à + 1,8 % l’an. En clair, la croissance risque d’être trop faible pour endiguer la vague montante du chômage et de la précarité. Au mieux, le taux de chômage risque de stagner à un niveau historiquement élevé en 2015.

Les raisons de ce surplace sont multiples. En premier lieu, la France porte encore les nombreux stigmates des huit années de crise. Près de 60 000 entreprises ont fait faillite chaque année depuis 2008. Les autres ont diminué leurs investissements de façon drastique, ont réduit parfois dans des proportions spectaculaires leurs capacités de production. Et même si le climat est plus favorable, beaucoup ont encore de grands problèmes de trésorerie. Difficile de se remettre en quelques mois d’une destruction économique et industrielle d’une telle ampleur. L’économie française navigue donc sous toute petite voile et risque de ne pas pouvoir profiter autant qu’espéré des vents porteurs.

D’autant que les vents porteurs sont très circonscrits. Si un environnement plus serein – sauf accident toujours possible en Grèce – s’installe en Europe, dans le reste du monde, les perspectives sont beaucoup plus incertaines. La reprise américaine, soutenue depuis des mois voire des années à coups de centaines de milliards de dollars par la Réserve fédérale, est en train de donner des signes d’affaiblissement. Depuis trois mois, tous les indices – production industrielle, vente au détail, immobilier – stagnent ou baissent. Des économistes redoutent que ce ne soient les signes annonciateurs d’un nouveau retournement.

Dans le reste du monde, ce n’est même plus une crainte mais une certitude : la croissance s'essouffle. En Chine, le ralentissement est désormais avéré. Même si la croissance chinoise reste officiellement autour de 6,3 %, les signaux d’un profond dérèglement se multiplient. Les importations de matières premières ont chuté de près de 17 % depuis le début de l’année. Les exportations sont en baisse de 9 %. Au Japon, la politique de relance décidée par le gouvernement est en train d’échouer. Le pays retombe dans la déflation, avec un endettement encore plus lourd. La dette japonaise dépasse désormais les 220 % du PIB, à peine moins que la Chine avec ses 240 % d’endettement.

Les pays émergents, sur lesquels les économistes misaient tant, sont aussi aux prises avec des difficultés. À l’exception de l’Inde, tous les autres – Brésil, Turquie, Asie du Sud-Est, et on ne parle même pas de la Russie –, accusent de très nets ralentissements, compliqués en plus de l’appréciation du dollar. Même si un euro faible aide les entreprises à exporter, celles-ci risquent donc de ne pas en profiter pleinement, faute de débouchés extérieurs.

Le problème se pose exactement dans les mêmes termes en France et dans la zone euro : la demande fait défaut. Les politiques procycliques d’austérité, menées avec obstination depuis 2009, ont amené un asséchement de la consommation. Le gouvernement français peut prendre toutes les mesures de soutien qu’il veut, rien ne change en l’absence de carnet de commandes. 

© Reuters

L’immense transfert de charges sociales et fiscales organisé en faveur des entreprises, à hauteur de quelque 42 milliards d’euros, sous la forme d’abord du « choc de compétitivité » puis du « pacte de responsabilité », n’a pas modifié la situation d’un iota : toutes les études disponibles attestent que ces sommes apportées sans la moindre contrepartie aux entreprises ont d’abord généré des effets d’aubaine, et très peu d’effets sur l’emploi.

Pour en avoir la confirmation chiffrée, il suffit de se reporter aux notes et simulations économiques très détaillées qu’Arnaud Montebourg, avec l’aide d’une équipe d’économistes, a périodiquement adressées à François Hollande, du temps où il était ministre, d’abord du redressement productif, puis de l’économie : on y trouve des évaluations très détaillées de la croissance en moins et du chômage en plus générés par cette politique fortement restrictive (lire Les notes secrètes de Montebourg à Hollande et Les conditions secrètes de Montebourg pour faire équipe avec Valls).

Loin de tirer les conclusions de l’expérience passée, le gouvernement donne le sentiment de vouloir surenchérir dans l’austérité dans les mois à venir. L’Europe l’y presse, exigeant toujours plus de réformes en contrepartie des délais de grâce qui ont été accordés à Paris. Un jour, c’est Pierre Moscovici – qui a conduit la politique économique de la France au cours des trois dernières années, ce qu’il semble oublier – qui fait la leçon aux Français, accusés de trop tarder dans la remise en cause de son droit social. Un autre, c’est Jean-Claude Juncker – celui qui a organisé depuis vingt ans l’appauvrissement systématique des finances publiques en facilitant l’évasion fiscale au Luxembourg – qui reproche lui aussi aux Français de traîner dans la mise en place des réformes. Un autre encore, c’est le ministre allemand de l’économie, Philipp Rösler, qui proteste contre le traitement de faveur accordé à la France et qui demande, voire exige, que les recettes espagnoles soient imposées à Paris.

Les injonctions européennes créent des remous jusqu'au sein  du gouvernement. Ces derniers jours, des fuites font état des débats qui opposent le ministre des finances, Michel Sapin, et le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, sur la meilleure façon d’utiliser les surplus de la reprise. Tandis que le premier souhaite faire quelques réserves de précaution pour les finances publiques, le second recommande au contraire de profiter de la légère embellie pour accélérer les réformes sur le marché de travail, l’assurance chômage, et peut-être même le Smic.

Même si cela risque de compromettre les tentatives d'ouverture du gouvernement en direction des frondeurs et des écologistes, Emmanuel Macron a toutes les chances de l’emporter. Certains pronostiquent qu’une fois les élections départementales passées, l'échec étant déjà assumé, le gouvernement pourrait embrayer sur un nouveau programme de réformes encore plus dures. Au risque de créer encore plus d'inquiétude et de précarité, et finalement de casser la faible reprise de l’économie.

© Reuters

Le chômage va-t-il tout de même finir par reculer ?

Les chiffres de février viennent rappeler les prévisions de l’Unedic, le régime d’assurance chômage, pour l’année 2015 (elles sont ici). Celles-ci ne laissent malheureusement guère d’espoir à ce sujet : « Le chômage BIT poursuivrait sa hausse jusqu’à la fin de l’année 2015. En effet, la faible croissance limiterait la progression de l’emploi total, qui serait alors insuffisante pour compenser la hausse de la population active. Il en résulterait une progression du chômage BIT de +0,3 point sur l’ensemble de l’année 2014, puis à nouveau +0,3 point en 2015. Fin 2015, le taux de chômage s’établirait alors à 10,3 %. Sur les listes de Pôle emploi, cela se traduirait par 182 000 inscriptions supplémentaires en catégorie A en 2014, puis +104 000 en 2015. Parallèlement, le nombre de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle emploi tout en ayant exercé dans le mois une activité rémunérée courte ou à faible intensité horaire (catégories B et C) progresserait de +97 000 personnes en 2014, puis +78 000 personnes en 2015 », écrit l’organisme.

Plus inquiétante encore est l’évolution même du marché du travail en France ces dernières années, du fait des coups de boutoir contre le code du travail. Le contrat à durée indéterminée (CDI), qui était encore la norme des relations du travail au début des années 1980, est devenu maintenant l’exception (lire Près de 6 millions de chômeurs : l’échec de Hollande). Une étude récente de l’Institut de recherche économique et social (IRES) (lire ici) pointait la gravité de l’évolution : « La répartition des embauches entre contrats temporaires et CDI est à l’inverse de celle observée pour les effectifs parmi les salariés en emploi. D’après les déclarations uniques d’embauche et les déclarations mensuelles des agences d’intérim, au quatrième trimestre 2012, 49,5 % des intentions d’embauche sont en CDD, 42,3 % sont des missions d’intérim et 8,1 % sont des CDI. Ainsi, dans le secteur concurrentiel, plus de 90 % des embauches s’effectuent en contrat temporaire », écrit l’institution (lire notre enquête travail en pointillé, précarité à temps complet).

Même si la reprise se confirme, elle risque donc de se traduire en emplois précaires, en petits boulots, comme cela s’est passé aux États-Unis et en Grande-Bretagne. La baisse du chômage y a été accompagnée d’une chute de la productivité, d’une chute des salaires, d’une paupérisation des classes moyennes. En d’autres termes, les emplois de service à faible valeur ont pris le pas sur les emplois qualifiés. Les moins formés ont même renoncé à chercher du travail et sont sortis du marché. Ainsi, alors que la population américaine augmente de 2 millions de personnes par an aux États-Unis, le taux de population active est tombé de 67,5 % en 2000 à 62,8 % aujourd’hui. Ce seul chiffre dit l’ampleur de l’exclusion.

C’est contre ce mur de l’exclusion, de la précarisation qu’est en train de heurter la machine économique américaine. La Banque centrale a beau déverser des tombereaux de dollars, rien n’embraye si ce n’est les marchés financiers. L’Europe et la France se dirigent vers les mêmes écueils. La croissance seule ne suffira pas à vaincre le chômage en Europe, préviennent des économistes, soulignant le risque d'une génération perdue. « Le plus désolant est que les responsables européens continuent à tolérer un niveau inacceptable et dangereux de chômage », pointe Jonathan Portes, directeur de l'Institut britannique de recherche économique et sociale. Alors François Hollande peut bien faire mine de retrouver le moral, et la Bourse avec lui, les Français risquent pourtant de ne pas être aussi enjoués que lui. Rien, finalement, n'est en train de changer. La politique menée continue à faire le choix d'un chômage élevé et d'une précarisation grandissante.

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Déflation et croissance : la destruction créatrice capitaliste au travail

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Inflation = croissance. Bon. Déflation = récession. Mauvais. L’épouvantail à la mode, qui justifie aussi bien les « relances keynésiennes » de gouvernements banqueroutiers que les extravagances monétaires de banques centrales déboussolées, c’est la déflation. Sur quoi repose cette croyance fétichiste dans le mal économique absolu que serait la baisse des prix des biens et des services ? Sur rien, si ce n’est les réminiscences d’un seul épisode, la Grande Dépression aux États-Unis. En analysant 140 années d’histoire à travers 38 économies nationales différentes, Claudio Borio et ses collègues de la Banque des règlements internationaux concluent qu’il n’y a aucun lien, surtout pas négatif, entre déflation des prix et croissance. Tout autre chose, bien sûr, est la déflation des actifs, mais ni le mal ni les remèdes ne doivent être confondus. 

« Les préoccupations à propos de la déflation – des prix en baisse pour les biens et les services – se sont imposées dans les discussions politiques récentes », constatent les économistes de la « banque des banques centrales ». « Le débat est dominé par le préjugé profond que la déflation, indépendamment du contexte, est une pathologie économique qui fait obstacle à toute expansion durable et forte. » Parce que la déflation « signale une insuffisance de demande agrégée qui tire à la baisse simultanément les prix, les revenus et la production ». Mais la déflation peut avoir une origine opposée : « Elle peut aussi résulter d’une augmentation de l’offre. » Dans ce cas, entrent en jeu « les progrès dans la productivité, une concurrence accrue sur les marchés de biens ou des intrants moins chers et plus abondants. Les déflations tirées par l’offre font baisser les prix tout en provoquant une augmentation des revenus et de la production ».

L’intérêt de l’étude, outre l’horizon de temps et l’ampleur de l’échantillon, est qu’elle couvre trois régimes monétaires différents : l’étalon-or classique avant la Première Guerre mondiale, l’entre-deux-guerres où ce régime est en survie précaire, son abandon au profit d’une variété de solutions après le second conflit mondial.

Selon les économistes de la BRI, « les résultats sont frappants. Une fois pris en compte l’impact des déflations persistantes liées au prix des actifs et les modifications spécifiques moyennes par pays des taux de croissance sur les périodes examinées, des déflations persistantes de biens et services ne font pas apparaître de corrélations statistiquement significatives avec une moindre croissance, y compris pendant la période de l’entre-deux-guerres ». Ces épisodes de déflation, insistent-ils, « sont uniformément non significatifs statistiquement, à l’exception de la première année de point haut (de la croissance) de l’après-guerre – où, cependant, la déflation apparaît engendrer une poussée de croissance plus forte ». « Au contraire, le lien entre les déflations par aussi bien les prix de l’immobilier que des actions et la croissance est toujours celui qu’on attend et d’une signification statistique constante. »

En clair, il peut y avoir simultanément baisse persistante des prix des biens et services et croissance économique. En revanche, la déflation des actifs provoquée par l’explosion de bulles spéculatives boursière et/ou immobilière a un impact négatif systématiquement vérifié sur l’activité économique. L’étude de la BRI ne fait que confirmer historiquement et statistiquement ce que l’observation empirique de la déflation japonaise avait permis de conclure il y a quinze ans (lire ici).

Déflation, inflation et croissanceDéflation, inflation et croissance © BRI

A contrario, l’inflation est-elle associée à des périodes de forte croissance ? Pas particulièrement. Comme le notent les auteurs, « une inflation plus forte n’est liée de manière constante à une croissance plus élevée que dans la seconde moitié de l’entre-deux-guerres, dominée par la Grande Dépression – les coefficients sont positifs et statistiquement significatifs. Aux autres moments, il n’y a pas de relation statistiquement significative, à l’exception de la période suivant la (Seconde) Guerre mondiale, pendant laquelle une inflation plus élevée coïncide en fait avec une croissance plus faible, sans modification significative de corrélation pendant les déflations ». Sans même évoquer la « stagflation » des années 70 et 80 du siècle dernier dans les économies avancées, il suffit d’observer comment un pays comme le Brésil retombe actuellement à la fois dans l’inflation et la récession.

Une étude plus fine de la Grande Dépression, phénomène mondial mais avant tout américain, montre que la baisse des prix des biens et services a été beaucoup moins prononcée que celle des actifs, immobiliers et surtout boursiers. Et surtout, que cette déflation des prix avait commencé bien avant que le boom ne se transforme en krach à Wall Street. Au passage, les économistes de la BRI relèvent que sur les 15 pays analysés, la récession moyenne entre 1929 et 1933 n’avait été que de 7 %, « bien plus limitée qu’aux États-Unis » et surtout que « en 1938, la production moyenne par tête, dans le groupe des économies pour lesquelles des données sont disponibles, se situait en valeur à 12 % au-dessus de celle de 1929, alors qu’elle était encore en retard de 11 % aux États-Unis ». Comme quoi, la grande peur de la déflation fait partie de la même histoire mythique que la reprise aux États-Unis grâce à la relance « keynésienne » du New Deal. Mais c’est tout sauf une révélation (lire ici).

Ensuite, l’étude de la BRI revisite le concept de la « déflation par la dette », c’est-à-dire « l’interaction de la déflation avec la dette », inventé en 1933 par Irving Fisher et qui serait redevenu d’actualité, puisque les souverains et les ménages sortent péniblement de la Grande Récession entamée en 2007-2008, avec des niveaux d’endettement historiquement très élevés. « L’idée est que, les prix baissant, le fardeau réel des débiteurs augmente, provoquant des réductions de dépense et la possibilité de défauts. » Les auteurs admettent que, compte tenu des données disponibles, vérifier ou infirmer cette idée est une tâche ambitieuse. « Nous essayons d’établir l’intensité du lien entre le ralentissement de la production après le passage du pic (des prix) et le niveau de dette existant au démarrage d’épisodes de déflation persistante », précisent les auteurs. « Les résultats indiquent que les preuves sont faibles en faveur de l’hypothèse d’une déflation par la dette et suggèrent une interaction plus nocive de la dette avec les prix des actifs, spécialement les prix immobiliers. » En d’autres termes, ce n’est pas une déflation, même persistante, sur les biens et les services qui aggrave le problème de la dette mais la chute des prix des actifs, surtout immobiliers, dont la dette a financé l’acquisition dans la phase antérieure du cycle. Dans le graphique ci-dessous, un cercle signale une absence d'effet sur la croissance, un point un impact substantiel, ce qui illustre la différence entre les types de déflation. 

Croissance et déflation des actifsCroissance et déflation des actifs © BRI


D’une logique élémentaire ? Sans doute, mais comment se fait-il alors que l’on appelle à la rescousse de l’endettement des politiques monétaires ayant pour objectif affiché de combattre la déflation sur les prix ?

Selon Borio et ses collègues, « l’analyse suggère effectivement un certain nombre de considérations d’actualité dans le débat politique en cours. Premièrement, c’est une erreur de tirer des conclusions sur les coûts de la déflation à partir de la Grande Dépression, comme s’il s’agissait d’un archétype. L’épisode fut en fait une aberration en ce qui concerne les pertes de production ; en outre, la dimension de ces pertes peut être moins liée à la chute du niveau des prix en soi qu’avec d’autres facteurs, y compris l’effondrement des prix des actifs et les crises bancaires qui en découlent ». En second lieu, « quand on détermine une réponse politique à la déflation, il est essentiel d’en comprendre les moteurs et, comme toujours, l’efficacité des outils dont les autorités disposent. Afin de mieux identifier les bénéfices et les risques ».

Enfin, « cela plaide en faveur d’une attention plus grande que ce ne fut le cas jusqu’ici portée par les responsables politiques au cycle financier – c’est-à-dire les booms et krachs, spécialement dans l’immobilier, ainsi que l’évolution du crédit au secteur privé ». On est ici dans la continuité des travaux de Borio (lire ici), un des très rares économistes (dans la sphère officielle et en général) à avoir alerté dès 2004 sur les facteurs de risque qui s’accumulaient dans le système financier international. Et si un effondrement se produit, la priorité, « après la stabilisation du système financier », doit être « de s’attaquer frontalement au problème posé par la dette et la mauvaise qualité des actifs, plutôt que de s’en remettre à un soutien macro-économique excessivement agressif et prolongé en usant des recettes traditionnelles ». Par « recettes traditionnelles », il faut entendre les « relances keynésiennes » vers lesquelles le G20, encouragé par une direction du FMI incohérente, s'est précipité en 2009. Et dont un pays comme la Chine, par exemple, paye aujourd’hui les excès et les distorsions. En repoussant le problème de la dette (publique et privée) sous le tapis des politiques monétaires dites « non conventionnelles »

Mais cette étude aussi porte un réquisitoire, un de plus venant de la BRI, non seulement contre l’indifférence au cycle financier et à ses excès dont les banquiers centraux ont fait preuve pendant la Grande Modération, ignorant, quand ils ne l’encourageaient pas, la formation de bulles sur les actifs immobiliers et boursiers, occupés qu’ils étaient à se congratuler à propos de la stabilité des prix des biens et services. Mais la critique vaut tout autant, et logiquement, pour leur obsession à retrouver un rythme de hausse des prix et des services, « proche de mais inférieur à 2 % » dans le cas de la BCE, conforme à leur objectif officiel d’avant la crise. Comme si le retour de la croissance en dépendait !

Ce contresens sur la nature et les effets des épisodes de déflation, que nous avions analysé dès 2001 sur le terrain précurseur du Japon, a évidemment des conséquences désastreuses. Non seulement il ne permet pas de s’attaquer au problème de la dette (bien au contraire), mais les mesures monétaires « non conventionnelles », de la ZIRP (zero interest rates policy) au « QE » (assouplissement quantitatif), visant à manipuler cette référence centrale en économie de marché qu’est le prix de l’argent, ont comme conséquence première d’encourager à nouveau un processus de gonflement des actifs. Au bénéfice de ceux qui les détiennent, mais sans effet notable sur la croissance de l’économie dite réelle. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, comme en témoigne un niveau global d’endettement en ascension irrésistible sept ans après le début de la crise (lire ici), on ne voit pas pourquoi l’issue serait différente. Un nouveau choc violent, mais à partir d’une situation de départ encore plus dégradée.

Mais ces errements politiques se doublent sans doute d’un contresens historique majeur. L’économiste libéral Charles Gave a le « sentiment depuis un moment (...) que le capitalisme retourne à ses racines déflationnistes du 19e siècle ». Et de citer trois tendances majeures. D’abord, la chute des prix de l’énergie provoquée par la révolution technologique permettant l’exploitation des huiles de roche et bouleversant l’équilibre des marchés pétrolier et gazier (lire ici). En second lieu, les progrès de l’automation et de la robotique, qui s’étendent de tâches simples et répétitives vers des fonctions également répétitives mais de plus en plus intelligentes (exemple de la chirurgie), menaçant les emplois des classes moyennes dans les pays avancés. « C’est la destruction créatrice classique, mais frappant cette fois-ci les professionnels qualifiés », résume Charles Gave. Enfin, l’irruption de technologies « dérangeantes », comme l’Internet ou le stockage de l’électricité, qui ont déjà révolutionné ou vont bouleverser l’équilibre de pans entiers de l’activité industrielle à haute teneur capitalistique (industrie automobile). « En résumé, le capitalisme a rarement connu une époque où les forces de création comme de destruction ont été aussi puissantes qu’aujourd’hui. »

Derrière la peur de déflation et son pendant, cet obscur désir d’inflation, ne se cache pas seulement la nostalgie de recettes faciles pour sortir sans trop d’efforts de l’économie d’endettement. Mais surtout la paresse intellectuelle et le manque d’imagination de classes politiques et de « faiseurs d’opinion » qui regardent l’avenir dans le rétroviseur. Alors que la destruction créatrice générée par le mode de production capitaliste, dont la déflation des biens et services est un des principaux symptômes, imposerait de penser un modèle de développement et d’organisation sociale radicalement nouveau.

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Retour sur nos enquêtes : soupçon sur les labos

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Débat animé par Frédéric Bonnaud. 

Avec Michaël Hajdenberg, journaliste à Mediapart
Pascale Pascariello, journaliste coauteure de l'enquête
Michel de Pracontal, journaliste à Mediapart

Le professeur Philippe Even, président de l’institut Necker et coauteur, entre autres, du Guide des 4000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux

Anne Chailleu, membre du Formindep, une association qui se bat pour une formation et une médecine indépendantes. C’est en tant que patiente, atteinte d’une maladie chronique, qu’elle a découvert les liens d’intérêts dans la santé.

Bruno Toussaint, directeur de la revue Prescrire, réputée pour son intransigeance vis-à-vis des laboratoires pharmaceutiques, et qui avait, par exemple, dès la fin des années 1990, alerté sur les dangers du Mediator.

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Le gouvernement accélère le «déverrouillage» du CDI

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Manuel Valls a une idée des raisons de sa défaite : le chômage, qui continue de crever les espoirs des Français. Au soir des départementales à Matignon, il a logiquement placé l’emploi au cœur de son discours. Le premier ministre a notamment relancé l'idée d'un CDI plus souple pour les petites et moyennes entreprises. Ce contrat spécifique pourrait être conditionné aux résultats économiques, ce qui permettrait de licencier plus facilement. « Il faut que les patrons ne se sentent pas pieds et poings liés », aurait déclaré un ministre aux Echos

© Reuters

La mise en œuvre de ces nouvelles réformes sera au menu d’une loi Macron, deuxième tranche, cet été, a annoncé le ministre de l'économie lors d'un déplacement en Côte-d'Or pour la Semaine de l'industrie. «Il faut lancer des réformes d’ici l’été qui permettent de continuer à la fois le déverrouillage de l’économie française et d’accélérer la reprise qui est en cours». La question spécifique du contrat "spécial TPE" fera également l'objet d'une conférence sociale en juin. Mais « le gouvernement écoute qui ? », s’inquiétait Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, lors d’un entretien accordé à Mediapart lundi. Car si Matignon a complété cette annonce par la promesse de nouvelles mesures pour favoriser l’investissement, pas un mot sur la protection des salariés. Devant l'ampleur des réactions, Manuel Valls a tenté un rétropédalage ce matin au micro de Jean-Jacques Bourdin sur BFM : "La remise en cause du CDI n'est pas dans les projets du gouvernement". 

Ces propositions pour moins de « rigidité » rappelle le texte du Medef envoyé la semaine dernière aux syndicats, en vue de la conférence sociale sur la "sécurisation de l'emploi" qui se tiendra vendredi au ministère du travail. L’organisation patronale, outre qu'elle se réjouit des mutations profondes qui seraient à l’œuvre depuis 2008, aspire à encore plus de souplesse. D’abord, donner la possibilité de signer des accords de maintien dans l’emploi (qui permet de réduire le temps de travail et de baisser les salaires), pour gagner en compétitivité et pas seulement lorsque le carnet de commandes est à la baisse. Le Medef accentue aussi son travail de lobbying sur un CDI « sécurisé », qui prévoirait dès sa signature de licencier si la situation économique de l’entreprise se dégrade. 

Jean Tirole, récompensé l'an dernier du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel, chercheur à l'université de Toulouse, en a rajouté une couche en établissant, à moins de quatre jours de la conférence sociale, une vraie feuille de route pour un "jobs act" à la française. L'économiste, à l'instar d’une quinzaine de ses collègues, a opportunément dévoilé dans les Échos lundi sa vision des réformes à mener, essentiellement une amélioration de la formation professionnelle, une réforme de l’assurance chômage, une baisse du coût du travail, et une réforme du licenciement économique.

Le texte, dans le détail, est explosif. Pour faire baisser le chiffre du chômage, il faudrait transformer profondément le marché du travail et favoriser les créations d'emploi « en sécurisant les conditions de rupture du contrat de travail ». Alors que la loi Macron prévoyait déjà d’encadrer l’indemnisation du salarié en cas de licenciement non justifié et de limiter à la France l'obligation de reclassement des salariés, ces économistes veulent « aller beaucoup plus loin ». L’entreprise peut pour le moment licencier pour sauvegarder sa compétitivité. Elle doit pouvoir le faire pour « l ’améliorer ». Pour y arriver, un contrat de travail simplifié, dont la rupture se ferait non pas en fonction de la situation économique mais au regard de l’organisation de l’entreprise. Plus loin, Jean Tirole et ses collègues souhaitent également que l’obligation de reclassement incombe non pas aux entreprises, mais au « service public de l'emploi ». Le coût du travail doit de son côté baisser, et les aides se concentrer autour du SMIC, un niveau de salaire davantage créateur d’emploi.

Plus que des ballons d’essai, il s'agit bien d'une véritable convergence idéologique qui se fait jour entre ces économistes, le patronat et le gouvernement français. La pièce maîtresse du dispositif est ce CDI rénové, devenu un attribut incontournable de la doctrine de la « flexisécurité » à l'échelle européenne. Ses promoteurs oublient de préciser que son succès repose, dans les pays du Nord souvent présentés comme modèles, sur une politique ambitieuse et coûteuse de l’emploi et la formation, un niveau de pauvreté faible et un rapport de force bien plus équilibré entre patrons et salariés. 

BOITE NOIRECet article a été actualisé ce mardi 31 mars au vu des annonces faites par Manuel Valls sur BFM TV. 

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