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Comment la Grèce voit ses impôts s'évaporer, via l'Europe

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C’est une grosse pierre dans le jardin de l’Eurogroupe, cette instance qui regroupe tous les pays de la zone euro et qui est présidée par Jeroen Dijsselbloem, le ministre des finances néerlandais. Il y a quelques jours, le responsable européen sermonnait le gouvernement grec d’Alexis Tsipras, l’appelant à reconnaître ses responsabilités dans les relations plus que difficiles qu’entretient son dirigeant avec les autres dirigeants de l’Union européenne. « En Grèce, la responsabilité des problèmes est trop souvent rejetée en dehors de la Grèce et l'Allemagne en est devenue la victime principale », avait déclaré Dijsselbloem.

Dans un rapport, publié ce lundi, l’ONG néerlandaise Somo attribue pourtant une partie des responsabilités quant à l’état des finances publiques grecques directement aux Pays-Bas de Jeroen Dijsselbloem. Spécialisé dans l’analyse des pratiques des entreprises mondialisées, Somo, le « centre de recherche sur les multinationales », est une organisation réputée pour son sérieux, qui a par exemple dénoncé récemment le rôle de la Suisse dans l’organisation de l’évasion fiscale de Shell. Cette fois, l’ONG s’est concentrée sur les pratiques fiscales très contestables d’Eldorado Gold, une entreprise minière canadienne implantée en Grèce, qui s’est vu attribuer par le précédent gouvernement l’immense projet d’exploitation des mines d'or de Skouriès, dans le nord-est du pays. Selon ses conclusions, en passant par les Pays-Bas et en exploitant sa législation fiscale laxiste, l’entreprise minière est parvenue à économiser au minimum 1,7 million d’euros sur les impôts qu’elle est censée verser à la Grèce.

© Somo

Sur place, le projet est hautement contesté depuis des années. Comme Mediapart le racontait dans un excellent reportage photo, début 2013, les opposants craignent son impact sur l’environnement, la pollution qu’il engendrera et la perte d’attractivité de la région, la Chalcidique (près de Thessalonique), qui est aujourd’hui l'un des pôles d’attraction du tourisme en Grèce (lire ici un reportage récent de L’Humanité sur la situation). Au fil des ans, plusieurs affrontements violents ont opposé les contestataires à la police, et Amnesty International avait demandé en 2013 une enquête indépendante sur le comportement des forces de l’ordre dans la région.

Le gouvernement d’Alexis Tsipras a promis d’arrêter ce projet et engagé les démarches en ce sens, sans qu’on sache pour l’heure si Eldorado Gold va continuer longtemps ses travaux exploratoires pour préparer les forages. Le rapport de Somo, qui sera présenté à Athènes mercredi, en présence notamment de l’eurodéputée verte Eva Joly, devrait remettre en lumière ce dossier. Dans un travail très détaillé, l’ONG revient méticuleusement sur les diverses techniques employées par une multinationale pour échapper à l’impôt en Europe. Rien d’inédit – Mediapart détaillait ici comment l’Union européenne s’est muée en paradis fiscal pour multinationales – mais une attention à la pédagogie portée très loin.

À la lecture du rapport, on apprend ainsi comment Eldorado Gold, qui exploite aussi des gisements au Canada, en Roumanie et en Turquie, utilise pas moins de douze filiales enregistrées aux Pays-Bas, autant de coquilles vides qui lui permettent de jongler avec les règles européennes et d’alléger considérablement sa facture fiscale. En 2013, ces filiales, toutes enregistrées à la même adresse à Amsterdam, détenaient pour presque 2 milliards de dollars d’actifs, mais onze d’entre elles n’employaient aucun employé. Et la dernière ne salariait que trois personnes.

Ce rapport, le voici :

L’entreprise qui exploite directement la mine grecque, Hellas Gold, est détenue en cascade par deux filiales d’Eldorado. Toutes deux sont financées par une autre filiale, enregistrée à la Barbade. Cette structure permet un tour de passe-passe astucieux : au lieu de financer directement l’exploitation de sa mine, et d’en payer les impôts sur les bénéfices, Eldorado fait émettre des obligations à Hellas Gold. Ces obligations sont ensuite rachetées par les deux filiales qui détiennent Hellas, et par deux autres filiales néerlandaises du groupe. Elles touchent donc régulièrement de l’argent de Hellas Gold, qui paie des intérêts sur les obligations qu’elles ont achetées. Mais les structures financées par la filiale barbadienne ont elles-mêmes reçu des prêts accordés directement de la Barbade, et doivent donc payer des intérêts. Cela leur permet de prétendre auprès du fisc néerlandais qu’elles ne font pas de profit.

Grâce à la réglementation très souple des Pays-Bas, l’argent que ces filiales versent à la Barbade n’est pas imposé. Elles ne payent donc aucun impôt pour faire circuler l’argent… qui, bien sûr, n’est presque pas taxé à la Barbade, où les bénéfices sont imposés seulement entre 0,25 et 2,5 %. Cette construction est totalement artificielle, puisqu’une seule et même entreprise émet et achète tous les produits financiers et que les filiales n’existent que sur le papier, ou presque. Artificielle, mais fort efficace. Elle permet de délocaliser les profits d’un pays qui les impose assez lourdement, la Grèce, vers un territoire qui n’est rien d’autre qu’un paradis fiscal.

© Somo

La combine est tellement juteuse qu’entre 2009 et 2013, le montant des obligations émises est passé de 8 millions à 96 millions d’euros ! Sur ces quatre ans, estime Somo, Eldorado s’est épargné, au minimum, 1,7 million d’euros. Et la beauté de cette technique est qu’elle a aussi des avantages pour le futur : Hellas Gold, l’entreprise grecque qui exploite réellement la mine, a inscrit au rang des pertes tout l’argent qu’elle a dépensé pour payer les intérêts aux structures néerlandaises. Des pertes qui pourront être déduites dans les années à venir des impôts qu’elle devra payer quand elle sera bénéficiaire.

En établissant des structures en Europe, l’entreprise canadienne parvient aussi à réduire ses impôts en raison d’une nouvelle règle, votée en 2009 par l’Union européenne, mais appliquée à plein en Grèce seulement depuis 2013 : les intérêts versés par une filiale d’un groupe à une autre filiale ne sont plus imposables, alors que s’appliquait en Grèce une retenue à la source de 35 % jusqu’en 2009, puis de 10 % jusqu’en 2013. Ce qui signifie que l’argent qui circule entre la Grèce et les Pays-Bas n’est en fait jamais taxé. Si des intérêts étaient versés au Canada, et non aux Pays-Bas, le taux de 35 % s’appliquerait toujours. Eldorado a donc économisé 700 000 euros en cinq ans, dont 250 000 euros rien qu’en 2013…

Il faut ajouter à ce tableau édifiant que le Canada est également connu pour accorder d’importantes faveurs aux entreprises minières : le chercheur québécois Alain Deneault racontait ici pourquoi les trois quarts d’entre elles sont enregistrées dans ce pays : le régime fiscal leur est très favorable et elles bénéficient d’une immunité extrêmement forte sur leurs agissements à l’étranger.

L’ONG Somo soupçonne par ailleurs Eldorado de bénéficier d’un ruling fiscal avec les Pays-Bas. Ce type d’accord permet à une entreprise d’obtenir un accord de principe d’une administration fiscale pour mettre en place un structure de société destinée à réduire sa charge fiscale. Théoriquement, de tels accords sont légaux, mais depuis la révélation, via l’opération Luxleaks, de centaines de rulings accordés par le Luxembourg sans raison valable, la pratique est sous le feu des critiques. La commission européenne a lancé des investigations sur des accords aux Pays-Bas, au Luxembourg et en Irlande, puis elle a élargi l’enquête à l’ensemble des États membres. Le commissaire européen Pierre Moscovici a par ailleurs annoncé mi-mars qu’il entendait faire voter aux États membres de nouvelles règles de transparence très fortes sur les rulings dans les mois à venir, en créant un échange automatique d’informations sur cette question.

En attendant, les dirigeants européens pourront méditer sur cette phrase de François Hollande, prononcée le 19 mars lors d’une réunion entre la France, l’Allemagne, la Grèce et les présidents des institutions européennes : « Que le gouvernement grec fasse des efforts pour les pauvres, ce n’est pas ça qui me choque, ce qu’on demande à la Grèce, c’est qu’elle demande aux plus riches de payer des impôts. » Apparemment, il reste à faire comprendre que les multinationales, elles aussi, sont concernées.

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Icade: la Cour des comptes édulcore son rapport

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Les nombreux protagonistes des affaires Icade peuvent souffler après la lecture du rapport de la Cour des comptes publié lundi 30 mars (lire ici). Ils ne risquent rien, même pas un blâme. Car, finalement, le dossier Icade n’en est pas vraiment un pour la Cour des comptes. Revenant sur l’évolution de cette filiale immobilière de la Caisse des dépôts, entre 2006 et 2013, les magistrats de la rue Cambon ne trouvent pas grand-chose à redire. Tout juste notent-ils dans leur rapport que le « processus mis en œuvre [pour transformer la société en une foncière cotée] s’est fait dans des conditions discutables ». Certes, ils estiment que « la gouvernance est perfectible ». Mais pour le reste, la gestion d’Icade ne leur paraît pas critiquable. La vente de 24 000 logements sociaux pour 1,6 milliard d’euros à des bailleurs sociaux, avec le soutien de l’État, pour le grand bénéfice d’actionnaires privés, ne revêt donc pas un caractère problématique. Elle relève seulement que sa « stratégie fondée sur le développement de l’immobilier tertiaire [est] relativement cohérente mais non dénuée de risques ». Pour preuve du soutien de cette évolution, la Cour des comptes ne donne même pas de recommandations, comme elle a l’habitude de le faire dans ce genre d’exercice.

On est loin, très loin, du rapport préliminaire, établi en juin 2014, auquel Mediapart avait eu accès (lire ici et ), très critique sur l’évolution d’Icade. Dans ce dernier, il était alors constaté « des éléments de dissimulation » et autres « défauts d’information et de gouvernance »« manques d’information au marché et aux instances de régulation ».

© Reuters

Il est habituel de noter des changements notables parfois entre les rapports préliminaires et les rapports définitifs de la Cour des comptes. « La réécriture des rapports fait partie des tractations habituelles. Il arrive que des points qui ont pu donner lieu à trois pages d’analyses et de faits se retrouvent résumés en une phrase et demie dans le rapport définitif. Cette maison n’aime guère faire de vagues, quelle que soient les apparences qu’elle veut se donner », explique un ancien magistrat de la Cour des comptes, parti en 2011. Mais cette fois, le rapport est si édulcoré qu’il passe sous silence de nombreux faits qui avaient pourtant attiré l’attention des rapporteurs. Il semble parfois dire le contraire de ce que disait le rapport préliminaire.

Que s’est-il passé ? Le fait que le directeur général de la Caisse des dépôts Pierre-René Lemas a demandé à la Cour de bien peser la publication de « certains développements qui figurent dans ce rapport si celui-ci venait à être rendu public » a-t-il joué ? « Je souhaite insister sur le fait que des éléments stratégiques sur l'avenir d'lcade, le sort de certaines activités ainsi que des discussions et débats y afférents au sein du conseil d'administration – d'ailleurs soumis à confidentialité – ne sont pas connus du public et seraient susceptibles d'avoir une influence sur le cours de bourse de la société si ceux-ci venaient à être rendus publics », écrit-il. Est-ce la crainte qu’un rapport trop critique puisse relancer les contestations des bailleurs sociaux et des élus qui ont toujours du mal à avaler le fric-frac organisé en 2009 autour du logement social ? Est-ce parce que beaucoup avaient intérêt à enterrer au plus vite ce dossier, après l’éviction de son PDG il y a quinze jours (voir l’article de Laurent Mauduit, le PDG d’Icade évincé au profit de son clone) ?

On ne saura sans doute rien des motivations qui ont poussé la Cour des comptes à une relecture du dossier Icade. Mais on peut au moins constater les différences d’interprétations entre le rapport préliminaire et le rapport définitif rendu public.

Filiale de la Caisse des dépôts, spécialisée dans le logement social et l’aménagement, Icade a commencé à organiser, à partir de 2003, sa propre privatisation, à l’image de ce qu’avait fait le Crédit local de France, devenu Dexia, une bonne quinzaine d’années auparavant. Pour chercher à comprendre les mécanismes à l’œuvre, le rapport préliminaire avait repris le processus lancé dès l’arrivée d’Étienne Bertier, un protégé de l’ancien directeur de la Caisse Francis Mayer, et par ailleurs proche d’Edmond Alphandéry, administrateur d’Icade, qui avait été parachuté en 2003 à la présidence de la filiale immobilière de la Caisse.

Sans doute par souci de concision, le rapport définitif préfère passer sur ces longs préambules pour aborder directement l’opération de privatisation lancée en 2005. Une privatisation, ne peut cacher le rapport définitif, qui s’est faite au détriment de la Caisse des dépôts. Alors que les banquiers conseils fixaient la valeur d’Icade autour de 2,1 milliards d’euros, le conseil de la société a préféré opter pour une valeur autour de 1,8 milliard d’euros. « La fourchette de prix finalement retenue a été, par conséquent, inférieure de 5 % à celle recommandée en interne par les services de la CDC et corroborée par les analystes », note-t-il. Avant de poursuivre, plus loin : « Devant le conseil de surveillance de la CDC du 9 mai 2007, M. Bertier a d’ailleurs reconnu que la performance boursière de la société depuis son introduction en bourse s’expliquait “pour 20 % par la décote consentie lors de l’introduction”. »

Mais « cette sous-valorisation initiale ne semble toutefois pas avoir été motivée par la recherche d'avantages pour les personnels ou le "management" », s’empresse d’expliquer le rapport définitif. La motivation était, selon les explications des dirigeants et des administrateurs, de bien réussir l’introduction en Bourse. Au détour d’une phrase le rapport définitif se contente de noter que le prix arrêté par le conseil d’administration d’Icade correspondait à la « limite fixée par deux investisseurs, Morgan Stanley REF (MSREF) et City North, deux sociétés qui, postérieurement à l’introduction en bourse, seront étroitement liées à Icade ».

Dans le rapport préliminaire, les enquêteurs s’étaient longuement interrogés sur l’identité de City North, transformée plus tard en Real North Estate City, et de son principal représentant, Francis Gleeson, administrateur chez Icade jusqu’à la fin 2011. Une étrange société irlandaise, avec des liens entre Nicosie (Chypre) et Zoug (Suisse), qui va devenir le principal actionnaire privé d’Icade, au nom de son savoir-faire dans les développements de parcs tertiaires. (On retrouve son dirigeant aujourd’hui à la tête d’une société Dufry, spécialisée dans les ventes dans les aéroports, mêlée de surcroît à un scandale politique à l’île Maurice, où l’on retrouve le nom de Laurent Obadia, ancien de l’équipe de Stéphane Fouks d’EuroRSCG et désormais directeur de communication chez Veolia.) « Il est surprenant que la Caisse ait privilégié un investisseur opaque », s’étaient étonnés à plusieurs reprises les enquêteurs.

 

Centre commercial à Saint-Denis lancé par IcadeCentre commercial à Saint-Denis lancé par Icade © dr

De cette longue description, il ne reste que très peu dans le rapport définitif, pas même les réserves et les alertes d’un certain nombre de personnes à la Caisse des dépôts, lancées au moment de la privatisation, encore moins le nom des véritables bénéficiaires de cette opération qui se sont cachés derrière un faux nez. Tout juste un passage en gras, semblant montrer que les enquêteurs ont quand même voulu résister et ne pas passer sous silence un des épisodes les plus opaques de l’évolution d’Icade. « Ni Icade ni la Caisse des dépôts n’ont apporté la preuve que les vérifications d’usage sur la qualité des investisseurs et leur solidité financière avaient bien été effectuées. La structure sociale adoptée par ces derniers, un SPV ad hoc sous la forme d’un trust de droit irlandais représenté par un "nominee" ne garantissait pourtant pas la transparence nécessaire », est-il écrit.

C’est avec cet actionnaire qu’Icade choisit dès 2004 de monter une opération obligataire dans l’une de ses filiales, officiellement pour soutenir ses projets de développements. Il lui réserve 11 % de cette émission d’obligations remboursables en actions (ORA), assortis d’une option d’achat (call) et de vente (put). Cette option munie de la signature de la filiale de la Caisse des dépôts a alors permis à City North d’emprunter la quasi-totalité des fonds pour participer à cette opération auprès d’une filiale des Caisses d’épargne.

En mai 2006, l’option d’achat consentie à Icade est sur le point d’arriver à échéance. Si la filiale de la caisse des dépôts l’exerce, elle devra débourser 60 millions d’euros, soit 10 millions d’euros de plus-value pour l’actionnaire irlandais. Mais le conseil d’Icade laisse passer l’échéance, jugeant que cette opération pose des problèmes juridiques. Quatre mois plus tard, finalement, la question du rachat des ORA revient, mais cette fois, c’est City North qui fait jouer son option de vente. Au lieu de 60 millions d’euros, Icade va payer 135,2 millions d’euros. De 10 millions en mai, la plus-value pour la société irlandaise passe à 84 millions d’euros en septembre.

Les enquêteurs avaient détaillé ce processus dans le rapport préliminaire. Tout semblait préparé, selon eux. Icade avait commandé une étude dès l’été à la Société générale sur le prix de rachat des ORA. Ils avaient alors noté que cette étude avait retenu les critères de valorisation les plus défavorables pour Icade. Ils soulignaient aussi que l’étude faisait mention de l’opportunité des porteurs d’ORA de remonter dans Icade. Or à l’époque, il n’est pas encore question que le rachat soit payé par la cession de 6 % du capital détenu par la Caisse des dépôts. « La seule explication de cette mention est donc que celle-ci fait implicitement référence à un accord liant Icade, les vendeurs et la CDC, assortissant le rachat des ORA à une promesse de cession ultérieure de titres Icade », écrivaient-ils alors.

Il ne reste rien de tous ces faits dans le rapport définitif. Sans doute encore par crainte d’être trop long et ennuyeux,  celui-ci préfère passer sous silence tous ces détails – tout comme d’ailleurs l’existence d’un autre fonds basé aux îles Caïmans qui a participé aux opérations. À aucun instant ne transpire un questionnement sur la conduite des administrateurs ou des dirigeants d’Icade. Après un long passage rappelant le calendrier des faits, il conclut en gras à nouveau : « La société a dépensé 74,2 millions d’euros de plus en septembre 2006 pour racheter les ORA détenues par ces investisseurs qu’elle ne l’aurait fait en mai 2006. Il en est résulté un préjudice financier pour Icade et pour ses actionnaires, au premier chef son actionnaire majoritaire, la CDC. Le fait qu'Icade ait pu, avec l'aval de la CDC, prendre des décisions mal justifiées et défavorables à son intérêt social et à celui de la Caisse, témoigne de défaillances dans la gouvernance en place à l’époque des faits, tant au niveau d'Icade que de la CDC. » On a connu les magistrats de la Cour des comptes beaucoup plus sévères, quand il s’agissait de la gestion des entreprises publiques, de ses comités d’entreprises ou des avantages indus des fonctionnaires. Mais là, il s’agit de haute finance.

Toutefois, le passage le plus surprenant sur l’évolution du regard de la Cour des comptes entre le rapport préliminaire et le rapport définitif concerne la vente des logements sociaux d’Icade. Poursuivant sa transformation, Icade a adopté le statut fiscalement très avantageux de société d’investissement immobilier cotée (SIIC) – ce qui lui vaut aujourd’hui un litige avec le fisc qui l’accuse d’avoir minoré sa valeur – et bénéficie en mai 2007 d’un décret – le dernier décret signé par le gouvernement Villepin – qui permet aux bailleurs sociaux d’avoir des conditions de financement identiques pour le rachat de logements construits et pour la construction de logements neufs. La grande opération de transformation d’Icade peut se poursuivre. La société met en vente 24 000 logements sociaux en bloc.

Les enquêteurs avaient longuement critiqué dans leur rapport préliminaire cette opération « qui avait mobilisé à elle seule une grande partie des financements du logement social en région parisienne en 2008-2011 » sans qu’un mètre carré supplémentaire de logement social n’ait été construit. Ils soulignaient que « les actionnaires privés d’Icade avaient bénéficié des dispositifs publics mis en place pour garantir cette opération » avec le soutien actif de l’État et de la Caisse.

Ils relevaient aussi le rôle de la SNI, autre filiale immobilière de la Caisse des dépôts, qui s’était instituée chef de file pour organiser la reprise de ces logements. Les sociétés d’HLM de la région parisienne, sélectionnées pour la reprise des actifs d’Icade, l’avaient été « sur le seul choix de la SNI », notaient-ils. Quant aux conseils, on était en plein mélange des genres, relevait le rapport préliminaire. La SNI avait choisi les mêmes conseils que la Caisse des dépôts : la banque HSBC et le cabinet Weil Gothsal (voir l’article de Laurent Mauduit : Frédéric Salat-Baroux, gendre de Jacques Chirac et avocat de ce cabinet). Jean-Marie Messier devint un moment banquier conseil à la fois d’Icade (le vendeur) et de la Sni (l’acheteur). « Il est surprenant de voir le conseil de l’acheteur potentiel désigné de fait par le principal actionnaire du vendeur », avait-il pointé.

Le rôle de la Caisse des dépôts était alors sévèrement critiqué. Pour sa défense, celle-ci avait fait valoir que ses administrateurs siégeant au conseil d’Icade s’étaient abstenus de participer à chaque vote concernant la vente, afin d’éviter les conflits d’intérêts. « L’abstention était opportune mais sans rapport avec les entrecroisements d’intérêts entre les entités concernées », était-il souligné dans le rapport préliminaire.

Il ne reste que des échos très lointains de toutes ces remarques et de ces critiques dans le rapport définitif. Pas un mot n’est dit sur le fait d’avoir les mêmes conseillers, sur les risques de conflit d’intérêts soulevés. Pas un nom n’est cité. De même, l’entremêlement des rôles entre la Caisse des dépôts, la SNI et Icade est presque absous. Le rapport définitif juge qu’Icade était dans son rôle en essayant de maximiser le prix de vente, que les acheteurs ont pu accepter un tel prix parce que le décret Icade les avait solvabilisés. Sa seule réserve est que l’opération, selon lui, aurait dû se faire avant. « Il reste que les logements à caractère social d’Icade auraient dû être reclassés soit au sein de la SNI soit auprès de bailleurs sociaux avant l’introduction en bourse d’Icade, ce qui aurait évité l’appropriation d’une partie de la plus-value par les actionnaires privés d’Icade », écrit la Cour des comptes.

Pour la Cour des comptes, l’opération n’est pas non plus préjudiciable pour le logement social en Île-de-France, puisqu’elle a permis d’accroître le nombre de logements sociaux. « Ces logements n’avaient, pour une minorité d’entre eux, jamais été conventionnés [bénéficiant de loyers sociaux] ou, s’ils l’avaient été, ne l’étaient plus, ou, s’ils l’étaient encore, étaient en voie de dé-conventionnement progressif. Les acquéreurs du patrimoine d’Icade ont entrepris de conventionner ou de re-conventionner les logements acquis. Par conséquent, les loyers des occupants au moment de la transaction devaient baisser pour une grande partie des locataires, sous réserve des plafonds de ressources et des "surloyers" éventuels. À tout le moins, une partie d’entre eux a évité des hausses de loyer qui auraient résulté de dé-conventionnements », écrit-il. Il émet une légère remarque toutefois : « Il s’agit d’un mouvement de maintien ou de retour dans le secteur social, non de création nette. »

Quant à l’attitude de la Caisse, elle est félicitée pour sa décision de ne pas prendre part au vote, sur les dossiers qui la concernent. « Cette abstention, bien qu’elle revête un caractère formel, est de bonne pratique », insiste le rapport définitif.

Serge Grzybowski, ancien président d'IcadeSerge Grzybowski, ancien président d'Icade © Dr

Revenant sur le fonctionnement du conseil, la Cour des comptes n’a guère de remarques. Bien sûr, elle note, au détour de phrases, le fait que les différents comités d’Icade, la direction de la Caisse des dépôts et le conseil de surveillance de la Caisse n’ont pas toujours été informés des choix faits par la direction ou réunis pour en discuter, surtout aux moments les plus décisifs comme la privatisation ou l’opération de rachat des ORA. Mais elle n’en tire aucune conséquence.

Sa grande affaire, c’est le non-respect du code Afep-Medef, la bible de la gouvernance du monde des affaires en France, marqué par l’absence d’une majorité d’administrateurs indépendants dans le comité de rémunération. Ce comité très compréhensif a permis à Étienne Bertier, le dirigeant d’Icade entre 2003 et 2007 qui a mené toutes les opérations, de partir avec une indemnité forfaitaire de 1,3 million d’euros, soit trois ans de salaire, et le maintien de toutes ses stock-options représentant un gain potentiel de 780 000 euros. Ce cas semble avoir fait école, à en croire la Cour des comptes qui note, là encore en gras : « S’agissant des "stock-options" la levée de la clause d’activité en faveur de M. Bertier a créé un précédent, suivi dans plusieurs dizaines de cas, y compris pour des options dont l’acquisition était soumise à des clauses de performance. Cependant, la clause d’activité a été appliquée strictement dans près de 130 autres cas. Cette différence de traitement démontre le caractère discrétionnaire de l’avantage accordé à M. Bertier et à ceux qui ont bénéficié de la même exemption », écrit-il.

Son successeur, Serge Grzybowski, ne sera pas moins gourmand. Le rapport note que sa rémunération s’est élevée à 734 800 euros en 2011 et 590 400 euros en 2012. Il relève aussi qu’il est bénéficiaire de trois plans de stock-options « actuellement sous l’eau, c’est-à-dire avec des prix d’exercice qui dépassent le cours de Bourse ». Entre-temps, les cours ont monté. Le dirigeant d’Icade a pu exercer ses stock-options en 2014, ce qui lui a rapporté un montant total de 2,1 millions d’euros. Un détail, qui a conduit à la démission de Serge Grzybowski mais que n’a pas relevé le rapport puisque celui-ci s’arrête en 2013. Celui-ci note juste que la rémunération de président d’Icade est désormais plafonnée à 450 000 euros, comme le veut la loi pour les dirigeants travaillant dans la sphère publique. Mais il ne parle pas des stock-options, qui font l'objet de plusieurs scandales au sein de la Caisse des dépôts (voir l’article de Laurent Mauduit : Caisse des dépôts, le scandale des stock-options).

Personne ne s’est vraiment interrogé sur les raisons qui ont poussé l’ancien dirigeant d’Icade à vendre très vite ses stock-options. Est-ce parce qu’il pouvait enfin les exercer à un prix intéressant ? Ou est-ce parce qu’il anticipait des lendemains moins glorieux pour l’entreprise ? Icade a vécu entre 2007 et 2012 une période faste. La vente des actifs de la société, acquis ou réalisés parfois depuis des décennies, lui a permis d’extérioriser plus de 2 milliards d’euros de profits. Quoi qu’en dise le rapport de la Cour, qui souligne l’importance de la contribution d’Icade dans les bénéfices de la Caisse (entre 16 % et 30 % selon les années), sa maison mère n’en a que peu profité. Elle a perçu à peine le quart des profits exceptionnels, tout le reste a été capté par des actionnaires privés.

Aujourd’hui, Icade s’est transformé en promoteur immobilier, aménageur de zones commerciales et de bureaux, promoteur de cliniques privées. Des métiers qui normalement ne relèvent pas de la sphère publique. Des métiers à risque aussi au moment où tout l’immobilier de bureaux est en train de se retourner. Icade se retrouve en difficulté dans plusieurs opérations de bureaux et d’aménagement.

Est-ce le rôle de la Caisse de soutenir de telles activités ? La présence de la Caisse des dépôts, comme actionnaire, ne constitue-t-elle pas un aléa moral, ne lui apporte-t-elle pas une garantie publique implicite pour des activités totalement privées ? La Cour des comptes réfute l’argument. La Caisse, assure-t-elle, n’a jamais apporté de financement privilégié à sa filiale. Mais elle reconnaît que plusieurs emprunts souscrits par Icade comportent des clauses de garantie spécifiant le maintien de la Caisse comme actionnaire de référence avec au moins 33 % du capital. Les créanciers veulent donc bien s’assurer de la présence d’une garantie explicite publique.

Icade ne devrait-il pas alors être totalement privatisé ? « Plusieurs raisons militent pour le maintien (d’Icade) dans le groupe CDC, au stade actuel », répond le rapport. « Une cession prématurée de sa participation dans Icade priverait la CDC d’importantes chances de plus-value à long terme », précise-t-il en se référant notamment aux opérations d’aménagements à Aubervilliers et à son rôle dans le projet du Grand Paris. C’est finalement la seule recommandation de la Cour des comptes sur toute cette ténébreuse affaire.

Dans les faits, l’espoir de plus-values à long terme risque de masquer les risques à court terme. Après avoir privatisé les profits, ce montage laisse la porte grande ouverte à la solution de socialiser les pertes, en cas de besoin.

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Philippe Martinez (CGT): «Nous devons être présents auprès des salariés précaires»

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Philippe Martinez, le nouveau secrétaire général de la CGT, reçoit dans le bureau rénové à grands frais par son prédécesseur. Mais il balaie les remarques sur les scandales qui ont émaillé la fin de mandat de Thierry Lepaon. Le nez à la fenêtre dans le froid du petit matin, le nouveau patron de la centrale de Montreuil termine sa cigarette, confie que « ce n’est pas la première de la journée ». Il a mal au dos, à force de courir le pays dans l’espoir de renouer le fil avec les salariés et la base CGT, après des années d'une crise interne larvée. Son objectif : redorer l’image de son syndicat ternie par les révélations de l'automne dernier pour peser à nouveau sur la politique du gouvernement, alors que ce dernier promet un nouveau train de réformes et doit annoncer prochainement son projet de loi sur le dialogue social. Entretien.

La droite est la grande gagnante de ces élections départementales. Le Front national rate son second tour mais confirme de solides implantations localement. Le gouvernement, lui, continue de vanter son bilan économique et social tout en annonçant une nouvelle série de réformes. Quelle est votre analyse ?

Ces résultats électoraux attestent l’échec de la politique économique et sociale menée par François Hollande et Manuel Valls. Les salariés et les retraités les plus modestes ont sanctionné la gauche qui n’a pas tenu ses promesses de campagne et leur a rendu la vie plus difficile. Plus grave, on n'en parle peu, toute une partie de la population ne se sent plus concernée par la politique, dans les quartiers populaires notamment. Ces votes de rejet révèlent un malaise profond au sein de la population. Hollande, qui avait été élu en partie sur le rejet de Sarkozy, se retrouve aujourd’hui devant le même phénomène et tout porte à craindre qu’en 2017, on surfera sur l’anti-hollandisme. Dans cette équation, le FN a un boulevard en surfant sur la crise économique et en voulant faire porter le chapeau aux immigrés, aux étrangers qui seraient les responsables de tous nos maux.

Mais les syndicats n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité ?

Oui et on assume. La crise des institutions nous touche de plein fouet. Nous vivons des temps très dégradés et c’est notre capacité à convaincre, à proposer et faire entendre des alternatives qui est aussi remise en question. Mais la poussée de l’extrême droite n’est pas propre à la France. C’est toute l’Europe qui est touchée, y compris des petits pays, présentés comme des modèles sociaux, la Suède ou le Danemark où le chômage n’atteint pas des sommets. Il faut rappeler les alternatives pour sortir de la crise. Il y a de l’argent mais il est mal réparti.

Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014 © Rachida El Azzouzi

La précarité et la pauvreté explosent dans le monde du travail. Toute une frange du salariat échappe aux syndicats, souvent très mal perçus. Que proposez-vous ?

Ce n’est pas parce que nous souffrons d’une mauvaise image qu’il faut baisser les bras. Je suis père de famille. Mon fils est resté trois ans au chômage et il s’interroge sur le rôle de son père. J’ai du mal à lui expliquer à quoi je sers car il vit en plein décalage entre ce qu’il a appris dans le cadre de ses études sur la vie des entreprises et la réalité du monde du travail. C’est la conséquence des stratégies des entreprises qui cherchent à éviter toute cohésion, tout repère commun entre salariés en clivant, en externalisant, en ayant recours aux contrats précaires, à l’intérim.

L’un de nos plus grands chantiers est là : être présent aux côtés de ces salariés fragilisés de par leur statut, auprès des jeunes et auprès de cette catégorie de précaires difficilement atteignable hormis par les réseaux familiaux ou connaissances, qui n’est inscrite nulle part. On a tendance à passer à côté d’eux sans les voir. Dans certaines entreprises, la boîte d’intérim est au cœur de l’usine, c’est la deuxième RH, et c’est là où nous devrions redoubler d’efforts.

En période de crise, plus rien n’est rationnel. Les intérimaires, par exemple, sont souvent ceux qui cassent la grève mais on n’essaie pas de comprendre pourquoi. J’ai des souvenirs d’embauche d’équipes de nuit dans l’automobile, six cents jeunes qui arrivaient d’un coup. On se contentait de dire que c’était mal au lieu de se battre pour obtenir leurs embauches. Notre souci face à un patronat qui divise est de rassembler.

Après l’échec de la négociation entre syndicats et patronat sur “la modernisation du dialogue social” qui doit notamment réformer les seuils sociaux, le gouvernement s’apprête à légiférer. Quelle est votre position ?

Elle n’a pas changé. Nous ne voulons pas que cette loi soit la copie conforme des désirs du Medef. Quand aucun syndicat ne signe un texte, soit le gouvernement en tire les leçons, soit il continue dans sa démarche pro-entreprises. C’est la première fois qu’un accord interprofessionnel n’est pas signé depuis que Hollande est président et cela devrait le faire réfléchir. Quant à Rebsamen, ministre du travail, il use de la méthode Coué, nous dit de ne pas nous inquiéter mais il est toujours dans la ligne du patronat qui veut supprimer les CHSCT, la seule instance qui protège les salariés, et remettre en cause les organisations du travail dans les entreprises.

Depuis que la gauche est au pouvoir, on a l’impression que les syndicats de salariés regardent passer les trains de réformes, de l’accord sur l’emploi à la remise en cause du CDI en passant par le travail du dimanche. La CFDT accompagne les grandes réformes quand la CGT refuse de signer dans une posture radicale…

On est dans une crise profonde en France, en Europe et dans le monde. La CGT essaie de s’adapter à cet environnement défavorable, de porter des idées mais on nous caricature en permanence en « hibernatus ». Nous rêvons d’un modèle social où la notion de partenaires sociaux existe vraiment. Est-ce qu’un syndicat doit se noyer dans une institution avec des syndicalistes professionnels, des cadres qui discutent dans un cadre gentillet, ou est-ce l’émanation de débats avec des citoyens et des salariés qui proposent autre chose ?

Partenaire social, le terme ne vous convient pas ?

Si c’est pour avaliser sans pouvoir contester et sans pouvoir être entendu des textes qui ne nous conviennent pas, ce n’est pas un partenariat. C’est le roi et ses vassaux.

Le siège de la CGT à Montreuil Le siège de la CGT à Montreuil © Rachida El Azzouzi

La politique économique et sociale est-elle pire sous ce quinquennat que sous le précédent ?

Nous sommes dans la continuité avec une crise qui s’aggrave. C’est pour cela que le FN monte. Pour les salariés, la notion de gauche et droite est la même. En 1997, j’étais délégué central chez Renault. Le PDG de l’époque, Louis Schweitzer, ancien directeur de cabinet de Fabius, annonce la fermeture d’une usine peu après la dissolution de l’Assemblée nationale. Et toute la campagne électorale des législatives s’est jouée sur la fermeture de l’usine Vilvoorde en Belgique qui mobilisera Français, Belges. La première décision du gouvernement Jospin a été de dire : « On ne peut pas faire autrement. » Cinq ans plus tard, qui était au second tour face à Chirac? Le FN.

Quel est votre sentiment sur l’accord de compétitivité (un instrument auquel le Medef veut pouvoir recourir plus massivement), que vous avez refusé de signer à l’époque chez Renault où la CGT était majoritaire. Aujourd’hui, alors que Renault se vante de procéder à 100 embauches en CDI, regrettez-vous votre opposition ?

Absolument pas. Pour cent CDI, il y a eu 2 500 suppressions d’emplois et trois ans de gel de salaires. Il s’agit d’accompagner la compétitivité de qui, pour qui ? On nous dit qu’il faut nous serrer la ceinture et le PDG augmente de plus 160 % son salaire cette année, c’est normal ça ?

Vous parlez de réduire le temps de travail et plaidez même pour les 32 heures. Est-ce audible alors même qu’Emmanuel Macron et François Rebsamen disent vouloir revenir à 39 heures dans certaines circonstances ?

Il est parfois nécessaire de jeter un pavé dans la mare. Et travailler moins est dans le sens de l’histoire. Or, à chaque fois, le patronat traite de fous ceux qui osent le proposer. En disant cela, c’est sûr qu’on se met des gens à dos. Ceux-là, je les invite à venir faire simplement trois mois le boulot des ouvriers comme des ingénieurs ou des cadres. Certains cadres travaillent du lundi au dimanche, sur leur ordinateur en permanence. Au technocentre Renault où je travaillais, avant, on prenait des pauses dans les cafés du centre commercial. Maintenant, on voit les cadres descendre avec l’ordinateur au café. C’est de la folie. Donc oui, il faut réduire le temps de travail car ça crée de l’emploi. Mais il faut aussi prendre en compte les dérives des 35 heures et notamment que ça n’aggrave pas les conditions de travail, comme par exemple le volume d’heures supplémentaires que cette réforme a généré à l’hôpital.

Pour porter des propositions radicales, il faut être crédible. Or la CGT souffre des scandales récents autour de son ex-premier secrétaire, et des critiques faites par les militants sur le manque de démocratie interne. Qu’avez-vous fait depuis votre arrivée pour mettre fin à cette dérive ?

Il faut d’abord éviter d’adapter en permanence notre conception du syndicalisme à l’air ambiant. Donc rééquilibrer la part de temps qu’on passe dans les institutions avec le temps qu’on passe avec le syndicat et les salariés. Moi-même, si je n’y prends pas garde, durant toute une semaine, je ne vois aucun salarié, aucun syndiqué. Et c’est valable à tous les niveaux. Je connais des délégués centraux, dans les grandes entreprises dont le siège est à Paris, qui, entre le temps de transport et les réunions, vont passer quatre jours par semaine avec leur patron. On en revient au dialogue social : le patronat tente en permanence d’essayer de nous attirer sur une conception d’un syndicalisme d’expert, mais ce n’est pas là que nous serons audibles.

Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014Philippe Martinez dans son bureau au siège de la CGT, Montreuil, 30 mars 2014 © Rachida El Azzouzi

Sur le registre de la démocratie interne, la semaine dernière a eu lieu le congrès de la fédération santé, la deuxième plus grosse fédération de la CGT. Nathalie Gamiochipi n’a pas été réélue à la direction fédérale, comme tout son bureau à l’exception d’une personne. C’est la troisième fédération après les banques et assurances et le commerce qui change brutalement de tête et dénonce une forme d’autoritarisme. Est-ce un désaveu ?

Bien sûr, ça m’interroge. Même si je respecte les décisions du congrès, ce qui m’étonne c’est que le rapport d’ouverture de l’équipe sortante a été validé ainsi que les orientations dans leur grande majorité.

Il s’agissait de lutter contre la loi santé, ce qui fait plutôt consensus… Vous pensez que c’est une affaire de personnes ?

Je ne dis pas ça, mais le bilan d’activité ainsi que le bilan financier n’ont pas été votés, alors même qu’on a progressé en nombre d’adhérents et qu’on s’est développé dans le privé. Pourquoi cette défiance ? Au final, ce qui m’inquiète c’est qu’on a une organisation qui ressort très mal en point de ce congrès. On a désormais une direction divisée en deux.

Est-ce que ce n’est pas directement lié au fait que Nathalie Gamiochipi, qui est votre compagne, a donné son feu vert pour votre élection lors de la démission de Lepaon, contre le mandat de sa fédération ?

Non, ce n’est pas ça qui s’est passé. Le mandat était d’aller au comité confédéral et de prendre une décision à l’issue de cette réunion. Et c’est ce qui s’est passé. Ensuite, quand presque tout le bureau d’une si grosse fédération se fait dégager, c’est forcément un désaveu ! On peut considérer que c’est de ma responsabilité, et mon boulot c’est aussi de voir ce que les syndiqués ont à dire.

L’année prochaine, vous tenez votre congrès confédéral. En 2017, la mesure de votre représentativité va se poser et la CFDT pourrait bien vous passer devant. Vous êtes également en baisse dans de grandes entreprises, France Télécom, Air France, SNCF, Renault. Comment expliquez-vous cette perte de vitesse ?

On parle beaucoup de là où on perd mais nous avons aussi gagné certaines entreprises, comme la Croix-Rouge, où il y a 25 000 salariés, les restaurants KFC… Nous progressons énormément dans la santé privée et ça a de l’importance, car c’est une fédération où il y a désormais plus de salariés du privé que du public. Et puis il y a une vraie modification dans les entreprises que vous citez, qui sont toutes anciennement publiques ou para-publiques. Aujourd’hui s’y côtoient des salariés fonctionnaires et des contrats privés. Et donc ce n’est plus le même statut, la même histoire, la même vision au sein d’une même entreprise.

Là comme ailleurs, si on reste uniquement sur la défense des statuts historiques, ce sera un échec. Il faut aussi s’adresser davantage aux ingénieurs et aux cadres. Quand j’ai été embauché à Renault, il y a 30 ans, il y avait 110 000 salariés. Aujourd’hui, 45 000, filiales comprises, et seulement 15 % d’ouvriers. On nous colle une étiquette de syndicat ouvrier mais nous avons plein de propositions pour les cadres et ingénieurs, comme le droit à la déconnexion. Il faut réussir à rendre cela visible.

Vous prévoyez une manifestation le 9 avril contre l’austérité. Comment mobiliser au-delà des bastions syndicaux du public et pensez-vous pouvoir faire évoluer le gouvernement par ce biais-là ?

Si les discussions entre patronat et syndicats n’aboutissent pas, qu’est-ce qu’on fait ? Il y a plein d’entreprises qui font la grève ou qui débrayent mais ça ne fait pas une ligne dans les journaux. La manifestation, c’est le moyen, partout dans le monde, de se faire entendre, et ce n’est pas simplement une posture idéologique avec le béret, la moustache, et la pancarte. Quand les indignés à Madrid manifestent on dit que c’est génial et ça devient ringard quand ce sont les syndicats ? Bien sûr, ça ne marche pas à tous les coups, mais au moins on a 15 secondes à la télé et un quart de page dans les journaux. Et puis il faut savoir qui les politiques écoutent. Plein de ministres de droite ou de gauche assurent que « ce n’est pas la rue qui gouverne ». Qu’ils assument aujourd’hui. Montebourg a été le spécialiste de « je vais m’occuper de vous »… Vous avez vu les scores du Front national près de Florange ? 

Vous dites vouloir mieux rassembler les syndicats selon un concept cher à Louis Vianney (secrétaire général de la CGT de 1992 à 1999). Quelle vision avez-vous de vos rapports avec la CFDT notamment ?

Si les syndicats discutent plus avec les patrons qu’entre eux, il y a un problème. Donc quand on n’est pas d’accord, il faut le dire, mais sinon il faut avancer ensemble. Le refus commun des propositions sur le dialogue social montre qu’on peut se mettre d’accord. Cela dit, il se trouve que c’est plus compliqué avec la CFDT qu’avec d’autres. Laurent Berger n'est pas d’accord avec moi sur l’austérité. Mais on va se retrouver sur le racisme par exemple.

Sur les principes économiques et sociaux, il y a quand même un gouffre entre la CFDT et la CGT actuellement…

Ce n’est pas un scoop. On l’assume. Mais les positions communes, j’y tiens beaucoup. J’ai plus d’ambitions pour le syndicalisme que seulement les questions économiques et sociales. À Saint-Nazaire, ou à Brest à la réparation navale, quand les camarades de la CGT commencent à pointer du doigt le Polonais qui travaille 12 heures par jour, c’est grave. Si on commence à trier les salariés en fonction de leur origine et de leur couleur de peau, c’est grave. Ce n’est pas le syndicalisme qu’il faut rassembler, ce sont les salariés car ces divisions font le terreau du Front national.

Quel rapport doit entretenir le secrétaire général de la CGT avec les partis et les hommes politiques, le Front de gauche en particulier ?

D’abord, je le redis, je n’ai pas ma carte au PC et ce depuis plus d’une dizaine d’années. Je suis un citoyen comme les autres et quand les choses ne me plaisent pas, je le fais savoir. Mais les syndicalistes discutent avec les élus des partis républicains, et c’est normal. Au parti socialiste, Cambadelis veut me convaincre d’aller dans le même sens que lui, en arguant qu’on est tous dans la même galère mais celui qui pilote, ce n’est pas moi. Le PS doit assumer sa responsabilité. Hormis le Front national, on peut discuter avec tout le monde. Même à droite, parce que ce sont aussi des gens qui font les lois, donc c’est tout à fait normal de les interpeller.

BOITE NOIRECet entretien a été réalisé lundi 30 mars au siège de la CGT à Montreuil. Il a duré une heure.

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Les jongleries financières des actionnaires provoquent la liquidation de Mory

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Fin de partie pour les Mory. Mardi, le tribunal de commerce de Bobigny a prononcé la mise en liquidation du transporteur MoryGlobal. L’entreprise ferme définitivement, 2 150 emplois sont perdus. Cette décision n’est pas une surprise, nous l’anticipions il y a quelques semaines, et elle est l’aboutissement logique d’un processus que Mediapart chronique depuis des mois. Mais elle relance aussi les interrogations sur les buts réels des actionnaires de l’entreprise.

Tout au long de la dégringolade de Mory, ces derniers sont en effet apparus plus soucieux de préserver leur argent, voire de le faire fructifier, que de se battre pour la survie de la société. Et deux documents judiciaires datant de février, auxquels nous avons eu accès, indiquent que la justice commerciale se pose des questions similaires.

Remontons quelques mois en arrière. Fin 2013, Mory-Ducros, numéro deux français du secteur de transport de colis par la route, se déclarait en faillite, puis mettait la clé sous la porte. Quelques semaines plus tard, il y a à peine plus d’un an, naissait MoryGlobal sur ses décombres, au prix de 2 800 suppressions de postes sur 5 000 et de la fermeture de 35 agences sur 85. Cela reste l’un des plus vastes plans sociaux depuis la faillite de Moulinex en 2001, et le gouvernement espérait plus que tout éviter la liquidation totale de ce symbole.

Des gestes exceptionnels ont été consentis pour que Mory Ducros ait un successeur. D’abord, son actionnaire, la société spécialisée dans la reprise d’entreprises en difficulté Arcole Industries, elle-même filiale du groupe Caravelle, a obtenu le droit de reprendre l’entreprise qu'elle avait elle-même menée à la faillite. L’État a aussi consenti un prêt de 17,5 millions d’euros pour faire repartir l’entreprise sur des bases saines (prêt qui fait depuis l’objet d’une enquête de la Commission européenne).

Tous ces efforts se sont révélés vains. Le 10 février, MoryGlobal a été placée en redressement judiciaire. Avec une perte nette de 43 millions d’euros pour 2014, et sans qu’aucune offre de reprise digne de ce nom n’ait été déposée dans l’intervalle, l’entreprise met cette fois la clé sous la porte. Le bilan est désastreux : outre ses pertes, l’entreprise présente 32 millions de dettes. Elle doit aussi, selon nos informations, plus de 10 millions d’euros de cotisations sociales, qu’elle ne verse plus à l’État depuis des mois. Son actionnaire affiche aussi une lourde facture, de plusieurs millions, auprès des AGS, le fonds public, financé par une cotisation patronale, qui prend en charge les licenciements dans les sociétés en redressement judiciaire, en espérant rentrer dans ses frais si l’entreprise va mieux ou que ses actifs sont vendus lors de sa liquidation.

Sur les huit repreneurs s’étant déclarés intéressés par une reprise partielle, la seule offre substantielle aurait permis de sauver seulement 141 emplois, et elle a été retirée quelques jours avant que le couperet judiciaire tombe. Les salariés de MoryGlobal comptent bien faire entendre leur indignation, et les actions se multiplient partout en France, dans le Var, en Alsace, en Champagne-Ardenne, à Angers ou à Paris.


Une présentation mensongère des faits

À qui la faute ? À la conjoncture, c’est vrai, en partie. Comme nous l’expliquions lors de la première faillite, le transport routier, en surcapacité depuis des années, va mal. Les réductions d’effectifs se multiplient et Mory Ducros, née en 2012 de la fusion de Mory Team et Ducros Express, deux sociétés déjà en difficulté, n’a jamais réussi à surnager. Mais la responsabilité est aussi à chercher du côté de l’actionnaire Arcole, et de sa maison mère Caravelle, qui n’ont guère brillé par leur désir de relancer l’entreprise. Au contraire, comme nous l’avons déjà souligné, les actionnaires ont plutôt cherché à engager le moins d’argent possible, et ont mis en place d’étranges flux financiers, dont la pertinence reste encore aujourd’hui sujette à caution.

Pour l’actionnaire, les responsables sont tout trouvés : il s’agit des syndicats, et de la CFDT en particulier. « Une condition essentielle de la reprise était la signature d'un accord d'entreprise majoritaire permettant de sécuriser la mise en œuvre d'un plan de sauvegarde de l'emploi (PSE) », a assuré Arcole dans un communiqué, faisant référence aux licenciements qu’elle a mis en œuvre après la liquidation de Mory Ducros début 2014. En effet, le plan social avait donné lieu à une bataille très tendue au sein de l’entreprise, et les élus de la CFDT sur place avaient refusé de le signer. Refus qui aurait « créé un climat d'incertitude sur la reprise », ainsi qu’un « impact financier non supportable », assure l’actionnaire, car il aurait entraîné « la réintégration de plus de 200 salariés protégés », c’est-à-dire des délégués syndicaux. « Dans un contexte de marché très difficile, la réussite du plan de reprise a ainsi été irrémédiablement compromise », indique l’entreprise.

Mais cette version ne correspond pas à la réalité des faits. Arcole avait certes décidé de s’engager dans une « déclaration unilatérale », nouveauté de la loi de juin 2013 qui permet à un employeur de se passer des syndicats pour mettre en place un PSE, tout en l’obligeant à le soumettre à la validation de l’administration. Mais en théorie, cette procédure n’aurait pas dû obliger Mory à réintégrer ses salariés protégés, qu’elle avait déjà tenté de virer sans succès. Problème : l’accord de l’administration sur le plan social a été invalidé par la justice, en juillet devant le tribunal administratif de Cergy-Pontoise, dont le jugement a été confirmé en appel à Versailles en octobre. Pas de plan social valide, pas de licenciement des syndicalistes… La CFDT n’y est pour rien, c’est Arcole qui est responsable de cet état de fait, pour avoir cherché à cibler trop précisément les salariés à virer, et l’administration, pour ne pas avoir tiqué.

Arcole dénonce aussi la justice, en reprochant au tribunal de commerce de Pontoise de ne pas l’avoir autorisé à vendre trois immeubles (d’anciennes agences de Mory Ducros), qui auraient pu, selon ses dires, rapporter 25 millions d’euros et regarnir la trésorerie de l’entreprise. La direction espérait vendre ces immeubles justement pour pouvoir lancer un nouveau plan social visant ses salariés protégés. Dans son communiqué, elle fait mine de ne pas comprendre la décision du tribunal, arguant qu’elle aurait « tenu l'ensemble de ses engagements concernant cette reprise, notamment en injectant 17,5 millions d'euros dans MoryGlobal immédiatement à la reprise ». Là encore, cette version est mensongère. Et c’est la justice elle-même qui le dit.

Dans son jugement du 25 février qui refuse la vente des immeubles, le tribunal de commerce de Pontoise balaie les arguments d’Arcole, et émet un jugement très sévère sur les motivations réelles de cet actionnaire qui se proclame au-dessus de tout soupçon. Premièrement, apprend-on à la lecture du jugement, la vente des immeubles était estimée non pas à 25 millions d’euros, mais à 7,8 millions. Ensuite, le tribunal s’étonne de la demande de vendre un des sites, celui de Limeil-Brévannes, alors même que le projet de reprise de Mory, présenté par Arcole à la barre de ce même tribunal, « intégrait ce site, celui-ci étant considéré dès l’origine comme nécessaire à l’exploitation ».

Enfin et surtout, le tribunal rappelle que les 17,5 millions que le fonds d’investissement se vante d’avoir injectés dans l’entreprise dès la reprise n’ont pas tous été utilisés pour relancer la machine. En fait, 7,5 millions ont été presque aussitôt siphonnés pour financer une partie des licenciements de son ancêtre, Mory Ducros. Cette ponction indue correspond à « un acte de gestion anormal », s’étrangle le tribunal, puisqu’un plan social est légalement censé « être intégralement financé par l’entreprise en difficulté ».

Les 7,5 millions ont été détournés de leur objectif officiel à peine deux mois après la validation de la reprise de Mory, « soit à une période particulièrement sensible où l’entreprise avait besoin de toute sa trésorerie », pointent les juges. Qui tapent très fort sur l’actionnaire : « Le tribunal ne pourra que constater que l’actionnaire principal a semblé se désintéresser du projet de restructuration de la société MoryGlobal et de sa pérennité, en transférant ses responsabilités d’associé unique sur les différents intervenants du dossier, à savoir le Trésor public, l’Urssaf ainsi que le tribunal de commerce de Pontoise. »

Inflexibles, ils notent que Arcole Industries « n’est pas prête à prendre les risques financiers inhérents à la restructuration de l’entreprise, et ne verra aucun inconvénient, par contre, à percevoir les bénéfices (…) résultant de la procédure » de liquidation.

Selon nos informations, un autre document soumis au tribunal de commerce met également à mal la défense d’Arcole et de Caravelle. Il s’agit d’une expertise comptable portant sur les comptes de Mory Ducros, adressée en février au tribunal, et que nous avons pu consulter. Cette expertise met en doute les motivations de Caravelle, en revenant sur l’étrange jeu de bonneteau qui a eu lieu en 2011 et 2012 dans les comptes de Mory Team, de Ducros Express puis de Mory Ducros. L’expert-comptable confirme que Caravelle et Arcole ont récupéré 44 millions d’euros, somme qu’elles avaient investie dans la société Ducros, mais qu’elles ont réclamée bien vite.

Mediapart a déjà détaillé les soupçons portant sur cette période, et deux actions en justice ont été engagées pour faire la lumière : d’une part, la CFTC et FO ont porté plainte au pénal ; d’autre part, 800 salariés licenciés de Mory Ducros ont initié une procédure similaire devant le tribunal de grande instance de Bobigny, sous la houlette de l’avocat Fiodor Rilov. Ces derniers entendent démontrer que Caravelle a en fait été payée par le précédent propriétaire de Ducros, la Deutsche Post, pour reprendre cette filiale en difficulté et la débarrasser de tous ses salariés, sans passer par la case plan social. Et l’expertise établit en effet que 275 millions d’euros avaient été injectés dans les comptes du nouveau Ducros par la Deutsche Post au moment de son « rachat » par Caravelle. Et cette dernière a depuis très peu mis la main à la poche.

L’expertise se concentre ensuite sur la fusion entre Mory et Ducros en décembre 2012, et sur les quelques mois qui l’ont précédée. Alors qu'ils viennent de se séparer de quelque 500 salariés chez Ducros Express, les nouveaux dirigeants trouvent à cette époque naturel de racheter Mory, une société en difficulté de 3 000 salariés. Ce sera chose faite le 30 septembre 2011, Caravelle ayant déboursé… 78 euros. Le nouvel actionnaire a promis d’investir 50 millions d’euros dans le nouveau groupe qu’il met sur pied. Et c’est là que se niche l’entourloupe : l’immense partie de l’argent qui sera dépensé dans les tentatives de remise à flot de Mory le sera par l’entité Ducros elle-même, et pas par Caravelle ou Arcole !

En 2011, Caravelle et Arcole ont bien investi respectivement 20 et 24 millions d’euros pour remettre Mory à flot, pendant que Ducros injectait de son côté 6 millions d'euros. Mais l’année suivante, entre avril et octobre 2012, Ducros a remboursé en toute discrétion à ses actionnaires les millions qu'ils avaient avancés. Les actionnaires ont donc mis la main sur une nouvelle société et ses actifs (machines, camions, propriétés immobilières) en y mettant très peu d'argent. Le document aux mains de la justice s’interroge sur l’intérêt qu’a bien pu avoir Ducros, alors très mal en point, de reverser cet argent à ses propriétaires.

Et un des versements, de 16 millions d’euros, intrigue plus particulièrement. Le 30 septembre 2011, Arcole avait procédé à une augmentation de capital, injectant 16 millions d’euros pour créer 16 000 nouvelles actions Mory. Le 30 octobre 2012, Ducros les rachète, exactement au même prix, alors qu’en un an, la société n’a cessé de perdre de l’argent. Logiquement, le cours de l’action aurait dû baisser. De plus, ce rachat, fort intéressant pour les actionnaires, n’est justifié par aucune documentation juridique et financière, contrairement à ce que nécessite une transaction intragroupe…

En janvier 2014, Arcole assurait que les 44 millions « n’ont pas disparu » et que le financement de la reprise de Mory avait été « de façon transitoire porté partiellement par l'actionnaire de Ducros Express » en raison de contraintes juridiques. Or, le document adressé au tribunal de commerce établit que ces affirmations sont un mensonge de plus, rien n’ayant obligé Caravelle et Arcole à procéder de la sorte. Conclusion de cette expertise ? Non seulement Caravelle n’a pas respecté les engagements de son offre de reprise sur Mory, mais l’enchaînement d’opérations, légales sur le papier, font se poser de sérieuses questions sur les objectifs réels des repreneurs.

Pour rappel, Mediapart a déjà établi que, de la mi-2010 à la fin 2013, le conglomérat Arcole/Caravelle a facturé plus de 3,3 millions d’euros pour ses conseils et son management, soit à Mory, soit à Ducros, soit à Mory Ducros. Et sur cette somme, énorme pour des entreprises qui perdaient des centaines de milliers d’euros par mois, plus de 1,1 million a été directement facturé aux sociétés personnelles du dirigeant d’Arcole et de son bras droit chez Caravelle. « Ceux qui présentent Arcole Industries comme le responsable, voire le coupable, idéal, détournent les regards des réelles difficultés », assure pourtant encore aujourd’hui Arcole.


La mansuétude du gouvernement

Difficile de ne pas voir les étrangetés de ce dossier. Officiellement, pourtant, l’État ne les a pas décelées. Et il faut par conséquent s’interroger sur l’attitude du gouvernement lorsqu’il a prêté 17,5 millions d’euros à Arcole en janvier 2014. Sans doute très soucieux d’éviter le concert médiatique que n’auraient pas manqué de déclencher 5 000 licenciements d’un coup, le ministre du redressement productif Arnaud Montebourg et celui du travail Michel Sapin, comme celui des transports Alain Vidalies, ont été fort peu regardants.

Selon nos informations, à la fin de l’année 2013, le cabinet du ministre Arnaud Montebourg s’était penché sur ces étranges transferts d’argent, tout comme le Ciri, le comité interministériel chargé d’aider les entreprises en difficulté. Ils n’avaient pas jugé utile d'annuler ou de retarder l’aide de l’État. Depuis, malgré des demandes répétées, Mediapart n’a obtenu aucune explication officielle.

Quoi qu’il en soit, le gouvernement appelle désormais Arcole à « assumer ses responsabilités d’actionnaire et de contribuer au financement » du plan social qui s’annonce du PSE. Invité ce mardi sur BFMTV/RMC, le premier ministre Manuel Valls s’est dit « pleinement conscient de ce drame que vivent les salariés ». « On voit bien qu’on est au bout de quelque chose mais il faut trouver une solution pour chacun des salariés, et au niveau de rémunération auquel ils sont », a-t-il insisté. Vendredi 27 mars, les syndicats ont été reçus par le gouvernement, qui leur a promis de veiller à ce que tous les salariés touchent des indemnités décentes, et à ce qu’ils soient suivis personnellement dans leur recherche d’emploi.

Les syndicats seront à nouveau reçus ce jeudi. Mais pour l’heure, ils restent sceptiques. Dans un tract diffusé vendredi, la CGT explique en termes choisis ce qu’elle a obtenu pour le moment : « Rien, nada, niente, nix, nothing, makach, oualou ! » Deux jours plus tôt, le syndicat témoignait de son humeur, amère et combative : « Les salariés de Mory Global n'ont plus rien à perdre, c'est unis qu'ils mènent le combat et qu'ils le mèneront jusqu'au bout. Le travail était leur vie, les actifs sont leur patrimoine, ils ne les céderont pas sans contrepartie. Mieux vaut les voir partir en fumée que de se faire voler une fois de plus. »

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« En classe Eco ». Que faire contre le chômage des jeunes ?

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Mediapart a confié les clés d’une nouvelle collection vidéo et long format à deux jeunes économistes : Camille Landais et Gabriel Zucman. Camille Landais est notamment le coauteur de Pour une révolution fiscale, écrit avec Thomas Piketty et Emmanuel Saez, publié en 2011 par La République des idées. Gabriel Zucman a, quant à lui, signé dans la même collection La Richesse des nations. Enquête sur les paradis fiscaux. Autant dire qu’ils travaillent sur des thématiques qui intéressent au plus près Mediapart et que nous avons fréquemment évoqué leur travail, ici ou .

Tous deux enseignants-chercheurs à la London School of Economics, Camille Landais et Gabriel Zucman franchiront chaque mois la Manche pour proposer un débat, ouvert à l’international, avec la volonté de parler des choses les plus excitantes qui traversent l’économie contemporaine, et des domaines les plus neufs de la recherche en économie.

Pour cette seconde émission, Camille Landais invite Bruno Crépon. Il est chercheur au Centre de recherche en économie et statistiques (CREST) et professeur associé à l’ENSAE et à l’École polytechnique. Ses recherches portent sur les politiques publiques d’évaluation, avec une attention particulière donnée aux politiques publiques du marché du travail.

Bruno Crépon est aussi membre du J-Pal, le laboratoire d’action contre la pauvreté fondé par Esther Duflo et Abhijit V. Banerjee, professeurs d’économie au MIT.

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SOS pour les sciences économiques et sociales !

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Il faut au moins porter cela au crédit du gouvernement : tout au long du stupéfiant tango d’amour qu’il danse depuis 2012 avec le patronat, il n’a jamais commis de faux pas. Pas le moindre ! Après avoir pris pour pivot de sa politique économique le fameux « choc de compétitivité » élaboré avant l’élection présidentielle par l’Institut de l’entreprise ; après avoir opposé une fin de non-recevoir aux professeurs ou chercheurs du supérieur qui plaidaient pour davantage de pluralisme, face à la tyrannie du néolibéralisme ; le voici qui ouvre un peu plus grand les portes des lycées au même Institut de l’entreprise, en cooptant au sein du Conseil national éducation économie (CNEE) trois nouveaux dirigeants, anciens ou actuels, de cette même chapelle patronale, annexe du Medef.

C’est l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) qui vient de tirer le signal d’alarme, dans un communiqué publié le 2 avril (que l'on peut télécharger ici). Dans ce communiqué, l’APSES, qui de longue date mène des combats courageux pour la défense de l’enseignement des sciences économiques et sociales dans le secondaire, signale ainsi – ce qui était passé inaperçu – que la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem, a pris un arrêté le 28 mars (on peut le consulter ici), faisant entrer de nouvelles personnalités au sein du CNEE, parmi lesquelles Jean-Pierre Boisivon (ancien délégué général de l’Institut de l’entreprise), Michel Pébereau (ancien président de la même officine patronale, ancien patron de BNP Paribas et éminence grise du capitalisme parisien) et Xavier Huillard (actuel président de la même officine et patron du groupe Vinci).

Le CNEE n’a, certes, pas de compétence directe sur les programmes – c’est au Conseil supérieur des programmes (CSP) qu’incombe la mission de formuler des avis dans ce domaine. Mais dans la galaxie des commissions consultatives qui gravite autour de l’éducation nationale, le Conseil national éducation économie (CNEE) joue un rôle important puisqu’il constitue, selon le site internet du ministère de l’éducation nationale, « une instance de dialogue et de prospective qui vise à mieux articuler les enjeux éducatifs et les enjeux économiques ».

Or, le patronat n’a eu de cesse ces dernières décennies de mettre le pied dans la porte des collèges et des lycées, pour essayer d’y jouer un rôle croissant et élargir son influence, notamment pour peser sur la culture économique et sociale qui est diffusée dans le monde éducatif. On comprend donc l’émotion de l’APSES à la lecture de l’arrêté du 28 mars, compte tenu du profil de trois des nouveaux entrants, qui ont donc tous joué les premiers rôles au sein de l’Institut de l’entreprise, l’un des lobbys patronaux parmi les plus actifs.

Pourquoi Najat Vallaud-Belkacem a-t-elle fait ce choix ? Il faut avouer qu’on peut être légitimement stupéfait, ayant à l’esprit les états de service des nouveaux entrants dans cette enceinte.

D’abord, BNP Paribas, dont Michel Pébereau a longtemps été la figure tutélaire, traîne derrière elle un nombre de casseroles incalculables. C’est l’établissement que la justice américaine a gravement mis en cause pour « falsification de documents commerciaux » et « collusion », dans l’affaire de violation des embargos américains sur l'Iran, le Soudan et Cuba. C’est également la banque française qui dispose du plus grand nombre de succursales dans les paradis fiscaux. C’est aussi l’établissement qui symbolise le plus en France la porosité entre le monde de la finance et celui du pouvoir politique : ne se souvient-on pas de cette nuit où, en pleine tourmente financière consécutive à l’effondrement de la banque Lehmann aux États-Unis, Michel Pébereau s’était installé dans le bureau de Christine Lagarde, à l’époque ministre des finances, lui dictant les mesures qu’il fallait prendre en faveur des banques ?

Et de Vinci, dont Xavier Huillard est le PDG, on pourrait en dire tout autant. C’est, pour ne citer que cela, le groupe qui a le plus défrayé la chronique en gorgeant son précédent patron, Antoine Zacharias, d’un tas d’or scandaleux qui a atteint 250 millions d’euros, lors de son départ à la retraite ; et quand, finalement, Xavier Huillard a pris sa succession, les engagements de vertu n’ont guère duré, et la boulimie, notamment en stock-options, a repris…

Est-ce donc cela que la ministre de l’éducation nationale a voulu récompenser ? Souhaite-t-elle qu’une nouvelle culture économique se propage dans l’enseignement secondaire, faisant l’apologie des stock-options et chantant les mérites des paradis fiscaux ? La décision de la ministre apparaît d’autant plus inexplicable que les états de service de Michel Pébereau dans un autre domaine, celui de l’enseignement supérieur, ne plaidaient pas plus pour cette promotion : ne se souvient-on pas du rôle très néfaste qu’il a joué, aux côtés de Jean-Claude Casanova, lors de la crise de Sciences-Po en 2012 ?

Mais surtout, ce qui inquiète légitimement l’APSES, c’est que Michel Pébereau s’est distingué ces dernières années en faisant des propositions sulfureuses pour tenter de modifier le contenu de l’enseignement des sciences économiques et sociales dans le secondaire. L’association se fait ainsi un malin plaisir de rappeler ce que Michel Pébereau avait déclaré, le 23 février 2006 à l’occasion d’une allocution devant la chambre de commerce et d’industrie de Paris : « Il serait peut-être bon d'effectuer un travail pédagogique de fond sur nos lycéens, comme cela a été fait par les entreprises depuis 20 ans auprès de leurs salariés, afin de les sensibiliser aux contraintes du libéralisme et à améliorer leur compétitivité, en adhérant au projet de leur entreprise. »

Voilà au moins qui est parler clair ! Objectif : non pas enseigner les sciences économiques et sociales, apprendre aux lycéens les approches pluralistes qui constituent la richesse de cette discipline, les faire réfléchir ; mais leur inculquer les grands principes de la pensée unique néolibérale. Merci Najat Vallaud-Belkacem…

L’APSES rappelle dans son communiqué que le lobbying en ce sens du monde patronal a déjà fait ces dernières années de forts dégâts. « En classe de seconde, le nouveau programme en vigueur depuis 2010 présente l’entreprise uniquement comme une entité abstraite qui cherche à combiner le plus efficacement possible ses facteurs de production, en ayant supprimé toute étude du contrat de travail et des relations sociales de travail. De même en terminale, les enjeux liés à l’organisation du travail ont été tout bonnement supprimés du nouveau programme de 2012. Ces questions passionnaient pourtant les élèves et étaient essentielles à leur formation économique et sociale ! »

Et l’APSES poursuit : « Plus récemment, Michel Pébereau a présidé le groupe de travail du CNEE sur la culture économique des élèves. Les conclusions du groupe étaient atterrantes : opposition entre l’économie comme discipline d’enseignement qualifiée de "théorique et macroéconomique" et une pseudo "culture économique", fondée sur "une approche plus individuelle et microéconomique" qu’il faudrait promouvoir. Pour Michel Pébereau, il ne s’agit donc pas de former des citoyens aptes à comprendre la complexité des enjeux liés aux entreprises, mais de "susciter le goût d’entreprendre". »

Voici, ci-dessous, les conclusions de ce groupe de travail :

Cette promotion de Michel Pébereau et de Xavier Huillard au sein du CNEE ne doit donc rien au hasard. Au contraire, elle est lourde de sens, car elle est dans le prolongement d’innombrables autres décisions prises par le gouvernement, et d'abord sa capitulation à l’Université, face aux grands prêtres du néolibéralisme.

Comme je l’ai raconté dans un billet de blog récent (il est ici), l’Association française d’économie politique (AFEP), qui regroupe à l’Université les enseignants et chercheurs attachés au pluralisme, ont pendant un temps pu penser qu’ils allaient gagner leur bataille et qu’une nouvelle section « Institutions, Économie, Territoires et Société » au sein du Conseil national des universités allait enfin voir le jour. À l’occasion d’une réunion à la fin du mois de décembre 2014 avec des responsables des ministères de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, les responsables de l’association ont même pensé que le moment était venu de chanter victoire puisqu’on leur a alors annoncé que le décret instituant cette nouvelle section, gage d'un recrutement plus pluraliste des professeurs, était signé et qu’il serait publié sans délai.

Et pourtant non, la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem et la secrétaire d’État à l’enseignement supérieur, Geneviève Fioraso, ont finalement fait volte-face et ont douché les espoirs de tous les économistes et chercheurs attachés au pluralisme en décidant le report de la publication de ce décret.

Sans doute pourra-t-on penser qu’il y a une implacable logique à cela : conduisant une politique néolibérale, ce gouvernement défend la doctrine dont il s’inspire, et se soumet au diktat thatchérien bien connu qui en résume la philosophie : « There is no alternative ! » Plus concrètement, une intervention a aussi lourdement pesé dans la décision des deux ministres, celle du même Jean Tirole, qui a récemment reçu le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel – abusivement appelé parfois prix Nobel d’économie. À l’époque où ce prix lui avait été décerné, je m’étais autorisé à ne pas participer au concert d’éloges dont l’économiste avait fait l’objet. Un peu seul dans la presse, j’avais publié un article d’une tonalité plus critique que l’on peut retrouver ici : Jean Tirole, prix Nobel des imposteurs de l’économie.

Il y a donc une logique dans tout cela : Najat Vallaud-Belkacem organise la promotion de la doctrine néolibérale aussi bien dans le secondaire qu’à l’Université.

La logique va même au-delà. Car il faut se souvenir dans quelles conditions François Hollande, trahissant toutes ses promesses de la campagne présidentielle, a fait du « choc de compétitivité » en faveur des entreprises la clef de voûte de sa politique économique, ce qui l’a conduit progressivement à leur apporter près de 42 milliards d’euros sous la forme d’allégements de cotisations sociales et fiscales. En fait, ce projet, qui était l’une des mesures phares de Nicolas Sarkozy pendant la campagne présidentielle, trouve sa source dans des notes de travail mises au point par un club patronal. Lequel ? On l’aura deviné : il s’agit encore et toujours de… l’Institut de l’entreprise, le club de Michel Pébereau et de Xavier Huillard !

À l’époque, Mediapart avait méticuleusement tenu la chronique de cette histoire de mimétisme, François Hollande prenant pour inspiration les travaux de cette officine patronale (lire Compétitivité : Gallois plagie le patronat avec l’aide de l’UMP). Ainsi, il y a d’abord eu, en janvier 2012, une note de l’Institut de l’entreprise. Créé en 1975 par François Ceyrac, le patron des patrons de l’époque, cet institut est resté, depuis, une annexe du Medef. Au sein de son conseil d’orientation (il est ici), on retrouve pêle-mêle les patrons de Vinci, de Sodexo, d’Axa, de Schneider Electric, de Lafarge, de GDF Suez, de BNP Paribas, et de bien d’autres.

Intitulée « Pour un choc de compétitivité en France », cette note, la voici :

Comme on l’aura deviné, cette note lance donc un lobbying, qui va être celui de tout le patronat durant les mois suivants, en pleine campagne présidentielle, en faveur de ce « choc de compétitivité », dont le but est d’alléger les cotisations employeurs, par exemple les cotisations familiales, en assommant de nouveaux impôts les salariés ou les consommateurs. Sous l’intitulé « Transférer une partie des cotisations sociales vers la fiscalité pesant sur les ménages », voici en particulier ce qu’écrit ce document : « Le poids du financement de la protection sociale pèse de manière démesurée sur les coûts de production. Le système de protection sociale étant le résultat de nos préférences collectives, c’est aux ménages qu’il convient d’en assurer d’abord la charge. Une réforme de l’assiette de financement de la protection sociale, qui verrait une partie des cotisations sociales employeurs rebasculée vers les ménages (au-delà de la TVA, la CSG et la fiscalité écologique – via la TICPE – pourraient être mises à contribution) doit être envisagée. Au-delà de sa portée économique – dont l’effet, en termes de compétitivité, doit toutefois être relativisé du fait de son caractère transitoire – et de son coût nul pour les finances publiques, un tel transfert aurait aussi la vertu symbolique d’envoyer le signal déterminé d’une nouvelle politique de l’offre. »

La campagne est donc engagée. Et elle rebondit peu après, en mars 2012, avec une autre note, élaborée cette fois par l’institut Montaigne. Il s’agit là encore d’un club patronal. Créée par Claude Bébéar, le fondateur du groupe Axa, cette instance est connue pour ses travaux conservateurs ou en faveur des systèmes d’assurance privée.

C’est donc, au bout du compte, ces deux notes, celle de l’Institut de l’entreprise, puis celle de l’institut Montaigne, qui seront la source d’inspiration de Nicolas Sarkozy, pendant la campagne présidentielle. Et sitôt élu, François Hollande, qui avait auparavant critiqué vivement ces orientations, en a fait l’alpha et l’oméga de la politique économique française.

Dans les promotions assurées par Najat Vallaud-Belkacem, nulle coïncidence : la ministre de l’éducation nationale a bien appris la leçon et est devenue une bonne élève du néolibéralisme. On serait presque tenté d’en sourire ou de s’en moquer, si tout cela ne contribuait à mettre en cause l’honnêteté de l’enseignement qui est dispensé aux lycéens. C’est ce que dit à bon droit l’APSES : « Contre cette vision partiale d’une culture économique réduite aux points de vue des seules entreprises et visant à les réenchanter, l’APSES appelle le CNEE à promouvoir une culture économique et sociale ambitieuse, ouverte et pluraliste, qui n’évacue pas les débats suscités par les grands enjeux contemporains. Il faut donc s’inspirer de la réussite des sciences économiques et sociales au lycée, qui ont contribué à développer avec succès la culture économique et sociale de générations de bacheliers depuis bientôt 50 ans. »

Dans un billet de blog très documenté (il est ici), l’économiste Jean Gadrey avait déjà sonné le tocsin, estimant que l’enseignement des sciences économiques et sociales (SES) était en danger. Le titre de son billet de blog est plus que jamais d’actualité : « SOS SES ! »

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Les extravagantes rémunérations des protagonistes du Kazakhgate à la banque Delubac

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Mais pourquoi Jean-François Étienne des Rosaies et Aymeri de Montesquiou siègent-ils au conseil de surveillance de la banque Delubac ? L’ancien chargé de mission de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy et le sénateur UMP du Gers, tous deux proches de Claude Guéant, sont au cœur de l’affaire de la vente des hélicoptères au Kazakhstan (voir notre article Affaire kazakhe : la justice piste les archives du conseiller de Sarkozy).

Le premier, soupçonné de corruption active d'agent public étranger, de trafic d'influence passif par personne chargée d'un service public et de blanchiment de ce délit, a été mis en examen le 17 mars par les juges René Le Loire et René Grouman. Deux jours plus tard, le Sénat a levé l’immunité parlementaire d’Aymeri de Montesquiou, à la demande des deux juges du pôle financier dans le cadre de la même affaire. Vendredi 3 avril, la Haute autorité pour la transparence de la vie politique (Hatvp) a par ailleurs saisi le parquet national financier sur une série d'omissions repérées dans les déclarations de patrimoine du sénateur, qui aurait sous-estimé ses biens de plusieurs millions d'euros.

Aymeri de MontesquiouAymeri de Montesquiou © DR

Après leur « mission » au Kazakhstan, les deux hommes se sont retrouvés au conseil de surveillance de la banque Delubac, une petite banque provinciale en commandite, qui travaille notamment avec les administrateurs judiciaires et les administrateurs de biens. Jean-François Étienne des Rosaies a fait son entrée comme administrateur de la banque en 2010, à l’époque où il quittait le cabinet de Nicolas Sarkozy pour prendre la direction de l’Institut du cheval. Le sénateur Aymeri de Montesquiou l’a suivi fin 2011, après avoir fait l’acquisition d’une part sociale de la banque comme son ami, ainsi que l’exigent les statuts de la banque.

L’un comme l’autre ont eu de multiples activités dans le monde des affaires, au sens large. Mais ils n’avaient jusqu’alors guère montré de connaissance ni d’attirance pour le monde bancaire. Pourquoi alors inviter ces deux personnes au sein d’un conseil de surveillance qui, jusqu’alors, n’accueillait que les actionnaires historiques de la banque ? À cette question comme à toutes les autres que nous avons posées, M. Serge Bialkiewicz, dirigeant et principal associé-commandité de la banque, a refusé de répondre, et même de nous confirmer les faits. « Nous sommes un établissement discret. Tout cela relève du secret bancaire », explique-t-il.

L’avocat de la banque Delubac, Me Oliver Pardo, a opposé une même fin de non-recevoir aux questions que nous lui avons adressées. « Je ne peux y apporter de réponse, étant soumis au secret professionnel de l’avocat. Je vous informe toutefois que comme tout établissement de crédit, la banque Delubac & Cie est soumise aux contrôles approfondis de l’ACPR, de l’AMF, des commissaires aux comptes et des organismes fiscaux, qui sont évidemment déjà informés des éléments que vous soulevez, et que ces questions ont été traitées en leur temps », nous a-t-il répondu (lire dans l'onglet Prolonger le mail adressé à Me Pardo et sa réponse).

S’adjoindre Jean-François Étienne des Rosaies paraît avoir été jugé d’une grande importance pour la banque Delubac. Car dès son arrivée, la direction a décidé de modifier la politique de rémunération des membres de son conseil de surveillance. Tandis que, jusqu’alors, un montant de 12 000 euros de jetons de présence par an était à partager entre une petite dizaine de personnes, l’enveloppe a littéralement explosé à partir de 2010, date d’arrivée de l’ancien chargé de mission de l’Élysée. Une somme de 144 000 euros est apparue « aux fins d’accomplir des missions spéciales au cours de l’exercice » en complément de jetons de présence. 

Un des actionnaires de la banque, le groupe Interhold, qui conteste la gestion de la direction et a déposé plainte pour abus de confiance et recel, a demandé lors d’une assemblée générale de la banque quelles étaient ces missions spéciales confiées au conseil de surveillance. Serge Bialkiewicz a justifié l’existence de ces frais par le fait que « certaines des personnalités éminentes présentes au conseil nous ont permis de nouer des contacts, en particulier au Moyen-Orient, qui ont porté leurs fruits ». En quoi une banque, établie à Aubenas, travaillant essentiellement dans la sphère des tribunaux de commerce, a-t-elle besoin de se développer au Moyen-Orient ? « Secret bancaire », nous a répondu Serge Bialkiewicz, qui a aussi refusé de nous confirmer les chiffres cités.

Jean-François Etienne des RosaiesJean-François Etienne des Rosaies © DR

À partir de 2013, la direction de la banque Delubac a modifié de nouveau sa politique de rémunération à l’égard des membres de son conseil de surveillance. L’enveloppe pour frais de missions spéciales a disparu. À la place, les montants des jetons de présence ont explosé. La banque les a portés à 350 000 euros, soit une augmentation de 3 000 % par rapport au montant des jetons distribués auparavant et de 124 % si l'on y inclut les frais de « missions spéciales ».

La répartition de ces jetons de présence, qui n’est pas indiquée dans les documents légaux de la banque, semble très discrétionnaire. Dans sa déclaration d’intérêts publiée sur le site de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique, Aymeri de Montesquiou déclare n’avoir touché aucun jeton de présence au titre de membre du conseil de surveillance avant 2013, bien qu’il y siège au moins depuis 2012. A-t-il accepté de siéger sans aucune compensation cette année-là ? A-t-il touché des frais de missions spéciales ? Ou, plus simplement, ne déclare-t-il les jetons de présence qu’à partir du moment où il les a perçus ? Mystère. Le sénateur n’a pas retourné notre appel.

Pour 2013, il déclare en revanche avoir perçu 170 000 euros – dont 120 000 au titre de l’année 2013, et 50 000 versés en avance pour 2014 en sa qualité de membre au conseil de la banque Delubac. 170 000 euros, c’est exactement la moitié des jetons de présence alloués à l’ensemble du conseil de surveillance.

Même dans le monde du Cac 40, ce montant est tout à fait hors norme. À titre de comparaison, le montant de jetons de présence pour les administrateurs de Total s’échelonne entre 47 000 et 143 000 euros. Chez LVMH, ils évoluent entre 37 500 et 121 465 euros. Jean Lemierre, le nouveau président du conseil de surveillance de BNP Paribas, a perçu en 2014 un montant de 79 167 euros sous forme de jetons de présence. Aymeri de Monstesquiou les surclasse donc tous.

Le montant alloué est d’autant plus exceptionnel qu’il est sans commune mesure avec les résultats de la banque. En 2012, la banque Delubac a affiché un bénéfice net consolidé de 3 000 euros pour 30 millions d’euros de produit net bancaire. En 2013, son bénéfice net est monté à 1,6 million d’euros pour 33 millions d’euros de produit net bancaire. Avec de tels résultats, la banque a-t-elle vraiment les moyens de pratiquer une politique de rémunération de son conseil aussi généreuse ? Surtout, quels services et conseils exceptionnels peut bien apporter Aymeri de Montesquiou à la banque Delubac pour justifier que celle-ci lui alloue des émoluments représentant deux fois sa rémunération annuelle de sénateur (7 100 euros hors frais parlementaires) ?

Tribunal de commerce de ParisTribunal de commerce de Paris © DR

Ce ne sont que quelques-unes des nombreuses questions qui entourent la banque Delubac. Car depuis des années, cet établissement bancaire, totalement inconnu du grand public, tient la chronique des manœuvres obscures, des procès et des arbitrages à répétition. Fin janvier, la banque était à nouveau devant la cour d’appel de Paris pour demander une réparation de 170 millions d’euros à ses arbitres qui, estimait-elle, lui avaient fait perdre le bénéfice d’un arbitrage contesté en raison d’un non-respect de calendrier. Il fallut près d’une demi-heure au président de tribunal pour récapituler les épisodes judiciaires précédents, tant le parcours de cette banque est embrouillé. Ce qui a aussi le mérite de dissuader bien des curiosités. 

Tentons de résumer à grands traits. En 1988, la banque Delubac, qui est en commandite, est en danger. Là où il faudrait 30 millions de francs de capital au moins pour pouvoir continuer, elle n’en a que trois. Les associés gérants n’ont pas les moyens de la recapitaliser. Mais cet établissement bancaire, totalement inconnu, intéresse certains.

Un ancien cadre de Sofal (groupe Gan), très proche du tribunal de commerce de Paris, Serge Bialkiewicz, propose alors de venir en aide à la famille Delubac-Samuel, qui détient la banque, et de refaire un tour de table pour sauver l’établissement. Un homme puissant le soutient dans cette entreprise : Pierre Despessailles, alors président de la SDBO, filiale du Crédit lyonnais au cœur du scandale de l’affaire Tapie et de tant d’autres (voir Les bonnes affaires de Borloo l’avocat). Ce dernier est aussi alors président de la première chambre du tribunal de commerce de Paris. 

Serge Bialkiewicz réussit à convaincre deux dirigeants de lui apporter les fonds nécessaires. Le premier, Jean-Claude Pick, est responsable de la société Cofinance, le second, Gabo Rado, dirige la société d’administration de biens Interhold. Les deux prennent alors 43 % des parts sociales chacun. Selon les propos mêmes de l’établissement Delubac, « la banque connaît alors un fort développement, notamment sur des activités de niches spécialisées comme l'accompagnement des sociétés en difficulté ». En d’autres termes, elle devient un relais des administrateurs judiciaires chargés de suivre les entreprises en redressement judiciaire (voir Les beaux jours du business des faillites).

Quelques années plus tard, ils rétrocèdent la moitié de leurs parts à Fabien Ouaki, le propriétaire des magasins Tati, qui a fait miroiter d’apporter 50 millions de francs de dépôts de l’enseigne à la banque. Au même moment ou presque, la caisse fédérale du Crédit mutuel Nord Europe, une des entités du groupe Crédit mutuel, fait son entrée dans le capital de la banque Delubac, en souscrivant à une augmentation de capital de 12,5 millions de francs financée en partie par l’apport de 26 % des actions d’une société d’assurances, la Pérennité.

Mais en 1995, le Crédit mutuel Nord demande de racheter les parts de la société d’assurances qu’elle a apportées à la banque Delubac pour le prix consenti au départ : 22 millions de francs. Par un hasard mystérieux, les dirigeants de la banque Delubac découvrent quelque temps plus tard que le Crédit mutuel Nord est prêt à rétrocéder les mêmes parts pour 201 millions de francs à une autre entité du Crédit mutuel. La bagarre judiciaire, emmenée par l’avocat de la banque, Olivier Pardo, s’engage. Elle ne finira plus.

Ayant prévu dans ses statuts que tout litige concernant la banque serait traité par un tribunal arbitral, les dirigeants de la banque engagent donc une procédure d’arbitrage contre le Crédit mutuel. Et les arbitres donnent raison à la banque Delubac. En 2000, ils condamnent le Crédit mutuel Nord à lui payer 129 millions de francs, correspondant au prix de rétrocession. La sentence arbitrale est confirmée en cour d’appel et en Cour de cassation.

Mais le conflit ne s’arrête pas là. Estimant qu’elle a été trompée dans cette vente, et qu’elle a subi un préjudice portant atteinte à son fonctionnement et à sa réputation, elle engage une nouvelle procédure arbitrale en 2003 contre le Crédit mutuel en lui réclamant cette fois 715 millions, mais cette fois d’euros, de dommages et intérêts.

L’affaire prend alors la même tournure que le fameux arbitrage contre Total lancé par de mystérieux membres du comité olympique russe, qui réclamaient 120 milliards d’euros au groupe pétrolier et qui vaut aujourd’hui à l’ancien président du tribunal de commerce de Paris d’être mis en examen pour escroquerie en bande organisée (voir Pétrole russe : Total pris dans d’obscures manœuvres). On y retrouve les mêmes hommes, les mêmes méthodes. Alors que le Crédit mutuel n’est pas du tout d’accord pour engager une nouvelle procédure d’arbitrage, Olivier Pardo, au nom de la banque Delubac, fait désigner sans attendre par le président du tribunal de commerce d’Annonay, dont dépend la banque, l’arbitre de la banque, comme dans le cas de Total. Celui-ci est à peine désigné que les deux arbitres s’entendent pour désigner Laï Kamara, lui aussi présent dans l’arbitrage Total.

Le tribunal arbitral est formé. Au terme de multiples rebondissements judiciaires, celui-ci rend une sentence extraordinaire en 2008. Il condamne le Crédit mutuel Nord à payer à la banque Delubac 167 millions d’euros de dommages, intérêts compris et 23 millions d’euros à Serge Bialkiewicz, principal associé-commandité au titre de préjudice moral. Au total, à en croire les différents arbitres, la cession différée des 26 % de la société d’assurances au prix demandé de 30,7 millions d’euros a généré un préjudice de plus de 190 millions d’euros.

Cette sentence hors norme sera annulée par la cour d’appel de Paris en 2009. La banque, qui a fait l’objet de plusieurs signalements auprès de l’autorité de contrôle prudentiel, finit par accepter un compromis en 2011, placé sous l’égide de la cour d’appel de Paris et des autorités de contrôle bancaire. La banque Delubac ainsi que son principal associé acceptent de restituer les 190 millions d’euros qu’ils ont perçus dans le cadre de l’arbitrage. En contrepartie, le Crédit mutuel cède les 20 % qu’elle détenait dans la banque à Serge Bialkiewicz et à l'un de ses associés pour un prix d’ami, et abandonne 40 millions d’euros de créances « en exécution de son devoir de soutien, tel qu’il est prévu par l’article L 511-42 du code monétaire et financier ». En d’autres termes, le Crédit mutuel a dû payer pour pouvoir sortir du capital de la banque.

Curieusement, il y a toujours des bonnes fées et des décisions inattendues dès que l’on s’approche du monde de la justice consulaire. Car ce compromis est providentiel pour la direction de la banque Delubac. D’abord, il permet une recapitalisation de l’établissement, sans que celui-ci débourse un centime, en conservant une partie des sommes versées par le Crédit mutuel. Sans cet argent, la banque n’aurait pas eu les fonds propres nécessaires, requis par la réglementation. Mais même avec cet apport, son bilan paraît bien faible pour une banque. Elle affichait 36 millions d’euros de capitaux propres, fin 2012.

De plus, grâce à ce compromis, Serge Bialkiewicz peut s’assurer le contrôle majoritaire de la banque, en rachetant la participation de 20 % du Crédit mutuel Nord à moitié prix. Car au milieu de toutes ces péripéties, les principaux associés-commandités, Serge Bialkiewicz et Jean-Michel Samuel, n’ont eu de cesse de renforcer leur pouvoir. En 2007, ils commencent par éliminer la société Cofinance, en l’obligeant à lui vendre les 20 % qu’elle détenait. Le rachat est financé alors par une filiale de la banque, la société Haussmann Vivarais. Celle-ci, après avoir repris quelques actifs supplémentaires de la banque, est cédée par la société luxembourgeoise la Cheylaroise de participation. Mais derrière cette société holding, créée en mai 2008, se retrouvent les deux principaux associés-commandités de la banque. Ceux-ci financent l’acquisition par un prêt de la banque Delubac. En d’autres termes, la banque paie pour son contrôle capitalistique.

La deuxième opération se passera de la même façon. C’est la société luxembourgeoise qui se porte acquéreuse de l’essentiel (80 %) de la participation du Crédit mutuel, aux côtés des deux associés-commandités. Là encore, la banque Delubac accorde une facilité de paiement à son président Serge Bialkiewicz. Celui-ci se retrouve avec plus de 40 % du capital en un tour de main, en finançant cette prise de contrôle à crédit.

Pour boucler le montage, la société luxembourgeoise a été transformée en société familiale, Serge Bialkiewicz cédant la nue-propriété des titres à ses enfants, en n’en conservant que l’usufruit, assortis des droits de vote pour les titres. Ainsi, il peut exister des banques en France contrôlées par une société familiale luxembourgeoise, dotée d’à peine 6,5 millions de capital social, constitué pour l’essentiel grâce à des prêts de la banque elle-même.

Fort d’une majorité absolue avec son allié Jean-Michel Samuel, Serge Bialkiewicz dirige la banque comme il l’entend. Il a modifié les statuts de l’établissement bancaire depuis 2007. Un article stipule notamment que « les associés qui n’ont pas engagé et perdu, pendant les quinze dernières années civiles, au moins deux procédures contre la société, disposent d’un droit de vote double ». Cet article stipule aussi « que sont réputés agir de concert dans un but hostile en vue de déstabiliser l’établissement, les associés qui refusent d’approuver les comptes, dès lors que ceux-ci sont certifiés par les commissaires aux comptes ».

Les dirigeants ont naturellement changé leur politique de rémunération. La banque Delubac ne verse plus de dividendes depuis 2011 à ses actionnaires. En revanche, les associés-commandités se sont généreusement augmentés. Entre 2011 et 2012, alors que la banque affichait un résultat net consolidé de 3 000 euros, ils se sont accordé une hausse de 27 % de leurs rémunérations pour aboutir à un total de 1,23 million d’euros. Serge Bialkiewicz et ses enfants ont touché à eux seuls 810 000 euros de façon directe et par l’intermédiaire de leur filiale, elle aussi rémunérée. Dans le même élan, Jean-François Étienne des Rosaies et Aymeri de Monstesquiou ont bénéficié de cette politique si accueillante.

La mission de l’autorité de contrôle prudentiel est normalement de veiller à la conduite des banques. Interrogé en octobre 2009 par la brigade financière dans le cadre de la plainte déposée par Interhold et le Crédit mutuel Nord, un des responsables de cette autorité – qui s’appelait alors Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement (CECEI) – répondait que cette dernière n’avait pas pour rôle de s’immiscer dans la gestion et les décisions des banques. « Ce qui intéresse les autorités bancaires, c’est l’impact de l’opération sur le contrôle de l’établissement et sur la qualité de l’actionnariat. Le CECEI, en règle générale, respecte ces trois principes : il veut savoir qui sont les actionnaires des établissements bancaires et leur surface financière, qui gouverne un établissement bancaire, et si les actionnaires sont honorables (écartant par exemple un actionnaire qui pourrait se livrer à du blanchiment) », expliquait-il.

La banque Delubac remplit-elle vraiment tous les critères arrêtés par les autorités de contrôle prudentiel ? La question leur a été posée (voir dans l’onglet Prolonger). Il nous a été répondu qu’il « n’y avait aucun commentaire ».

BOITE NOIREDans le cadre de cette enquête, j'ai joint le président, associé-commandité de la banque Delubac, Serge Bialkiewicz, qui n'a pas voulu répondre à mes questions. « Nous sommes une banque discrète. Tout cela relève du secret bancaire », a-t-il répondu à toutes mes questions. J'ai aussi adressé un questionnaire à Me Olivier Pardo, avocat de la banque depuis de longues années, qui n'a pas souhaité me répondre, invoquant le secret professionnel (voir dans l'onglet Prolonger). J'ai tenté de joindre le sénateur Aymeri de Montesquiou, qui n'a pas retourné mon appel. J'ai adressé un long questionnaire sur la banque Delubac à l'autorité de contrôle prudentiel, qui n'a pas souhaité me répondre (voir dans l'onglet Prolonger).

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

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Six anciens de Goodyear racontent les années de lutte

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Goodyear, Molex, Continental, Fralib, Florange... Le mitan des années 2000 a signé le départ de luttes syndicales plus dures les unes que les autres dans l'Hexagone, la plupart n'ayant pas empêché la fermeture des usines. Sur le plan judiciaire également, la partie a été acharnée, avec des procédures interminables, mais qui ont souvent permis d'obtenir de meilleures indemnités et, ironie du sort, d'invalider la raison économique généralement avancée par les sociétés mères.

Pour les Goodyear et leur avocat Fiodor Rilov, l'audience aux prud'hommes du 15 avril marquera la fin de huit années de combat, 15 mois après la fermeture du site d'Amiens-Nord. Les juges diront alors si leur licenciement pour motif économique était justifié ou pas. Mais, le 4 avril dernier, ils ont reçu une douche froide : selon la CGT, le ministère du travail a autorisé la demande de licenciement de Goodyear pour les délégués syndicaux, à l’encontre de l’avis de l’inspection du travail. Comme les "samsonite" avant eux, les 1 173 salariés ont également entamé une class action (recours collectif) aux États-Unis afin d'obtenir réparation vis-à-vis de l'utilisation de produits potentiellement cancérogènes (les HAP-CMR).

Chez Goodyear, six salariés ont accepté d'être filmés par Mathieu Farcy quelques jours après la fermeture de l’usine. Ils parlent du conflit vu de l’intérieur, loin des pneus brûlés et de l’image violente des Goodyear. Paradoxalement, ils évoquent la dureté du travail et la tristesse de sa perte. 

I : « Nous étions des bêtes de somme »

« Le travail, on savait qu'il était dur » mais entrer chez Goodyear, « et signer un CDI... c'est la plus belle chose qui pouvait m'arriver dans la vie ! ». Ci-dessous, les ouvriers racontent les conditions de travail (« on respirait des saloperies »), les horaires (en 3×10, en 2×12 le week-end), la productivité (avec une prime quand 150 % du travail demandé était effectué)...

 

 

II : Le bras de fer autour des 4×8

C'est en 2007 que la direction propose de réorganiser le travail en 4 fois 8 heures. Commencent alors sept années de grèves, de blocage du site, les suppressions de postes, les départs volontaires, les procédures judiciaires. Et puis, le 22 janvier 2014, le site ferme. « C'est fini, et c'est ça qui fait mal ! »

 

III :  Sept ans de lutte, « ça use les nerfs »

« On n'a jamais réussi à faire en sorte que les gens nous soutiennent vraiment », conclut un ouvrier dans cette vidéo. Et chacun raconte « ceux qui craquaient », les couples qui se défont, le combat qui « use l'ouvrier et son entourage ». « En 2013, c'était un déshonneur d'être un salarié Goodyear, on voulait plus de toi. »

 

IV : « L'argent est plus fort que la loi »

« C'est la direction qui a organisé la non-rentabilité du site », « il n'y avait aucune raison valable de fermer le site et de nous licencier ». Amers, les ouvriers gardent le sentiment que « l'affaire Goodyear » était « une épine dans le pied des gouvernements » et que tout a été fait pour qu'ils perdent leurs différents procès. Aujourd'hui, ceux qui ne sont pas en retraite vont « devoir partir : ici, on n'aura plus jamais de boulot ».

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Danièle Linhart : « Taylorisme et management moderne, même combat »

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À première vue, il n’y a pas de point commun entre la logique du management moderne et celle qui a prévalu dans le taylorisme. La première mise tout sur la subjectivité, la personnalité des salariés et tend à « psychologiser » les rapports de travail. La seconde, inspirée par Taylor, le père de l’organisation scientifique du travail, a aliéné des générations d’ouvriers, les condamnant à être des robots strictement astreints aux tâches et consignes, niant leur être, leur état d’esprit, leurs états d’âme, leurs savoirs. Et pourtant, malgré les contrastes apparents, c’est la même orientation qui prime pour mieux dominer et accroître les rentabilités : celle d’une déshumanisation systématique des travailleurs d’hier et d’aujourd’hui.

Dans un ouvrage paru aux éditions Érès, La Comédie humaine du travail, la sociologue du travail Danièle Linhart, directrice de recherche émérite au CNRS, membre du laboratoire Cresppa de l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, en fait une brillante démonstration. On constate au fil des pages combien le taylorisme est bien vivace dans les entreprises modernes. Derrière la mascarade de la subjectivité, ces dernières continuent de déposséder de leur métier, leurs expériences, leur professionnalité les salariés confrontés à de plus en plus de situations de mal-être et de « risques psychosociaux ».

Danièle Linhart invite même à se méfier des employeurs qui, dans « une stratégie du bonheur », se proposent de prendre en charge la vie quotidienne intime des salariés pour les délester des tâches de conciergerie ou autre, afin qu’ils puissent s’adonner au travail dans les conditions les plus optimales. Car à la dépossession du métier, au travail qui perd son sens, épuise, s’ajoute la mainmise sur la vie privée de l'employé qui, constamment mis à l'épreuve par ses dirigeants, doute de sa propre valeur et de sa légitimité. Entretien vidéo avec l’auteure.


La Comédie humaine du travail – De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale, de Danièle Linhart, Éditions Érès, 160 pages, 19 euros.


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La SNCM voit sa délégation de service public résiliée en justice

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Le tribunal administratif de Bastia a jeté mardi 7 avril un énorme pavé dans le marigot où la SNCM se débat pour sa survie, avec la décision de résilier, à la date du 1er octobre 2016, la délégation de service public (DSP) attribuée en 2013 par la collectivité territoriale de Corse au groupement constitué par l’ancien armement public privatisé en 2006 et par la CMN (La Méridionale). En faisant droit au recours déposé par Corsica Ferries France (CFF), le principal concurrent de la SNCM sur les liaisons entre le continent et l’île de Beauté, le juge administratif met au pied du mur le tribunal de commerce de Marseille qui devrait se prononcer très prochainement sur les offres de reprise d’une entreprise dont l’actionnaire principal, Transdev, veut à tout prix se débarrasser. Trois offres jugées plus ou moins sérieuses, mais probablement torpillées par la perte d’une subvention publique de quelque 100 millions d’euros versée annuellement au groupement jusqu’en 2023.

Dans un jugement de 19 pages dont Mediapart a obtenu copie, le juge administratif de première instance estime qu’en rompant les négociations avec Corsica Ferries au prétexte que celle-ci ne déposait pas une offre globale pour l’ensemble des lignes, l’Office des transports de Corse (OTC) a agi de manière discriminatoire. Pour les juges, « l’autorité délégante a méconnu le principe d’égalité entre les candidats, de sorte que la procédure de passation de la convention litigieuse est entachée d’irrégularité ». L’OTC s’est ainsi privé, en écartant une offre « très compétitive sur le plan financier », de la possibilité de négocier une solution combinant les propositions des deux concurrents « afin d’aboutir à la meilleure solution possible pour la collectivité d’un point de vue technique et financier ». Et de conclure « qu’il s’ensuit qu’un tel vice, qui peut être utilement invoqué par la société Corsica Ferries France, ne saurait permettre la poursuite de l’exécution du contrat ». Le tribunal fait également droit à la plainte de CFF sur le manque de transparence dans l’évaluation du montant de la subvention, en violation du droit européen.

Condamnée à verser 5 000 euros à CCF, la collectivité territoriale de Corse a toutefois obtenu un délai de 18 mois dans la mise en œuvre de la décision, au nom de « l’intérêt général ». Un délai qui paraît à peine suffisant pour organiser un nouvel appel d’offres sur la DSP. Les parties perdantes peuvent évidemment faire appel du jugement devant la cour administrative de Marseille, un jugement qui demanderait au moins autant de temps, selon une source judiciaire. Ce temps qui manque cruellement à la SNCM.

« La décision du juge administratif va faire office de découragement complet pour les repreneurs potentiels », estimait mardi soir une source proche du dossier. « Qui, désormais, va accepter de les financer ? » Par exemple, le projet de reprise de l’homme d’affaires franco-tunisien Daniel Berrebi annonce un investissement de 100 millions d’euros, dont 80 millions apportés par les banques. Comme les offres concurrentes, son plan prévoit de diviser par deux les effectifs de la SNCM en équivalent temps plein, qui chuteraient de 1 600 à moins de 800.

« Le tribunal de commerce va devoir se prononcer », ajoutait la même source. Ce qui pourrait ouvrir la voie à la mise en liquidation de la SNCM, un dénouement jugé par certains comme inéluctable de longue date mais toujours repoussé pour des motifs politiques et au nom de la « paix sociale » sur le port de Marseille. Dans sa défense, rappelée par le texte du jugement du tribunal administratif de Bastia, la collectivité territoriale de Corse affirmait d’ailleurs que la résiliation de la DSP « aurait des conséquences irréparables sur la situation de la SNCM et de ses salariés car elle aurait pour conséquence de mener à une liquidation judiciaire ».

Au-delà de la saison estivale 2015, qui se présente sous des jours favorables, la SNCM devrait se retrouver à nouveau dès l’automne à court de trésorerie. La compagnie, que l’étrange privatisation-renflouement de 2005-2006, sous le gouvernement Villepin, devait transformer enfin en entreprise « normale », continue de brûler du cash. Ayant accumulé plus de 200 millions d’euros de pertes depuis 2001, elle a été placée en dépôt de bilan en novembre 2014, dans l’incapacité d’honorer une dette de 114 millions d’euros auprès de ses actionnaires. La direction de Transdev, entreprise détenue à parité par la CDC et le groupe Veolia (qui cherche à se désengager), a refusé d’indiquer à quel niveau les pertes de la SNCM avaient pesé sur les comptes du groupe, redevenus modestement bénéficiaires en 2014.

La compagnie est par ailleurs toujours condamnée à rembourser à l’État français deux enveloppes, de 220 millions d’euros chacune, de subventions publiques considérées comme illégales par la commission de Bruxelles et la justice européenne. La France est maintenant menacée de poursuites par la cour de justice de l’Union européenne pour n’avoir pas recouvré les 220 millions d’aides illégales au titre du « service de pointe » de la précédente DSP, pour lesquelles le recours introduit par Paris n’est pas suspensif. Les repreneurs potentiels ont rencontré les responsables du dossier à la commission, notamment la direction de la concurrence, mais sans résultat conclusif. La jurisprudence européenne (lire ici) impose une discontinuité réelle entre la SNCM et la nouvelle société qui serait issue d’une reprise pour permettre un éventuel effacement des amendes. Enfin, le président de l’exécutif corse, Paul Giacobbi, a récemment invoqué ce contentieux avec les autorités européennes pour menacer de placer sous séquestre le versement mensuel des subsides liés à la DSP.

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«Espace de travail»: que reste-t-il du droit social?

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« L’entreprise ne doit pas être le lieu du bruit des machines et du silence des hommes », juge Jean Auroux, l'homme qui a donné son nom aux lois Auroux qui ont révolutionné le droit du travail en 1982.

L’ancien ministre du travail sous François Mitterrand, rentré dans les annales de l’histoire sociale française, n’aime pas le « je », préfère le « nous », que « notre monde individualiste, matérialiste, ne sait plus employer »À 72 ans, l’ancien maire de la ville ouvrière de Roanne, qui ne s’est jamais départi de son collier de barbe, se définit comme « un retraité militant ».

Il tente ainsi encore de faire passer des messages à la gauche, notamment à François Rebsamen, pour qu’il maintienne les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) que le Medef voudrait supprimer : « Je plaide pour que l’on garde nos IRP, CE, CHCST et délégués du personnel ainsi que les seuils de 50 salariés », explique-t-il, alors que le ministre du travail a transmis, mardi 7 avril, son projet de réforme du dialogue social aux partenaires sociaux.

Prenant rarement la parole dans les médias, il juge dans cet entretien, contrairement à ce qui est envisagé par le gouvernement de Manuel Valls, que « le CDI, on ne doit pas y toucher ; il y a déjà un grand nombre de souplesses ». Ajoutant : « Les revendications du Medef sont excessives et non fondées. »

Selon lui, « dans notre pays, dans l’Europe en général, le pouvoir le moins partagé de tous, c’est le pouvoir économique. En développant les instances représentatives du personnel, j’ai essayé d’introduire le maximum de démocratie dans l’entreprise et de faire en sorte que la collectivité de travail soit plus solide qu’elle ne l’est aujourd’hui. Aujourd’hui, on cherche de façon permanente à affaiblir le contrat du travail. »

Mais, estime-t-il, « on remet en cause progressivement un certain nombre de points qui font que le monde du travail aujourd’hui ne se sent plus à l’aise dans notre société. On le voit avec les derniers résultats électoraux. Le monde du travail ne se sent plus pris en compte par les politiques ».

Pour lui, il existe « une espèce de panique devant le chômage et on est prêt à toute une série de concessions car on pense que l’initiative privée va répondre au chômage ».

Or, à l’écouter, « c’est de la malhonnêteté intellectuelle de prétendre que le droit du travail empêche la création d’emplois, le développement des entreprises ». En effet, « le postulat dominant que l’économie libérale va ramener la croissance, l’emploi n’est pas démontré ».

Bien au contraire, « la politique des allègements de charges est insuffisante pour répondre aux attentes économiques et sociales ; elle est monoculture. Ce n’est pas le remède ».

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Le gouvernement s’aplatit toujours plus devant le patronat

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Ce sont deux actualités qui en apparence n’ont aucune relation entre elles. La première a trait à la politique économique du gouvernement : celui-ci vient d’annoncer un nouveau et substantiel coup de pouce fiscal en faveur de l’investissement des entreprises, pour un montant total de 2,5 milliards d’euros. La seconde concerne le groupe Vivarte : il vient d’annoncer la suppression de 1 600 emplois et a remis, peu avant, un chèque de plus de 3 millions d’euros à son PDG, lors de son récent départ. Entre les deux histoires, pas de lien. Juste une coïncidence de l’actualité, rien de plus…

Sauf qu'en y regardant de plus près, on a tôt fait de s’apercevoir qu’il y a une relation très forte entre ces deux nouvelles : si un groupe comme Vivarte peut se permettre, avec morgue, d’annoncer un violent plan social alors qu’il vient d’offrir un tas d’or au PDG qui vient d'être écarté, c’est que le gouvernement ne cesse de multiplier les cadeaux fiscaux et sociaux en faveur du patronat et qu’il ne lui demande absolument rien en retour, ni engagement sur l’emploi, ni sur les investissements, ni même un peu de retenue dans sa boulimie de rémunérations excessives. Il n’y a pas d’autre raison aux comportements d’avidité que révèle le groupe Vivarte : par sa politique conciliante avec les milieux d’affaires – beaucoup plus conciliante encore que sous Nicolas Sarkozy –, c’est le gouvernement lui-même qui encourage et alimente ces très choquants excès. Et il n’est pas difficile d’en administrer la preuve.

Reprenons plus en détail nos deux histoires, pour vérifier que l’une est le prolongement de l’autre…

Durant la campagne présidentielle, François Hollande avait critiqué Nicolas Sarkozy au motif que, reprenant les propositions de plusieurs officines patronales, dont l’institut Montaigne et l’Institut de l’entreprise, le chef de l’État sortant proposait de mettre en œuvre un « choc de compétitivité » en faveur des entreprises, pour leur apporter des allègements de cotisations sociales ou fiscales de l’ordre de 30 milliards d’euros. À l’époque, le candidat socialiste avait estimé que la mesure était inopportune dans son principe comme dans ses modalités.

Or, cette mesure concoctée par le patronat et défendue par Nicolas Sarkozy est devenue la clef de voûte de la politique économique de… François Hollande ! (Lire Compétitivité : Gallois plagie le patronat avec l’aide de l’UMP.) Pis que cela ! Au fil des mois – et des coups de gueule du Medef qui, trop content, en a demandé toujours plus ! –, François Hollande a finalement relevé à 42 milliards d’euros le montant de ce « choc de compétitivité », rebaptisé par abus de langage « pacte de responsabilité ». Près de 42 milliards d’euros : une somme affolante, sans laquelle la France n’aurait jamais été assujettie à un plan d’austérité…

À l’époque, quand le dispositif a été soumis au Parlement, de très nombreuses voix se sont élevées – notamment celles des députés « frondeurs » du parti socialiste, qui ont commencé à se faire entendre sur ce premier sujet – pour faire valoir que cette fortune serait dépensée en pure perte, et qu’elle ne stimulerait ni l’investissement ni l’emploi, qui étaient la justification officielle de la réforme. Les mêmes ont fait valoir que l’argent, prélevé dans la poche des Français sous la forme du gel des rémunérations publiques ou de la hausse de la TVA, ne générerait quasiment que des effets d’aubaine. En clair, beaucoup de parlementaires et tout autant d’experts ont sonné l’alerte : attention ! la mesure gonflera peut-être les profits des grands groupes, voire les dividendes servis à leurs actionnaires, mais ne fera le jeu ni de l’emploi ni des investissements (lire Le choc de compétitivité stimulera d’abord les profits).

Lors de la bataille gouvernementale, beaucoup de parlementaires ont donc émis le souhait qu’à tout le moins, le montant des cadeaux fiscaux et sociaux apportés aux entreprises soit abaissé et surtout qu’ils ne soient consentis qu’en contrepartie d’engagements des entreprises bénéficiaires. Précisément, des engagements en matière d’emploi et d’investissement. Mais de cela, le pouvoir socialiste n’a pas voulu entendre parler. Conduisant non pas une politique sociale-libérale, supposée assise sur des engagements réciproques des acteurs de la vie économique, mais une politique néolibérale, il a refusé : les 42 milliards d’euros ont été consentis sans la moindre contrepartie.

Et ils ont suscité exactement les effets annoncés : les effets d’aubaine ont été massifs pour les entreprises. Mais les effets sur l’emploi ont été nuls ou dérisoires (lire Une reprise économique en trompe-l’œil). Et l’investissement des entreprises est toujours aussi raplapla !

Dès lors, on comprend mieux dans quelle logique vicieuse le gouvernement se trouve aspiré. Comme il sait que cette somme historique de 42 milliards d’euros a été dépensée en pure perte – sauf pour les actionnaires des grands groupes –, il se sent dans l’obligation de prendre encore une nouvelle mesure pour stimuler… l’investissement ! Arroser le sable, encore et toujours…

D’où cette disposition révélée mercredi par Manuel Valls : le gouvernement a annoncé une baisse fiscale de 2,5 milliards d’euros sur cinq ans pour les entreprises qui font l’acquisition d’équipements industriels, lesquels ouvriront droit à un système de « suramortissement ». On peut télécharger ici le document officiel qui détaille le dispositif, ainsi que d’autres mesures complémentaires.

Cette annonce fonctionne comme un révélateur : à sa façon, le gouvernement admet que les 42 milliards d’euros ont été dépensés en pure perte et qu’ils n’ont en tout cas pas servi, contrairement à ce qui avait été annoncé, à stimuler l’investissement.

Ce constat de bon sens, il n’y a d’ailleurs pas que les détracteurs du gouvernement ou ses opposants qui le font. Il est tellement irréfutable que même le premier ministre est contraint de l’admettre du bout des lèvres. À l’occasion de son allocution pour présenter ce système de suramortissement, Manuel Valls a lui-même émis le regret que le patronat n’ait pas suffisamment profité du « pacte de responsabilité » pour investir ou embaucher : « Je le dis une nouvelle fois : sur ce terrain, le compte n’y est pas, l'effort est insuffisant dans trop de branches professionnelles (…). Le moment approche où le gouvernement et le Parlement auront à dresser un bilan en vue des prochaines étapes du pacte, avant l’été, et il est indispensable (...) que la dynamique monte en charge réellement d’ici là », a-t-il déclaré.

« Le compte n’y est pas » ! Comment aurait-il pu en être autrement, puisque le gouvernement a délibérément refusé que les aides publiques soient allouées sous conditions suspensives. Dans le nouveau cadeau fiscal de 2,5 milliards d’euros offerts aux entreprises, il y a donc un révélateur de plus : le gouvernement signifie de la sorte aux entreprises qu’elles peuvent tout à fait ne pas jouer le jeu, et qu’il continuera, de son côté, à les arroser de nouveaux cadeaux fiscaux et sociaux. Le message subliminal est simple : n’écoutez pas mes invitations ! Faites ce que bon vous semble ! De toute façon, nous continuerons à vous choyer…

Et c’est ici que réside le trait d’union entre cette embardée dans la politique économique française, et l’embardée dans la vie tumultueuse du groupe Vivarte. Car pendant un temps, les dirigeants socialistes avaient également promis d’encadrer les pratiques les plus sulfureuses des grands groupes, aussi bien dans le public que dans le privé, notamment dans le cas des rémunérations des cadres dirigeants. Mais finalement, on sait ce qu’il est advenu de cette promesse : si dans les entreprises publiques, un plafond de rémunération de 450 000 euros annuels a été instauré, il fait l’objet d’entorses perpétuelles, sans que le gouvernement ne réagisse. Et pour le secteur privé, le gouvernement a abandonné toute velléité d’encadrement pour se satisfaire d’une « autorégulation exigeante », selon la formule grand-guignol utilisée par Pierre Moscovici, du temps où il était ministre des finances.

Or, même cette « autorégulation exigeante » est devenue une pitrerie. À titre d’illustration, on sait ainsi que le « package » du patron de Renault Carlos Ghosn, comprenant sa rémunération et l’octroi d’actions gratuites, sera porté à 7,2 millions d’euros en 2014, contre 2,67 millions d’euros l’année précédente. Et à cette somme devrait venir s’ajouter sa seconde rémunération, celle de Nissan, qui pour l’exercice précédent avait atteint 7,6 millions d’euros. Au total, pour 2014, l’ensemble des rémunérations de Ghosn pourrait donc dépasser la somme hallucinante de 15 millions d’euros. Soulignons que du groupe Renault… l’État est le premier actionnaire !

Sous un gouvernement socialiste, on est donc passé en moins de deux ans de « l’autorégulation exigeante » à… l’insatiable boulimie, y compris dans les entreprises où l’État joue le premier rôle. Pourquoi, là encore, en aurait-il été autrement ? Alors que le gouvernement multiplie les gestes en direction du Medef, tout en donnant sans cesse des coups de plus en plus rudes contre le droit du travail, c’est une sorte de climat de licence ou de totale permissivité qui s’est instauré dans les milieux patronaux et les milieux d’affaires. Sans doute n’ont-ils aucune gratitude à l’égard d’un pouvoir qui se met sans cesse à genoux devant eux, et peut-être même n’ont-ils que mépris à l’égard d’un gouvernement qui se montre beaucoup plus servile et prévenant que ne l’étaient les équipes précédentes, sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy.

Mais en tout cas, ces milieux d’affaires ont bien compris que ce gouvernement ne lui refuserait rien – ou n’était pas en mesure de lui refuser quoi que ce soit. Ce qui suscite un étrange climat politico-social.

C’est à la lumière de ce contexte qu’il faut interpréter l’histoire qui vient de survenir au sein du groupe Vivarte (propriétaire des marques La Halle aux vêtements, Chaussures André ou encore Kookaï…). Une histoire qui, en d’autres temps, aurait suscité l’indignation de la puissance publique, mais qui n’a aujourd’hui entraîné que quelques balbutiements embarrassés d’Emmanuel Macron, le ministre des puissances d’argent.

Pas plus tard que mardi dernier, le groupe a connu un séisme social. À l’occasion de comités centraux d’entreprise, la direction a annoncé que le groupe allait supprimer 1 600 postes de travail, sur 17 000 salariés. L’enseigne La Halle aux vêtements, pour ne parler que d’elle, pourrait procéder à la fermeture d’au moins 174 magasins sur 620.

Or, ce jeudi, soit deux jours plus tard, le quotidien Le Parisien a révélé que le PDG du groupe, Marc Lelandais, remercié fin octobre dernier après deux ans à cette fonction, est parti avec un chèque de 3,075 millions d’euros. Le PDG évincé aurait perçu « un bonus pour restructuration d'un montant de 1 million d'euros, auquel s'ajoute une indemnité de sortie de 1 million d'euros, selon les termes prévus dans son contrat d'embauche de juillet 2012, ainsi que 1,075 millions d'euros pour solde de tout compte ».

Dans un communiqué publié ce même jour, Marc Lelandais a contesté les informations du quotidien. Selon lui, « les chiffres (...) sont faux ». L'ex-PDG du groupe Vivarte ajoute : « Le document présenté est erroné et ne correspond pas à mes indemnités de départ. » L’intéressé ne précise pas, toutefois, quel est le véritable montant de ces indemnités ni comment il faut interpréter le document en question, dont Le Parisien publie un fac-similé que l’on peut consulter ci-dessous :

                               (Cliquer sur le document pour l'agrandir)

Or, face à ce séisme social et ce tas d’or offert au PDG écarté, comment a réagi le gouvernement ? A-t-il sommé Vivarte d’en revenir à un comportement plus responsable ? Entend-il se donner les moyens de sanctionner d’une manière ou d’une autre les entreprises qui se comportent de la sorte ? Nenni ! Il suffit d’écouter Emmanuel Macron (à partir de 16’04’’), qui était invité ce jeudi matin de RTL, pour comprendre qu’il n'en sera rien.

En résumé, le ministre a certes décerné un mauvais point au groupe Vivarte – que le Medef se rassure : sans trop élever la voix ! –, mais il s’est empressé de faire comprendre que cela n’avait strictement aucune gravité et que le gouvernement n’en tirerait aucune conséquence : « L’État ne va pas s'immiscer, je ne vais pas faire une loi pour le patron de Vivarte. »

Ben voyons ! Faire une première loi pour apporter 42 milliards d’euros aux entreprises ; et puis en faire une autre, pour leur apporter encore 2,5 milliards de plus : tout cela est normal ! Mais prendre des mesures pour protéger les salariés ou d’autres pour contenir la boulimie de certains grands patrons ? Vous n’y pensez pas !

Ainsi le gouvernement socialiste travaille-t-il aujourd’hui avec le Medef. Pis qu’à genoux devant lui, chaque jour un peu plus aplati…

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Au-delà du silence de la famille Mulliez

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Pas de photo. Pas d’interview. Pas d’informations. Lorsque Gérard Mulliez, fondateur d’Auchan et patriarche d’une des familles les plus riches de France, prend la plume en direction d’un journaliste, c’est pour lui demander de l’oublier. Une consigne que Bertrand Gobin, journaliste spécialisé dans la grande distribution, a choisi d’ignorer pour la rédaction de son livre La Face cachée de l’empire Mulliez, qu’il a lui-même publié il y a quelques semaines (à commander directement sur son site). L’ouvrage percutant plonge dans l’histoire, les relations et l’organisation d’une famille étonnante.

Si elle est plus que discrète dans l’Hexagone, ses enseignes y sont pourtant partout : outre Auchan, les Mulliez détiennent Décathlon, Leroy Merlin, Flunch, Norauto, Kiabi, Kiloutou, Jules… Les diverses branches appartenant à la famille emploient 500 000 personnes dans le monde, réparties dans 8 000 magasins, et génèrent 80 milliards d'euros de chiffre d'affaires. « Chaque année, en France, 10 % des dépenses courantes et d’équipement de l’ensemble des foyers atterrissent dans les caisses d’une même famille », résume l’ouvrage. Mais quand il s’agit de faire parler les acteurs de ce fleuron français, rideau. Silence. « Je ne souhaite pas qu’un tel livre soit écrit », avait répondu Gérard Mulliez à Bertrand Gobin, dans un courrier de 2011. « Je m’oppose catégoriquement à toute reproduction de mon image en couverture », indiquait-il également. Il n’a pas été entendu, et c’est heureux pour tous les curieux du fonctionnement d’une bizarrerie de l’économie nationale. Commentaire laconique de Gérard Mulliez, par SMS il y a quelques jours ? Il demande au journaliste de « vérifier ses informations », et prévient qu’elles « entraîneront peut-être certaines entreprises à vous demander des dommages et intérêts ».

Une antienne que connaît bien Bertrand Gobin, qui écrit depuis des années sur les acteurs de la grande distribution. Son blog consacré à la famille Mulliez, nourri de dizaines d’informations glanées à l’intérieur même du clan, est sans doute la meilleure référence sur le sujet. « Les Mulliez sont très secrets, je trouve plus intéressant de m’intéresser à eux qu’à un groupe traditionnel, qui fait quatre conférences de presse par an, explique le journaliste. Il y a un côté romanesque : ces presque 700 cousins liés par un pacte, qui est resté longtemps secret. Ils sont 1 300 descendants vivants des ancêtres fondateurs, c’est une petite nation, avec sa constitution, ses lois… » Il va jusqu’à définir leur mode d’organisation comme un « communisme actionnarial », mais fortement imprégné des valeurs catholiques traditionnelles des fondateurs de l’empire…

Il est rare de recueillir un témoignage d'un membre de la famille tel que celui que Mediapart avait pu obtenir l'an dernier. En général, ils parlent plutôt de façon anonyme. Le livre a ainsi « bénéficié de confidences tout à fait inédites de membres du clan qui, jusque-là, s’étaient toujours refusés à parler », écrit son auteur, qui assure avoir échangé avec une cinquantaine des quelque 650 cousins Mulliez, lesquels ont tous souhaité rester anonymes. Il s’attarde longuement sur l’histoire familiale, qui démarre au début du XXe siècle avec la modeste filature de laine de Louis Mulliez, près de Roubaix, se poursuit par la fondation en 1955 de l’association familiale Mulliez (AFM), créée par ses onze enfants, et prend son envol avec la création d’Auchan par Gérard Mulliez en 1961. Depuis 2006, Gérard a lâché les rênes en faveur de son neveu Vianney Mulliez, mais il est loin d’avoir disparu du paysage. Il continue à hanter les esprits dans le groupe, et les réunions de l’association familiale, qui a fructifié bien plus qu’espéré. Selon Bertand Gobin, « la valorisation des actifs contrôlés par l’AFM a progressé de 85 % sur les dix dernières années, soit plus de quatre fois plus que celle des valeurs du CAC 40 » !

Parmi les possessions les moins connues de la famille, le très prestigieux Centre de formation des journalistes (CFJ) de Paris, appartenant au groupe de formation continue Abilways, lui-même majoritairement détenu par Creadev, le fonds d’investissement de l’association familiale. Personne ne le sait. « Cela confirme au passage que les Mulliez n’intéressent guère le microcosme médiatique parisien. Nul doute que si c’était LVMH, Dassault, Xavier Niel ou Pierre Bergé qui s’étaient portés acquéreurs, l’affaire aurait fait autrement plus de bruit », pointe avec justesse Gobin. Creadev détient des participations dans une douzaine d’entreprises. La famille possède aussi partiellement Sonepar, leader mondial de la distribution professionnelle de matériel électrique.

Bien plus symbolique, et sans doute stratégique, les Mulliez sont aussi présents au capital du géant chinois du commerce en ligne Alibaba, dont l’introduction en Bourse fut la plus grosse de l’Histoire. Ils sont actionnaires en leur nom propre, mais aussi, et c’est la révélation majeure du livre, via le fonds d’investissement américain General Atlantic. « Créé en 1980, ce fonds associe une trentaine de familles parmi les plus riches de la planète. Ses investissements, évalués à 20 milliards de dollars sur les cinq dernières années, le classent au septième rang des fonds les plus importants au monde (…), précise le livre. Le black-out est total sur l’identité des familles contributrices. Même en interne, au sein de l’AFM, le nom du “partenaire” n’est pas porté à la connaissance des associés familiaux. » Les moins informés des membres de la famille l’auront découvert avec cet ouvrage. Ils apprendront aussi qu’ils sont actionnaires de sociétés moins recommandables, comme Citco, championne de la finance offshore aux îles Caïmans.

Cette diversification bien au-delà du Pas-de-Calais originel n’est pas une surprise, pour qui observe l’évolution du groupe. « Les Mulliez sont le premier employeur étranger en Russie, et là-bas, on imagine que l’enseigne Auchan est russe, explique Bertrand Gobin. Et en Chine, Auchan est le premier distributeur, via sa filiale Sun art retail. » On y compte déjà plus de 370 hypermarchés de la marque, et « il s’en ouvre presque un par semaine. C’est énorme : en France, en tout, il y en a 120… » Sun art retail est détenue en joint-venture avec des Chinois, mais le livre révèle que General Atlantic en possède aussi des parts. Les Mulliez ont donc « un pouvoir dans l’entreprise supérieur à celui que leur confèrent les seuls titres détenus par Auchan dans le cadre du joint-venture », souligne le journaliste dans son livre.

Bertrand Gobin évoque aussi, rapidement, de forts soupçons de corruption en Russie. Un cadre, parti en 2007, « était chargé des relations avec l’administration pour ce qui concernait les autorisations nécessaires aux chantiers » et « assurait également l’interface avec les entreprises prestataires en charge de la construction et de l’aménagement des magasins ». Il aurait fait comme tous ses concurrents, et arrosé une partie de ses contacts locaux. Problème : « Auchan se serait aperçu qu’il demandait à sa direction des enveloppes supérieures au montant des dessous-de-table réclamés par ses interlocuteurs »…  

Cette question de la corruption est au cœur de l’enquête menée par un autre journaliste, Nicolas Vescovacci, dans un documentaire diffusé tout récemment par Canal + lui aussi consacré aux Mulliez. Il y revient en détail sur l’exil fiscal choisi par une partie de la famille en Belgique, qui ne connaît pas l’impôt sur la fortune (« Ça va faire jaser mais tant pis : j'ai jamais fait de déclaration d'impôts de ma vie », lance Gonzague Mulliez, fondateur de Saint Maclou et résident belge). Mais il livre aussi une enquête convaincante sur les soupçons de corruption du groupe en Ukraine. Des faits sur lesquels une enquête préliminaire a été ouverte par la justice française en 2013, sans résultat pour le moment. Mais dans le documentaire, Vianney Mulliez, alpagué par le journaliste, ne s’arrête qu’une seconde pour qualifier d’« allégations » ces faits troublants.

« En travaillant sur la famille, on rencontre des difficultés à tous les niveaux. Les Mulliez ne répondent quasiment pas, témoigne Nicolas Vescovacci. Ils ne parlent pas au niveau institutionnel, ils ne parlent pas à titre individuel. Ils utilisent tous les moyens possibles pour retarder au maximum leur réponse, qui sera de toute façon négative. Par exemple, j’ai envoyé une demande par email en septembre, et ils ont attendu un mois et demi pour me demander si je pouvais leur adresser une liste de questions… » Une attitude qui se résume bien par une de leurs formules fétiches : « Le bien ne fait pas de bruit ; le bruit ne fait pas de bien. »

Le livre de Bertrand Gobin bénéficie d’une bonne couverture de presse, du Monde à Challenges, en passant par France Inter. Mais il est pourtant assez difficile de le trouver, au moins dans les grandes surfaces. Auchan et sa filiale Cultura refusent bien sûr de le distribuer, mais Carrefour boycotte aussi l’auteur, depuis qu’il a édité un livre assassin sur cette enseigne en 2010. Idem pour Leclerc, qui ne digère pas ses révélations sur le passé collaborationniste d’Édouard Leclerc (Mediapart avait conté ici le fonds du dossier, et pointé là que l’enseigne avait abandonné son procès en diffamation après le décès de son fondateur en septembre 2012). Quant à la Fnac, elle refuse elle aussi le livre. « Après plusieurs relances de ma part, on a fini par me dire au téléphone que le service juridique bloquait la mise en vente, en raison d’un “risque juridique trop important”, raconte Bertrand Gobin. Ils ne veulent pas non plus donner l’impression de dénigrer un puissant concurrent. »

Le livre est tout de même disponible dans certains Relay, dans le réseau des quinze librairies du Furet du Nord, et dans de nombreuses librairies indépendantes. Et les ventes sont honorables : environ 5 000 exemplaires en un peu plus d’un mois, selon l’auteur-éditeur qui, après des contacts au Salon du livre, espère bientôt des éditions russes et chinoises.

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Radio France, combien de divisions ?

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Ce week-end de grève à Radio France sera le quatrième d’affilée, et peut-être bien le dernier. Vendredi, les grévistes réunis en assemblée générale ont voté la poursuite du mouvement jusqu’à lundi, qui en sera alors à son 26e jour. Cette mobilisation aura été la plus longue de l’histoire de la radio publique, depuis l'éclatement de l’ORTF en 1975. Mais l’arrivée d’un médiateur, que toute la Maison ronde attendait depuis plusieurs jours, devrait permettre d’apaiser la tension la plus immédiate. Parviendra-t-il à lancer une résolution sereine de tous les conflits qu’a révélés cette grève historique ? C’est beaucoup moins sûr, Radio France n’étant jamais apparue aussi divisée en interne.

Jeudi, la ministre de la culture et de la communication, Fleur Pellerin, a annoncé avoir choisi pour médiateur dans ce dossier explosif Dominique-Jean Chertier. Cet ancien conseiller social de Jean-Pierre Raffarin à Matignon (de 2002 à 2003) a aussi été responsable des ressources humaines ou des relations sociales dans plusieurs groupes ayant connu de vastes plans de licenciements, Renault, Sacilor et Air Inter. Il fut ensuite directeur général de l’Unedic, où il a notamment piloté la mise en place de la dégressivité des allocations chômage, puis, en tant que président du conseil d'administration de Pôle emploi, il a piloté la fusion de l’ex-ANPE et des Assedic à partir de 2009.

Même si son CV ne prête guère à rassurer les grévistes, son arrivée a été saluée par le responsable de l’intersyndicale, le délégué de Sud Jean-Paul Quennesson. « Nous avons eu droit à une écoute de grande qualité, expliquait-il à Mediapart au sortir de la première rencontre entre salariés et médiateur, vendredi midi. Il nous a bien rappelé les contours de sa mission : trouver des pistes de proposition pour que les fils du dialogue se renouent. Son écoute et sa volonté de discussion n’ont rien à voir avec les vérités assenées par la direction depuis des semaines. » Côté direction justement, on se félicite de ces premiers contacts : « Il est là pour montrer qu’il est en empathie avec toutes les parties, qu’il est à l’écoute, témoigne un haut dirigeant d’antenne. Il intervient en pompier sur la grève, mais sur le plus long terme, pour que toutes les parties parlent la même langue. Pour nous donner un mode d’emploi dans les discussions à venir, dans une maison où il n’y a pas de méthode pour mener le changement. »

Dominique-Jean Chertier a laissé entendre qu’il espérait faire cesser la grève d’ici lundi. Mais sa tâche n’est pas aisée. En une semaine, la tension est montée à son comble entre la direction, le gouvernement, les grévistes et les salariés non-grévistes. Vendredi 3 avril déjà, l’AG des grévistes avait voté une motion de défiance contre son PDG, Mathieu Gallet, rendant encore plus incertaine une issue au mouvement, comme nous l’avons expliqué ici. Mais tout s’est cristallisé mercredi 8 avril. Gallet avait convoqué un comité d’entreprise extraordinaire pour présenter le projet stratégique pour l’entreprise, qu’il avait présenté la veille au ministère de la culture, sa fameuse « tutelle ». La réunion aura duré moins d’une heure. Après avoir lu un texte très hostile à Mathieu Gallet, dénonçant un plan « lourd de périls graves pour l’avenir de Radio France », les élus de l’intersyndicale menant la grève depuis le 19 mars (CGT, FO, SUD, UNSA, CFDT) ont quitté la salle.

Mathieu Gallet, à l'Assemblée le 8 avrilMathieu Gallet, à l'Assemblée le 8 avril © Reuters - Benoit Tessier

Le projet stratégique, révélé par Le Monde, présentait l’avenir de Radio France (conversion au tout numérique, diversification des activités, modernisation de l’entreprise), à savoir, pour l’essentiel, les pistes préconisées par le patron pour retrouver l’équilibre budgétaire : une bonne nouvelle d’abord, avec un peu plus d’argent grâce à une « dotation complémentaire » versée par l’État pour achever le chantier de réhabilitation du bâtiment, qui a siphonné toutes les finances de la Maison ronde. Il s’agirait d’un prêt, qui pourrait se monter à 80 millions d’euros. Gallet compte aussi gagner 8 à 16 millions d’euros grâce à la publicité sur le numérique et l’ouverture des antennes à plus de recettes publicitaires.

Côté économies, le plan propose de réduire la facture de 16 millions en abandonnant la diffusion sur ondes moyennes et longues et certaines émissions comme la météo marine et la messe. Mais il met surtout noir sur blanc pour la première fois la nécessité de réduire les effectifs, avec « 300 à 380 départs et 50 créations de postes dans les métiers du développement informatique, de la production scénique et du marketing, notamment ». Le plan de départ avait déjà été annoncé par Gallet le 24 mars en comité d’entreprise, mais il est désormais gravé dans le marbre, et concrétise les pires craintes des salariés.

Il est vrai que juste avant de rencontrer ses salariés, Gallet avait déclaré devant la commission des affaires culturelles de l’Assemblée qu’il ne comptait aucunement démissionner. « J'ai encore quatre ans de mandat, et durant ces quatre ans, je ne lâcherai rien sur mes convictions », avait-il lancé crânement.

Pour ajouter à cette tension, et suite au départ des membres de l’intersyndicale, le principal représentant des journalistes à Radio France, le Syndicat national des journalistes, a dégainé un communiqué peu amène : « La tenue, ce mercredi, d’un comité central d’entreprise extraordinaire était l’occasion d’obtenir du PDG des précisions essentielles sur son projet de plan de départs volontaires. (…) Mais à l’obtention de réponses, les syndicats grévistes ont préféré quitter la salle. La politique de la chaise vide, au risque de foncer dans le mur. » Façon de marquer définitivement une certaine rupture. Le SNJ n’a fait grève qu’une journée pendant le mouvement, et était déjà opposé à la motion de défiance contre le PDG, qui, selon son analyse, affaiblit le PDG au moment où il devrait être fort pour négocier le prochain contrat d’objectifs et de moyens (COM), dans lequel l’État dira ce qu’il attend, et combien d’argent il fournira, pour la période 2015-2019. Ce plan doit être conclu avant la rentrée.

Grévistes de Radio France, lors de la manifestation du 9 avril à Paris contre l'austérité.Grévistes de Radio France, lors de la manifestation du 9 avril à Paris contre l'austérité. © REUTERS/Benoit Tessier.

Et sur la grève, la position du syndicat est immuable depuis le 19 mars : « Comment pourrons-nous peser dans les négociations autour du COM, et principalement sur la question du plan de départs, alors que nous avons déjà tiré la cartouche de la grève ? », s’interroge toujours sa secrétaire nationale, Valeria Emanuele.

Les grévistes sont loin de suivre cette analyse. Le 8 avril, la CGT dénonçait dans un tract « les mots creux » du projet stratégique, en piochant des phrases telles que : « Radio France doit se transformer tout en restant elle-même » ou « La radio doit devenir une hyper radio qui touche le public de la bonne façon, au bon moment au bon endroit. » Et au PDG qui prévoit d’installer dans la Maison ronde des restaurants, une librairie et un parking, le syndicat lance : « Nous sommes un service public de radio, le palais des congrès, c’est porte Maillot ! »

Valeurs et missions du service public

On touche là le nœud du problème : que veulent réellement les grévistes ? Les cinq syndicats ont appelé à la grève sur quatre préavis autour de plusieurs points précis, aussi divers que l’abandon de la réorganisation du service propreté, le maintien des effectifs au service accueil et sécurité, l’abandon de la réforme des modes de production pour les émissions, le maintien des effectifs dans le réseau France Bleu, le refus de la syndication sur ces antennes (qui, à certains horaires, ferait passer de 44 programmes différents diffusés sur le territoire à sept), et le maintien de l’ensemble des quatre formations musicales financées par Radio France (orchestre national de Radio France, orchestre philharmonique, chœur et maîtrise).

Mais dans les AG et dans la bouche des salariés mobilisés, les débats ont très vite porté sur les missions et les valeurs du service public de la radio, sur le refus de la marchandisation, voire sur la dénonciation des cadres de l’entreprise, considérés comme pas assez au service du public. Que va pouvoir faire le médiateur de ces revendications à la fois larges, et floues ?

En vérité, les grévistes ont déjà obtenu satisfaction sur de nombreux points. Les réformes proposées du service entretien et des modes de production des émissions ont été abandonnées. Et samedi dernier, Fleur Pellerin a annoncé qu’elle avait décidé de maintenir les deux orchestres concurrents de la maison (à effectifs réduits, certes), un point qui tient particulièrement à cœur à Sud et son leader Jean-Paul Quennesson, corniste à l’orchestre national de Radio France.

« Il reste à négocier la question des surveillants à l’accueil, explique un bon connaisseur du groupe. Les grévistes estiment que la direction ne veut pas pourvoir les postes vacants pour lancer une externalisation, mais c’est plutôt qu’elle espère réduire le nombre d’agents lors du plan de départs. » Reste surtout « le gros morceau », indique ce spécialiste, France Bleu, où les personnels sont très mobilisés, car à fleur de peau : « Ils ont beaucoup souffert, et je pèse mes mots, ces dernières années, du fait d’avoir été constamment remaniés. Ils ont vu défiler quatre patrons, donc quatre lignes différentes, des redéploiements entre les régions, et des ouvertures de stations sans l’embauche du personnel suffisant… »

Jean-Paul Quennesson prévient : « Il faudra qu’on obtienne des choses tangibles pour que nous levions le mouvement. » Une intransigeance qui fait grincer des dents chez beaucoup de journalistes, pressés de retrouver leur antenne, même si depuis le début de la semaine, plusieurs matinales ont été assurées. Même les journalistes grévistes, assez peu nombreux dans les stations parisiennes, s’interrogent sur les positions de l’intersyndicale. « Reconduire la grève vendredi matin juste avant de rencontrer le médiateur, pour maintenir la pression comme l’a dit Sud, ça n’a pas beaucoup de sens, juge l’un d’eux. Cela a simplement été l’occasion que les non-grévistes traitent leurs collègues de jusqu’au-boutistes. »

Et il est un point que le médiateur, aussi talentueux soit-il, aura du mal à réparer. Partout dans les locaux de la radio, les dissensions, parfois sérieuses, pointent. Les équipes sont fatiguées, tendues. Certains amis ne se comprennent plus. Les journalistes non-grévistes sont vus comme des privilégiés corporatistes, coupés des autres équipes. Et le plan social qui se profile ne va pas arranger les choses. « Le retour au travail va être catastrophique, anticipe un journaliste. L’ambiance post-grève, avec la défiance qui s’est installée entre certaines personnes, va être pesante, et aggravée par le plan de départ. C’est la recette pour la division à tous les étages : journalistes contre non-journalistes, jeunes contre vieux, précaires contre installés, et ça, dans chacune des sept chaînes de la maison… » « Aujourd’hui, mon souci, c’est : comment allons-nous renouer, tous ensemble ? », s’interroge le responsable d’antenne déjà cité.

Mathieu Gallet, lui, semble avoir sauvé sa tête. Du moins a-t-il gagné beaucoup de temps. Habile en communication, il a veillé à toujours présenter sa version de l’histoire, par exemple en recevant en pleine crise Le Monde et L’ExpressÀ son sujet, les salariés sont très divisés. « Pour nous, la question de la légitimité de sa position à la tête de Radio France est posée. Je pense qu’il est personnellement incapable de mener le chantier qui lui a été confié », tranche Jean-Paul Quennesson. D’autres sont bien moins durs, rassurés d’avoir toujours un PDG en poste, donc en position de négocier avec l’État. Bien sûr, la nomination de Dominique-Jean Chertier, et sa mission de plusieurs mois, est tout de même perçue par tous comme une forme de mise sur la touche.

Ce que dément fermement le cabinet de Fleur Pellerin : « Nous avons pris la décision de la médiation en concertation avec Mathieu Gallet, ce n’est pas une mise sous tutelle. » Mais comment justifier d’avoir laissé pourrir à ce point la situation ? N’y avait-il pas là une volonté délibérée d’affaiblir l’ancien bras droit de Frédéric Mitterrand au ministère de la culture (sous Nicolas Sarkozy), nommé en février 2015 par le CSA sans l’aval du gouvernement ? Ou au moins la tentation de signifier au CSA et à son président Olivier Schrameck, ancien directeur de cabinet de Lionel Jospin à Matignon, qu’il devra être plus sage lorsqu’il nommera le nouveau dirigeant de France Télévisions, pour remplacer Rémy Pflimlin en juillet ? Le ministère dément : « Nous avons laissé tout sa chance au dialogue, c’était notre souhait. C’est seulement lorsque le fil a été définitivement rompu, avec le comité d’entreprise qui s’est soldé par un échec, que nous avons décidé d’intervenir. Un médiateur était nommé dès le lendemain. »

Des voix moins indulgentes soulignent que le gouvernement prend surtout un risque en mettant en place la médiation : si elle échoue, il sera tenu pour responsable. Et il devient pour lui plus compliqué de faire passer Mathieu Gallet pour l’affreux cost killer prêt à tout pour réduire les coûts, alors qu’il ne fait qu’appliquer ce que lui demande l’exécutif. « Moi je n’ai pas de problème de personne, j’ai un problème de vision du service public de la radio », assure dans une pirouette Fleur Pellerin dans un entretien sur France Ô, diffusé dimanche 12 avril.

« Les différents gouvernements, les différentes équipes de direction n’ont jamais fait les réformes nécessaires, n’ont jamais remis à plat et modernisé l’organisation du corps social de Radio France. (…) Il y a énormément de précarité aujourd’hui à Radio France. Est-ce que c’est normal dans une entreprise de service public ? Non. » Beau discours, mais la ministre ne lance aucune piste sur la façon de réduire le fléau de la précarité (raconté par exemple par un témoignage collectif sur Rue89) en période de disette budgétaire.

Un risque que ne semble pas non plus prêt à prendre le CSA. Face aux députés de la commission de la culture, mardi, Olivier Schrameck, qui a le pouvoir de révoquer Mathieu Gallet, s’est borné à se déclarer « très sensible aux inquiétudes et aux préoccupations des collaborateurs de Radio France » frappés par « une crise financière sans précédent ». C’est tout ? C’est tout.

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La délicate ouverture des données de santé

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C’est un article inhabituellement long dans un projet de loi. 20 pages techniques et mouvantes, sous le feu des lobbys. Il a été adopté vendredi dans la nuit, après l’examen de 123 amendements déposés jusqu’à la dernière minute. S’il est aussi débattu, c’est parce qu’il est sans doute l’un des plus structurants du projet de loi de santé.

L’article 47 crée « les conditions d’un accès ouvert aux données de santé », aux acteurs publics comme privés : chercheurs, associations de patients, laboratoires pharmaceutiques, complémentaires santé, etc. Pour la ministre de la santé Marisol Touraine, il fait entrer la France « parmi les pays les plus volontaristes » en la matière. Toutes les données de santé vont être regroupées au sein du Système national des données de santé (SNDS) : celles issues des 1,2 milliard de feuilles de soins transmises par l’assurance maladie, des 11 millions de séjours hospitaliers, les causes de décès, les soins remboursés par les complémentaires santé, tout cela avec une profondeur historique de 14 à 20 ans. Si elles pouvaient parler, ces données raconteraient les moments clés de la vie de chaque Français : naissance, maternité, maladie, handicap, dépendance, décès.

Marisol Touraine à l'Assemblée nationale le 1er avril 2015Marisol Touraine à l'Assemblée nationale le 1er avril 2015 © Reuters

Les perspectives dévoilées par cette ouverture sont « immenses », explique Marcel Goldberg, professeur de biostatistique et d’informatique médicale, chercheur à l’Institut national de santé et de recherche médicale (Inserm). La France, grâce à son système de protection sociale très centralisé, constitue depuis 15 ans « la plus grande base de données de santé du monde, poursuit-il. En l’ouvrant, et en multipliant les études par des acteurs divers, nous allons pouvoir vérifier l’efficacité des politiques publiques, confirmer ou infirmer des soupçons sur un médicament, déceler des effets secondaires rares, étudier les problèmes de santé à des niveaux territoriaux très fins, documenter plus précisément les inégalités sociales de santé ». Cette liste des bénéfices potentiels en termes de santé publique n’est pas exhaustive.

Au niveau économique, l’ouverture de cette base est un enjeu de compétitivité pour la France. « Si j’étais ministre de la santé ou de l’économie, c’est là que j’investirais », affirme Marcel Goldberg. Philippe Lamoureux, le directeur général du Leem, le syndicat de l’industrie pharmaceutique, confirme : « la France a la possibilité de devenir un grand pays de recherche en pharmacovigilance et en pharmaco-épidémiologie », c’est-à-dire l’étude en vie réelle, sur une large population, des bénéfices et des risques des médicaments.

Avec cet article 47, il est aussi question de démocratie et de transparence du système de santé. Le Collectif interassociatif sur la santé (Ciss), qui regroupe toutes les associations de patients, avait déjà accès à la grande base de données de l’assurance maladie. Il l’a utilisé pour nourrir un Observatoire citoyen des restes à charge, qui a par exemple révélé l’an dernier les montants très variables des tarifs journaliers de prestation, non pris en charge par l’assurance maladie, mais facturés de manière opaque par les établissements de santé.

Mais comme toujours en matière de santé, les bénéfices doivent être considérés à la lumière des risques. Plusieurs types d’acteurs sont soupçonnés d’un mésusage des données de santé. Les laboratoires pharmaceutiques bien sûr, qui truffent souvent de subtils biais leurs études sur leurs médicaments, afin de les rendre plus favorables. Un accès sans restrictions aux données de santé pourrait également leur permettre d’orienter leurs visites médicales sur les praticiens qui prescrivent le moins leurs médicaments. Cette finalité de « prospection commerciale » est interdite par l’article 47. Et s'il y a le moindre doute sur « l’intérêt public » d’une étude que souhaite réaliser un laboratoire pharmaceutique, il n’aura pas d’accès direct aux données, mais devra passer par l’intermédiaire d’un laboratoire ou d’un bureau d’études, qualifié de « tiers de confiance ».

L’accès aux données de santé par les complémentaires santé est lui aussi encadré. Une finalité est strictement prohibée : « l'exclusion ou la modification des contrats d'assurance et la modification de cotisations ou primes d'assurance d'un individu ou groupe d'individus présentant un même risque. » L’assurance santé ne peut donc pas évoluer sur le modèle de l’assurance automobile, avec des bonus et des malus en fonction du profil de risque des personnes.

Mais le risque qui inquiète le plus le législateur, le gouvernement et l’administration est la violation de la vie privée. L’article 47 prévoit d’ouvrir très largement les données agrégées totalement anonymes, par exemple sur la démographie des médecins, l’activité des professionnels de santé par département, la consommation de chaque médicament, etc. Mais il ouvre un accès contrôlé à l’ensemble des données de santé, y compris individuelles et « réidentifiables » : seul le numéro d’identification de l’assuré est masqué, mais sont indiqués les dates de naissance, lieux de résidence, pathologies, dates et lieux d’hospitalisation, etc. En faisant quelques recoupements, il est très facile de retrouver un dossier médical.

La presse est ici soupçonnée. Pour Marisol Touraine, « on voit bien comment (certains) titres de presse pourraient vouloir accéder à des données de santé qu’ils utiliseraient de manière plus nominative ». Au bout du compte, pour les journalistes, cet article 47 ressemble plus à une fermeture qu’une ouverture. Car à la fin des années 90, trois journalistes – François Malye, Philippe Houdart et Jérôme Vincent – sont parvenus à forcer, légalement, la base de données des hôpitaux, le PMSI, en obtenant au forceps une autorisation d’accès auprès de la Commission nationale informatique et liberté (Cnil). Avec cette base de données, dont ils disposent sur CD-ROM, ils réalisent le palmarès des hôpitaux, aujourd’hui pour le magazine Le Point. Ils ont également écrit Le Livre noir des hôpitaux, qui dévoile par exemple les taux de mortalité ahurissants de certains services de chirurgie de petits établissements.

Depuis 2001, le « Point » dresse le "palmarès" annuel des hôpitauxDepuis 2001, le « Point » dresse le "palmarès" annuel des hôpitaux

En 15 ans d’exploitation de la base de données hospitalières, il n’y a eu aucun incident. Mais le ministère considère que les contrôles sont insuffisants. Cet article 47 est donc l’occasion de fixer de nouvelles règles : en plus de l’autorisation de la Cnil, les journalistes, comme tous les autres acteurs privés, devront présenter l’objectif de leur recherche à un nouvel Institut national des données de santé, qui doit s’assurer que l’objectif poursuivi est bien d’« intérêt public », mais aussi leur méthodologie à un comité d’experts. Le ministère et l’administration de la santé a fait le choix d’un dispositif hypersécurisé, à double verrou : un arsenal de contrôles a priori et des sanctions a posteriori. Car la violation du secret médical est un délit lourdement sanctionné par la loi. Garantie supplémentaire : le système d’information en cours de construction permettra de tracer toutes les recherches.

Le journaliste du Point, François Malye, est furieux : « C’est hallucinant. On assiste au rétablissement du contrôle préalable au travail des journalistes. C’est contraire au droit de la presse. Nous sommes des journalistes, pas des scientifiques. Nos recherches sont, par essence, d’intérêt public et nous n’avons pas à soumettre nos méthodes de travail. Si des personnes ne sont pas satisfaites du résultat, elles peuvent toujours nous attaquer en diffamation. » Le Point s’est même vu refuser cette année l’accès à la base de données hospitalières, l’administration expliquant qu’elle attendait la sortie des prochains textes. L’association des journalistes de l’information sociale a embrayé, multipliant les tribunes, comme dans Mediapart. Pour sa secrétaire générale, la journaliste santé Véronique Hunsinger, « le journaliste de données est l’avenir en matière de santé. Cet article cherche à entraver la liberté d’informer. Et on revient de plus loin encore, car dans le projet de loi initial, les journalistes n’avaient plus aucun accès direct aux bases de données ».

Ces arguments sont entendus, à l’intérieur de l’administration, par les tenants d’une plus large ouverture des données. Ils considèrent que les journalistes se battent « pour une plus grande transparence, au bénéfice de tous ». Le filtre d’un comité d’experts se prononçant sur la méthodologie fait craindre une mainmise des chercheurs sur la base, donc une exploitation très académique. Pour Christian Saout, du Ciss, « cet article 47 est mou du genou. Il trouve un équilibre dans un contexte de crispation du corps médical, de la société française. L’argument de la réidentification est instrumentalisé. Bien sûr, il y a un risque ultime d’accès à des données individuelles, mais il est sanctionné. En réalité, les chercheurs et l’administration veulent garder la main sur ces bases ».

Côté complémentaires santé, un acteur se voit lui aussi limité dans son accès aux données de santé. Le réseau de soins Santéclair, une filiale d’assureurs et de mutuelles, utilise depuis de nombreuses années la base de données hospitalières pour construire des « services » pour ses 8,5 millions d’assurés. En plus d’un réseau d’opticiens ou de dentistes sélectionnés sur des critères de prix et de qualité, Santéclair leur propose des palmarès des maternités ou des services de cancérologie. « Nous voulons casser la distorsion de l’information, l’inégalité entre ceux qui sont bien informés et les autres, explique sa directrice générale Marianne Binst. Ces services en ligne sont un succès : leur fréquentation augmente de 30 % chaque année. Mais en l’état actuel du texte, nous n’aurons plus accès aux données brutes. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir continuer à construire nos services. »

Est-ce que l’ouverture des données de santé va rendre plus transparentes les pratiques médicales ? En Angleterre, où ce mouvement d’“open data” est déjà bien avancé, sont diffusés les indicateurs de performance des cabinets de médecine générale et même le niveau de satisfaction des patients. La perspective a de quoi ulcérer les médecins français, rétifs au contrôle de l’assurance maladie, et plus encore à celui des complémentaires santé. Marianne Binst affirme vouloir « casser la mainmise de l’assurance maladie et des médecins sur le système de santé ». Santéclair, qui dispose d’une importante équipe de statisticiens, s’est d’ailleurs associé au Ciss pour créer l’Observatoire du reste-à-charge, qui dénonce les abus médicaux en tout genre. Mais est-ce au privé de faire ce travail de transparence ? « Pourquoi l’État et l’assurance maladie ne s’en chargent-ils pas ? » interroge Marianne Binst. Christian Saout est sur la même ligne : « Si l’assurance maladie n’organise pas mieux le système de santé, le privé va s’en charger. »

BOITE NOIREJe fais partie de l’Association des journalistes d’information sociale, et je soutiens leur combat pour un accès moins encadré des journalistes au système national des données de santé. J’ai cependant pris le parti d’une approche non partisane sur ce sujet.

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Les trois crises qui placent l'Europe dos au mur

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« Gagner du temps. » Au lendemain de l'accord du 20 février, c'était la principale avancée retenue par les soutiens de Syriza, en défense du texte conclu à Bruxelles : les Grecs et leur ministre des finances Yanis Varoufakis avaient « gagné du temps », « obtenu de l'oxygène ». Quatre mois de répit, jusqu'à fin juin, pour éloigner le spectre de la faillite, poursuivre des négociations ardues et obtenir, enfin, la réponse à l'obsession du moment : peut-on mener d'autres politiques que des « ajustements structurels », de plus ou moins forte intensité, au sein de la zone euro ?

La Troïka des créanciers (FMI, BCE, commission européenne) n'a toujours pas disparu. À peine a-t-elle changé de nom : place au « groupe de Bruxelles ». Le scénario d'une banqueroute plane toujours. Mais Athènes a obtenu quelques garanties qui lui permettent de continuer à espérer. Et surtout de patienter, en attendant une hypothétique victoire d'un autre parti anti-austérité, Podemos, fin 2015 en Espagne, pour se trouver moins isolé à la table des discussions bruxelloise. « Le temps presse », leur a répondu mardi Valdis Dombrovskis, l'un des commissaires européens chargés du dossier.

La formule choisie côté grec – « gagner du temps » – n'est pas forcément rassurante pour la suite des événements. Elle rappelle le titre d'un essai virulent d'un sociologue allemand, Wolfgang Streeck, publié l'an dernier en France (en 2013 outre-Rhin) : Du temps acheté, sous-titré La crise sans cesse ajournée du capitalisme démocratique. « Buying time, gagner du temps en français – autant dire retarder un événement imminent afin de se donner la possibilité de tenter d'empêcher qu'il ne se produise », écrit Streeck.

Dans ce texte stimulant (déjà chroniqué sur Mediapart), le sociologue, soucieux de replacer la crise actuelle dans un cadre temporel plus large, juge que l'Union a passé quatre décennies à « acheter du temps à l'aide d'argent » pour retarder l'implosion. Elle a joué sur l'inflation, puis sur l'endettement public, enfin sur l'endettement privé, comme autant de leviers pour désamorcer les conflits sociaux et entretenir l'illusion d'un capitalisme redistributif, qui profiterait à tous.

Mais ces « pis-aller » n'ont pas suffi à masquer la véritable nature du virage néolibéral du capitalisme amorcé dans le courant des années 1970 et la victoire, pour le dire vite, de Hayek sur Keynes. Tout au plus ont-ils permis d'« étirer la crise du capitalisme démocratique », celle-là même qui connaîtrait son dénouement dans la crise actuelle, que traverse la zone euro depuis 2008. « Des combines toujours nouvelles sont trouvées, afin d'offrir une seconde jeunesse au capitalisme à crédit dont l'année 2008 marqua l'échec », poursuit Streeck.

L'Europe en serait réduite, pour sauver les apparences, à multiplier ces « combines », faute de mieux, en attendant l'effondrement. Ou tout au moins, comme semble l'espérer Streeck, les soulèvements populaires contre ce capitalisme qui s'est, progressivement, affranchi de toutes garanties démocratiques. L'accord intervenu fin février à Bruxelles a renforcé l'intellectuel allemand, partisan d'un éclatement de l'euro, dans ses convictions : « L'instant de vérité est arrivé pour une politique d'intégration européenne qui a échappé à tout contrôle, dont le moteur est le capital financier. Pour que l'Europe ne se transforme pas en un marécage d'incriminations réciproques entre nations (…), il faut démanteler ce monstre qu'est l'union monétaire », écrit-il dans une tribune publiée en mars dans Le Monde.

La charge est rude. Rien ne dit que l'option Syriza – construire des alternatives à l'austérité, en conservant l'euro – ne finira pas par déboucher. Mais ce discours catastrophiste trouve d'autant plus d'échos, ces jours-ci, que le contexte est sinistre. Au-delà du problème « de type grec », pour parler comme Godard, l'Europe semble prendre l'eau de tous côtés, retardant comme elle peut l'heure de sa dissolution. Christine Lagarde, la patronne du FMI, a beau juger dans un entretien à plusieurs journaux européens samedi que « le projet européen est plus solide que jamais » (se félicitant par exemple des avancées de l'union bancaire), l'UE semble confrontée, sans doute pour la première fois de son histoire, à trois crises concomitantes qui la font trembler sur ses fondations.

1 - Au-delà du « Grexit »: le processus d'intégration en panne
On connaît l'équation : une monnaie commune, pour 19 économies traversées par des déséquilibres macroéconomiques massifs et des politiques fiscales concurrentes. La crise n'a fait qu'aggraver ces différences. Que faire ? Une piste consiste à renforcer l'intégration de la zone, en transférant un peu plus de compétences – budgétaires en particulier – à Bruxelles, pour mieux « coordonner » ces politiques. C'est ce que tentent, de manière chaotique, au prix de passages en force démocratiques, les dirigeants européens depuis le début de la crise.

Fin 2012, une première feuille de route « des quatre présidents » (BCE, commission, conseil européen, Eurogroupe) tentait de répondre, de manière plus ambitieuse, aux failles structurelles de la zone euro, en renforçant l'intégration de la zone monétaire. En début d'année, Jean-Claude Juncker, à la tête de la commission, y est allé lui aussi de sa « note sur l'Union économique et monétaire ». Présenté en marge d'un sommet européen ultradominé par la participation du Grec Alexis Tsipras, ce texte, à peine relayé dans les médias, a été accueilli dans l'indifférence quasi générale par les capitales.

Ces débats sur une zone euro plus intégrée sont toujours dans l'air à Bruxelles. Mais la légitimité démocratique manque et les citoyens, dans leur écrasante majorité, n'en veulent pas. Il suffit de se rappeler les résultats aux européennes de mai 2014, où les partis qui ont fait ouvertement campagne pour une Europe plus intégrée sont restés minoritaires. La crise grecque n'arrange rien : elle rappelle l'urgence de réformer la zone euro, pour que l'édifice ne s'effondre pas, mais illustre aussi les ratés d'une gestion de crise « intégrée », depuis Bruxelles et Francfort (le bilan sans appel de la « Troïka »). Plus que jamais, l'intégration de la zone monétaire, le cœur de l'UE, est menacée.

2 - Le « Brexit » et le spectre de la déconstruction
Le ministre des affaires étrangères islandais a envoyé le 12 mars une lettre à Bruxelles : Reykjavík souhaite, expliquait-il, interrompre le processus de négociations en vue d'une adhésion à l'UE. L'intéressé n'a pas pris soin de consulter le parlement islandais, si bien que la procédure est caduque. Mais c'est un signal, parmi tant d'autres : l'UE ne fait plus rêver ses voisins. Et certains de ses États membres, dont la Grande-Bretagne, débattent désormais au grand jour d'une sortie de l'Union.

Les législatives britanniques du 7 mai permettront d'y voir plus clair. Plusieurs partis, dont celui du premier ministre David Cameron, et celui de l'eurodéputé Nigel Farage, promettent, en cas de victoire, d'organiser un référendum sur le maintien de la Grande-Bretagne dans l'UE – dès 2016 pour le UKIP de Farage. Sur l'île, de nombreuses formations pro-européennes, des Lib-Dem aux Verts, réclament elles aussi la tenue d'une consultation populaire, sur un éventuel « Brexit ». Le débat, qui n'est pas nouveau à Londres, a redoublé d'intensité depuis l'éclatement de la crise de la zone euro (dont la Grande-Bretagne n'est pas membre).

Ailleurs, des revendications indépendantistes – Écosse, Catalogne, Flandre belge – continuent d'entretenir le spectre d'un délitement de l'UE, depuis son cœur. Des forces centrifuges sont à l'œuvre. À Bruxelles, on répète que si l'une de ces régions obtenait son indépendance, elle serait exclue, du même coup, de l'Union. La victoire du non au référendum écossais de 2014 en a apaisé certains. En Belgique, l'arrivée au pouvoir à l'automne 2014 de la NVA semble avoir mis entre parenthèses, pour un temps, les revendications indépendantistes de cette formation flamande. En Catalogne, des élections régionales – qui poseront une nouvelle fois en grand la question de l'indépendance – sont prévues pour septembre, et les équilibres sont incertains. 

Le président de la Catalogne Artur Mas, partisan de l'indépendance, le 14 janvier 2015, à Barcelone..Le président de la Catalogne Artur Mas, partisan de l'indépendance, le 14 janvier 2015, à Barcelone.. © Reuters / Gustau Nacarino.

3 - L'Europe en crise sur ses frontières
Des scènes de guerre se déroulent dans l'est de l'Ukraine, à la frontière d'une Union incapable de trouver la parade face à Moscou. En réaction, les pays d'Europe de l'Est se réarment. La Pologne a augmenté de 13 % son budget militaire l'an dernier, et devrait l'accroître d'encore 20 % cette année. En Lituanie, après une progression de 6 % l'an dernier, c'est carrément une hausse de 50 % qui est attendue pour 2015, si l'on en croit les chiffres publiés lundi par l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI).

Au même moment, des milliers de migrants meurent chaque année en Méditerranée, piégés par leur rêve européen. Les tensions aux frontières de l'UE ne cessent de se renforcer. À Mediapart en 2013, le philosophe italien Sandro Mezzadra proposait de penser l'Europe depuis ses frontières, sur un chemin de crête qui relierait Kiev à Ceuta et Melilla, pour « rouvrir le projet européen ». Pour en finir avec une Europe barricadée, figée dans ses certitudes économiques, en panne d'imaginaire politique.

A-t-il des chances d'être entendu ? Face à cette triple crise, que propose la commission Juncker ? Pour l'essentiel, un vrai-faux plan d'investissement de 315 milliards d'euros, en cours de discussion à Bruxelles (dont la plupart des économistes dénoncent aujourd'hui le manque d'ambition face à l'ampleur du défi). Et quelques traités de libre-échange, dont celui en chantier avec les États-Unis – et un autre avec l'Ukraine –, pour relancer la croissance. Cela s'annonce un peu court, pour redonner des couleurs, au plus vite, au projet européen.

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L’UE renonce à la contrainte dans la lutte contre les minerais de sang

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L’Union européenne vient de passer à côté de l’opportunité de déclarer la guerre aux minerais de sang.

De la République démocratique du Congo à la Birmanie en passant par la Colombie, le scénario est le même. Les milices qui contrôlent des territoires riches en ressources naturelles asservissent les populations pour exploiter les minerais et ainsi financer leurs combats. Ces minerais de sang – qu’il s’agisse de diamants, de métaux précieux ou rares – rejoignent petit à petit les circuits commerciaux internationaux pour se retrouver sur le marché européen. Le problème est complexe, puisque les minerais issus de zones de conflit peuvent être utilisés à chaque étape de la chaîne d’approvisionnement pour être modifiés. Ainsi, dans le cas des téléphones portables, les métaux utilisés pour la conception des composants électroniques sont transformés dans des lieux de production extra-européens, sans qu’aucun contrôle ne soit effectué sur l’origine des matières premières.

Depuis le début des années 2000, différentes étapes ont été franchies pour que le devoir de vigilance prenne racine dans les législations occidentales. En 2003, les fameux accords de Kimberley ont imposé un processus de certification contre les diamants du sang. En 2008, les Nations unies mettent en avant le devoir de vigilance des États et des entreprises avec le cadre « protéger, respecter et réparer ». En 2010, la loi américaine Dodd-Frank prévoit par sa section 1502 que les sociétés cotées qui s’approvisionnent dans la région africaine des Grands Lacs rendent compte de leurs voies d’approvisionnement. C’est ensuite l’OCDE qui publie en 2011 un guide pour un approvisionnement « responsable » en minerais.

De son côté, l’Union européenne s’est engagée à plusieurs reprises sur le principe d’efforts pour plus de traçabilité. Un projet de réglementation a même été validé par le groupe d'eurodéputés qui travaillent au sein de la commission « commerce international », mardi 14 avril, et sera présenté au vote en session plénière à la fin du mois de mai 2015.

Mais pour le collectif d’associations qui a travaillé sur le projet de réglementation, le texte est une grande déception. « Nous avions trois exigences », explique Santiago Fisher de l’association Justice et Paix. « Nous voulions que la mesure soit obligatoire, qu’elle s’applique à toutes les ressources et à toutes les entreprises» Finalement, aucune n’a été retenue lors du vote en Commission du commerce international. Malgré l’appui d’une coalition des Verts et des socialistes à Bruxelles, les ONG se sont heurtées à une forte opposition des lobbies et groupes de pression industriels.

« Le secteur automobile, l’aéronautique et les fabricants de téléphone ont mis tout leur poids dans la balance face à un devoir de vigilance qui les concernait directement », explique Morgane Laurent, de l’association CCFD-Terre Solidaire. « Très vite, le principe d’un texte coercitif a été remis en question par les membres de la majorité parlementaire du PPE et les conservateurs qui ont insisté sur l’aspect volontaire de la vigilance », regrette Marta Ruiz, la collaboratrice de la députée belge Maria Arena, chargée du dossier pour le groupe parlementaire Socialistes et démocrates (S&D). 

L’engagement sera donc volontaire pour toutes les entreprises, sauf pour les dix-neuf fonderies et raffineries européennes. Plus surprenant encore, seuls l’étain, le tantale, le tungstène et l’or sont concernés par le texte de loi, puisque les amendements élargissant à toutes les ressources naturelles ont été rejetés.

Par communiqué, les députés européens Tokia Saïfi et Franck Proust, élus sous l’étiquette UMP-PPE, se sont tout de même félicités d’un texte qui va contraindre ces quelques entreprises. D’après eux, le projet de loi correspond à « une approche progressive et réaliste tout en s'inscrivant dans le cadre de la politique étrangère et de coopération de développement de l’UE ». De son côté, la députée centriste Marielle de Sarnez, proche collaboratrice de François Bayrou et très active dans ce dossier, a publié un texte qui se réjouit de cette « législation contraignante pour les acteurs clés de la filière ».

Un avis que ne partagent pas les associations. « Les raffineries et fonderies européennes ne représentent qu’une infime partie », regrette Morgane Laurent. « On passe à côté des acteurs qui mettent sur le marché européen la plus grande partie d’objets fabriqués à partir des minerais de conflits. » À l’heure où la plupart des objets manufacturés sont fabriqués hors Union européenne, la mesure est cosmétique. Marielle de Sarnez, rapporteur pour le groupe des libéraux, s’est par ailleurs prononcée en faveur d’un label qui garantirait l’origine des minerais. « C’est une fausse solution qui ne représente rien et qui cache à peine le rendez-vous manqué d’un texte qui aurait vraiment fait la différence », confie Emily Norton, responsable de campagne pour l’ONG Global Witness, spécialisée dans la lutte contre les conflits liés aux ressources naturelles.

Un vote en session plénière du parlement européen est prévu à Strasbourg du 18 au 22 mai. « Maintenant, le risque, c’est de voir un texte déjà largement appauvri perdre encore de sa substance lors des prochains examens », souligne Santiago Fisher. Symboliquement, explique Amélie Canonne du réseau militant Aitec (Association internationale de techniciens, experts et chercheurs), ne pas adopter de mesure contraignante contre les minerais de sang pour éviter d’entamer la compétitivité des entreprises européennes met mal à l’aise, puisque cela sous-entend que « le commerce de ce type de minerais sans le moindre élément de contrôle est une condition de la compétitivité des entreprises européennes »

Prolonger : Retrouvez toutes nos informations complémentaires sur notre site complet www.mediapart.fr.

A lire aussi sur le blog de Tuxicoman : Documentaire « Do not track » sur le tracking

Radio France : sortie de grève amère pour tous

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Ce n’était pas l’ambiance des grands jours. Plutôt celle des lendemains de défaite – ou des veilles de capitulation. Mercredi 15 avril à 10 h 30, derrière les portes du studio 105 de la Maison de la radio à Paris, la dernière assemblée générale (AG) du mouvement de grève de Radio France s’est ouverte dans une ambiance morne et amère. À l’appel de la CGT, dernier syndicat gréviste, il s’agissait « d’organiser la deuxième séquence de lutte et la transformation du mouvement hors grève ». Après l’AG rocambolesque de la veille, où les quatre autres syndicats de l'intersyndicale qui menait le mouvement de façon unitaire depuis le 19 mars avaient lâché, personne ne se faisait d’illusion : la grève vivait ses dernières heures. Et le mouvement s’éteint en effet ce jeudi 16 avril à 13 heures. Après 28 jours de grève, record de toute l’histoire de Radio France. 28 jours, pour quels résultats ? Quels lendemains ? Le bilan s’annonce rude et tous les acteurs de cette longue pièce de théâtre risquent bien de se retrouver perdants. Grévistes comme non-grévistes, direction, Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) comme gouvernement.

« Nous avons tous plié, nous avons accepté qu’à partir de maintenant, l’emploi soit une variable d’ajustement », lançait, désolée, une participante à la dernière AG, juste avant que les portes ne se ferment sur un huis clos, destiné à soigner en privé les plaies les plus vives du mouvement. Quelques minutes auparavant, les participants avaient voté l’exclusion de « la presse » de la salle, pour que leurs débats intimes et blessés ne s’étalent pas sur les écrans et dans les journaux. Conséquence logique, même si un brin paradoxale pour Radio France, parangon du service public médiatique, de la désastreuse journée de mardi. Dans un chaos à peine contenu, pendant trois heures, l'AG avait vu se déchirer les représentants de l’intersyndicale, partisans de la levée du mouvement, et la « base », quelque 400 salariés remontés à bloc et refusant toute capitulation avant le départ de leur PDG, Mathieu Gallet.

À l'entrée de la Maison ronde.À l'entrée de la Maison ronde. © D.I.

Les représentants de l’Unsa, de Sud ou de la CFDT ont expliqué qu’ils pensaient ne rien pouvoir obtenir de plus que ce qu’ils avaient déjà arraché, du moins pas par la grève. Comme leurs adhérents le leur avaient demandé, ils ont plaidé pour se concentrer sur la négociation à venir avec l’État du contrat d’objectif et de moyens (COM) 2015-2019, avec l’appui de Dominique-Jean Chertier, le médiateur désigné par le gouvernement. Face à eux, des grévistes déçus et peu convaincus par l’argumentation. Les mots « traîtres », « vendus » ont volé, de même que des « ta gueule » menaçants.

Ces affrontements ont été parfaitement relayés par Télérama ou France info, et les participants n’ont guère aimé le miroir qu’on leur a tendu. Pas question de réitérer l’expérience pour cette dernière AG de mercredi. Exit donc AP, AFP, RFI et Mediapart.

Et il est certain que les débats, qui se tenaient quelques heures à peine avant un conseil d’administration du groupe public, ont été lourds. « Il y a une amertume, forcément. Les gens se sont fortement engagés personnellement, avec passion, et ils sont déçus, constate Aude Lavigne, productrice sur France Culture de l’émission « Les carnets de la création » et gréviste jusqu’au dernier jour. Les syndicats ont dû mesurer les forces en présence. Si l’intersyndicale a tenu aussi longtemps, c’est parce que l’AG était extrêmement forte. Mais elle n’était que consultative. »

Beaucoup avaient parié sur un arrêt du mouvement plus tôt, par exemple lundi 13 avril, après la mission d’urgence du médiateur Chertier, arrivé trois jours auparavant dans les couloirs de la Maison ronde (Mediapart envisageait notamment cette issue). Mais lundi, les grévistes s’étaient déclarés non satisfaits du texte de compromis rédigé par le médiateur, qui devait constituer les bases de la discussion entre salariés et direction sur le futur de Radio France. Après une AG houleuse, déjà, et devant des syndicats embarrassés, déjà, la décision avait été prise de prolonger de 24 heures et de rappeler Chertier à la table des négociations, alors qu’il avait annoncé qu’il estimait que cette partie de sa mission était achevée.

Lundi soir, le conflit semblait dans l'impasse. Mais la visite impromptue à Radio France de la ministre de la culture Fleur Pellerin a fait évoluer les syndicats. Elle leur a signifié que le texte du médiateur ne bougerait pas, mais s’est portée « garante du dialogue social et du retour à la confiance » dans la maison. Elle a surtout prouvé qu’elle était prête à considérer les grévistes comme des partenaires responsables, ce qu’ils attendaient apparemment, sans peut-être se le formuler aussi clairement.

C’est suite à ce geste ministériel que les quatre premiers syndicats ont retiré leurs préavis mardi, et que la CGT a suivi le lendemain. Non sans déclencher des grimaces chez les salariés les plus engagés dans la lutte. Car ils n’ont pas obtenu de concessions sur tout ce qu’ils demandaient, et notamment sur ce qui était devenu le dernier point dur des revendications : l’abandon de tout projet de mutualisation (la « syndication ») des contenus locaux des 44 antennes du réseau France Bleu.

« Nous n’attendions qu’un seul mot de la part de la direction : exception, explique David Rochier, animateur à France Bleu Roussillon, à Perpignan, où depuis le 19 mars, pas une seule matinale, aucune retransmission sportive, pas une émission électorale n'ont été diffusées. Il fallait acter que le principe de la syndication resterait une exception. Elle existe déjà pendant les vacances scolaires, mais nous ne voulons pas qu’elle devienne un principe. »

Au départ, ce point n’était pas le plus important des revendications. Les cinq syndicats (CGT, FO, Sud, Unsa, CFDT) avaient déposé quatre préavis différents (la liste est ici), avec des objectifs aussi divers que l’abandon de la réorganisation du service propreté, le maintien des effectifs au service accueil et sécurité, l’abandon de la réforme des modes de production pour les émissions, le maintien des effectifs dans le réseau France Bleu, le refus de la syndication et le maintien des deux orchestres financés par Radio France. Mais en deux ou trois semaines, la question de la syndication est devenue l’emblème de la lutte à France Bleu, dont les personnels étaient très engagés, y compris les journalistes, alors que leurs collègues des rédactions nationales étaient bien moins présents.

À l'entrée de la Maison ronde.À l'entrée de la Maison ronde. © D.I.

« Au début, nous avons accompagné le mouvement par solidarité, même si, à la lecture des préavis, il concernait plutôt Paris, raconte Rodolphe Faure, animateur à Nîmes sur France Bleu Gard-Lozère et secrétaire CGT du comité d’entreprise de France Bleu Sud Méditerranée (qui regroupe sept locales). Mais au fil des jours, nous avons réalisé que s’il y avait autant de réticences de la part de la direction à garantir l’exclusion de la syndication, c’est que cette option faisait vraiment partie de leurs plans. »

Vues de la direction, les choses sont un peu différentes. Le 8 avril, Mathieu Gallet a remis au ministère de la culture son plan stratégique sur l’avenir du groupe, comportant 300 à 380 départs. « Et, alors que durant plus d’un mois et en 35 réunions à Matignon ou au ministère, nous n’avions obtenu aucune indication sur la direction à prendre, malgré nos nombreuses propositions, la ministre a tranché en moins de 48 heures, s’étonne toujours l'un des dirigeants des sept chaînes du groupe. Son choix : on ne touche pas aux deux orchestres, on abandonne la réforme des moyens de production et on n’externalise pas le service de ménage. Forcément, il ne reste plus grand-chose d’autre que France Bleu pour réfléchir au plan d’économies demandé par l’État. »

Les grévistes ont compris le raisonnement, et se sont cabrés contre un projet à l’étude : faire produire au niveau régional, et plus purement local, l’émission quotidienne « Cette année-là », qui revisite, de 14 heures à 16 h 30, une année à travers tubes musicaux et anecdotes historiques. Les salariés ont compris que trois heures d’antenne allaient échapper aux rédactions locales. « Si on accepte de se voir priver de 3 heures par jour de programmes locaux, soit un quart de notre production actuelle, on touche à notre raison d’être, l’information de proximité, à destination d’un public populaire, s’alarme David Rochier. Si nous produisons moins de la moitié de nos programmes en local, nous changeons de nature, et comme des dominos, les autres heures locales pourraient disparaître. » Peu importe que côté direction, on jure que le projet étudié, et pas acté pour le moment, ne concerne qu’une heure trente de programmes par jour et qu’il s’accompagnerait d’un renforcement des décrochages locaux durant le week-end. Les craintes sont vives, et elles restent.

Ce n’est pas pour autant que les non-grévistes, dont de nombreux journalistes, sortent gagnants de cette longue séquence. Car tous s’accordent pour dire qu’un autre combat s’engage aujourd’hui, sur la négociation du plan de départs volontaires, tel qu’il a été annoncé dès le 23 mars. Or, comme le répète depuis un mois le Syndicat national des journalistes (SNJ), syndicat majoritaire chez les journalistes, comment peser dans les discussions alors que l’arme atomique de la grève illimitée a déjà été utilisée, et épuisée ?

Rien ne dit non plus que le SNJ, qui pesait lourd dans le fonctionnement de l’entreprise, garde sa prééminence symbolique après avoir été largement absent du mouvement (il n’a appelé qu’à un jour de grève durant le mouvement, le vendredi 10 avril). Et puis, malgré une vague d’audience favorable pour tout le groupe public, bien qu’elle englobe une partie des jours de grève, l’ambiance est parfois glaciale entre services, ou même entre collègues, grévistes et non grévistes. « Il va falloir à nouveau bosser, et bosser ensemble, soupire un journaliste qui a suivi de loin le mouvement. Pas évident après s’être parfois fait traiter de nantis et de traîtres par des gens qu’on peut côtoyer tous les jours. »

Dans les couloirs de la Maison rondeDans les couloirs de la Maison ronde © D.I.

Mais difficile de dire que c’est la direction qui va bénéficier de cette division. Cible d’une motion de défiance votée par ses troupes le 3 avril, Mathieu Gallet sort très affaibli du mouvement. Certes, il a tenu, sans démissionner ou sans être révoqué par le CSA, seule instance qui a le pouvoir d’imposer son départ. Mais à quel prix ? Comment comprendre qu’installé il y a à peine plus d’un an, il se tire sans égratignure de l’épisode ? En vérité, il est en partie mis sur la touche. « Le médiateur désigné par le gouvernement va superviser les négociations avec l’État sur le COM, rappelle Aude Lavigne. Ce qui signifie que la direction n’est pas capable d’assumer seule la négociation. » Un sacré symbole.

Et ses soucis ne font que commencer. Il doit toujours mettre en place le plan d’économies qui a déclenché la grève. Et l’État a certes annoncé qu’il allait verser une « dotation » complémentaire, sans doute sous la forme d’un prêt, pour aider à financer la fin de l’interminable chantier de rénovation de la Maison ronde. Mais de quel montant ? Le député socialiste, très au fait des questions médiatiques, a évoqué 80 millions d’euros. Le PDG comptait plutôt sur 50 millions d’euros, c’est-à-dire la somme nécessaire pour boucler le chantier. Mais à la direction, on murmure aujourd’hui avec insistance que Bercy évoque plutôt des sommes plus faibles, de l’ordre de 20 à 30 millions.

L'État ne versera pas un sou de plus

L’État lui non plus ne sort pas grandi de l’épisode. Il lui devient difficile de cacher que la crise est en grande partie due à son inconséquence. Il n’a pas versé tout l’argent promis dans le COM précédent, en 2010. Entre 2012 et 2015, 87,5 millions d’euros ont manqué à l’appel, s’accordent à dire syndicats et direction. Et tous les observateurs ont désormais compris que Gallet avait en grande partie les mains liées par les exigences de résorption rapide des déficits, pourtant relativement légers, de l’entreprise : 4 millions en 2014, 21 millions en 2015 (avant la grève qui, selon la direction, aurait coûté 4 millions supplémentaires), environ 30 millions en 2016. Qui plus est, Fleur Pellerin a demandé la semaine dernière que le déficit soit comblé dès 2017, avant l’élection présidentielle, alors que le PDG espérait qu’on le lui demande plutôt pour 2019. En clair, l’État ne veut pas donner un sou. « S’il le faisait, il pourrait bientôt devoir le faire pour France Télévisions, dont les comptes sont aussi mal en point », assure un bon connaisseur du milieu. « Et ceux qui nous imposent ces économies sont issus d'un pouvoir qu'une bonne partie des gens de Radio France ont contribué à élire, rappelle une journaliste maison. Ça ajoute à la désillusion. »

« Par ailleurs, souligne le dirigeant de station déjà interrogé, les données financières étaient claires dès 2013, voire 2012, l’argent allait manquer. Tout le conseil d’administration aurait pu le voir. Peut-on vraiment croire que l’État ne l’ait pas vu venir ? Pourquoi attendre le dernier moment pour déclencher une crise ? » Ce témoin bien placé assure même que des représentants de l’État auraient déclaré à Gallet qu’ils préféraient voir une grève se déclencher avant la négociation du COM plutôt que pendant. Bref, assure ce représentant de la direction, Gallet a servi de bouc émissaire.

Il est vrai que l’attitude de Fleur Pellerin interroge. Inexistante dans les premières semaines du conflit, sauf pour tancer publiquement Mathieu Gallet et le convoquer, mais sans lui donner les indications stratégiques qu’il demandait discrètement, elle s’est tout à coup activée après que le PDG a déposé officiellement son projet stratégique. Et en nommant un médiateur, puis en s’engageant personnellement auprès de l’intersyndicale, elle a de fait débloqué la situation. Pourquoi avoir tant attendu ? Il s’agissait de faire vivre au mieux le débat et de laisser la Maison ronde vivre sa vie, assure en substance aujourd’hui le ministère. On peut aussi imaginer qu’il s’agissait de charger la barque de Gallet… et de mettre le CSA dans une situation impossible.

Car le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) est la dernière pièce, perdante, de ce puzzle. C’est l’instance présidée par Olivier Schrameck, l’ancien bras droit de Lionel Jospin à Matignon, qui a nommé Gallet, au grand déplaisir de l’exécutif, qui ne goûte guère ce protégé de Frédéric Mitterrand, l’ancien ministre de la culture de Nicolas Sarkozy. En mettant en difficulté ce jeune PDG, présenté comme le champion de la modernité et du numérique, le gouvernement atteint aussi le CSA, qui pouvait difficilement se dédire, en le démettant à peine un an après l’avoir désigné à l’unanimité. Le coup était tentant, puisque l’institution choisira le nouveau dirigeant de France Télévisions, pour remplacer Rémy Pflimlin, dans trois mois. Après avoir nommé un poulain fringant, mais qui n’a pas obtenu le soutien de sa tutelle, le CSA a certainement compris que son prochain choix a tout intérêt à se révéler plus convaincant aux yeux du pouvoir.

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A la BCE, le triomphe de la domination financière

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Vieux briscard de la propagande boursicoteuse radiophonique, Jean-Pierre Gaillard a eu récemment ce cri du cœur : « Pour moi, c’est le rêve. » Gaillard l’a rêvé, Draghi l’a fait. Le ralliement tardif mais déterminé de la Banque centrale européenne à « l’assouplissement quantitatif », la marche la plus élevée sur l’escalier des politiques monétaires dites « non-conventionnelles », a donné des ailes à la Bourse de Paris, qui vient de connaître son meilleur premier trimestre depuis 1998. Comme les autres places européennes. C’est en fait le triomphe de la « domination financière », qui voit les gardiens de la monnaie céder à la pression des opérateurs financiers et ouvrir les vannes de la création monétaire, avec un impact incertain sur l’économie dite réelle mais des conséquences euphorisantes pour les marchés d’actifs, transformés en gigantesque salle de shoot.

Cette domination financière, une des trois dérives qui menacent la politique des banques centrales avec la domination du taux de change et la domination budgétaire, avait été analysée en février 2012 à Séoul par le numéro deux de la Banque des règlements internationaux (BRI), Hervé Hannoun. « Le flot quotidien ininterrompu de commentaires produit par les principales firmes financières revient à réclamer sans relâche des taux d’intérêts directeurs bas et toujours plus d’intervention des banques centrales sur les marchés financiers », expliquait-il devant la 47e conférence des gouverneurs du SEACEN. 

Le risque de domination financière apparaît, expliquait-il, « quand la politique monétaire tombe sous l’influence sans cesse grandissante de préoccupations de court terme regardant des développements défavorables sur les marchés financiers ». Spécifiquement, ce risque se matérialise « quand les banques centrales tiennent compte des considérations de stabilité financière dans leurs décisions de politique monétaire dans les périodes de déroute financière mais sont incapables d’en faire autant pendant les périodes de boom, au moment où se créent les déséquilibres financiers ». Comme Hervé Hannoun le rappelait, cette « asymétrie » a caractérisé la politique monétaire des banques centrales, tout spécialement de la Réserve fédérale des États-Unis sous la houlette d’Alan Greenspan, depuis au moins l’affaire LTCM à New York en 1998. Autrement dit, il y avait toujours un bon prétexte pour appuyer sur l’accélérateur mais jamais de bonne raison pour serrer le frein. Jusqu’à l’inévitable sortie de route de 2007.

Bien entendu, cette intervention indiscriminée des banques centrales est justifiée dans le discours officiel par des considérations plus présentables que l’enrichissement des « spéculateurs » : la croissance et l’emploi, la lutte contre la déflation, ce mal réputé absolu. Affirmation démentie par le fait, répétons-nous une nième fois, que la Banque du Japon, pionnier et vétéran des politiques non-conventionnelles depuis plus de quinze ans, a échoué à tirer l’archipel de sa stagnation économique. Quant aux États-Unis, si le premier exercice d’assouplissement quantitatif y a marginalement soutenu l’activité économique, les deuxième et troisième versions ont fait chou blanc. Les ressorts de la reprise américaine, au demeurant poussive, se trouvent ailleurs.  

En face, il faut dresser la liste des dégâts collatéraux provoqués par ces interventions. D’abord, soulignait le directeur général adjoint de la BRI, « la conséquence indirecte de retarder les ajustements de bilan dans l’économie. Les banques centrales peuvent fournir de la liquidité mais ne peuvent pas résoudre les problèmes sous-jacents de solvabilité. Elles peuvent au mieux faire gagner du temps, mais au risque que ce temps soit gaspillé ». L’argent qui coule à flots des coffres de la banque centrale permet de maintenir en survie artificielle des canards boiteux et autres zombies qu’une gestion hasardeuse devrait condamner à la casse ou à la restructuration lourde. Il n'est pas étonnant que Jean-Yves Haberer, l’ancien directeur du Trésor ayant conduit le Crédit lyonnais au bord de la faillite, ait fait le siège du ministre des finances et du directeur du Trésor de l’époque en implorant une baisse des taux d’intérêt (la Banque de France n’était pas encore indépendante). 

En second lieu, expliquait le numéro deux de la BRI, « il y a le risque d’encourager un nouveau cycle de prise de risque et de recours à l’effet de levier dans le système financier. Le taux directeur représente le prix universel de l’endettement dans une aire monétaire. Des taux directeurs extrêmement bas non seulement réduisent les incitations au désendettement nécessaire, ils encouragent l’endettement et des prises de risque renouvelées (…) ». « Plus généralement, insistait-il, quand les banques centrales donnent l’impression qu’elles se tiennent prêtes à faire "tout ce qu’il faut" et à offrir par conséquent une assurance illimitée, le risque d’aléa de moralité augmente. Avec le temps, cela peut conduire à un effet de levier encore plus important et à la fragilité financière. »

« Faire tout ce qu’il faut » : c’est exactement l’expression employée par le président de la BCE Mario Draghi quelques mois plus tard, en juillet 2012. Une déclaration créditée d’avoir sauvé la zone euro de l’implosion et dont le ralliement à l’assouplissement quantitatif en mars 2015, sous les applaudissements des marchés, est l’aboutissement « logique ». Enfin, d’une certaine « logique ». Qui veut que le Trésor portugais, on est content pour lui, emprunte désormais à long terme (dix ans) à un coût inférieur à celui des États-Unis, dont le papier est censé porter la signature la plus sûre au monde. Logique qui veut que la BCE, qui s’est condamnée à acheter quelque 60 milliards d’euros de titres chaque mois sur le marché, pendant au moins dix-huit mois, commence par alourdir son bilan en obligations émises… par l’Allemagne, pays empruntant déjà à taux négatifs sur les échéances courtes et moyennes. Avec l’institution francfortoise, la domination financière a vraiment fait sa plus belle prise.

Taux d'intérêt nominaux et réels des principales banques centralesTaux d'intérêt nominaux et réels des principales banques centrales © BRI

Troisième danger, « le souci que les marchés financiers perdent leur capacité à établir des prix ». Des titres de la dette publique, les distorsions artificielles provoquées par la présence des banques centrales vont contaminer tous les autres contrats financiers, dettes des entreprises, emprunts immobiliers des ménages, etc. Ni le temps, ni le risque n’ont plus de prix. En conséquence, c’est le quatrième effet, « un rôle trop dominant de la part des banques centrales dans la tenue de marché peut contribuer à une atrophie des marchés. Les banques centrales, directement ou indirectement, finissent par arracher les fonctions d’intermédiation financière des mains du secteur privé ». Un rêve de planificateur à l’époque du Gosplan soviétique.

Enfin, plus longtemps durent ces politiques, plus difficile sera la sortie. « La combinaison d’un ajustement retardé, de fragilités croissantes, de signaux de marché déformés et d’une atrophie des marchés peut rendre les banques centrales hésitantes à procéder à la normalisation. » Comment les marchés et les gouvernements réagiraient-ils à un renversement de politique monétaire qui pousserait les rendements obligataires vers le haut, et donc les prix vers le bas, c’est-à-dire à l’éclatement de la bulle obligataire ? Dans quelles conditions les banques centrales pourraient-elles écouler sur les marchés des actifs au moins égaux ou parfois nettement supérieurs à 20 % du PIB du pays ou de la zone concernés, sans provoquer de perturbations majeures ? À ce stade, personne ne sait. Il suffit d’observer les hésitations qui saisissent les autorités monétaires américaines à l’approche de ce moment de vérité, déjà repoussé, semble-t-il, du printemps à l’automne 2015.

Un autre risque, plus traditionnel, menace l’indépendance de la politique monétaire et le respect du mandat des banques centrales : la domination du taux de change. Comme le rappelle encore Hervé Hannoun, cette dérive qui subordonne les objectifs de la banque centrale à la stabilité, voire à la dépréciation compétitive du taux de change serait essentiellement une pratique des pays émergents. Elle s’est manifestée tout spécialement en Asie, en conséquence directe de la crise financière, dans la combinaison d’une stratégie mercantiliste et d’une police d’assurance contre de futurs chocs exogènes que représenterait l’accumulation d’énormes réserves de changes. À noter toutefois que le Japon, économie avancée s’il en est, joua là aussi le rôle de pionnier et que les « Abenomics », dont le résultat principal (sinon, à ce jour, le seul) aura été une dévaluation substantielle du yen, marquent le retour à cette domination du taux de change. En défendant des années durant un cours plancher du franc suisse face à l’euro, la banque centrale de la Confédération helvétique n’a pas agi autrement. Comme on le sait, cette expérience dû être interrompue brutalement, après avoir conduit le bilan de la BNS à des niveaux insoutenables, plus de 80 % du PIB du pays (lire ici).

Mais la domination du taux de change n’est pas non plus absente de la conversion de la BCE à l’assouplissement quantitatif. Elle s’est traduite, comme au Japon, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, par une dévaluation de la monnaie unique européenne, tombée nettement en dessous de ce qui est généralement regardé comme son cours d’équilibre. Ce, sous les applaudissements reconnaissants des opérateurs financiers. C’est le retour de cette vieille idée que l’on peut dévaluer son chemin vers la croissance. Idée qui ignore évidemment les côtés négatifs d’une dépréciation de la monnaie. Sur le plan externe, une dévaluation est toujours un appauvrissement : elle réduit le pouvoir d’achat externe du pays et la valeur de ses actifs, qui deviennent autant de proies faciles pour les « prédateurs » étrangers. Les gains éventuels à l’exportation, alors que le prix n’est qu’un des facteurs de compétitivité et sans doute pas le plus important, doivent être mis en balance avec les pertes. La dévaluation, comme les autres décisions macroéconomiques, ne fait pas que des gagnants. Pour un pays comme le Japon, dont une bonne partie de la puissance exportatrice a été délocalisée de longue date et qui importe pratiquement toute son énergie et beaucoup de ses matières premières, y compris agricoles, le bilan de la modification des termes de l’échange n’est pas nécessairement positif. Sur le plan interne, la manipulation sans limites à la baisse des taux d’intérêt produit toujours les mêmes effets : le gonflement de bulles spéculatives sur les différentes classes d’actifs.

Finalement, en se ralliant à l’assouplissement quantitatif, la BCE est aussi tombée dans le troisième piège : la domination budgétaire, ou « le risque que la politique monétaire puisse être subordonnée aux besoins de la politique budgétaire, de manière à faciliter le financement de la dette souveraine et en fin de compte monétiser la dette publique ». La distinction entre politique monétaire et politique budgétaire disparaît. Non seulement, la banque centrale oriente les taux d’intérêts à long terme (et pas les seuls taux courts, comme le veut la politique monétaire conventionnelle) mais elle transfère sur son bilan une large partie de la dette publique, le flux nouvellement créé sinon le stock. « L’histoire, rappelle Hervé Hannoun, a démontré de manière répétée que les gouvernements fortement endettés font pression sur les banques centrales pour se débarrasser de leur dette par l’inflation ».

Le bilan des principales banques centrales dans la criseLe bilan des principales banques centrales dans la crise © BRI


À défaut d’inflation (cela viendra plus tard), les gouvernements ont déjà obtenu un refinancement à coût nul de leur dette. La Suisse est même devenue récemment le premier pays à emprunter à moins de zéro sur l’échéance de référence l’obligation d’État à dix ans. Dans l’univers miraculeux des taux négatifs, c’est l’investisseur qui paie pour prêter à l’État impécunieux. De la répression financière à l’état pur. Sans violence d’État, ni embastillement des créanciers, ni même cours forcé ou emprunt « patriotique » obligatoire. Du grand art. Pour le « vulgum pecus », abasourdi par la bruyante propagande unanimiste en faveur de l’intervention sans limites des banques centrales, l’affaire reste obscure. Jusqu’au jour où le déposant devra rémunérer la banque pour garder son épargne.

Il y a plus de trois ans, l’analyse du directeur général adjoint de la BRI était assortie d’un certain nombre de recommandations pour tenter de sortir de cette situation avant qu’il ne soit trop tard. La plus immédiate étant que les banquiers centraux, théoriquement indépendants des gouvernements, le redeviennent vis-à-vis des grandes institutions financières qui dominent les marchés. Et dont il décrivait ainsi le pouvoir d’influence, « à travers une avalanche d’analyses de politique monétaire et de commentaires produits quotidiennement par les départements de recherche de ces firmes financières, qui dans la majorité des cas plaident constamment pour des taux directeurs toujours plus bas et des interventions des banques centrales toujours plus importantes ».

« Une riposte, estimait-il, serait que les banques centrales abandonnent la prédictibilité quasi complète de leurs décisions dans la conduite de la politique monétaire (…) et réaffirment au contraire leur pleine capacité, si nécessaire, de surprendre le marché. » Avis ignoré, comme les autres, la Réserve fédérale des États-Unis prenant la direction opposée avec la « forward guidance », une manière de se lier les mains pour les mois et les années à venir.

Trois ans plus tard, les effets de cette fuite en avant à l’aveuglette commencent seulement à se faire sentir. Les banques de dépôts (déclaration récente du directeur général de la Société générale Frédéric Oudéa) réalisent que l’écrasement de la courbe des taux détruit leurs marges. De plus en plus de grandes entreprises émettent elles-mêmes à taux voisins de zéro ou négatifs et font donc directement appel aux marchés, en se passant des banques. Qui, constat tout frais de Jamie Dimon, le patron de JP Morgan Chase, première banque américaine, sont de plus en plus concurrencées par le « shadow banking », l’absence de rémunération « normale » du capital favorisant naturellement les aventures douteuses. 

En réalité, on ne voit pas très bien comment cet échafaudage extravagant pourrait être démonté sans choc violent. Pour l’économiste libéral Charles Gave, « des taux nominaux à zéro ou négatifs doivent conduire nécessairement à l’effondrement total de nos systèmes financiers ». C’est-à-dire de toutes les institutions qui vivent du crédit, allant du très court terme usuraire des boutiques de prêts sur gage au très long terme des fonds de pension et compagnies d’assurances, en passant bien sûr par les banques commerciales. Dans le cas des banques, les gains en capital compenseront pour un temps, « mais pour un temps seulement », la perte des rémunérations extraites du travail sur la courbe de taux. Le cas le plus intéressant est celui des investisseurs de très long terme. Ici encore les gains en capital joueront un rôle d’amortisseur face à la chute vers zéro des rendements. « Dans ce cas, écrit-il, ces institutions ne serviront pas de retour sur le capital mais serviront du retour de capital. Quand ce stock de capital sera épuisé, elles n’auront d’autre choix que de se déclarer en faillite, bien que, comme nous l’avons vu au Japon, ce processus puisse durer terriblement longtemps. »

Mais en fin de compte, à qui profite le crime ? « À l’entité qui est déjà insolvable mais veut masquer cette situation en réduisant à zéro le coût de son financement et en contournant ainsi son problème de cash flow : il s‘agit de l’État, évidemment. »

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Banque de France: petits échos de la vie de cour

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Jean-Pierre Jouyet est un homme surchargé. Il travaille sans relâche comme secrétaire général de l’Élysée. En dépit de cette tâche harassante, il s’est donné une autre mission : il s'est érigé en quelque sorte directeur des ressources humaines des inspecteurs des finances. En tant qu’ancien inspecteur des finances lui-même, ancien directeur du trésor, il semble estimer nécessaire de veiller au devenir des membres de la caste la plus célèbre et la plus prisée de notre noblesse d’État. Ces membres, qui ont réussi le concours prestigieux de la sortie de l’ENA à 24-25 ans, méritent la plus grande sollicitude tout au long de leur carrière. Il leur revient d’obtenir les postes à la hauteur de leur talent.

Les fonctions et les présidences sont une des grandes affaires de l’Inspection des finances. Une fois qu’un poste a été obtenu par un des membres de la caste, il ne doit plus en sortir. Dès qu’une fonction se libère ou s’apprête à se libérer, le corps fait masse pour ne pas laisser échapper la succession. Les candidatures affluent. Même les anciens qui sont partis dans le privé, et parfois ne cessent de déblatérer sur l’État, la France et autres vieilles lunes, redécouvrent brusquement la vocation de servir l'Etat.

Mario Draghi, Christian Noyer et François HollandeMario Draghi, Christian Noyer et François Hollande © Reuters

Il se trouve qu’une de ces présidences de choix est sur le point de se libérer. Christian Noyer doit abandonner le poste de gouverneur de la Banque de France en octobre, après douze ans de service. Officiellement, la succession est toute tracée. Benoît Cœuré, membre du directoire à la banque centrale européenne, après avoir été sous-directeur du trésor, est désigné comme le candidat idéal pour prendre la place de gouverneur de la Banque de France, avec le soutien de ce dernier et celui du président de la BCE.

Mais cette nomination semble consterner l’Inspection des finances. Car Benoît Cœuré souffre d’une tare irrémédiable. Il n’a pas les lettres de noblesse justifiant qu’il puisse accéder à cette si haute fonction:  il n’appartient pas au grand corps de l’Inspection. Il est seulement polytechnicien et administrateur de l’Insee. C’est dire la faute de goût ! Comment tolérer que le poste de gouverneur de la Banque de France puisse échapper à l’Inspection ? Comment tant de pouvoir et de puissance, le prestige de fréquenter les grands de ce monde, sans compter les petits à-côtés non négligeables comme des appartements privés au Palais Royal, pourraient-ils échoir à ce « sous-diplômé » ?  

Benoît CœuréBenoît Cœuré © DR

Ces dernières semaines, la machine à rumeur et à cabale a donc commencé à s’emballer dans les trois kilomètres carrés qui couvrent le monde parisien des affaires et du pouvoir. Sur le ton de la confidence, certains assurent que Benoît Cœuré n’est pas si désireux que cela de quitter Francfort pour Paris. Pour d'autres, il est jeune et a le temps de briguer le poste plus tard.  

D’autres encore insistent sur un ton chagrin dans les allées présidentielles sur le dommage que pourrait créer à la France le rapatriement de Benoît Cœuré à Paris, alors qu’il s’entend si bien avec le président de la BCE, Mario Draghi, qu’ils mènent ensemble un combat décisif pour la défense de l’euro et de l’Europe. Bref, l’idée que Benoît Cœuré n’est peut-être pas le candidat idoine pour succéder à Christian Noyer fait son chemin, discrètement. 

Dans le même temps, les membres de l’Inspection des finances sont entrés en action.  Xavier Musca, ancien directeur du trésor et ancien secrétaire général de l’Élysée, serait sans doute prêt à se sacrifier et abandonner la direction du Crédit agricole pour occuper la noble fonction. Ramon Fernandez, qui se languit à la direction financière d’Orange, après avoir occupé lui aussi la direction du trésor et veillé au plus fort de la crise sur le sort de la zone euro, pourrait aussi accepter, avec l’assentiment de nombre de ses camarades, de revenir occuper de hautes missions dans cette chère institution. Mais ils ont l’un comme l’autre le handicap d’être des proches de Nicolas Sarkozy. C’est le sort des grands serviteurs de savoir se retirer dans des terres éloignées, lorsque le pouvoir ancien a été déchu, dans l’espoir d'être rappelés par la suite.

Jean-Pierre JouyetJean-Pierre Jouyet © Reuters

De toute façon, Jean-Pierre Jouyet a déjà son candidat, selon nos informations. Un homme de son camp : François Villeroy de Galhau. Inspecteur des finances, il a été ancien directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn puis de Christian Sautter quand ils furent ministre des finances de 1997 à 2000, avant de partir chez BNP Paribas où il est directeur général délégué.

Jean-Pierre Jouyet avait déjà soutenu sa candidature pour qu’il prenne la succession de Ramon Fernandez à la direction du trésor en 2014. La manœuvre avait échoué. Sa candidature, dévoilée trop tôt, avait rencontré de très fortes oppositions. Jean-Pierre Jouyet s’en est voulu de cet impair et estime avoir une dette à son égard.

Fort de l’expérience, le secrétaire général de l’Élysée paraît décidé à rester le plus discret possible et à n’avancer qu’au dernier moment, afin de contrer tous les obstacles. Interrogé sur son éventuel soutien à la nomination de M. Villeroy de Galhau à la Banque de France, Jean-Pierre Jouyet nous a fait répondre qu’il n’avait « aucun commentaire à faire ». De son côté, François Villeroy de Galhau nous a fait répondre qu’il n’avait lui aussi « aucun commentaire à faire ».

Selon nos informations, celui-ci, cependant, devait être désigné pour accomplir quelque « mission spéciale » dans les six prochains mois, afin de ne plus être engagé dans les fonctions opérationnelles de la banque et de ne plus être trop marqué BNP Paribas. Une façon de faire taire les polémiques.  Mardi 21 avril, un communiqué de Matignon annonçait la nomination de François Villeroy de Galhau comme responsable d'une mission sur le financement de l'investissement en France et en Europe. Pour assurer son mandat, celui-ci, précise le communiqué, «quittera ses fonctions au sein de BNP Paribas». Hasard! Selon nos informations, cette mission devrait durer six mois et s'achever en octobre, juste au moment où Christian Noyer doit quitter la Banque de France.

Cette candidature, si elle se confirmait, n’irait pas de soi. Elle serait une nouvelle illustration des dérives du gouvernement et de la haute administration, qui semblent avoir oublié tout repère politique et déontologique. 

François Hollande avait promis une République irréprochable. Il n’a pas fallu longtemps pour que la haute fonction publique remette au goût du jour les privilèges qu’elle estime lui être dus. Le règne de l’énarchie est à son paroxysme. La promotion Voltaire, dont est issu François Hollande, fait l’objet d’un traitement de faveur. Les pratiques de la porte tambour – une fois dans le public, une fois dans le privé, avant de revenir dans le public pour mieux aller faire prospérer son carnet d’adresses par la suite dans le privé – sont désormais institutionnalisées dans les grands corps. Plus personne ne s’émeut de voir l’appareil d’État mis à la disposition des membres d’une caste, avec un droit de tirage à vie au nom d’un diplôme de jeunesse.

Peu s’inquiètent des risques de conflit d’intérêts. Dans le cas présent, ceux-ci sont potentiellement immenses. Comment accepter qu’un banquier travaillant dans la première banque française devienne, en tant que gouverneur de la Banque de France, le régulateur de tout le système bancaire français ? Que se passera-t-il si BNP Paribas, qui a déjà fait l’objet d’une sanction record de 6,8 milliards d’euros aux États-Unis, se retrouve à nouveau pris dans les filets de la justice ? Peut-on accepter cette ultime captation de la régulation par le système bancaire ? Pour Jean-Pierre Jouyet, ces préoccupations semblent sans doute assez accessoires. L’important est de préserver les droits et les privilèges de l’Inspection. Bon appétit, messieurs !

BOITE NOIRECet article a été réactualisé mardi 21 avril au matin, à la suite d'un communiqué de Matignon, annonçant, comme nous l'avions présagé, une “mission spéciale” pour François Villeroy de Galhau. Celui-ci a été nommé pour mener une mission sur l'investissement en France et en Europe qui doit se terminer en octobre. Comme prévu, il va abandonner ses fonctions à BNP Paribas. Six mois devraient suffire pour faire oublier son passé de banquier et se faire nommer comme gouverneur de la Banque de France, donc comme régulateur du système bancaire français.

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